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Toujours plus pressante, toujours plus brûlante – stressante ? – l’actualité éditoriale nous accule ! c’est un repos que de s’y soustraire parfois en jouant les spéléos de l’histoire littéraire. Et si l’ivresse des profondeurs nous gagne, bonjour la paléographie…
En marge se trouve la zone visionnaire où concept et langage s’accouplent en extases hallucinées sur un beat techno. Décalés, hors la loi, ces textes subversifs, téléchargés via le nerf optique, sont dangereux et pour la société et pour votre santé mentale…
Citoyens du monde, certes, mais poétiquement convaincus que la couleur du petit morceau de ciel qui brille au-dessus de nos têtes est différente chez les voisins. Et que cela se lit à claire voix dans les livres. Ouvrons donc bien grand les fenêtres du nuancier littéraire mondial…

Entretien 4 avec Hubert Nyssen (éditions Actes Sud)

Où le lecteur lira la dernière partie de cette entrevue…

Première partie : Translation
Deuxième partie :
Du Sahara à la Rive gauche… du Rhône
Troisième partie : Écrire et éditer – Lire avant tout

Quelque agréable, et passionnante qu’ait été la traversée vient l’heure où il faut bien accoster. Curieuse sensation que de voir, au-delà de la dernière île à visiter, se profiler le port où bientôt le vaisseau devra s’amarrer et le voyageur descendre : l’on est joyeux à la perspective d’avoir encore à découvrir un site d’exception et en même temps désolé de savoir qu’après il faudra laisser la mer derrière soi et se résoudre à n’être plus offert aux mille vents du large…
Bientôt nous quitterons le Grenier – mais pas son maître : chaque jour il vient sur la Toile écrire ses
Carnets, tout près de ceux qui souhaitent le lire hors de ses livres. Nous retient encore en ce lieu l’évocation du dernier roman qu’a publié Hubert Nyssen, Les Déchirements, né d’une histoire vécue et d’un pacte de vie conclu avec une personne aimée tragiquement disparue.

Comme il a fallu à l’écrivain des années et plusieurs livres pour enfin tenter d’exprimer l’indéfinissable essence de cette expérience, la nécessité s’est imposée d’achever la restitution écrite de la merveilleuse rencontre par l’évocation de ce roman dont il est si difficile de rendre compte sans risquer de le trahir. L’histoire en est tragique, terrible ; sa forme ? Brillante, complexe – me vient le qualificatif de « sculpturale » car langue et structure y sont travaillées avec un art comparable à celui d’un ciseleur qui ferait d’un bloc de marbre une dentelure minérale où l’opacité le dispute à la transparence selon les variations de lumière qui l’effleurent. Mais je pense surtout à ces grands couturiers dont on dit que, du bout de leurs doigts ils « sculptent » les étoffes et jouent avec elles, superposant et mêlant les matières pour construire des robes dont l’aspect semble relever de l’art statuaire le plus raffiné. Cette incursion vers la haute couture découle d’un passage du roman qui, à la lecture, m’a paru être le reflet de l’ensemble du texte – passage sublime qu’a illuminé Chloé Réjon quand elle l’a lu lors de l’hommage rendu à Hubert Nyssen le 15 avril dernier. Page 129. Valentin doit déjeuner avec Colette. Avant d’aller la rejoindre, il s’arrête un temps derrière la vitre du restaurant et l’observe, déjà attablée. (…) flot de longues soies ou d’indiennes aux multiples couleurs (…), bijoux et parfums, rangs énigmatiques de colliers indéfinissables qui deviennent, dans le jeu de la séduction, équivalents aux gestes et attitudes : c’est toute la magie d’un talent littéraire qui s’exprime là en même temps que se dessine, évident mais trouble et proche du mirage, l’écho de tout le texte – mais le narrateur n’est-il pas derrière une vitre ? Je n’en puis dire davantage, sinon que lire Les déchirements est de ces moments intimes, bouleversants, qui ne s’oublient pas. Et qu’il vaut mieux écouter l’auteur parler de son livre.

IV – L’année des Déchirements
Si vous lisez les toutes premières pages du Nom de l’arbre, vous verrez que déjà j’essaie d’écrire Les déchirements.

 

Regardant votre activité d’écrivain, vous avez employé le mot « plaisir ». Vous n’appartenez donc pas à cette catégorie d’auteurs qui créent dans la douleur et qui, en même temps, souffrent lorsque leur livre est terminé – finir est, pour eux, comme un arrachement…
Hubert Nyssen :
Dans le temps où j’écris un livre, il m’arrive d’avoir des difficultés, mais la « création dans la douleur », non. C’est une survivance romantique, et même un mythe car les romantiques aussi éprouvaient un réel plaisir à écrire ! Cela paraît peut-être étrange, mais le bonheur d’écrire est présent, même quand on aborde des sujets graves ou douloureux. Un soir, à Genève, Albert Cohen me confia qu’en écrivant Le livre de ma mère il avait éprouvé un de ces plaisirs dont on ne fait pas facilement l’aveu. « D’apprendre sa mort, je fus confondu de chagrin, me dit-il, mais écrire sa mort, ce fut autre chose, un plaisir grave – c’est tellement beau, écrire… »
Pour ce qui est de la « souffrance » qui viendrait en achevant le livre, je pense à cette sentence chinoise : « Quand la maison est finie, la mort y entre. » Mais rien ni personne n’oblige à croire ou à dire que le livre est achevé. Car, en vérité, un bon livre n’est jamais achevé.

 

Votre dernier roman, Les déchirements, repose sur une histoire terrible, et des douleurs profondes. De plus, quelques notations dans vos Carnets 2006Le Mistral est dans l’escalier – indiquent que ce roman a un point d’ancrage autobiographique.
J’ai beau avoir choisi pour devise ce vers de Jean Cuttat : J’ai passé l’âge d’être vieux, j’ai beau me maintenir en forme comme si je devais vivre cent ans de plus, la pression n’est pas moins forte… Il est temps, me dis-je, de soustraire certains souvenirs à l’oubli. L’affaire des Déchirements, je l’ai réellement connue et il m’était impossible de la laisser s’effacer sans avoir tenté d’en exprimer l’indéfinissable essence… Dans mon premier roman je m’étais efforcé de la saisir – si vous lisez les toutes premières pages du Nom de l’arbre, vous verrez que déjà j’essaie d’écrire Les déchirements. Mais je n’y suis pas arrivé. Pas davantage dans les romans qui ont suivi : pour d’obscures et confuses raisons, je me dérobais, je ne parvenais pas à écrire l’indescriptible. Puis est venu le moment où je me suis dit : maintenant ou jamais. Et j’ai écrit Les déchirements
 
Oui, pendant la guerre, en mon adolescence, j’ai aimé une femme qui a disparu comme Julie Devos a disparu dans le roman. Et j’ai senti qu’il m’était désormais interdit de gâcher un seul instant de la vie dont je disposais encore quand elle, Julie (ou son modèle), en avait été privée. Ce fut un pacte de vie fondé sur un souvenir qui me jugeait plus que je n’arrivais à en juger.
Mais pour arriver à dire l’insupportable, il me fallait un narrateur et j’ai choisi Valentin, un homosexuel qui s’interroge sur son propre désir et qui, avec les femmes du livre n’aurait pas, me disais-je, de relation amoureuse. Valentin ne fut, dans les premières versions du roman, qu’un personnage secondaire. Jusqu’à ce qu’il me cherchât querelle, comme cela arrive avec mes personnages… Je devais en être à le deuxième ou troisième version, un matin je venais d’allumer mon ordinateur, j’étais devant mon écran, prêt à me relancer dans l’écriture quand soudain Valentin m’interpelle : « Tu t’es égaré, me dit-il, ce n’est pas à toi d’écrire cette histoire mais à moi ! » Je me suis querellé avec lui, je l’ai envoyé paître… Mais en y réfléchissant, je me suis rendu compte que le bougre avait raison – que j’avais raison puisque, malgré tout, Valentin est ma créature. J’ai alors tout récrit à la première personne, en me glissant dans la peau de Valentin. Du coup, je devenais l’homosexuel. Et cela m’a permis de m’interroger sur la problématique du désir. Si l’on admet que désirer c’est éprouver un manque, de quelle nature est ce manque ? Mais j’écrivais un roman, une fiction, pas un essai. L’implicite y a la plus grande part.

 

Dans le livre, c’est essentiellement Colette qui véhicule ce questionnement sur le désir…
En effet, elle observe Valentin comme un entomologiste un insecte. Elle est inquiète, troublée – du moins est-ce ainsi que j’ai voulu qu’elle apparaisse, notamment dans cette scène où, au restaurant, elle dévoile soudain ses seins à Valentin. Lui a des réactions dont j’ai tâché de restituer la silencieuse manifestation. Car devant les seins nus de Colette il pense à ceux de Julie et à la part qu’ils eurent dans le supplice.

 

Valentin est agent immobilier, doit-il cette profession à ce brillant jeune homme qui vous a fait visiter le Mas Martin [cf Entrevue au Grenier (I) – NdR] ?
Pas du tout. Si Valentin est agent immobilier, c’est par pur caprice de romancier. Quand il m’a fallu lui choisir une profession, j’ai opté pour celle-ci parce qu’elle justifiait en partie sa curiosité pour les caractères, les apparences, les tournures d’esprit, etc., une curiosité qui s’apparente à celle du romancier et s’accorde fort bien avec l’attrait que Valentin éprouve pour l’écriture, lui qui avait entamé des études de lettres.

 

Amené, par la fréquentation de Colette, à scruter les fondements de son désir, Valentin se questionne aussi beaucoup par rapport à sa démarche – enquêter sur son frère, découvrir à quoi tenait la distance qui les séparait puis en témoigner ensuite par écrit – et à ce qu’implique, ce que signifie cette transcription. Valentin véhicule-t-il vos propres interrogations d’écrivain au travail ?
Ce n’est pas tant mon expérience personnelle qui transparaît chez Valentin que ma curiosité par rapport aux comportements des gens, notamment à travers les usages linguistiques… Vous avez pu voir que, dans le roman, il y a souvent des remarques concernant le flamand ; c’est une langue que j’ai apprise parce que cela était obligatoire, mais je ne peux pas dire que j’ai eu une « éducation flamande ». En revanche, j’ai vécu et travaillé pendant cinq ans à Anvers, et j’en ai retenu des petites choses amusantes et révélatrices qu’il m’a plu d’insérer dans Les déchirements. Par exemple la façon de prononcer le « r ». Les Anversois parlent le français en roulant les « r » ; or, en France, ce « r » apical est perçu comme la marque du Grand Siècle. Ces petites choses, la manière de parler, les paysages, les étoffes sont constitutifs de la trame romanesque. La description méticuleuse d’une robe vaut parfois mieux que l’analyse psychologique de celle qui la porte…

 

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Votre roman a une construction très particulière, d’une extrême complexité – autant que des récits ancrés en différents points du temps, ce sont des successions de voix imbriquées les unes dans les autres, émises tour à tour par des personnages s’exprimant tantôt à la première personne tantôt à la troisième selon qu’ils rapportent les propos d’un tiers ou énoncent leur propre discours. Pourtant il y a, en définitive, un seul narrateur, Valentin, qui est comme le réceptacle de toutes ces paroles. Comment en êtes-vous venu à adopter cette structure ?
Hubert Nyssen : 
Cette disposition m’a été inspirée par une constatation assez banale, que nous avons tous faite à un moment ou à un autre. À savoir que nous entremêlons nos souvenirs et les événements auxquels, à l’instant, nous sommes mêlés, que nous fréquentons dans le même temps les morts qui occupent notre mémoire et les vivants qui évoluent autour de nous. Tout cela est présent en même temps dans l’esprit et pourtant, ce n’est pas sur le même plan temporel. La perspective est différente et les gens ne s’expriment pas de la même façon. Comment restituer cette étrange stratification ? La solution généralement adoptée est celle du roman traditionnel – c’est-à-dire que le texte est disposé de manière théâtrale : les passages narratifs, où parfois figurent des phrases en italiques, sont entrecoupés de dialogues, avec tirets, alinéas et guillemets. Ce dispositif ne me satisfaisait guère. À partir du moment où je me suis mis à raconter avec la voix de Valentin, je me suis rendu compte que je racontais les histoires sans pour autant changer de voix, de débit, ou de mode d’énonciation. Par exemple aujourd’hui, en quelques heures, je vous ai raconté beaucoup d’histoires, bifurquant de temps en temps vers d’autres histoires, rapportant des anecdotes qui mettent en scène d’autres personnes, et pourtant c’est toujours moi qui ai parlé, avec une voix qui m’appartient. Dans le roman, même chose : quelle que soit la voix convoquée, elle passe toujours par celle de Valentin, une seule et même voix, celle d’un homme enquêtant sur son frère disparu afin de comprendre pourquoi leur relation avait été si détestable. Du coup, Valentin renoue avec un désir ancien d’écriture, souvenez-vous qu’avant d’être agent immobilier il avait commencé des études littéraires. Valentin est un homme qui a beaucoup lu, qui s’intéresse à la littérature, au statut du texte mais qui n’ambitionne pas pour autant de devenir écrivain ; il cherche simplement à consigner ce qu’il découvre, ce qu’il observe et ce qu’il en déduit. Mais puisque je me glissais dans la peau de Valentin, puisque sa voix devenait la mienne, je me racontais à moi-même ce que m’avait dit Colette, donc ce qu’elle avait elle-même entendu de la bouche d’autres personnes. 

Pour aboutir à cette voix unique qui en contient d’autres, pour qu’il y ait ce déroulement continu et pour faire entendre, en contrepoint de l’histoire, cette interrogation sur ce qu’est l’écriture par rapport au désir, à la mémoire, à ce qu’on a vécu ou qu’on n’a pas vécu, j’ai d’abord beaucoup déversé, puis trié, élagué, récrit… Ce fut un très long travail où le sécateur sévissait autant que la plume.
Par des lettres de lecteurs je réalise que je suis peut-être parvenu à écrire une histoire dont importe moins l’épilogue que le désir, par elle suscité, d’entendre dans toutes ses variations la voix de ce Valentin qui est seul à parler d’un bout à l’autre du livre et de saisir le sens même de cette profération. Parmi ces lettres, regardez celle que m’a envoyée Alberto Manguel… 
Je suis hanté par tes personnages, écrit-il, comment oublier l’histoire de Julie Devos ? Comment croire ou ne pas croire au récit de Barbara ? Comment ne pas vouloir rester parmi les personnages qui aiment au-dessus de leur condition ? 
Or aucun d’eux n’existe sinon par la voix de Valentin…

Les chapitres n’ont pas de titre, mais ils s’ouvrent tous par une courte série de phrases elliptiques qui en condensent le contenu. Quel rôle assignez-vous à celles-ci ?
C’est un discret hommage à Georges Duhamel qui a fait figurer de tels « résumés du chapitre » dans chacun des volumes de sa Chronique des Pasquier.

 

Les déchirements a été publié dans la collection « Un endroit où aller » – une collection qui, habituellement, propose des livres sans jaquette illustrée. Or le vôtre en porte une. Est-ce votre choix ?
Non, c’est une décision du service commercial. J’avais proposé que l’on entoure le livre d’un simple bandeau avec cette phrase de Giono tirée d’Un Roi sans divertissement : « Il aimait au-dessus de sa condition. » L’éditeur a préféré la jaquette. Mais j’ai pu choisir l’illustration, et je n’ai pas hésité… Ce serait, évidemment, L’Écho, de Paul Delvaux. Ce corps féminin trois fois représenté métaphorise le passé par l’écho. C’est en parfaite adéquation avec le contenu du livre dont l’illustration sous-tend et illumine le titre.

 

Vous avez écrit des livres de tous registres – romans, essais, poésie… Êtes-vous l’homme d’un seul ouvrage à la fois ou bien vous arrive-t-il d’ouvrir plusieurs chantiers en même temps ?
Non, je n’écris jamais qu’un livre à la fois. Mais pendant que je l’écris, j’en ai toujours plusieurs en tête. Par exemple en ce moment, je me sens prêt à commencer mon prochain roman* mais je dois remettre cela à plus tard parce que j’ai une promesse à honorer – transposer par écrit une longue causerie d’environ deux heures que j’ai improvisée à Nîmes le mois dernier [en mai, donc – NdR] devant une assemblée d’urbanistes et d’architectes. J’avais ouvert cette causerie par une référence à un adage chinois : « la maison commence par le toit. » Et toujours, quand il me revient, j’entends : le roman commence par le titre. Ensuite, je dois m’occuper d’une semaine de « Lectures en Arles », cette année sur la gastronomie : « Petites et grandes bouffes ». Des Trois messes basses de Daudet, dites par Marie-Christine Barrault, au Festin de Babette lu par Maud Rayer. Je ne serai donc pas disponible pour écrire le prochain roman avant la clôture des lectures. Bref, je ne me consacre qu’à un seul livre à la fois. Mais il y a l’écriture quotidienne des Carnets sur Internet. C’est une sorte d’exercice, très semblable aux gammes et reprises par lesquelles chaque jour le pianiste entretient l’agilité de ses doigts. Et c’est, en écriture, de l’ordre du fragment.

 

Qu’en est-il de la poésie, qui est aussi de l’ordre du fragment ? En écrivez-vous un peu tous les jours comme vos pages de Carnets, ou bien devenez-vous poète le temps d’une parenthèse ouverte entre deux livres ?
Mes poèmes – ils ne sont pas si nombreux – sont tous venus par inspirations inattendues. Ainsi d’un défi que, dans les années soixante, m’avait lancé Max-Pol Fouchet : écrire trente-deux poèmes à partir d’un sonnet baroque de Pierre de Marbeuf (qui joue sur les mots « mort », « mer » et « amour ») comme Beethoven avait écrit trente-deux variations à partir d’une valse composée par Diabelli.

 

* – Depuis, le roman en question a été écrit. Il s’appelle – ce n’est pas trahir un secret que d’en révéler le titre puisque Hubert Nyssen le mentionne dans ses Carnets – L’Helpe Mineure. Il est, pour le moment, tenu serré dans un tiroir, en dormition jusqu’à ce que sonne l’heure de l’ultime relecture mais infligeant parfois à son auteur de douloureuses démangeaisons… N’écrit-il pas, stoïque et résigné, à la journée du 13 octobre : L’envie de reprendre L’Helpe Mineure me démange et je résiste, je laisse le roman sous clef. Mais combien de temps encore résisterai-je…
Et nous lecteurs combien de temps devrons-nous patienter avant de pouvoir le lire…

 

En ce qui nous concerne, au Littéraire, nous venons de toucher terre et sommes sur le point de quitter le Grenier d’Hubert Nyssen. Enfin, « quitter » n’est pas le mot qui convient car le fil patiemment tissé au long de ces quatre parties n’est pas rompu ; il est à suivre sur la Toile, où chaque jour est écrite une page des Carnets, et dans les livres – avec une bibliographe de plus de quarante ouvrages tous registres confondus à laquelle s’ajoutera bientôt L’année des Déchirements, version quintessenciée des Carnets 2007, Hubert Nyssen offre aux lecteurs une mine profonde à explorer – ou à revisiter, pour ceux qui en auraient déjà parcouru toutes les galeries…

 


 Grenier crépusculaire… – Photo d’H. Nyssen

BIBLIOGRAPHIE

Romans
– Le Nom de l’arbre (Grasset, 1973 – Passé-présent n° 53 – Babel n° 435)
– La Mer traversée (Grasset, 1979 – Prix Méridien)
– Des arbres dans la tête (Grasset, 1982 – Grand prix du roman de la SGDL)
– Éléonore à Dresde (Actes Sud, 1983 – Babel n° 14 – Prix Valéry Larbaud ; Prix Franz Helens)
– Les Rois borgnes (Grasset, 1985 – J’ai lu n° 2770 – Prix de l’Académie française)
– Les ruines de Rome (Grasset, 1989 – Babel n° 134)
– Les belles infidèles ( Actes Sud/Leméac, 1991 – Corps 16, 1997)
– La femme du botaniste (Actes Sud/Leméac, 1992 – Babel n° 317)
– L’Italienne au rucher (Gallimard, 1995 – Grand prix de l’Académie française. Réédité dans la collection Babel sous le titre La Leçon d’apiculture)
Le bonheur de l’imposture (Actes Sud/Leméac, 1998 – Grand caractère, 1999 – Babel n° 585)
Quand tu seras à Proust la guerre sera finie (Actes Sud/Leméac, 2000 – Babel n° 863)
Zeg ou les infortunes de la fiction (Actes Sud/Leméac, 2002)
Pavanes et javas sur la tombe d’un professeur (Actes Sud/Leméac, 2004)
Les déchirements (Actes Sud, 2008)

Essais
Les voies de l’écriture (Mercure de France, 1969)
Sémantique à bâtons rompus (Irène Dossche, 1971)
L’Algérie (Arthaud, 1972)
Lecture d’Albert Cohen (Actes Sud, 1981 – Nouvelle édition en 1988)
L’éditeur et son double (Actes Sud, vol. 1 : 1988 ; vol. 2 : 1990 ; vol. 3 : 1996)
Du texte au livre, les avatars du sens (Nathan, 1993)
Éloge de la lecture (Les Grandes Conférences, Fides, 1997)
Un Alechinsky peut en cacher un autre (Actes Sud, 2002)
Variations sur les Variations (Actes Sud, 2002)
Sur les quatre claviers de mon petit orgue : lire, écrire, découvrir, éditer (Leméac/Actes Sud, 2002)
Lira bien qui lira le dernier (Labor Espace de Libertés, 2004 – Babel n° 705)
Entretiens avec Hubert Nyssen, par Jacques De Decker (éditions du Cygne, 2005)
La Sagesse de l’éditeur (L’Œil neuf, 2006)
Neuf causeries promenades (Leméac/Actes Sud, 2006)
Le mistral est dans l’escalier (Leméac/Actes Sud, 2006)

Poèmes
Préhistoire des estuaires (André de Rache, 1967)
La mémoire sous les mots (Grasset, 1973)
Stèles pour soixante-treize petites mères (Saint-Germain-des-Près, 1973)
De l’altérité des cimes en temps de crise (L’Aire, 1982)
Anthologie personnelle (Actes Sud, 1991)
Eros in truttina (Leméac, 2004)

 

Opéra et théâtre
Le Journal d’un fou, d’après Nicolas Gogol (Théâtre de Plans, 1965)
Mille ans sont comme un jour dans le ciel (Actes Sud, 2000)
Le monologue de la concubine (Actes Sud, 2006)
L’enterrement de Mozart (conte mis en musique par Bruno Mantovani – Actes Sud, 2008)
Ivanovitch et Axenty, petit opéra d’après Le Journal d’un fou de Nicolas Gogol (en préparation)

 

 

   
 

Entretien réalisé par isabelle roche le 2 juin 2008 au Mas Martin.

 
     

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Entretien 3 avec Hubert Nyssen (éditions Actes Sud)

Où le lecteur découvrira ce qu’éditer veut dire et apprendra, en sus, le sens du mot lecture

Première partie : Translation
Deuxième partie : Du Sahara à la Rive gauche… du Rhône

 

Depuis que s’est amorcée cette « Entrevue au Grenier » nous avons déjà voyagé de Belgique en Provence, sommes revenus un temps vers Paris avant de partir au Sahara pour, enfin, nous arrêter rive gauche du Rhône. Maintenant l’errance se fait plus intime : nous approchons du seuil intérieur, là où commencent les genèses littéraires – celles de l’écrivain et celles de l’éditeur.
Je prends ici conscience du pouvoir quasi hypnotique de la parole d’Hubert Nyssen, vigoureuse, qui ne se départit jamais de l’inimitable distinction que confère la maîtrise d’un français soutenu à l’extrême mais sait, en même temps, user à point nommé de ces vives formules familières dont regorge la langue orale et qui colorent un discours soudain animé par une émotion à fleurs de mots. Tout ouïe, tout yeux – gestes et mimiques sont eux aussi discours – je ne remarque presque rien du « grenier », sinon qu’à travers la petite fenêtre taillée au-dessus du bureau face auquel je me tiens, je peux apercevoir les changements d’humeur du ciel selon qu’apparaît ou disparaît l’ombre portée d’une frondaison dont je ne vois pas l’arbre. Oui, pouvoir hypnotique des mots, des phrases, des histoires racontées qui captivent autant que la voix de l’écrivain, soulignée par le lent ballet qu’impose aux mains le maniement de la pipe – fumée, curée, rallumée, bourrée à nouveau et dont les volutes forment d’éphémères fantômes odorants, vite dissipés et laissant derrière eux une âme parfumée dont je retrouverai la trace intangible au creux des livres qu’il m’offrira avant mon départ. Mais il reste encore un long chemin à parcourir…

 

III – Écrire et éditer – Lire avant tout…
C’est en étant moi-même édité que j’ai appris nombre de choses qu’un éditeur doit apporter à ses auteurs.

 

Hubert Nyssen :
Actes Sud est donc né en 1978 comme je vous l’ai expliqué, entreprise nourrie des leçons que m’avaient apprises mes deux incursions précédentes et modestes, l’une universitaire et l’autre théâtrale, dans le monde éditorial.
Mais je tiens à le souligner : j’ai appris l’essentiel du métier d’éditeur en étant édité. C’est par mon métier d’écrivain que j’ai compris ce qu’on pouvait attendre d’un éditeur et ce qu’il était vain d’en espérer… Où mes attentes d’auteur avaient-elles été déçues ? Qu’avais-je reçu que j’avais apprécié ? Ce sont les réponses à ces questions qui m’ont guidé et ma règle fut désormais d’apporter aux auteurs ce que, comme écrivain, j’attendais de mes éditeurs. Reste à voir si j’ai réussi à donner pleinement satisfaction…

 

À quoi sert un éditeur ? À mon sens, la première mission d’un éditeur est d’amener un auteur à lire ce qu’il a réellement écrit, et non ce qu’il croit avoir écrit. Pour cela, l’éditeur doit travailler à l’interrogation – « Est-ce le mot juste ? » « Ce passage n’est-il pas trop long ? Celui-ci ne mériterait-il pas d’être développé ? » Préférer l’interrogation à l’injonction. Aucun éditeur n’a autorité pour se substituer à un auteur mais, en revanche, je le répète, il a celle de lui apprendre à se relire.
La seconde mission de l’éditeur est de faire, autant qu’il le peut, reconnaître le livre qu’il a décidé de publier. C’est une mission très différente de la première. Nous n’avons hélas qu’un seul terme pour désigner les deux aspects du métier d’éditeur, quand les anglophones, eux, établissent clairement la distinction : il y a d’une part l’editor, qui travaille sur le texte avec les auteurs, et le publisher, qui s’occupe de promouvoir le livre. Robert Escarpit avait suggéré que l’on utilisât le terme de « publieur » pour désigner celui qui assume la part commerciale de la fonction, mais sa proposition n’a pas été suivie. C’est dommage, l’ambiguïté dans les mots entraîne souvent celle des choses.

Vos livres paraissent chez Actes Sud depuis plusieurs années. Comment êtes-vous devenu un « auteur maison » ?
Je vous l’ai dit, devenir éditeur ne m’a pas empêché de continuer à écrire. Il me fallait cependant me tenir dans l’ombre – ou du moins éviter de me mettre en avant – tandis que je faisais la promotion des auteurs que je publiais… Je ne pouvais pas attirer l’attention sur mes propres écrits alors que je tâchais de promouvoir d’autres auteurs. Je me suis donc tu. Comme auteur, j’ai probablement souffert de cette situation – il y a une ombre sur mon œuvre à cette époque-là. J’avais cru pourtant qu’être publié par Le Mercure de France, Arthaud, Grasset, Gallimard suffirait pour tracer une frontière entre mon activité littéraire et mon métier d’éditeur… Mais lorsqu’il arrivait que l’on m’interroge sur tel ou tel de mes livres, immanquablement l’interview allait très vite vers Actes Sud. Puis, un jour, quelques écrivains publiés par Actes Sud sont venus me trouver. « Pourquoi, m’ont-ils dit demandé en substance, publier tes livres ailleurs ? Actes Sud est donc bon pour nous, mais pas pour toi ? » Il y eut discussion, délibération, au terme de quoi il fut décidé qu’après une phase transitoire pendant laquelle je serais publié alternativement chez Actes Sud et dans d’autres maisons, je deviendrais auteur Actes Sud à part entière. À la condition que mes textes seraient soumis à un examen aussi rigoureux que pour les manuscrits des autres écrivains. J’ai d’ailleurs procédé à un petit test préliminaire : j’ai demandé à une personne étrangère au circuit de l’édition d’envoyer chez Actes Sud un de mes manuscrits signé d’un autre nom que le mien. J’ai éprouvé une grande satisfaction en apprenant… qu’il n’avait pas été refusé. Il est évident que je requiers toujours à mon endroit la plus grande sévérité et des contrôles impitoyables de mes livres. Dans mes Carnets j’y fais souvent allusion – ceux qui les suivent savent de quoi je parle !

Trouvez-vous au sein d’Actes Sud ce regard éclairant qu’un éditeur doit poser sur les textes de ses auteurs ? 
Oui, au sens le plus large – outre le personnel de la maison, quelques auteurs Actes Sud à qui je soumets chacun de mes manuscrits m’apportent eux aussi leurs remarques. Et les uns comme les autres peuvent d’ailleurs se montrer très violents dans leurs commentaires car ils savent que céder à la complaisance, c’est le pire service que l’on puisse rendre à un écrivain…
En dehors de ces regards extérieurs, mes textes subissent l’épreuve de la quarantaine – c’est-à-dire qu’une fois atteint le point final dans l’écriture, j’enferme le manuscrit dans un tiroir pendant au moins trois mois. Puis je le reprends – c’est alors, après relecture, un long travail de réécriture qui commence… Pratique que j’ai toujours recommandée aux auteurs que j’ai accompagnés en tant qu’éditeur. J’encourage les auteurs à se lâcher complètement sur un premier jet, puis à retravailler l’ensemble après une période de repos, à reprendre le texte encore et encore. Les ateliers d’écriture tels qu’ils se pratiquent en France, en général, n’apprennent pas ça à leurs participants – et c’est dommage.

Ce que vous venez de dire des regards portés sur une œuvre littéraire me fait penser aux propos que vous avez développés ici ou là autour de la lecture, notamment à cette phrase admirable dans La Sagesse de l’éditeur où vous parlez du regard qui se cautérise, de cette extinction de la sensibilité à force de trop lire ; en guise de remède, vous préconisez… la lecture d’un bon livre ! Est-ce la panacée pour garder intacte la fraîcheur du regard, et de l’esprit critique ?
Je crois qu’en ce domaine comme en tout autre chacun a ses recettes… Il y a les partisans de l’homéopathie et ceux qui prôneront les thérapies violentes – mais il est vrai qu’à vouloir tout lire, on ne lit plus rien ! J’entends par là que lire efficacement, de manière profitable, demande du temps, et je répéterai ici l’une de ces leçons que m’a prodiguées cette fameuse grand-mère dont je vous ai parlé au début de notre entretien. Pour elle, une lecture ne méritait pas le nom de « lecture » si elle ne faisait pas chanter le texte dans la tête : chaque lettre, chaque syllabe de chaque mot devaient être audibles… Ceux à qui je dis ça me répondent parfois qu’en lisant de la sorte, on progresse trop lentement. « Essayez donc, leur dis-je. Lisez lentement et vous verrez qu’au bout de vingt pages vous aurez retrouvé la vitesse de lecture à laquelle vous êtes habitué, mais cette fois vous entendrez chaque mot, vous en aurez fini avec cette espèce de lecture globale au cours de laquelle on n’attrape que des bribes de sens. » Quand je dirigeais Actes Sud, je recommandais aux lecteurs de ne pas poursuivre une lecture qui les ennuyait. Je préférais qu’ils s’arrêtent et m’expliquent dans leur rapport de lecture pourquoi ils n’avaient pas continué. « Car si, dans l’ennui, vous allez jusqu’au bout, leur expliquais-je, vous risquez d’être très injuste parce que votre jugement sera faussé par l’exécration. Il est beaucoup plus instructif pour moi de savoir pourquoi vous avez été exaspérés, où vous vous êtes arrêtés, ce qui vous a bloqués, etc. »

Conserver intacte l’aptitude à la lecture, c’est primordial pour un éditeur, mais aussi pour un écrivain… Combien en ai-je pourtant rencontré, de ces candidats écrivains qui disaient éviter de lire pendant qu’ils écrivent de façon à ne pas être influencés ! Quand j’entendais pareille sottise, je me retenais avec peine ! Quelle honte de prétendre exercer un art sans se reconnaître des maîtres ! Malraux – ce n’est pourtant pas chez lui que je puise mes grands principes philosophiques – a écrit dans son Histoire de l’Art que la création résultait du frottement entre une forme inventée et une forme imitée.
Telle est la clef pour un écrivain – comme pour tout autre artiste : avoir des maîtres dont il apprend les leçons, se confronter à eux et en même temps s’en distinguer par ce qui lui est propre. D’où ce conseil que je donnais aux candidats à l’écriture – c’est une recette toute simple mais neuf sur dix refusaient de l’appliquer : parmi les ouvrages de votre auteur favori, choisissez celui pour lequel vous avez une inclination particulière. Dans ce livre, retrouvez les passages qui vous ont marqué, que vous seriez fier d’avoir écrits ; prenez papier et plume – j’insiste : une plume, pas une machine à écrire ni un clavier d’ordinateur -, puis recopiez ces passages lentement, en n’omettant rien, même pas la ponctuation. Le moindre signe qui constitue le texte doit être repris. En recopiant ainsi à la main, vous découvrirez qu’une part importante du sens d’un texte se joue dans la manière dont les mots sont attelés les uns aux autres.

Consentir à se reconnaître des maîtres, c’est s’inscrire dans une continuité. J’aime à répéter cette phrase de Julien Gracq : J’écris parce que d’autres ont écrit avant moi.
Je songe également à ce que me répondit Ilya Prigogine un jour que je lui demandais ce que notre espèce fabriquait sur cette Terre… « C’est simple, me dit-il, nous avons à recueillir et à comprendre ce dont nous héritons, à l’enrichir selon nos capacités puis à le transmettre à ceux qui nous succèdent. Nous n’avons pas d’autres rôles à jouer. »
À côté de ceux-là qui disent ne pas lire pour ne pas être influencés, j’en ai rencontré aussi qui prétendaient n’avoir pas le temps d’ouvrir un livre par ce qu’ils étaient pris par leurs obligations. Je n’avais qu’une réponse à leur faire : le temps, on ne le trouve jamais, il faut le prendre. Ou alors on le perd…

En tant qu’éditeur, avez-vous eu un engagement particulier vis-à-vis de la nouvelle ?
Non, si un livre est bon, peu importe que ce soient nouvelles ou roman. Mais gare au rapport entre le ton d’un texte et sa longueur ! Il y a des choses écrites de telle sorte qu’on peut en lire mille pages sans se lasser, et d’autres qui ennuient au bout de trente pages… C’est souvent mystérieux. La juste longueur est très difficile à trouver, autant pour soi que pour les autres.
C’est une difficulté que j’ai personnellement expérimentée avec mon premier roman, Le nom de l’arbre, qui avait été proposé chez Grasset par Max-Pol Fouchet. Il faisait 800 pages dans sa version d’origine. Il a été lu, et l’on m’a dit qu’il serait publié… à condition que je le réduise de moitié ! J’avais un tel désir d’être publié que j’ai accepté le défi. J’ai donc entrepris de couper, et je me suis aperçu que je massacrais tout. Alors j’ai relu mon roman, je l’ai mis dans un tiroir, puis j’en ai écrit un autre sur le même sujet. Ça ne s’appelait plus L’homme de gauche mais Le nom de l’arbre, il y avait 350 pages au lieu de 800… et le livre a été publié tout de suite. J’ai compris que ce qui était adéquat pour 350 pages ne l’était pas pour 800. À l’inverse, des livres comme Ulysse, de Joyce, ou La Recherche du Temps perdu ont un ton qui s’accorde si parfaitement avec leur longueur qu’on peut lire avec plaisir leurs milliers de pages.

Je lisais récemment dans un livre de René Godenne un tableau assez sombre de la situation de la nouvelle en France. Pensez-vous que ce soit un genre réellement mal aimé dans ce pays ?
N’étant plus éditeur, je ne saurais exprimer un point de vue qui soit en rapport avec l’actualité. Mais en effet, j’ai pu me rendre compte que l’on nourrissait beaucoup de préjugés envers la nouvelle, sans que l’on voie à cela de raisons précises. Sans doute la responsabilité en incombait-elle aux médias. Bernard Pivot, dont on sait l’influence qu’il a pu avoir avec son émission Apostrophes, refusait d’évoquer les recueils de nouvelles, arguant qu’il lui était impossible de converser pendant un quart d’heure avec un écrivain à propos d’une seule nouvelle, et qu’il ne pouvait pas non plus parler de toutes les nouvelles d’un recueil sans créer de confusion chez les spectateurs. Quant aux critiques, ils étaient très peu nombreux à traiter de nouvelles, et c’est l’effet domino : peu ou pas de presse, donc les libraires ne veulent plus de recueils de nouvelles parce que « ça ne se vend pas », et ainsi de suite… Il y a pourtant des auteurs immenses qui se sont illustrés par leurs nouvelles : Borgès, Cortazar…
Je demeure convaincu qu’un éditeur ne doit ni se référer à la mode quand il décide de publier un livre, ni se baser sur l’idée préconçue qu’il aurait d’un genre censé être « le meilleur ». Il ne doit pas non plus être guidé par la perspective de décrocher tel ou tel prix littéraire. Le seul critère qui, à mon avis, doit prévaloir est la nécessité : il faut éditer un texte quand on juge indispensable de l’offrir à la connaissance publique. Un éditeur littéraire n’est pas un commerçant mais un passeur de sens. C’est une conviction quasi obsessionnelle qui m’a toujours habité pendant les vingt ans que j’ai consacrés à la direction d’Actes Sud en ayant pour mot d’ordre le couple « plaisir et nécessité ». Plaisir, oui, n’était-ce pas un choix ? Et nécessité parce que, même en travaillant dans le plaisir, il importe de se souvenir des règles : un savoir-faire à appliquer, des contraintes économiques à prendre en considération, des lois qu’impose le monde tel qu’il est, etc.

Cette notion de plaisir lié à la nécessité vaut aussi, bien entendu, dans mon activité d’écrivain, à laquelle je me voue désormais totalement.

(A suivre…)

 

   
 

Entretien réalisé par isabelle roche le 2 juin 2008 au Mas Martin.

 
     
 

Commentaires fermés sur Entretien 3 avec Hubert Nyssen (éditions Actes Sud)

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Entretien 2 avec Hubert Nyssen (éditions Actes Sud)

Où le lecteur apprendra ce qu’est la cartographie réflexive, et comment des dunes sahariennes est née l’une des plus fécondes maisons d’édition de France

Pour renouer avec le fil de l’histoire commencée ailleurs, cliquez ici.
Ainsi donc, pendant qu’à Paris nombre de gens étaient occupés à révéler la plage qui dormait sous les pavés, Hubert Nyssen était, lui, en train de fouler les dunes du Sahara algérien en compagnie d’un jeune géographe, histoire d’aller puiser sur place les informations dont il avait besoin pour écrire un livre sur l’Algérie… Il en ramena bien davantage que ce qu’il était parti chercher car, de cet univers rude et que l’on croit à tort stérile, il revint avec, dans le sable resté accroché à ses semelles, la petite graine qui allait donner la plante Actes Sud…

II – Du Sahara à la Rive gauche… du Rhône.
ACTES SUD : agir et manifester sa présence au Sud

Hubert Nyssen :
Marguerite Yourcenar disait que dans toute coïncidence il y a une part de miracle. Je pense souvent à cette phrase car ma vie est truffée de rencontres à l’occasion desquelles se sont manifestés ces événements miraculeux qui continuent d’étonner longtemps après qu’ils se sont produits. Et la germination de la petite graine qui allait donner la plante Actes Sud relève elle aussi de ces coïncidences miraculeuses… Tout a commencé durant cette série de voyages en Algérie dont je vous ai parlé.
Avant de partir j’avais décidé que j’allais recruter un assistant. Pour mener à bien l’écriture de ce livre commandé par les éditions Arthaud, il me fallait réaliser des interviews, prendre des photos, récolter des informations à des sources très diverses… tâche qui s’avère presque impossible quand on est seul. D’autre part, je ne voulais pas entreprendre ces voyages sans m’entretenir au préalable avec Jacques Berque, que je considérais comme le plus grand spécialiste du Maghreb. Après avoir manifesté son intérêt pour le projet, Jacques Berque a attiré mon attention sur l’importance de la structure géologique de la région. « Si vous en avez une idée claire, m’a-t-il dit à peu près, vous comprendrez la mentalité de ses habitants. Le Maghreb est ouvert sur la mer, et à cela correspond le tempérament marchand. Aux villages installés à la crête des montagnes qui longent les côtes et à ceux dans le fond des vallées correspond leur individualisme. Au-delà des montagnes, c’est le désert à quoi correspond leur mystique. En ne perdant pas de vue ces données, vous garderez présentes à l’esprit ces trois composantes de la mentalité algérienne : les échanges, l’individualisme et le mysticisme. »

Ces propos m’ont marqué et ils m’ont déterminé à engager comme assistant un géographe qui me fournirait les informations nécessaires sur le socle maghrébin tel que me l’avait représenté Jacques Berque. C’est ainsi que j’ai recruté Jean-Philippe Gautier, un jeune universitaire issu de l’université de Lille, qui a tout de suite accepté de m’accompagner. Nous sommes donc partis tous les deux et, pendant trois ans, nous avons passé l’Algérie au peigne fin… c’était un travail parfois épuisant mais toujours magnifique. Or un soir, au cours d’un bivouac quelque part entre Djanet et Tamanrasset, Jean-Philippe me dit : « Quand nous rentrerons, nous devrions créer un atelier de cartographie réflexive. » Puis il m’a expliqué ce qu’il entendait par là… Il connaissait mon intérêt pour la sémantique et la sémiologie, il savait donc comment me présenter son idée pour susciter mon intérêt ! Pour vous faire comprendre ce qu’est la cartographie réflexive, je vais, car cela illustre bien le concept, me référer à un travail que nous avons réalisé beaucoup plus tard… Sur une carte géologique de la région, nous en avons superposé une autre – à cette époque-là on travaillait encore avec des calques – où étaient représentées les pratiques religieuses. On s’aperçut alors que les protestants vivaient sur le schiste et les catholiques sur le calcaire… C’est cela, la cartographie réflexive !

Une fois rentrés d’Algérie – c’était en 1968, mais bien après le mois de mai – Jean-Philippe et moi, nous avons donc créé l’Atelier de Cartographie Thématique et Statistique : ACTES. Et pendant dix ans, nous avons fait de la cartographie pour des institutions, des universités et des bureaux d’études. Nous avons essentiellement travaillé dans la région du Sud-Est, mais il nous est arrivé de pousser jusqu’en Belgique : on nous avait demandé d’établir la carte de la « verduration » de Bruxelles, une carte qui montrerait toutes les zones vertes de la ville, pas seulement les parcs et jardins publics, les squares et les cimetières, mais aussi les avenues arborées, les endroits où croissent les plantes sauvages, les espaces verts privés – jardins, balcons fleuris, etc. Cette carte a mis en évidence la répartition très inégalitaire des zones vertes. Et montré que la famille royale était la plus grande détentrice d’espaces verts… On dérangeait parfois mais c’était passionnant, et si j’insiste, c’est parce que cette activité fut à l’origine de quelques réflexions qui m’ont servi quand je suis devenu éditeur.
Un jour, par exemple, nous avons établi une carte routière de la région Provence – Alpes – Côte d’Azur pour laquelle nous avons inversé l’usage qui consiste à représenter les voies en fonction de leur importance – autoroutes en gros traits, chemins vicinaux en lignes minces comme des capillaires. Jean-Philippe Gautier a choisi d’établir les représentations en fonction de l’ancienneté des voies : les plus anciennes en gras, les plus récentes en lignes minces. Avec ce mode de représentation, c’est toute l’histoire de la région qui sautait aux yeux ! Jean-Philippe se chargeait de ce travail cartographique, et moi des relations avec nos commanditaires.

Un jour, l’université de Marseille nous a demandé une série de cartes sur l’usage du territoire de la région… Il y en eut tant que cela fit un livre… Je venais d’atteindre la cinquantaine, c’est un âge où certains se disent qu’il faut songer à se retirer. Je pensais quant à moi que c’était le moment idéal pour rebondir. J’ai donc proposé à Jean-Philippe de continuer la cartographie avec ACTES – une activité qu’il exerce encore aujourd’hui – tandis que, de mon côté, en ajoutant « Sud », je décidai de monter une maison d’édition littéraire. Et Actes Sud a vu le jour officiellement à la fin de l’année 1978.
Évidemment, cette décision d’ouvrir une nouvelle maison d’édition, de surcroît en dehors de Paris, a suscité bien des réactions… Je ne compte pas le nombre de mes amis parisiens qui ont tenté de me rappeler à la raison : je ne pouvais tenter l’aventure qu’à Paris. Ici dans le Sud, l’accueil n’était pas plus enthousiaste. Je me souviens de l’interview accordée à FR3 Méditerranée par une voix experte : « Ce que fait Nyssen ? Une maternité de luxe où naîtront deux ou trois beaux livres par an. » Cela n’a fait que me conforter dans ma décision, j’étais mû par un vrai désir. Ce fut donc décidé : je serais éditeur sur la Rive gauche, mais celle du Rhône ! C’est là mon côté rebelle, mon goût pour le paradoxe, dispositions que je dois à l’éducation que j’ai reçue des grands-parents dont je vous ai parlé.
ACTES SUD donc… j’y tenais parce que ce nom signifiait deux choses : d’abord l’action, et ensuite la présence au Sud – c’est un nom militant !

Dans le contexte actuel, pensez-vous qu’il soit encore possible de partir à l’aventure dans le monde éditorial comme vous l’avez fait il y a trente ans et d’espérer y développer une maison florissante ?

La réponse est la même qu’à cette époque : non, pareille aventure, ce n’est pas possible. Et c’est bien pour ça qu’il faut la tenter… Regardez ce qu’a fait Sabine Wespieser : elle est aujourd’hui une éditrice de premier plan. C’est un vrai plaisir de la voir occuper la place qu’elle a maintenant dans le monde du livre.

—–

Comment se sont opérés les tout premiers choix, à l’aube d’Actes Sud, qui ont fait le succès de la maison – format des livres, mise en page, etc. ?
Hubert Nyssen :
Je devais bien me rendre à l’évidence : les grands auteurs publiés par des maisons installées depuis longtemps n’allaient pas confier leurs œuvres à un éditeur débutant… J’ai donc commencé par publier des auteurs étrangers – et c’est à partir du moment où le catalogue s’est étoffé que les écrivains français sont venus vers Actes Sud. À cette époque, la situation de la littérature étrangère en France était assez curieuse. On connaissait les écrivains célèbres, mais on n’avait pas idée, par exemple, de ce que faisaient les nouveaux écrivains scandinaves ou américains. Je pense qu’Actes Sud a vraiment contribué à bouleverser cela en faisant découvrir des auteurs comme Paul Auster ou Göran Turnström.

M’importait aussi, en ces commencements, que les livres soient, en tant qu’objets, agréables à lire et à manipuler. Comment voulez-vous accéder pleinement à un texte s’il est mal imprimé, avec une typographie trop resserrée et trop petite, s’il a un format peu commode ? Pour qu’on ait envie de lire un livre, il faut d’abord qu’il soit attrayant – un livre doit être l’ami du lecteur, son complice, et non son adversaire. Pourquoi donc le lecteur devrait-il fournir un effort pour déchiffrer des caractères illisibles par leur petitesse ? Je me suis alors livré à toutes sortes de réflexions, j’ai par exemple pensé à la similitude qu’il y a entre le mouvement de l’œil lisant et celui de la navette du métier à tisser : l’un et l’autre vont de gauche à droite, en un va-et-vient continu. Que se passe-t-il si la ligne à lire est très longue ? L’œil court, court, court… puis il doit rattraper la ligne suivante – il est en état de permanente alerte, de constante difficulté ! En revanche, si les lignes sont plus courtes, les caractères suffisamment déliés et les interlignages équilibrés, l’œil peut lire sans avoir à se démener ; il a certes le même mouvement de va-et-vient, mais il peut l’accomplir paisiblement parce qu’il garde alors dans sa surface de lecture un plus grand nombre de lignes.
Pour obtenir cela, il fallait un format assez étroit. Il n’y a rien de plus confortable qu’un livre qu’on peut tenir dans une seule main… D’où cette conviction que la largeur idéale est de 10 cm. Et qu’est-ce qui, esthétiquement, s’harmonise avec cette largeur-là ? C’est, empiriquement, 19 cm. Voilà comment s’est défini le format si caractéristique des livres Actes Sud.

Et tous les autres critères de fabrication ont été déterminés de la même façon, à partir de constatations toutes simples, très pragmatiques : j’ai choisi du papier grège pour les pages parce que j’ai horreur des papiers trop blancs qui blessent les yeux.
Les premières couvertures étaient en carton très sobre, avec juste le nom de l’auteur et le titre du livre pour que ces informations soient bien mises en valeur. Mais je me suis assez vite rendu compte que cette sobriété ne permettait pas à nos livres de s’imposer, il fallait les rendre plus visibles. Illustrer les couvertures était la solution, mais il ne fallait pas illustrer n’importe comment – c’est-à-dire donner trop d’importance à l’image et la laisser écraser le nom de l’auteur et le titre de l’œuvre. Un éditeur littéraire est un passeur de texte, pas un passeur d’images. J’ai donc toujours veillé à ce que les couvertures des livres comportent des illustrations n’ayant d’autre ambition que de sous-tendre le titre, de l’éclairer par l’intérieur.

Quoi qu’il en soit, je me suis toujours efforcé de rendre les livres amicaux envers ceux qui allaient les acheter et les lire. J’ai parfois poussé très loin cette idée du livre « amical »… Jusqu’à la sensualité ! Je me souviens d’une conférence que j’ai prononcée à l’Institut français de Varsovie, il y a quelques années, dans une salle dépourvue de chauffage, alors que nous étions en plein hiver… Ce n’était guère engageant, bien que le directeur de l’Institut m’eût annoncé qu’il y avait beaucoup de monde, notamment de ravissantes jeunes femmes assises aux premiers rangs… Je me demandais comment j’allais me débrouiller pour intéresser à la situation du roman en France une foule de personnes frigorifiées qui, avec leurs fourrures, ressemblaient davantage à des trappeurs qu’à de jeunes intellectuels ! Et en voyant les jolis visages à demi cachés par écharpes et bonnets qui effectivement s’alignaient aux premières places, j’ai eu d’un coup une idée qui allait sans doute réchauffer mon auditoire et le rendre plus réceptif à une causerie sur le roman : j’ai entrepris de leur expliquer pourquoi je tenais la lecture pour une activité érotique et le livre pour un instrument sexuel. Eh oui, que faites-vous avec un livre ? Vous le caressez, vous le mettez sous le bras, parfois sous vos fesses, vous le glissez dans votre poche, vous l’emmenez au lit… et quand vous tournez les pages, ne me dites pas que vous n’éprouvez aucune sensation au bout des doigts ? Le grain du papier, la texture de la feuille… c’est de la sensualité pure ! Peu à peu je voyais rosir les joues, et après cette entrée en matière, j’ai pu parler du roman français en ayant devant moi des gens attentifs malgré le froid ambiant !

Au début, nous publiions une quinzaine de titres par an ; aujourd’hui, ce sont presque quatre cents livres qui sortent chaque année, tous départements confondus. C’est une expansion assez considérable ! Et je me réjouis qu’elle se soit accomplie sans que jamais n’ait été bafouée la règle que j’avais prescrite, selon laquelle nous devions croître à l’horizontale, en créant ou en reprenant des départements différents – le théâtre a intégré Actes Sud avec Papiers, l’orientalisme avec Sindbad ; ont été créés un secteur jeunesse et un autre dédié aux livres d’art et de nature, etc. – et non à la verticale en publiant, par exemple, toujours plus de romans. Au lieu d’élever des tours romanesques de plus en plus hautes qui auraient inévitablement fini par s’écrouler, nous avons élargi le socle en nous diversifiant. Ce qui se construit est ainsi plus solide.
Trente ans après sa naissance, Actes Sud me dépasse et c’est fort bien. J’assiste tous les trois mois à la réunion du Conseil de surveillance que je préside, et mes responsabilités s’arrêtent là. C’est ma fille Françoise, présidente du directoire, qui dirige la maison.

Ces réunions trimestrielles sont-elles votre seul lien actuel avec Actes Sud ?
Non, pas tout à fait… Cette présidence du Conseil de surveillance me donne certes une attache capitalistique – mais dans les faits, je ne possède plus rien puisque j’ai réparti entre mes enfants tout ce que j’ai pu acquérir : les maisons, les actions… leur appartiennent. Ainsi suis-je resté fidèle à l’un des principes qui ont régi ma vie, à savoir utiliser le pouvoir de l’argent sans posséder cet argent.
J’ai aussi conservé un lien éditorial avec Actes Sud par le biais de la collection « Un endroit où aller ». Je l’ai créée en 1995, en accord avec ma fille. Je savais d’ores et déjà que, cinq ans après, au plus tard, je lui abandonnerais l’entière responsabilité de la maison ; mais je voulais partir « en douceur ». Je lui ai donc proposé la création de cette collection dont je serais responsable. La collection allait accueillir des textes français ou étrangers de tous genres – romans, nouvelles, essais, théâtre, poésie, etc. Restait à lui donner un nom… J’ai longtemps tâtonné, allant d’un nom à l’autre, mais aucun ne me satisfaisait. Jusqu’à ce que survienne une de ces coïncidences dont je vous ai parlé.

J’ai toujours beaucoup aimé la littérature américaine, et parmi les auteurs il en est un que j’apprécie, Robert Penn Warren. J’avais été marqué par un de ses livres, un roman autobiographique dont le titre, A place to come to, a été traduit en français par Un endroit où aller. Et ce titre a croisé dans ma mémoire une phrase d’un roman de Giono que j’étais en train de relire – Le Déserteur – qui disait approximativement cela : « Tout homme cherche au cours de sa vie un endroit où aller ». Ce fut le déclic : la collection s’appellerait « Un endroit où aller ». On m’a tout de suite fait remarquer que c’était un nom très long, et j’ai dû batailler pour l’imposer, comme j’avais dû batailler pour imposer Actes Sud – mais aujourd’hui, ces mêmes personnes qui le critiquaient s’accordent pour dire que c’est un bien joli nom…
Entrent dans cette collection des textes qui m’ont séduit ou qui ont séduit d’autres lecteurs avec moi. Parmi les plus récents… Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes. Un titre pareil, c’est irrésistible !
Diriger cette collection reste une occupation annexe, mon activité principale, c’est à nouveau l’écriture. Je n’ai certes jamais cessé d’écrire pendant toutes ces années, mais aujourd’hui, je suis devenu un écrivain à plein temps…

(À suivre…)

   
 

Entretien réalisé par isabelle roche le 2 juin 2008 au Mas Martin.

 
     

Commentaires fermés sur Entretien 2 avec Hubert Nyssen (éditions Actes Sud)

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Entretien 1 avec Hubert Nyssen (éditions Actes Sud)

Où le lecteur apprendra moult choses passionnantes sur Actes Sud et son fondateur Hubert Nyssen – en empruntant des voies un rien buissonnières

À l’aube de juin je partais en Arles rencontrer Hubert Nyssen afin d’en savoir plus sur les origines d’Actes Sud, et de parler avec lui de son dernier roman, Les Déchirements. Il m’accueillit dans son domaine qu’il appelle son « grenier », vaste pièce habitée de livres, d’objets divers et d’œuvres accrochées aux murs, où est installé son bureau. La conversation commença selon le schéma classique de l’interview puis, assez vite, ayant convenu l’un et l’autre que nous n’avions pas de contraintes horaires, les propos s’amplifièrent… J’avais face à moi non plus un écrivain devenu éditeur mais un captivant conteur…

« Je vous en raconte des histoires ! J’en prends, des chemins de traverse ! Tant pis pour vous, vous n’aurez qu’à trier ! »
me lance-t-il au beau milieu d’une longue digression qui nous avait fort éloignés de la question posée et menaçait de nous entraîner plus loin encore… La tâche promettait d’être rude : un mot tout à coup dérive vers une histoire, puis l’histoire appelle une parenthèse concernant tel ou tel usage exaspérant – en effet la question se perd à l’horizon ! Pourtant, à la faveur d’un brusque « Au fait, où en étions-nous ? » qui donnerait à penser que nous nous sommes égarés, je comprends que ces méandres écrivent bel et bien une magnifique réponse à la question initialement posée. Une réponse qui a la beauté de ces trajets buissonniers où se découvrent des détails insoupçonnés. Pouvais-je décemment trier, alors qu’aucun impératif technique ne m’impose ici le moindre calibrage ? Définitivement non !

Tout au plus ai-je repétri la pâte : tours et détours ont été regroupés en quatre grands thèmes – soit autant de parties qui seront publiées séparément sur lelitteraire.com pour un meilleur confort de lecture – et le texte resserré, densifié, toujours sous le contrôle de l’écrivain à qui a été soumise chaque version afin qu’il modifie ce qu’il jugeait devoir être changé et le récrive à sa guise. Un jeu de transcription-transformation qu’il pratique lui-même à l’occasion car, dit-il, « j’ai peut-être un certain don d’éloquence mais ce n’est pas une éloquence d’écriture ; je me reprends, m’interromps souvent, cela ressemble à un kaléidoscope ! Ce peut être très éfficace à l’oral, mais à l’écrit, ça ne marche pas. Alors il faut remanier ce qui était dit. »
Voilà donc, pour vous lecteurs du Littéraire, la matière quintessenciée – l’expression est celle qu’Hubert Nyssen emploie pour désigner la version livresque publiée chaque année de ses Carnets qu’il écrit quotidiennement sur son site – de ce long entretien…

I – Translation
Je porte dans mon Sud un Nord inavoué

Qu’est-ce qui vous a incité à vous installer en France, et pourquoi précisément dans cette région ?
Hubert Nyssen :
C’est à ma grand-mère paternelle que je dois ma venue en France ! Je suis né à Bruxelles de parents belges mais la mère de mon père était française, originaire de Tours. Elle m’a élevé en étant convaincue que j’étais né belge par erreur et qu’il me faudrait « rentrer » en France dès que cela me serait possible. Je sentais bien qu’il y avait dans cette attitude tout ce que la nostalgie du pays d’origine pouvait inspirer à l’exilée, mais cette façon de voir les choses m’enchantait, et me faisait doucement rigoler… Forte de sa conviction, ma grand-mère, dont la vie était sans doute gouvernée par quelque prédestination puisque sa propre mère se prénommait Madeleine et avait pour patronyme Proust – faut le faire, quand même ! – m’a ouvert à la littérature française, à la connaissance du français et surtout à sa fréquentation. Sans elle je n’aurais peut-être pas poussé ces portes… J’ai donc décidé très tôt de venir m’installer en France. Mais la Seconde Guerre mondiale a éclaté – j’étais alors adolescent – ce qui a bien évidemment retardé mon départ.

Une fois la guerre terminée, je suis venu non loin d’ici, dans la vallée des Baux, avec l’intention de devenir apiculteur – j’avais été initié à l’apiculture par mon père, dont c’était le violon d’Ingres. Cette initiation m’a d’ailleurs valu de devenir fumeur de pipe : à 14 ans mon père m’a mis une pipe en bouche pour m’apprendre à tenir ainsi l’enfumoir et m’a dit : « Quand tu as l’enfumoir dans la bouche, tu gardes les deux mains libres pour ouvrir la ruche. » Mais je n’avais pas songé, niais que j’étais, qu’il me faudrait acquérir du terrain, faire construire des ruches, acheter des colonies d’abeilles, du sucre dénaturé, etc. etc. De plus, dans l’immédiat après-guerre, j’avais rencontré une personne d’ascendance suédoise que j’avais très envie de retrouver et je suis donc revenu en Belgique où je l’ai épousée – c’est la mère de ma fille Françoise, qui dirige aujourd’hui les éditions Actes Sud. Là, j’ai exercé divers métiers, dont celui de rédacteur publicitaire, avant de fonder ma propre agence de publicité, baptisée Plans. Notez bien que, dans cette affaire, ce n’est pas la finalité commerciale de la publicité qui m’intéressait, mais ses mécanismes, la manière dont elle se sert du langage et en utilise les ressources.

Comme nous faisions pas mal de bénéfice, j’ai décidé qu’ils serviraient à financer diverses activités culturelles dans le Théâtre de Plans, un petit théâtre situé avenue Molière – encore une de ces coïncidences qui ne s’inventent pas… 
Dans l’esprit de beaucoup de gens appartenant à une génération entre la vôtre et la mienne, ce théâtre a laissé un souvenir très vivace : il a en effet été un lieu extrêmement fécond. C’était merveilleux ! Nous organisions des concerts, des expositions de peinture et, bien sûr, des spectacles théâtraux… Grâce à cet endroit, j’ai introduit en Belgique des peintres comme Fontana ou Yves Klein ; c’est au Théâtre de Plans que Julos Beaucarne a donné l’un de ses premiers récitals et que s’est produit pour la première fois un ensemble baroque appelé l’Ensemble Alarius – devenu ensuite La Petite Bande… J’ai accueilli Barbara à ses débuts, et Cora Vaucaire y a fait un come-back… Quant au théâtre, la scène était si minuscule que l’on ne pouvait pas jouer de pièce comportant plus de deux personnages – s’il y en avait un troisième, il fallait que l’un soit en coulisses pendant que les deux autres étaient sur scène. Cela ne nous a pas empêchés de produire des spectacles mémorables ! Par exemple, nous avons joué, avant que Coggio ne le fasse, une adaptation du Journal d’un fou, de Gogol, puis celle du Dernier jour d’un condamné, d’Hugo. Nous avons été pêcher une pièce de Pedro Bloch que personne ne connaissait, Les Mains d’Euridyce. Nous avons aussi créé – ce dont je suis assez fier parce que nous l’avons fait avant les Parisiens – Le Bleu des fonds, de Joyce Mansour, remarquable poétesse qui a été l’égérie du mouvement surréaliste, morte hélas beaucoup trop tôt mais qui a eu le temps de collaborer avec un autre Belge, Pierre Alechinsky. Et je publiais ces pièces : c’étaient de petits livres tirés à quelques centaines d’exemplaires, avec lesquels je ne pouvais pas prétendre entrer dans le marché de l’édition, mais ils avaient au moins le mérite d’exister…
Enfin en 1965 – soit près de quinze ans après mes rêveries apicoles – j’ai décidé que le moment était venu de quitter Bruxelles. C’est aussi le moment où je me suis séparé de ma première épouse (je déteste ces expressions, « ma femme », « mon épouse »… ce possessif m’exaspère !) ; je venais de rencontrer celle qui allait devenir la seconde, et comme elle était tout à fait disposée à me suivre dans le Sud, nous nous sommes installés ici dans ce que j’appellerais, en ce qui me concerne, une « vocation retardée ».

Vous avez élu domicile au Paradou, or c’est justement le nom du jardin où le docteur Pascal veut conduire son « expérience » entre son neveu et Albine dans La faute de l’abbé Mouret. Est-ce que cette référence a joué dans votre choix ?
Non, mon installation en ce lieu n’a rien à voir avec Zola ; quand j’ai vu la plaque indiquant le nom de l’endroit, j’ai certes pensé à ce roman mais j’ai très vite su que le jardin en question ne se situait pas ici. Cependant, les circonstances de notre installation sont tout de même assez étonnantes… Quand nous avons décidé de nous établir dans cette région, nous avons été hébergés par des parents proches qui possédaient non loin d’ici un superbe domaine et qui avaient accepté de nous accueillir le temps que nous trouvions maison à notre convenance. Nous nous étions donné six semaines pour y parvenir. Or, dès le premier jour de nos recherches, à la première heure, l’agent immobilier – un certain Émile Garcin, jeune débutant à l’époque, qui aujourd’hui est devenu un prince de l’immobilier dans le Sud-Est – nous amène ici et nous fait visiter ce mas… C’était bien sûr inacceptable que nous trouvions aussi facilement, et tout de suite, ce que nous espérions ! Non, ce n’était décidément pas possible ! Et ce nom, Le Paradou !
« Vous n’imaginez tout de même pas que je vais habiter dans un village qui s’appelle Paradou ! C’est comme si vous me proposiez une maison baptisée DO MI SI LA DO RÉ ou un truc stupide de ce genre ! » ai-je dit à l’agent immobilier qui m’a alors répondu : « Vous n’y êtes pas du tout ! Paradou n’a rien à voir avec Paradis ! C’est un terme provençal qui peut avoir plusieurs sens, mais c’est d’abord le moulin à foulon ! »

Le nom de ce village a bien un rapport direct avec le moulin à foulon mais vous allez voir que l’histoire est un peu plus compliquée… Étymologiquement, donc, « paradou » vient du latin parare, qui signifie « préparer ». Le moulin à foulon est l’endroit où l’on prépare la laine, c’est-à-dire où on la carde, à l’aide de chardons. Et il y a eu ici, pendant très longtemps, une petite factorerie que l’on appelait « le paradou », où l’on cardait la laine avec les chardons cultivés sur place. Mais le village lui-même avait nom, à l’origine, Saint-Martin-de-Castillon. Or, sous le Premier Empire, un fonctionnaire impérial sans doute un peu maniaque s’est trouvé gêné de ce qu’il y avait dans le Lubéron un village du même nom. Ce n’est pas très étonnant car Saint-Martin est un toponyme très fréquent en France, mais cela n’a pas dû effleurer l’esprit de cet obscur fonctionnaire, qui s’est démené tant et si bien qu’il a fini par obtenir de ses supérieurs que soit décrétée la nécessité pour l’un des deux villages de changer d’appellation. C’est à celui-ci que le sort a imposé de renoncer à son nom… Comment diable allait-on l’appeler ? Vous imaginez à quel point cette question a pu affoler les villageois ! L’un d’eux eut alors cette très belle idée : partant du fait que la principale activité économique de l’endroit était le cardage de la laine, il a suggéré que l’on rebaptise le village « le paradou ». Sa proposition a été entérinée, et le nom adopté. Quelques années plus tard, la mairie brûlait avec toutes ses archives… Voilà donc que j’habite un très singulier village qui a perdu son nom et sa mémoire – ce qui, pour un écrivain, ne manque pas de sel…

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Quels sont vos rapports avec la Belgique, avec la « belgitude », avec la communauté des écrivains et artistes belges installés comme vous en France ?
Hubert Nyssen :

Avant de répondre à cela, je voudrais préciser que, sur le plan littéraire, et particulièrement en ce qui concerne le domaine romanesque, la Belgique d’aujourd’hui – la Belgique francophone puisque désormais il faut spécifier de quelle zone linguistique on parle – est très différente de celle où j’ai vécu jusqu’en 1965. Pendant la première moitié du XXe siècle, la littérature française de Belgique a souffert de son voisinage avec la France : les Belges éprouvaient un sentiment d’infériorité à l’endroit des Français, et les Français du mépris envers les Belges dès lors qu’il s’agissait de littérature…
Ils ne s’apercevaient même pas qu’ils étaient infiltrés par une ribambelle d’artistes belges qu’ils prenaient pour français, tels Maeterlinck, Simenon, Michaux, etc. Vous disant cela je songe à Charles Plisnier, un auteur belge que la France avait adopté et que je croisais de temps en temps dans le bureau d’Albert Ayguesparse ; il avait obtenu le prix Goncourt pour un roman intitulé Faux passeports mais je pense que, s’il avait été français, il aurait laissé dans les mémoires une trace plus importante parce que son œuvre l’apparente à des auteurs comme Duhamel ou Jules Romains… Maintenant cette tendance s’est presque inversée.
En ce qui concerne mes relations avec la Belgique, je dirais qu’elles sont d’appartenance, non d’amour. Je n’ai jamais renié mes racines belges, j’y suis même profondément attaché. D’ailleurs, si vous regardez autour de vous, vous constaterez que dans cette pièce fourmillent les indices de « belgitude » ! Je crois que la nature de mon rapport avec la Belgique est bien exprimée dans un de mes poèmes où se trouve ce vers :
Je porte dans mon Sud un Nord inavoué
Peut-être est-il un peu ronflant, mais il me paraît assez proche de la vérité – si vérité il y a !

Il n’en reste pas moins que la Belgique m’a plutôt maltraité… Installé en France, j’ai très tôt fait une demande de naturalisation, d’abord parce que j’en avais envie, et surtout parce que je voulais avoir une vie civique et politique pleine. J’ai obtenu mon acte de naturalisation au bout de cinq ans, signé de la main de Simone Veil – elle était alors Ministre de la santé et les naturalisations dépendaient de ce ministère, ce que je trouve assez drôle… Avant même que j’en aie la confirmation officielle, le consul de Belgique à Marseille – qui, sans être un ami, était quelqu’un que je connaissais bien – m’a envoyé une lettre recommandée stipulant que, ayant choisi d’être naturalisé français, j’étais déchu de la nationalité belge et que je devais, sous quinze jours, lui renvoyer mes papiers d’identité et mon passeport. Je puis vous dire que je me suis alors fendu d’une lettre qui compte parmi les plus violentes – et elles ne sont pas si nombreuses !- que j’aie écrites au cours de ma vie ! Je ne souhaitais nullement renoncer à ma nationalité belge ! Je voulais simplement pouvoir jouir pleinement de mes droits civiques sur le sol français. Or on m’a très vite appris que les dispositions prises par le Conseil de l’Europe ne permettaient pas aux Européens d’être rattachés simultanément à deux États de la Communauté européenne… La double nationalité m’était interdite. C’est complètement absurde ! Enfin… quatre ou cinq mois plus tard, j’ai reçu les insignes de chevalier de l’Ordre de Léopold II – je suis presque sûr que c’était une conséquence de cette lettre qui doit être dans mes archives à l’université de Liège.

Un peu plus tard, des amis m’ont proposé, si j’y étais élu, d’entrer à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique – j’avais toutes mes chances d’être reçu bien que fusse devenu citoyen français car cette académie compte un certain nombre de membres étrangers (sic)… Mais il fallait d’abord qu’un de ces académiciens étrangers décède pour que je puisse être élu à sa place. En consultant leur almanach – qui aujourd’hui est accessible sur le site internet de l’Académie – j’ai vu que le plus ancien académicien étranger était Julien Green – il avait atteint les cent ans, je m’attendais donc à ce que ce soit lui qui disparaisse en premier ; j’ai alors entrepris de lire ceux de ses livres que je n’avais pas encore lus et à relire ceux que je connaissais dans la perspective d’écrire son éloge puisque l’usage veut que le nouvel élu fasse l’éloge de celui dont il s’apprête à occuper le fauteuil. Et comme Julien Green est l’auteur d’une œuvre considérable, cela n’a pas été une mince affaire. Or Alain Bosquet a trouvé bon de mourir trois mois avant Julien Green ! J’allais devoir prononcer l’éloge du seul homme que j’aie provoqué en duel – vraiment provoqué en duel ; cela a d’ailleurs occasionné un beau scandale, mais je ne m’attarderai pas sur le sujet : je l’ai largement évoqué ailleurs. Voilà qui était extrêmement contrariant. D’un autre côté, les prédécesseurs de Bosquet au siège que j’allais occuper étaient Anna de Noailles, Madame Colette, Jean Cocteau, Jean Cassou… ce qui était plutôt flatteur. Bref, je me suis retrouvé élu à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique…

Un troisième point d’ancrage en Belgique m’a été donné par Pascal Durand, qui dirige le CELIC (Centre de l’édition et du livre contemporains) de l’université de Liège : puisque j’avais enseigné dans cette université, et puisque j’en étais devenu docteur Honoris causa, il était logique pour lui que j’y dépose mes archives, et il est venu jusqu’ici me presser de le faire.
Mais en dehors de ces attaches très officielles, j’ai avec la Belgique des relations quotidiennes ; je lis Le Soir chaque jour et, une fois par semaine – quand paraissent les pages consacrées aux livres – Viviane Ayguesparse, la fille d’Albert, m’envoie La Libre Belgique. Je suis très attentif à ce qui se passe là-bas, et actuellement, je ne cesse de pester contre cette connerie invraisemblable dont témoigne le conflit qui oppose Flamands et Wallons. Ils appellent ça un problème linguistique mais au fond, c’est surtout un problème de personne : les représentants des deux partis manquent singulièrement de carrure ; ils n’ont aucune ambition de pensée… Wallons et Flamands auraient bien besoin, à leur tête, d’un De Gaulle ou d’un Mitterrand qui remette les choses à leur juste place et leur dise : « Allez, au travail ! Et oubliez ces rivalités ridicules ! »

Il faut reconnaître que l’attitude des Flamands est compréhensible ; ils ont eu la vie dure dans les premières années d’existence du royaume de Belgique. Mais ils sont devenus complètement fous, et s’ils persistent dans leurs excès, la Commission européenne va finir par les assigner à comparaître au tribunal de La Haye ! Quant aux francophones, ils ne répondent pas clairement à leurs revendications… Une telle situation me navre ! Mais comme je vous le disais, je suis convaincu que c’est un problème de personne – un problème qu’on retrouve même en France. Tenez, ça me fait penser à une période de l’histoire albanaise : au XIXe siècle, quand la dynastie des Zog s’est installée en Albanie, un clown arrive qui, par quelque moyen, parvient à débarquer le roi et à s’emparer du pouvoir. Il prend comme associé un avaleur de sabre. À eux deux ils s’approprient le trésor d’État et construisent un harem à leur propre usage. Puis, quand ils sentent que ça va mal tourner, ils se tirent, et échappent à toutes les poursuites ! Vous croyez que je fabule ? Allez voir dans les livres d’histoire, vous constaterez que ça s’est réellement passé ainsi ! J’ai raconté cet épisode dans un livre qui s’appelle Le Bonheur de l’imposture ; vous pourrez y lire de façon simple le déroulement exact de ces événements. Par moments, je me dis que la Belgique d’aujourd’hui ressemble un peu à l’Albanie de ce temps-là… et à la Pologne qu’Alfred Jarry dépeint dans Ubu roi. Lors de la première représentation, il annonce que « L’action se passe en Pologne, c’est-à-dire nulle part. » J’ai parfois, en ce moment, le sentiment que la Belgique, c’est nulle part…

Vous vous êtes installé en France en 1965 ; on a donc tout de suite envie de vous demander comment vous avez vécu Mai 68 ?
Tout le monde m’interroge là-dessus ; or mes souvenirs de Mai 68 se réduisent à presque rien, pour la simple et bonne raison qu’au moment où se produisaient les événements, j’étais au fin fond du Sahara ! J’étais parti là-bas mandé par les éditions Arthaud, afin de réaliser un livre sur l’Algérie – les ouvrages dont cette maison disposait sur ce pays étaient périmés puisqu’ils concernaient l’Algérie française alors que l’indépendance avait été acquise en 1962. Pendant trois ans, j’ai donc fait plusieurs séjours en Algérie, d’une semaine, d’un mois ou bien davantage, et cela a abouti à la publication d’un gros volume de la collection « Les beaux pays ».
J’avais obtenu ce contrat d’une manière assez drôle, grâce à Pierre Gascar – un écrivain que j’aime beaucoup, qui est devenu un ami et qui compte parmi les six auteurs que j’ai très longuement interrogés pour le compte de la radio belge ; ces entretiens ont été publiés par le Mercure de France sous le titre Les voies de l’écriture. Nous nous étions rencontrés au Jardin du Luxembourg et lui, tout épanoui, me racontait qu’il allait bientôt partir en Chine tous frais payés, afin d’écrire un livre sur ce pays pour le compte des éditions Atrhaud. Il me dit au passage que la maison recherchait quelqu’un pour le même genre de travail mais en Algérie – de préférence quelqu’un qui n’y avait jamais séjourné et pourrait ainsi aborder le pays dans un esprit de découverte mais qui, en même temps, se serait suffisamment informé avant de partir pour n’être pas complètement déphasé en arrivant sur place. C’est ainsi que, par l’entremise de Pierre Gascar, je me suis retrouvé sous contrat avec les éditions Arthaud… et au fond du Sahara en mai 68 !

Du coup, je ne savais rien autre des événements que ce que m’en disait Max-Pol Fouchet dans les quelques messages qu’il m’envoyait de temps en temps, où il me disait en substance « Mais qu’est-ce que tu fous là-bas ?? Reviens ! Ici c’est la révolution, tu es en train de tout rater ! » En définitive, je n’aurai connu Mai 68 qu’a posteriori. Et puisque l’on en est à parler de 68, j’aimerais souligner qu’il importe de bien distinguer ce que l’on a appelé « les événements de 68 » et l’esprit 1968. On a tendance, ici en France, à réduire cette période aux manifestations qui ont eu lieu dans les rues de Paris mais il y a eu, au même moment, des remous et des mouvements analogues ailleurs dans le monde qui, comme en France, ont suscité beaucoup de réflexions. Dans cette affaire, la France se comporte un peu comme à l’égard de la littérature : elle se prend pour l’ombilic du monde. C’est une attitude qui m’énerve, et j’avais coutume de dire à mes étudiants, quand j’enseignais à l’Université, en particulier quand je leur parlais de la traduction, une chose qui toujours provoquait chez eux un choc confinant parfois à la stupeur :
« Avez-vous réfléchi au fait que la littérature française, chaque fois qu’elle franchit une frontière, devient une littérature étrangère ? »
Il a toujours été évident pour moi que la littérature était mondiale, qu’elle venait de partout, et qu’il était absurde de la percevoir comme un ensemble ayant pour omphalos la littérature française. D’où mon souci constant, une fois devenu éditeur, d’aller chercher des textes à l’étranger…
Nous voilà donc revenus à l’édition et peut-être pensez-vous que je vous ai emmenée bien loin avec ces périples sahariens, mais vous allez voir que ce détour a son importance parce que, sans ces voyages, Actes Sud n’aurait probablement jamais vu le jour…

(À suivre… ici)

   
 

Entretien réalisé par isabelle roche le lundi 2 juin 2008 au Mas Martin.

 
     

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Entretien avec Sylvie Gracia (éditions le Rouergue, collection La Brune)

La Brune : une collection qui fête ses dix ans – dix ans d’ouverture exigeante à la diversité littéraire

Longtemps « la brune » a été pour moi un pays de fleurs sauvages que l’on va cueillir pour en faire des tresses – pas même ce moment de la journée un peu étrange et propice à tous les mirages que l’on dit aussi « entre chien et loup », non… mais une référence à l’une de ces mélodies qui vous restent dans la mémoire avec ses parfums de feux de camp et de guitares grattées, ses reflux d’enfance où l’on part à travers bois en tribus débraillées à la conquête de ses mondes rêvés – vous savez, quand on hisse haut en hommage au petit cheval blanc si fier qui va toujours devant et à qui l’on chante que ce n’est qu’un au revoir…
Il y a de cela deux ou trois ans, au hasard d’une exploration livresque dont les circonstances m’ont aujourd’hui échappé, je découvrais que La Brune était le nom d’une collection de livres que leur couverture – blanc mat avec une petite photo noir et blanc qu’il faut observer un peu avant de trouver exactement ce qu’elle figure – nimbait d’une étrangeté à la fois discrète et tranquille. Ainsi tentée, je pénétrai d’abord une Serre, puis rencontrai Un garçon naturel – des moments de lecture forts qui déterminèrent en moi une certaine idée de La Brune, peut-être erronée mais qui se trouva confirmée il y a peu avec Les Bois dormants, le second roman de Fabienne Juhel dont j’avais tant aimé La Verticale de la Lune.
Quand j’appris que cette collection fêtait ses dix ans, je profitai du Salon du Livre de Paris pour faire une petite virée en Rouergue et rencontrer Sylvie Gracia, qui a contribué à sa fondation et la dirige depuis, afin d’en savoir plus sur cette belle Brune et ses livres qu’il faut apprivoiser. 
Pendant près d’une heure me fut offerte une nouvelle occasion d’approcher ce que sont la passion du livre et de la littérature exigeante… 


Avant de nous conter l’histoire de La Brune, pourriez-vous vous présenter ?
Sylvie Gracia :
En fait, la naissance de cette collection et mon arrivée aux éditions du Rouergue sont étroitement liées… Je ne suis pas du tout issue du monde de l’édition : j’ai d’abord été journaliste et romancière [Voir sa bibliographie en fin d’article, p.2 – NdR], j’ai publié mon premier livre en 1996, L’Eté du chien. À l’occasion de sa sortie, j’avais été invitée pour une signature à La Maison du Livre – la grande librairie de Rodez, qui appartient à Danielle Dastugue, la fondatrice et directrice des éditions du Rouergue, lesquelles existaient, à l’époque, depuis une dizaine d’années, avec un catalogue essentiellement constitué par des romans dits « de terroir » et des ouvrages consacrés au patrimoine régional. En 1993, Danielle Dastugue avait lancé un département jeunesse avec Olivier Douzou, qui allait devenir un auteur et illustrateur de livres pour enfants très réputé, et elle songeait à la création d’une collection de littérature pour adultes. Lors de ma venue à La Maison du Livre, elle m’a proposé de travailler avec elle à l’élaboration de cette collection. Il s’agissait de partir de zéro ; nous n’avions aucun texte en attente susceptible de fournir une amorce au catalogue – les manuscrits qui, alors, parvenaient au Rouergue touchaient tous au terroir ou au patrimoine. Nous avons passé un an et demi à prospecter, auprès de personnes susceptibles d’être en contact avec de jeunes écrivains – et ce laps de temps a aussi été mis à profit pour tester nos compatibilités. Par-delà les affinités qui nous unissaient, il fallait voir comment nous pouvions travailler ensemble. Le plus difficile a été de recueillir des textes correspondant à ce que nous cherchions.
Peu à peu les prospections ont porté leurs fruits et, en 1998, nous avons publié les trois premiers titres de La Brune, parmi lesquels Petites morts d’Isabelle Rossignol – un roman d’une soixantaine de pages traitant de la découverte de la sexualité par une femme, qui a été très bien accueilli à la fois par les lecteurs et par la critique, et qui a vraiment marqué la naissance de la collection – et Roman fleuve, d’Antoine Piazza, l’année suivante, qui a également très bien marché et a même figuré dans la sélection du Prix Médicis. Les débuts de La Brune ont ainsi bénéficié de la curiosité des libraires et de la presse à l’égard d’une collection naissante, et de très bons textes qui, par leur retentissement, ont contribué à faire connaître la collection et à définir à peu près l’espace dans lequel nous souhaitions la développer.
Je suis donc entrée dans l’édition en même temps que se préparait La Brune… Et depuis quelques années je m’occupe aussi d’une partie du secteur jeunesse, c’est-à-dire des collections « DoAdo » pour les adolescents, et « Zig-Zag » pour les plus petits.

Maintenant que vous êtes éditrice à plein temps, comment gérez-vous votre activité de romancière ?
Avec de plus en plus de difficultés… Le métier d’éditrice est un métier où je me sens très bien, notamment dans ce qu’il implique au niveau des rapports avec les auteurs. Je dois cependant convenir que s’occuper de trois collections représente un travail énorme, qui demande un investissement considérable en termes de temps, d’énergie et de passion ; cette énergie dépensée là manquera forcément ailleurs et, en ce moment, je suis dans une positiion un peu difficile car je n’ai pas encore réussi à trouver un équilibre satisfaisant entre mon métier et mon activité de romancière.
J’ai continué à publier après mon entrée au Rouergue – trois ans après L’Été du chien mon second livre, Les Nuits d’Hitachi, est sorti, toujours chez L’Arpenteur, puis, un peu plus tard, L’Ongle rose est paru chez Verdier. Le quatrième, Regarde-moi, est sorti il y a trois ans aux éditions Verticales dans la collection « Minimales ». Mais le roman que je suis en train de terminer, dont je dois très bientôt remettre le manuscrit et qui devrait paraître, si tout va bien, en 2009, est en chantier depuis trois ans.

Pour en revenir à La Brune, d’où vient ce nom ? 
D’une longue période de tâtonnements ! Quand le projet de cette collection a émergé, les publications jeunesse du Rouergue étaient déjà organisées par collection – chacune avait son nom et son espace bien définis – mais ce n’était pas le cas des ouvrages destinés aux adultes. Il fallait donc trouver un nom marquant ; pendant ces dix-huit mois que nous avons passés, Danielle et moi, à poser les fondations de la collection, nous avons beaucoup réfléchi et cherché dans plusieurs directions et, finalement, notre choix s’est arrêté sur « La Brune » – nom que j’avais proposé parce que ce mot désigne le moment où l’on passe du jour à la nuit, celui donc où l’on se retire, où l’on se met à l’écart du monde et de ses bruits et, pour moi, c’est l’heure idéale pour lire. Je réalise aujourd’hui que c’est une vision très romantique de la lecture ! La Brune est aussi le nom d’un lieu-dit proche du village où je suis née, dans l’Aveyron ; c’est une colline assez isolée, un très bel endroit qui lui aussi évoque le retrait du monde. Avec ce nom nous posions déjà les jalons d’un territoire, d’un certain imaginaire – mais ensuite, ce sont nos choix qui ont animé ce territoire, qui l’on fait vivre : il faut rappeler qu’au début, la collection n’était qu’une coquille vide, et tout le problème était de savoir si ce que nous étions en train de créer serait viable ou pas. Au bout de dix ans, nous sommes très heureux de constater que la collection est bien vivante et que nous n’avons rien trahi de nos envies de départ…

La Brune est-elle basée sur un concept éditorial identifiable ou bien est-elle simplement le reflet d’une certaine sensibilité littéraire qui n’appartient qu’à vous et à Danielle Dastugue ?
Danielle Dastugue et moi étions surtout en position d’attente : nous guettions ce qui allait nous être proposé, mais dans une attitude d’ouverture totale ; nous ne nous étions fixé aucune contrainte préalable, ni de genre, ni de format, ni de pagination… Ce sont donc, bien sûr, nos goûts qui nous ont guidées et nos sélections ont peu à peu dessiné un espace littéraire dont les contours sont déterminés par un certain niveau d’exigence d’écriture. Il est vrai qu’au début, La Brune a été ressentie comme une collection dédiée à une littérature intimiste, plutôt féminine – mais l’image que le public peut avoir d’une jeune collection ne correspond pas toujours exactement à son contenu réel… 

J’ai, pour ma part, une expérience de textes plutôt brefs issus de votre collection. Avez-vous vraiment voulu investir ce créneau du « court roman » en créant La Brune ?
Non, pas du tout. Comme je vous le disais, nous ne nous étions posé aucune limite, nous n’envisagions d’exclure aucun type de texte a priori – et cette position d’ouverture n’a pas changé. S’il fallait donner un mot pour caractériser l’esprit de La Brune, je dirais « l’éclectisme » – un coup d’œil au catalogue vous montrera la diversité de ce que nous avons publié…

Vous venez de changer la maquette des livres de La Brune. Pourriez-vous évoquer un peu l’évolution de cet habillage ?
Quand La Brune a été créée, les éditions du Rouergue s’étaient gagné une réputation grâce à ses ouvrages pour la jeunesse, essentiellement en raison de la qualité des illustrations ; c’est l’aspect graphique de ces livres qui, presque à lui seul, assurait leur présence en librairie. Les premières couvertures de La Brune ont été conçues par Olivier Douzou, dont j’ai parlé tout à l’heure, et leur réalisation a été confiée d’abord à Gianpaolo Pagni, un très grand illustrateur italien qui vit en France, puis à Chloé Poizat. Comme Olivier Douzou est également illustrateur, il a tout naturellement imaginé des couvertures illustrées pleine page, très colorées. Cela nous a bien servis au début : les livres étaient vite repérés, et leur aspect visuel s’inscrivait dans le prolongement de ce à quoi les lecteurs s’attendaient de la part de notre maison. Mais nous nous sommes peu à peu aperçus qu’en fait, les lecteurs et les libraires différenciaient mal les volumes de la collection « DoAdo » et ceux de « La Brune ».
Pour lever les ambiguïtés, nous avons décidé de modifier ces couvertures et nous avons alors opté pour un fond blanc, avec une petite photo noir et blanc en bordure. Ce changement a vraiment marqué les esprits des libraires et des lecteurs, comme si nous accédions enfin à une sorte de maturité – mais peut-être cette réaction tenait-elle aussi au fait que la collection avait, alors, 4 ou 5 ans d’âge et qu’elle avait eu le temps de se faire connaître.
Depuis, cette maquette blanche a un peu changé ; la dernière évoultion en date a eu lieu en janvier de cette année : « La Brune » figure désormais sur le premier plat de couverture – il n’apparaissait jusqu’alors qu’à l’intérieur – et la mention « Éditions du Rouergue » est passée en quatrième de couverture. Le nom de la collection est ainsi mis en avant : c’est notre façon de célébrer son dixième anniversaire ! De plus, un nouveau logo a été créé : les lettres de La Brune sont disposées à la verticale, en escalier, chacune portée vers l’avant par un trait léger. Pour marquer le passage de la lumière à la nuit…

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Avez-vous un rythme de publication régulier pour cette collection ?
Sylvie Gracia :
Disons que l’on se donne une fourchette de quatre à sept titres par an. Ces chiffres dépendent en premier lieu de ce qui arrive : il n’est pas si facile que cela de trouver des textes de qualité, même lorsque l’on a des auteurs fidèles qui nous proposent régulièrement leurs manuscrits – par exemple, l’an passé, il n’y a eu que quatre nouveautés parce que nous n’en avions pas davantage à publier… Mais nous ne dépassons pas sept livres dans l’année, d’abord parce que La Brune ne peut pas prétendre à une présence en librairie plus importante, et ensuite parce que publier un livre signifie aussi l’accompagner, le défendre… etc. – et il est très difficile de faire cela correctement pour plus de sept livres par an. Il nous est arrivé de sortir jusqu’à huit titres au cours d’une même année, avec trois ou quatre livres pour la seule rentrée littéraire, mais nous nous sommes rendu compte qu’environ un livre sur deux se trouvait ainsi sacrifié, nous avons donc préféré restreindre le nombre de publications et nous concentrer plus efficacement sur chaque titre. Le travail était plus confortable pour nous, et nos ventes ont été améliorées. Nous sommes donc gagnants à tous points de vue.

Recevez-vous beaucoup de manuscrits par la poste ?
Environ mille par an pour la seule collection de La Brune…

C’est un bon terreau que ces envois ?
Oui ; à de rares exceptions près, la majorité des premiers romans publiés ont été reçus par la Poste, de la part de gens que nous ne connaisssions pas. Étant donné que nous tâchons de publier régulièrement des premiers romans nous sommes peut-être plus attentifs que d’autres éditeurs aux arrivages postaux. Nous recevons quelques textes qui nous sont recommandés, mais ce ne sont pas forcément ceux-là qui sont retenus. Pour vous citer un exemple, nous publions ce mois-ci Abreuvons nos sillons, de Skander Kali – un premier roman de tonalité assez réaliste, qui aborde la question des banlieues. Il nous est arrivé par la poste et, trois semaines après, le contrat d’édition était signé.

Ça c’est de l’enthousiasme, et de la réactivité !
Oui… c’est la part la plus exaltante du métier que de découvrir comme ça un auteur prometteur ! 

Quel regard portez-vous sur cette collection à l’heure où vous fêtez ses dix ans d’existence ?
J’ai un peu de mal à prendre du recul par rapport au travail accompli – 10 ans est un bel âge, mais le temps est passé vraiment très vite… J’ai cependant l’impression d’être devenue plus libre dans mes choix éditoriaux ; je veux dire par là que je me sens plus ouverte à des textes qui sont très éloignés de ma sensibilité personnelle ou de mes goûts de lectrice. Par exemple, je ne suis pas certaine que j’aurais parié sur Abreuvons nos sillons il y a sept ou huit ans mais aujourd’hui, je suis très heureuse de le défendre ; j’ai le sentiment d’être davantage à l’écoute de ce qui se passe autour de moi et, grâce à cela, d’élargir le spectre de mes choix. Bien entendu, je me suis toujours efforcée d’avoir une attitude d’éditeur, c’est-à-dire de retenir des textes vers lesquels je ne serais pas allée spontanément mais qui me semblaient intéressants à publier et qui méritaient de trouver leur public. D’autant que dès la création de La Brune, nous avons été, Danielle Dastugue et moi, dans cette démarche de découverte, de recherche de nouveaux auteurs, de voix originales. Nous partions de zéro, nous n’avions pas de fonds et nous avons donc exploré tout particulièrement ce territoire des « premiers romans » – et nous continuons à en publier un ou deux chaque année.
 
Parmi les « primoromanciers » que vous avez publiés pour lancer La Brune, y en a-t-il qui constituent, aujourd’hui, une sorte de « noyau dur » d’auteurs fidèles qui alimentent votre catalogue ?
Oui ; je vous citerai notamment Antoine Piazza, dont nous allons publier le quatrième roman en septembre prochain, Claudie Gallay, qui vient de sortir son cinquième livre, Les Déferlantes, Pascal Morin… et quelques autres qui, après un premier texte, continuent de nous en proposer un tous les deux ou trois ans. Je pense que les auteurs se sentent bien chez nous ; ils trouvent au Rouergue un petit coin humain, où ils se sentent protégés et, en même temps, sécurisés sur le plan commercial : nous sommes désormais intégrés au groupe Actes Sud, ce qui signifie que nous bénéficions du savoir-faire et des infrastructures d’une grande maison ; nos auteurs profitent donc de tout un environnement propice à la défense des livres – une distribution large, un suivi minutieux en ce qui concerne les droits dérivés, un service de presse efficace… etc. Pour parler familièrement, je dirais qu’ils ont le beurre et l’argent du beurre (rires) !
Quand nous publions un premier roman, nous espérons toujours qu’il y aura une suite… Être en position de découverte signifie que l’on ne mise pas seulement sur un texte mais que l’on parie sur le potentiel d’un écrivain. Si, après ce premier texte, l’auteur ne nous propose rien de probant, ou s’il cesse d’écrire, c’est une déception – cela signifie que l’on s’est un peu trompés… 

Avez-vous déjà publié des romans étrangers ?
Non, et nous n’avons pas l’intention de le faire ; cela représenterait trop de travail et des investissements que nous n’avons pas les moyens de consentir. De plus, les éditeurs qui publient de la littérature étrangère sont nombreux – la France est un pays qui traduit beaucoup ; ce n’est donc pas un créneau dans lequel nous envisageons de nous positionner.

Parmi les projets immédiats et les prochaines parutions, y en a-t-il dont vous pourriez parler ?
Vous savez, le programme est pour ainsi dire établi jusqu’en 2009 ! Puisque vous connaissez Fabienne Juhel, je peux vous annoncer la parution, en janvier 2009, de son troisième roman, À l’angle du renard.
Et j’aimerais aussi parler d’un très beau texte que nous allons publier prochainement, écrit par Ahmed Kalouaz à propos de son père né en Algérie au tout début des années 20. À travers le destin de cet homme aujourd’hui décédé, Ahmed Kalouaz – qui est poète, auteur dramatique, et dont un premier livre est sorti en 1999 à La Brune, Absente – évoque avec beaucoup de sensibilité tous ces Maghrébins qui ont quitté leur pays pour venir travailler en France dans des conditions extrêmement difficiles. C’est un texte très émouvant, d’une qualité littéraire qu’on rencontre rarement dans les livres traitant de sujets semblables, délicats et douloureux.

En dehors des prévisions courantes, avez-vous pour La Brune des rêves qui, même difficilement réalisables, valent le coup d’être évoqués ?
Mon grand rêve pour La Brune serait de sortir un vrai succès de librairie – c’est-à-dire un livre qui se vendrait au moins à 20, 30 000 exemplaires. À titre indicatif, nos meilleures ventes atteignent grosso modo les dix mille exemplaires. Mais si l’on parvenait à doubler ou à tripler ces chiffres sur au moins un titre, cela attirerait l’attention sur l’ensemble des livres du catalogue et nous pourrions ainsi mieux développer la collection.
Cela dit, il y a tout de même un phénomène de fidélité qui s’est créé autour de La Brune, aussi bien chez les lecteurs que chez les journalistes : ils ont repéré quelques titres et, ensuite, ils se sont intéressés à chacune de nos publications. C’est très réconfortant ; j’espère que cette fidélité va perdurer, et que nous serons encore là dans dix ans !

 

Les romans de Sylvie Gracia
– L’Eté du chien, Gallimard coll. « L’Arpenteur », 1996, 208 p. – 15,00 €.
– Les nuits d’Hitachi, Gallimard coll. « L’Arpenteur », 1999, 119 p. – 11,80 €.
– L’Ongle rose, Verdier, 2002, 102 p. – 11,00 €.
– Regarde-moi, Verticales coll. « Minimales », mars 2005, 58 p. – 6,50 €.

 

Un peu de Brune sur Le Littéraire…
– Sandrine Bailly, La Serre
– Claudie Gallay, Les déferlantes
– Fabienne Juhel, Les bois dormants
– Emmanuelle Peslerbe, Un bras dedans, un bras dehors et Peines perdues
– Patrice Salsa, Un garçon naturel

 

   
 

Propos recueillis par isabelle roche au Salon du Livre de Paris le 17 mars 2008.

 
     
 

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Entretien avec Laure Leroy (Zulma/Le Mystérieux docteur Fu Manchu/ Sax Rohmer)

L’inquiétant et génial Chinois pointe ses yeux verts chez Zulma. L. Leroy et la traductrice A-S Homassel évoquent ce personnage culte

Le Dr Fu Manchu est apparu en 1913 sous la plume de Sax Rohmer – pseudonyme d’Arthur Henry Sarsfield Ward, un écrivain britannique né en 1883 et décédé en 1959, qui entra en littérature en écrivant une première nouvelle à l’âge de 20 ans. Ce mystérieux Chinois doté d’une intelligence hors du commun et détenteur d’une science encore ignorée des Occidentaux, qui a choisi de mettre tout ce potentiel au service du crime, fut d’emblée plébiscité par les lecteurs ; héros d’une quinzaine de romans parmi une production pléthorique, il apporta gloire et fortune à son créateur.
Ses aventures ont bien entendu traversé la Manche depuis longtemps. Mais il était devenu impossible de se procurer une édition courante des romans de Sax Rohmer en dehors du marché de l’occasion. Voilà qu’aujourd’hui
Le Mystérieux docteur Fu Manchu revient sur le devant de la scène littéraire grâce aux éditions Zulma, dans une nouvelle traduction due à Anne-Sylvie Homassel et habillé par un David Pearson qu’il faut, encore une fois, féliciter.

Il a réalisé sans doute, ici, le motif le plus figuratif depuis qu’il a la charge des couvertures Zulma. Bien que stylisée, la silhouette est à l’évidence extrême-orientale mais le mystère enveloppant le diabolique Chinois reste intact : pas de visage, et ses fameux yeux verts si caractéristiques sont absents ; le docteur est tout entier incarné par le contour d’un vêtement et une magnifique paire de mains envoûtantes d’où jaillit une nuée d’étoiles. Ne pas avoir donné corps à ces yeux répond très justement au texte qui, malgré les virtuosités descriptives déployées par Sax Rohmer – et relayées par la traductrice – suggère sans représenter : leur couleur, leur éclat, les expressions qui les animent demeurent indéfinissables ; il se forme dans l’imaginaire du lecteur non pas une image mais, plutôt, une force, une magnétique étrangeté. Malgré l’atrocité des meurtres commis et l’atmosphère sombre, malsaine des nuits londoniennes traversées, il y a tout de même des pointes d’humour dont l’écho semble se lire dans la typographie du titre et la manière un peu facétieuse dont les lettres dansent avec la forme des mains.
L’harmonie est donc parfaite, comme de coutume, entre l’extérieur et le contenu du livre… Une réussite livresque de plus à mettre au compte des éditions Zulma.
Au fait, comment ce personnage culte de la littérature policière est-il arrivé dans le catalogue de la maison ?

Laure Leroy :
Je ne sais plus exactement comment j’ai découvert les aventures de Fu Manchu – je crois que c’était à l’occasion d’une émission radiophonique intitulée « Sherlock Holmes contre Fu Manchu », ou quelque chose comme cela. J’ai longtemps gardé en tête le souvenir de ce personnage étrange, mystérieux, et d’un univers romanesque jubilatoire, en me disant qu’un jour, je devrais me pencher sur « le cas Fu Manchu ». Petit à petit l’idée a fait son chemin. Quand je me suis aperçue que les traductions françaises des Fu Manchu, après avoir été publiées par Le Masque puis reprises, entre autres, par 10/18, n’étaient plus disponibles en édition courante, je me suis lancée dans la recherche des ayant-droits et j’ai négocié l’achat des droits des trois premiers romans de la série directement avec l’agent anglais. Pendant tout le temps qu’ont duré mes recherches – ça n’a pas été si simple que cela… – j’avais commencé à parler du « projet Fu Manchu » à Anne-Sylvie [Anne-Sylvie Homassel, la traductrice, qui répond à nos questions en page 2 – NdR] : il me paraissait en effet compliqué de reprendre telles quelles les traductions publiées par Le Masque, qui étaient assez mauvaises, et tout aussi délicat de réutiliser les autres, plus récentes mais qui semblaient avoir subi plusieurs campagnes successives de rewriting maison. On avait l’impression de lire un texte plein de grumeaux, une sorte de mille-feuilles un peu indigeste… Une nouvelle traduction s’imposait ; Anne-Sylvie s’est montrée enchantée du projet, elle a accepté de s’y mettre et, au bout du compte, elle a réussi un superbe travail : le texte de Sax Rohmer en a été considérablement rafraîchi. Il est redevenu tout vif…

Outre que le personnage de Fu Manchu est une figure littéraire bien connue, inspirée d’autres personnages et ayant très probablement alimenté l’imaginaire de nombreux romanciers contemporains de Sax Rohmer ou postérieurs, le roman fourmille d’allusions historiques, de références à la situation politique qui était celle de l’Empire britannique à l’époque où Sax Rohmer écrivait. À défaut d’être un historien émérite et de connaître sur le bout des doigts son « Histoire d’Angleterre », on saisit mal la vraie substance du contexte ; au premier abord – avant que le charme profond du texte opère et que l’on succombe au rythme effréné des péripéties… – on se dit que des explications, même brèves et succinctes, eussent été les bienvenues. Or, contrairement à la plupart des textes publiés par Zulma, celui-ci est livré sans préface, sans avant-propos qui recadrerait tout cela, et aucune note n’est insérée qui éclairerait, par exemple, les termes « Thug », ou « Dacoït »… Une telle nudité surprendra probablement les fidèles de la maison, habitués à ces accompagnements concis et clairs dont bénéficient la quasi totalité des livres et dont on ne cesse de louer la qualité…
 
Laure Leroy :
La décision de publier le texte nu, sans présentation ni appareil critique d’aucune sorte, tient, d’abord, à une certaine modestie : nous ne voulions pas donner le sentiment de passer derrière Francis Lacassin qui, lorsqu’il a pris en main la réédition de la série Fu Manchu, a rédigé pour chacun des volumes de longues préfaces, très érudites, très complètes sur le plan de l’histoire littéraire. Malgré tout, je ne suis pas sûre que connaître le détail du contexte historique en Chine, l’actualité de l’époque en Grande-Bretagne ou les opinions politiques de Sax Rohmer (dont je ne sais rien, d’ailleurs), ajoute grand-chose au plaisir de lire le roman.
Que les Thugs et les Dacoïts soient des groupes identifiables ou bien des sectes inventées de toute pièce par l’auteur ne change rien à leur fonction dans le roman ; laissons donc libre cours à l’imaginaire des lecteurs !… De même, pour l’aspect « histoire de la littérature ». Savoir quelles ont été les adaptations cinématographiques, ou bien quels points communs les héros de Sax Rohmer ont avec d’autres personnages littéraires appartenant à un même univers est certes passionnant, mais ce n’était pas là mon projet. Et si Fu Manchu est mystérieux, tant mieux. Gardons-lui son mystère !

À diverses répétitions, au séquençage très net des multiples péripéties de l’intrigue et à la façon assez peu liée dont elles s’enchaînent, on croit reconnaître dans le roman l’empreinte d’une diffusion en feuilleton – et les romans eux-mêmes, au sein de la série, s’appréhendent comme autant d’épisodes d’un vaste feuilleton. En annonçant en fin de volume la parution prochaine de la suite – « Bientôt chez votre libraire Les Créatures du docteur Fu Manchu« – l’éditeur s’empare de la marque feuilletoniste et l’exploite pour asseoir son projet éditorial mais, en fait de « parution prochaine », il faudra prendre son mal en patience : ce deuxième tome ne sera pas sur les étals… avant octobre 2008 ! Pourquoi donc un tel effet d’annonce, ce « bientôt » qui s’étire presque jusqu’à l’année entière au lieu de correspondre au très court laps de temps auquel ce terme renvoie d’ordinaire ?

Laure Leroy :
Il faut à la fois tenir les lecteurs en haleine, montrer que la série aura bel et bien une suite, et en même temps respecter certains délais. Nous nous sommes aperçus, notamment, que les libraires avaient besoin de beaucoup de temps pour lire et décider de défendre un livre ; il est indispensable qu’ils se l’approprient avant de le faire découvrir à leurs clients et, sans leur soutien actif, un livre aura du mal à trouver son public, même s’il recueille beaucoup d’articles de presse. Bien que Fu Manchu soit un personnage culte, fort de toute une histoire, nous avons préféré considérer que ce travail d’appropriation par les libraires demeurait nécessaire…

En dehors des aventures de Fu Manchu, Sax Rohmer a publié d’autres romans et de nombreux recueils de nouvelles* – un univers qui fascine Laure Leroy et lui a donné envie de publier quelques-unes des nouvelles qui l’ont le plus marquée. Mais chaque chose en son temps comme dit l’adage et, pour l’heure, son intention est d’abord de remettre Fu Manchu au goût du jour. L’enthousiasme de l’éditeur est là, l’avenir éditorial de l’œuvre de Sax Rohmer dépend donc, désormais, de l’accueil que vous lecteurs allez réserver à ce premier opus…

* L’une d’entre elle, Les Yeux de Fu Manchu, est proposée dans une adaptation audio sur le site de Zulma. Découvrez-la à partir de la page consacrée au livre en cliqant ici.

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Eu égard aux louanges adressées à la traductrice, il nous a paru intéressant de nous tourner vers elle afin d’en savoir plus sur la manière dont elle a abordé ce travail ; sans quoi notre petite approche « périphérique » de cette réédition du Mystérieux Dr Fu Manchu nous aurait paru bien incomplète. Les plus attentifs remarqueront combien le portrait que nous a envoyé Anne-Sylvie Homassel, cette belle image où jouent deux paires d’yeux, entre en résonance averc l’univers romanesque dont il est question et dans lequel les iris viridescents du terrible Chinois ont un rôle si important…


Certains de nos lecteurs se souviendront, entre autres de vous avoir rencontrée dans les pages de la revue Le Visage vert ; quel a été votre parcours de traductrice ?
Anne-Sylvie Homassel :
Je suis venue à la traduction à la fin de mes études de philosophie, un peu par paresse… je cherchais désespérément un sujet de maîtrise et j’ai fini par traduire un inédit de Berkeley. Cela dit, je n’en ai pas fait ma profession. Toujours par paresse, je pense… Mais la rencontre avec Xavier Legrand-Ferronnière à la fin des années 1980 m’a conduite à de nombreuses aventures en parallèle de ma vie professionnelle : Le Visage vert naturellement, un certain nombre de traductions pour Encrage dans les premiers temps, puis pour Terre de Brume, pour Joëlle Losfeld, sur des propositions qui venaient soit de l’éditeur, soit de Xavier (c’est le cas le plus fréquent), soit de mes dossiers à moi, qui sont pleins de bricoles assez variées. 

Qui a été l’initiateur du projet de nouvelle traduction de Fu Manchu ? Avez-vous répondu à une demande des éditions Zulma ou bien est-ce vous qui avez émis la proposition ?
Le projet Fu Manchu a été initié par Laure Leroy. On s’était croisées il y a une dizaine d’années, je ne sais plus dans quelles circonstances, même si je revois une discussion dans le jardin du Muséum, à Paris, et nous avions notamment discuté de Wilkie Collins… c’était quelques années avant le grand retour de Collins dans l’édition française, via Phébus, et quelques autres éditeurs, je crois, étaient sur les rangs pour le remettre au goût du jour. Un peu plus tard j’ai travaillé quelque temps au projet Zulma Classics, puis Zulma a repris Le Visage vert. Et Laure Leroy un jour m’a dit qu’elle avait acheté les droits des trois premiers volumes de Fu Manchu. Voulais-je travailler sur les traductions existantes pour faire un diagnostic et reprendre les textes ? Et je me suis donc embarquée dans cette aventure avec l’idée de retaper une traduction, comme je l’avais fait quatre ou cinq fois chez Terre de Brume, avec La Reine de cœur, de Collins, ou le très beau roman d’Ethel Mannin, Lucifer et l’enfant.

Aviez-vous déjà travaillé sur l’œuvre de Sax Rohmer ? Est-ce un auteur que vous connaissez bien ?
Non, je n’avais jamais travaillé sur l’œuvre de Rohmer, et je ne le connaissais que très superficiellement. Comme j’ai la chance, d’une certaine façon, de traduire en parallèle (on va peut-être éviter de dire que je traduis en amateur…), je travaille surtout sur des auteurs que je rencontre en flânant – des Arthur Machen, des Dunsany, des Bramah, des Beerbohm, des Michael Arlen… Cela dit, Rohmer n’est pas extrêmement éloigné de ce monde-là. Ses villas de la banlieue de Londres où grouillent les monstres et les mystères, on les retrouve chez Bramah, ou dans Les trois imposteurs de Machen. Et bien sûr chez Conan Doyle. C’est un monde qui finit par m’être bizarrement familier, comme à un certain nombre de lecteurs de ces auteurs ou du Stevenson du Dynamiteur.

Qu’est-ce qui, selon vous, nécessitait d’être repris dans la traduction existante ?
Les textes disponibles en poche sont déjà des réécritures des traductions de Henri Thiès par Robert-Pierre Castel. Comme elles étaient effectivement un peu composites (les traductions de Thiès sont parues dans les années 30, les reprises de Castel datent des années 70), j’ai donc proposé à Zulma de tout reprendre à partir de l’anglais, pour avoir un texte plus dynamique.

Comment avez-vous abordé ce travail ? Vous êtes-vous souvent reportée à la traduction existante ou bien avez-vous abordé le texte de façon plus « virginale », comme un texte jamais traduit auparavant ?
J’ai complètement évacué les traductions Thiès-Castel. Ce n’est pas une question de qualité, c’est une question d’influence involontaire. Si l’on veut que la traduction ait son propre rythme, qu’elle accède à un statut de texte autonome qui tient debout en français, on n’a pas vraiment le choix.

Quel est, selon vous, l’aspect le plus délicat du texte, ce qui représente le plus de difficulté du point de vue de la traduction ?
Rohmer n’est pas extrêmement difficile à traduire. Cela dit, je suis d’ordinaire plutôt adepte de la traduction qui colle au texte original. Dans cette affaire, Laure Leroy m’a quelque peu poussée au crime. Les personnages de Rohmer ont quelques tics et quelques phobies dont la répétition est parfois fastidieuse. J’ai parfois simplifié, parfois surtraduit pour obtenir un texte encore plus nerveux. Mais vous allez peut-être me parler du Péril jaune et des aspects racistes de la série… Très franchement, j’ai, d’un commun accord avec l’éditeur, réduit le nombre des références à la « race jaune » et autres traits déplaisants du texte, parce que notre but n’est pas de heurter, mais de distraire et de charmer. Réduit, mais pas gommé, ce qui n’aurait pas eu de sens. Qu’on se rassure, le terrible Fu Manchu incarne toujours le Péril jaune dans toute sa splendeur. Et les fantasmes du Dr Petrie sont toujours aussi lascivement moyen-orientaux.

Combien de temps approximativement vous a demandé la traduction du Mystérieux Docteur Fu Manchu ?
En parallèle, comme je vous l’ai dit, d’une autre occupation professionnelle, deux bons mois de travail. C’est-à-dire quelques week-ends et pas mal de soirées. 
 
Est-il prévu que vous retraduisiez la totalité des romans de la série ? Si oui, où en êtes-vous de votre travail ?
La totalité ? C’est une question à poser à l’éditeur… et dont la réponse dépend probablement en partie des lecteurs. Cela dit, je travaille en ce moment sur Les créatures du Dr Fu Manchu, le deuxième de la série.

   
 

Propos recueillis par isabelle roche par téléphone et par courriel en février 2008.

 
     
 

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Entretien avec Jean-Yves Reuzeau (Janis Joplin/éditions Le Castor Astral)

En compagnie de Jean-Yves Reuzeau, découvrez un Castor bien atypique

Le 16 août dernier marquait le 30e anniversaire de la mort d’Elvis Presley. Entre autres événements organisés de par le monde pour célébrer cette commémoration, on mentionnera, en France, la sortie prochaine de la traduction des deux tomes de la biographie que Peter Guralnik a consacrée à la star, Last train to Memphis et Careless love. Les fans savent ce que cela a de retentissant…. Curieusement, ce n’est pas une « maison à best seller » au catalogue rempli de gros tirages à sensation que l’on devra remercier, mais de vrais passionnés de musique pop-rock doublés d’authentiques amoureux de littérature, qui ont posé leurs premières pierres éditoriales en publiant de la poésie sous le label du Castor Astral.

L’un des cofondateurs de la maison, Jean-Yves Reuzeau, nous raconte l’épopée castorienne – éditeur certes mais aussi auteur, il vient de publier dans l’éclectique collection « Folio Biographies » Janis Joplin (Jean-Yves Reuzeau, Janis Joplin, Gallimard coll. « Folio biographies », mai 2007, 417 p. – 8,20 €.).
Petit local étroit, largement éclairé d’une vaste baie vitrée et s’ouvrant sur une cour intérieure au sol pavé, le siège pantinois du Castor tient davantage de la réserve que du « bureau d’éditeur » – sauf que l’on y trouve les mêmes étagères surchargées de livres, et les mêmes feuillets volants posés çà et là en équilibre précaire, à mi-chemin entre chaos et classement prochain. En y regardant de près, l’on voit que sur ces étagères tient toute la mémoire du Castor – les dernières parutions non encore tirées de leurs emballages voisinent avec les plus anciens volumes, dont l’âge se devine à leur empoussièrement, au léger jaunissement de leurs couvertures, et à leur aspect, sensiblement différent des ouvrages récents. Accrochées au mur, une photo de Pérec, une affiche d’un ancien Marché de la poésie, d’autres images encore qui toutes exhalent un effluve un peu beige et nostalgique. Mais le présent et l’avenir immédiat sont bien là, aux couleurs éclatantes et témoignant de la vitalité de la maison : dossiers de presse en cours de réalisation, maquettes de couverture pour de prochains livres… etc. 
Comme le temps s’y prêtait – ce mois de mai 2007 avait des teintes aoûtiennes plutôt que printanières – et que décidément, les « bureaux » manquaient d’espace, l’entretien se déroula « en terrasse », autour d’une petite table presque de jardin – le calme, la brise légère donnèrent à l’interview un petit côté goûter d’autrefois des plus agréables. L’œil clair et la tignasse neigeuse, Jean-Yves Reuzeau commença donc par retracer les débuts du Castor Astral – plongée immédiate dans les années 70, dans l’univers enthousiaste d’une bande de jeunes étudiants épris de l’Esprit de Mai. Tout vif accroché à ses paroles vibre un amour fou pour la poésie avant-gardiste qui ébourriffe le monde et les idées que l’on s’en fait. Oui, la passion un rien débridée est bien vivace. À l’entendre, on se prend à croire que très bientôt on dégottera bel et bien la plage sous les pavés et qu’à l’aube d’un certain 40e anniversaire – rugissant ? – le Temps des cerises sera peut-être précoce… 

Comment est né le Castor Astral ?
Jean-Yves Reuzeau :
L’histoire débute en plein courant post-soixantehuitard, à une époque assez euphorique où les revues de contre-info pullulaient de tout côté, sous les formes les plus diverses… Les échanges entre revuistes révélaient un grand dynamisme, franchement interactif. Cette période formidable – je sens que ces propos ne vont pas plaire à M. Sarkozy… – a duré, grosso modo, de la toute fin des années 1960 à celle des années 1970. Quand est survenue la crise du papier – son prix a pratiquement doublé du jour au lendemain -, la quasi totalité de ces petites revues a disparu. Bien entendu, d’autres motifs, plus politiques ou sociologiques, expliquent aussi la fin de ce phénomène. Mais revenons au cœur de l’euphorie… Nous sommes en 1974-75, à la fac de Talence (Bordeaux). Inscrit en « Carrières du livre », venant de Bretagne, je ne connaissais absolument personne sur place. Le tout premier avec lequel j’ai lié amitié était Marc Torralba, lui-même non-Bordelais et originaire de la vallée d’Aspe. Très vite, avec d’autres étudiants, nous avons créé notre petite revue de contre-info, dont trois numéros sont parus. Devant effectuer des stages longue durée en librairie ou en maison d’édition, nous nous sommes débrouillés pour les effectuer au Québec. Et là-bas, ce fut la révélation. Alors que l’éclosion des petits éditeurs était encore balbutiante en France, nous avons découvert au Québec une profusion de petites structures indépendantes. Les vitrines des librairies étaient souvent occupées en priorité par des livres de poésie, édités par des maisons aux noms plus ou moins délirants – L’Obscène Nyctalope, Les Herbes Rouges… etc. Et il ne s’agissait pas de n’importe quelle poésie, mais de formes poétiques tout à fait avant-gardistes. Exactement ce dont nous étions friands. Alors, on s’est dit que c’était la voie à suivre : se choisir un nom bizarre, et publier uniquement ce qui nous plaisait – c’est-à-dire, à l’époque, essentiellement de la poésie hors norme.
Dès notre retour en France, nous nous sommes concertés pour le choix du nom. L’un et l’autre très inspirés par la mouvance post-surréaliste, nous nous sommes arrêtés sur Le Castor Astral : j’ai proposé « Castor » en référence au Québec et au côté opiniâtre de l’animal, et Marc a choisi « Astral » du simple fait qu’il écrivait alors parfois dans des revues de contre-info sous le pseudonyme du Paranoïaque astral. Joyeuse époque ! Comme les deux mots accollés fonctionnaient particulièrement bien, tant sur le plan sonore que visuel, nous n’avons pas cherché plus loin. Le Castor Astral était né. Vous voyez qu’il n’y a pas une once d’ésotérisme là-dedans ! (rires) À vrai dire, nous n’avions pas l’intention de créer une maison d’édition, nous désirions simplement imprimer et faire circuler des recueils de poésie contemporaine. Nous étions constitués en association « loi 1901 » et il n’y avait rien de très officiel. Bien entendu, nous n’avions ni diffuseur ni distributeur… Notre (toute) petite affaire était totalement artisanale : nous allions imprimer les premiers recueils nuitamment, dans une école dont une copine détenait la clé, sur une machine offset dont nous ne savions absolument pas nous servir. Il nous a fallu je ne sais combien de nuits avant d’obtenir quelque chose d’acceptable ! Ensuite, il fallait assembler et massicoter le tout – nous nous y mettions à une douzaine -, puis nous allions vendre tout ça dans les librairies de Bordeaux et chaque midi sur le campus. Nos tirages ne dépassaient guère les 500 exemplaires, mais les recueils se vendaient finalement plutôt bien.
À la fin de notre cursus universitaire, nos chemins ont géographiquement divergé : Marc a voulu rester en région, tandis que j’avais prévu de longue date de travailler à Paris. Nous avons malgré tout décidé de continuer à collaborer, même à distance, et cela fait aujourd’hui plus de trente ans que nous travaillons ensemble. Près de huit cents livres sont ainsi parus, mais le contexte et les pratiques ont forcément considérablement changé !

La bipolarité Paris / Bordeaux date donc du tout début ?
Pratiquement, oui… Les premiers recueils portant le nom du Castor Astral sont parus en décembre 1974 et je suis arrivé à Paris en 1977. Jusqu’en 1980, notre production s’en est tenue à ces livres de poésie. Puis, soudain coup de folie, nous avons publié un imposant volume de près de 500 pages, L’Anthologie 80, « 10 ans d’expression poétique en France, en Belgique et au Québec ». Le risque était énorme, assez insensé vu notre manque total de moyens, d’autant que le tirage était conséquent. Si le livre ne se vendait pas, c’était probablement la fin du Castor… Heureusement, L’Anthologie 80 a incroyablement bien marché, se vendant à plusieurs milliers d’exemplaires et nous attirant surtout les éloges de toute la presse. C’est à partir de là que nous avons cherché et trouvé un diffuseur et que nos ouvrages sont vraiment devenus visibles en librairie dans toute la France, mais aussi en Belgique, en Suisse et au Québec. Cette réussite a marqué notre entrée dans le « vrai » système éditorial, avec ses contraintes d’offices, ses plannings serrés, ses échéances… etc. Nous sommes alors devenus un peu plus réalistes ; les utopies commençaient à battre de l’aile et il était évident que nous ne pourrions pas tenir longtemps en ne publiant que de la poésie. Comme nous étions attirés par d’autres genres littéraires, notre catalogue s’est peu à peu diversifié. Nous continuons toujours à publier des recueils poétiques dans le même esprit qu’à nos débuts, mais le catalogue propose depuis longtemps des romans, des essais, des documents et des ouvrages consacrés à la musique (surtout pop, rock, blues et jazz). Aujourd’hui, ce secteur représente à peu près 50 % de notre activité.

Vous avez un correspondant au Québec, François Tétreau. Cet ancrage québécois est-il une survivance de votre passage estudiantin là-bas ?
Si l’on veut ! François est en effet un ami de cette époque, même si nous l’avons rencontré en France. Critique d’art et traducteur, romancier, Le Castor Astral a publié plusieurs de ses livres. Grâce à lui, notre maison a un débouché au Canada francophone.

Qu’est-ce qui distingue les livres labellisés « Castor Music » de ceux figurant simplement dans la rubrique « Musique » ?
« Castor Music » est une collection de livres de poche (plutôt luxe) et au look très reconnaissable, vendus entre 9 et 11 euros, dirigée par Philippe Blanchet. Les autres ouvrages musicaux, de formats divers, souvent traduits de l’américain, peuvent être de volumineuses biographies, des essais, des albums à la riche iconographie… Leur prix tourne autour d’une vingtaine d’euros. 

Quelle est la particularité de la collection « Escales des lettres » ?
Animée par Francis Dannemark, cette collection propose des romans, de la poésie, des essais, des anthologies… Elle accueille essentiellement des auteurs belges ou néerlandais, francophones ou non (de langue française et aussi de langue néerlandaise), dont Philippe Blasband, Régine Vandamme, Marie-Ève Sténuit ou encore l’extraordinaire Willem Elsschot. Mais on trouve aussi dans ces « Escales » un livre de Pasolini, un autre de Wilfried Owen. C’est le fruit des aléas de l’édition… et des souhaits inspirés du directeur de collection. Il faut toujours garder la notion de plaisir et éviter d’être prisonnier de cadres trop rigides, même de ceux que l’on s’est soi-même fixés… Francis Dannemark est l’un des auteurs que nous avons publiés à nos tout débuts – son deuxième livre est paru chez nous en 1978. Éditeur dans l’âme, il assure au Castor une présence importante en Belgique.

Et « Les Inattendus » ? Comment est née cette collection ?
L’idée de départ de cette collection est de publier des textes méconnus d’auteurs connus – mais vous remarquerez des exceptions, comme Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, ou Éloge de la Folie, d’Érasme, qui ne sont pas précisément des textes « rares ». Comme je vous le disais, il ne faut pas être trop prisonnier des cadres que l’on s’impose… Quant à la naissance de la collection, elle résulte… d’un inattendu. Un ami libraire s’était amusé à publier Le Dictionnaire des idées reçues, tout seul dans son coin, le vendant uniquement dans les FNAC parisiennes et dans quelques librairies normandes. Un jour, fermant boutique, il a aussi cessé son activité d’éditeur et nous a proposé de reprendre son stock du Dictionnaire flaubertien. Nous étions un peu réticents au départ, étant donné que notre catalogue du moment ne proposait pas de textes « classiques ». Par amitié avant tout, nous avons fini par accepter de le placer chez notre diffuseur, en annonçant juste sa « sortie » dans le bulletin des parutions. Un trimestre plus tard à peine, notre diffuseur nous appelle pour nous demander quand devait être livré le nouveau tirage… D’abord interloqués, nous avons décidé de réimprimer le livre, cette fois avec avec notre label d’éditeur, mais en reprenant l’élégante maquette choisie par notre ami libraire, étant donné qu’elle correspondait parfaitement à ce type de texte. Ce succès a attiré notre attention. Nous avons alors pensé qu’il y avait peut-être un filon à exploiter en fouillant dans les textes anciens, peu ou pas réédités depuis leur première parution. Surtout en les faisant présenter et annoter par les plus grands spécialistes. Nous avons été confortés dans cette intuition par un universitaire qui, peu après la réimpression du Dictionnaire, nous a proposé de rééditer Le Candidat, une pièce méconnue de Flaubert. Puis les propositions, les trouvailles se sont succédé et, aujourd’hui, la collection compte une cinquantaine de titres, parmi lesquels des inédits de George Sand, Colette ou Georges Ribemont-Dessaignes, et bien d’autres pépites littéraires dues à des auteurs comme Balzac, Alfred Jarry, Franz Kafka ou Charles Nodier. Cette collection est imprimée avec le plus grand soin pour un public bibliophile. Une démarche éditoriale très exigeante mais passionnante. Il faut aller vers le texte surprenant. Cela se passe au fil des rencontres, des contacts qui se nouent… Des fils se tendent, se croisent, puis, parfois, en tirant dessus, on trouve au bout une rareté, oubliée depuis des décennies et qu’il faut dépoussiérer, remettre en forme, enrichir d’illustrations, de préfaces, de postfaces, d’annexes et de notes.

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Le nom de l’une de vos collections se réfère explicitement à Georges Perec – « Je me souviens des villes ». Quel genre de livres propose-t-elle ?
Jean-Yves Reuzeau :
Le concept consiste au départ à rassembler des habitants de tous âges autour d’un écrivain qui anime un atelier d’écriture et à inviter un écrivain – ou un collectif d’écrivains, voire un atelier d’écriture – à écrire un livre de souvenirs sur la ville où il vit en suivant le modèle du fameux Je me souviens. Ce livre peut revêtir des formes très diverses ; le plus abouti que nous ayons publié est Je me souviens de Bruxelles. À classer dans la catégorie « beaux livres ». Il y a des nouvelles de différents auteurs et des photographies étonnantes ; un illustrateur a réalisé des dessins comme dans un carnet de croquis… De nombreux habitants de la ville ont même apporté leur participation. Mais cette collection ne peut se développer qu’en partenariat avec les municipalités intéressées par le concept. Au-delà du travail purement éditorial, assez considérable selon les cas, cela implique de solliciter les villes, d’aller vers elles pour leur proposer le projet. 

Établissez-vous des quotas annuels pour chacune de vos collections ?
Oui, mais en gardant tout de même une certaine souplesse. Toutes collections confondues, nous publions une grosse quarantaine de livres par an. La musique, devenue une branche très active de notre maison, représente à peu près la moitié de la production – biographies (Johnny Cash, Elvis Presley, Eric Clapton, Frank Zappa, Ben Harper, Syd Barrett, Leonard Cohen… etc.), essais (sur le rap, la French Touch… etc.), anthologies d’articles (d’Alain Dister, par exemple), livres transversaux comme le tout récent Bordeaux Rock(s) ou l’histoire de la musique à San Francisco ou à Memphis. L’autre moitié de notre production est constituée par la littérature, dont des romans, des recueils de nouvelles, des biographies d’écrivains (Emmanuel Bove, Charles Juliet… etc.), des recueils de poésie, des textes autour de l’Oulipo (Hervé Le Tellier… etc.) et plusieurs « Inattendus ».

Recevez-vous beaucoup de manuscrits par la poste ?
Oui… comme les autres éditeurs ! Entre mille et mille deux cents par an. Mais sur la quarantaine ou cinquantaine de livres publiés annuellement par Le Castor Astral, on compte rarement plus d’un ou deux textes issus de cette manne postale. Il est donc assez rare qu’un manuscrit parvenu par la poste soit édité, mais quand cela se produit, c’est une expérience particulièrement motivante, comme avec Georges Flipo actuellement. D’abord parce qu’on a le sentiment d’avoir débusqué le joyau dans la masse des textes reçus, et ensuite parce que s’opère une rencontre avec un auteur, une écriture, un univers… Comme il s’agit en général de « premiers romans », nous avons vraiment l’impression que tout est possible. Traiter ces centaines de manuscrits représente un travail colossal en regard de l’infime proportion de textes qui franchissent finalement les mailles du filet, mais quand par hasard la pépite surgit, il ne faut pas la laisser passer.

Malgré toutes les contraintes imposées par les calendriers, les plannings, les pressions commerciales, parvenez-vous à ménager des « fenêtres » permettant d’accueillir un éventuel bijou inattendu, et surtout hors norme ?
Comme les autres éditeurs, nous subissons une terrible (mais essentielle !) pression de la part des diffuseurs, qui nous obligent à travailler de plus en plus en amont – par exemple, au moment où je vous parle [le jeudi 24 mai 2007 – NdR], l’auteur d’un roman devant paraître à la rentrée de septembre travaille à la toute dernière version de son texte afin que nous puissions imprimer le livre pour la mi-juin. Les journalistes et les libraires doivent pouvoir lire les nouveautés au moins deux mois avant leur parution. Nous présentons nos nouveautés aux représentants jusqu’à cinq mois avant leur parution. Nous établissons un préplanning sur un minimum de deux ans, ce qui laisse finalement peu de latitude pour les coups de foudre et les ovnis littéraires. Ces délais sont imputables à la lourdeur du système de diffusion, mais tous les éditeurs sont bien sûr logés à la même enseigne. Travailler si longtemps à l’avance possède aussi ses avantages. Et puis, six ou dix mois d’attente, en littérature, ce n’est rien ! Il faut toujours espérer que l’on œuvre un peu pour l’éternité ! (rires)

Vous avez un site internet assez complet. Existe-t-il depuis longtemps ? Pourquoi l’avez-vous développé ?
Le site lui-même existe depuis environ deux ans, mais il y a eu auparavant plusieurs projets. Les catalogues papier ont le gros désavantage d’être pratiquement périmés dès leur parution, et cela pour un prix de revient quasi exponentiel quand on possède des centaines de titres actifs. Les sites sont devenus indispensables, d’autant que les lecteurs les utilisent de plus en plus régulièrement. Pour la constitution de notre site, nous avons obtenu une aide du CNL. Nous y avons intégré tout notre fonds, avec un argumentaire pour chaque livre, et quasiment l’intégralité des couvertures. Mis à jour régulièrement, le site nous permet d’éditer beaucoup moins de catalogues papier, et surtout d’informer en temps réel sur nos nouveautés – aussi bien les professionnels, journalistes, bibliothécaires et libraires, que le public… Aujourd’hui, un éditeur ne peut plus se passer d’un site web.

Quels sont les projets à court et à long terme du Castor ?
À moyen terme, nous souhaitons développer une nouvelle collection, « Les Mythographes », dont le concept, proche de l’Oulipo, consiste à faire se rencontrer un écrivain (Hervé Le Tellier, Paul Fournel…) et un illustrateur (Xavier Gorce, Henri Cueco, Bruno Mallart…). Mais nous allons surtout continuer à nous focaliser sur nos publications musicales, qui connaissent un succès croissant. L’événement de la rentrée – et même de l’année – concerne d’ailleurs la musique : nous allons bientôt publier la traduction de la monumentale biographie en deux tomes (de 900 et 700 pages !) que Peter Guralnick a consacrée à Elvis Presley. C’est un best-seller aux États-Unis, et surtout le livre définitif sur le King. Bob Dylan en personne, à propos de ce double opus, a déclaré :
Elvis sort littéralement des pages de ce livre. Vous pouvez l’entendre respirer. Ce livre annule tous les autres.
Le travail de Peter Guralnick est aussi considéré comme une sorte de modèle ultime de la biographie en tant que genre littéraire. En dépit des difficultés, nous nous sommes lancés dans l’aventure, encouragés par le formidable accueil que les lecteurs et les médias ont réservé à l’autobiographie de Johnny Cash que nous avons publiée voici deux ans. De plus, 2007 marquant le trentième anniversaire de la mort d’Elvis, les deux tomes seront portés par toute une série d’événements et de campagnes de presse, débutant dès le mois de juin. La préparation de ce monument a mobilisé – et continue de mobiliser – l’ensemble de l’équipe du Castor Astral. Malgré tout, les autres publications prévues ne seront pas oubliées pour autant. Parmi elles, des « Inattendus » de Marcel Proust ou de Pierre de Régnier (l’étonnant La Vie de Patachon)… Côté roman, nous fondons de bons espoirs autour du nouveau livre de Patrice Delbourg, Signe particulier endurance, situé en 1956 à Vence, où les outsiders de la littérature de l’après-guerre venaient se faire soigner les poumons : les Henri Calet, Paul Gadenne ou Albert Paraz deviennent alors héros de roman ! Nous suivrons aussi le premier et ambitieux roman de Colette Cambier, Le Jeudi à Ostende, une saga familiale sur fond de bouleversements sociologiques, des années 1870 à 1960. À suivre également, la biographie d’Henri Vernes (l’auteur des « Bob Morane ») par Daniel Fano. Et Coupe du monde de rugby oblige, la réédition du subtil Du rugby d’Éric des Garets ! Un grand éclat de rire pour terminer, avec une autre réédition, Signé Francis Blanche, regroupant ses meilleurs gags et ses textes les plus drôles (une édition présentée par Henri Marc). Tout cela d’ici la fin de l’année 2007. Encore de belles occasions de s’enthousiasmer !

OÙ SIEGE LE CASTOR ?

Le Castor Astral à Bordeaux :
BP 11 – 33038 Bordeaux Cedex
castor.astral@wanadoo.fr

Le Castor Astral à Paris :
52 rue des Grilles – 93500 Pantin
castor.editeur@wanadoo.fr

Le Castor Astral à Bruxelles :
24 rue du Zodiaque – 1190 Bruxelles
francis.dannemark@skynet.be

Le Castor Astral à Montréal :
ftetreau@quebecemail.com

…Et le site internet, bien sûr…

NB – Le Castor Astral est diffusé en France par Seuil / Volumen.
En Belgique, par Volumen et également par Caravelle.
En Suisse, par SERVIDIS.
Au Québec par DIMÉDIA.

LES LIVRES DU CASTOR SUR LE LITTERAIRE :

Jean-Luc Aribaud, Une brûlure sur la joue (Préface d’Eric Brogniet), coll. « L’atelier imaginaire », 2005, 96 p. – 12,00 €.
Prix de Poésie Max-Pol Fouchet.
Charles Baudelaire, La Fanfarlo(éditionpréfacéeparPierre Dumayet), coll. « Les Inattendus », 1990, 57 p. – 12,00 €.
Théophile Gautier, Baudelaire (édition présentée par Jean-Luc Steinmetz), coll. « Les Inattendus », novembre 1991, 142 p. – 12,00 €.
Jef Geeraerts, Sanpaku (traduit du néerlandais par Marie Hooghe), coll. « Escales du Nord », 2003, 224 p. – 15,00 €.
Georges Ribemont-Dessaignes, La divine bouchère, coll. « Les Inattendus », octobre 2006, 285 p. – 15,00 €.

   
 

Interview réalisée par isabelle roche le jeudi 24 mai 2007 au siège pantinois du Castor Astral – 52 rue des Grilles – 93500 PANTIN

 
     

Commentaires fermés sur Entretien avec Jean-Yves Reuzeau (Janis Joplin/éditions Le Castor Astral)

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Entretien avec Antonio Pistilli (éditions FMR)

Ne vous fiez pas à leur nom : les éditions FMR produisent des livres qui durent et magnifient le patrimoine.

De l’FMR… au service d’une certaine pérennité

Voilà quelques semaines, je recevais deux livres au format rectangulaire fleurant bon la fabrication soignée « à l’ancienne » – papier vergeuré, cahiers cousus… Ils arboraient, sur leur première de couverture, un nom de collection intrigant, « La Bibliothèque de Babel », accompagné du nom mythique de Jorge Luis Borges. Et un sigle qui aussitôt résonne : FMR… Fort heureusement ils m’avaient été envoyés avec un dossier de presse – mais celui-ci eut surtout pour effet de me rendre plus curieuse… J’eus alors envie d’entendre une histoire – quelque chose qui, rapporté de vive voix, donne autant à rêver que les textes fantastiques de cette Bibliothèque cosmopolite où se croisent, outre les diverses nationalités et cultures des auteurs rassemblés, l’Argentine de Borges, l’Italie de Franco Maria Ricci et la France des éditions du Panama… Rendez-vous fut donc pris avec Antonio Pistilli, directeur général des éditions FMR. Pour le rencontrer, je n’eus pas besoin de voyager si loin que cela : je n’eus qu’à pousser la porte d’une petite boutique située au 15 de la galerie Véro-Dodat.

La galerie Véro-Dodat, à l’instar d’autres Passages – Choiseul, des Panoramas…- tire dans les rues de Paris un bref trait de mémoire, qui maintient vivantes les traces d’un temps révolu. Toute proche du musée du Louvre, à deux pas des luxueuses boutiques du Louvre des Antiquaires, l’une de ses échoppes abrite depuis 1989 le siège français des éditions FMR. Il ne saurait y avoir meilleur asile pour cette maison singulière, qui édite des livres tout entiers voués à la célébration du patrimoine architectural et artistique, des livres qui, par eux-mêmes, sont objets d’art et invitent, tels les passages couverts, aux rêveries : reliures gainées de soie noire – telles les jambes fatales de quelque créature souple et élancée, longue comme l’attente d’un sourire, entraperçue dans un repli de nuit – et frappées à l’or fin, suprême parure de lumière qui déchire l’ombre voluptueusement. Des livres sensuels jusqu’au cœur des pages, où se déploient, sur des papiers sublimes à toucher, les caractères Bodoni, classiques dans leur rectitude mais si chaleureux par leur rondeur et le bel équilibre entre leurs pleins et leurs déliés. Des caractères Bodoni toujours, quels que soient les livres, leur thème, leur format, leur papier intérieur… et de la soie noire marquée d’or pour les reliures : telles sont les « marques de fabrique » qui définissent les livres FMR. À noter que ces marques de prestige servent aussi d’écrin à de petits objets quotidiens – agenda, journal de bord, carnet de notes… qui, ainsi vêtus, se muent de simple attention en cadeaux de haut luxe.
Les volumes de « La Bibliothèque de Babel » ne se drapent pas dans la soie noire et ne portent nulle trace d’or fin. Mais en eux règne, invariablement, le Bodoni, et le papier de leur couverture comme celui de leurs pages, subtilement odorant, impose aux doigts des textures qui requièrent attention et lenteur de geste. L’histoire de cette collection, surtout, est étonnante, belle, scellée par l’admiration d’un jeune éditeur pour un grand écrivain… Partons sans plus attendre à sa découverte en compagnie d’Antonio Pistilli qui, par la même occasion, nous en dit plus sur les éditions FMR.

Crédits photographiques pour les images reproduites dans l’article : FMR

Pourriez-vous présenter plus en détail les éditions FMR ?
Antonio Pistilli :
Elles ont été fondées il y a plus de trente ans par Franco Maria Ricci. Géologue de formation, il possède une immense culture classique ; il est surtout passionné par les livres – ce depuis sa plus tendre enfance. Il est aussi féru de culture française, parle très bien le français, et la consonance de ses initiales en français n’est sans doute pas étrangère au fait qu’il ait choisi de les utiliser pour nommer sa maison : ses livres sont des objets d’art, évoquent l’art et le patrimoine ce qui, justement, n’a rien d’éphémère… Franco Maria Ricci a eu un parcours un peu particulier : il a d’abord confondu édition et imprimerie. Sa première initiative, en tant qu’éditeur, a d’ailleurs été de rééditer le manuel typographique de Jean-Baptiste Bodoni : il a commencé par acheter une presse, et s’est lancé dans la fabrication de l’ouvrage. Il faut préciser que par la suite, il utilisera toujours les caractères Bodoni pour l’ensemble de ses publications : c’est une belle police, qui permet une lecture aisée. Puis il a compris que l’édition ne se bornait pas à l’imprimerie et a commencé à publier des livres d’art, en suivant ses dilections, ses envies. Ce sont des ouvrages de luxe, imprimés sur des papiers de très haute qualité, reliés en soie noire, avec des titres frappés à l’or fin – tous les livres sont confectionnés sur ces bases-là. À l’exception du fac-similé de L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert : un projet fou que Ricci a mené à bien au bout de dix ans de travail. De plus, il a tenu à rajouter aux volumes existants un supplément contenant des commentaires de philosophes contemporains sur L’Encyclopédie.
Comme il s’agit de livres d’art, il va de soi que l’iconographie est particulièrement soignée. Nous sommes très attentifs à la qualité des photos. Nous avons très souvent recours à nos propres photographes ; ainsi l’un d’eux a-t-il travaillé pendant tout un mois à Fontainebleau afin de réaliser les photos qui vont illustrer le livre que nous allons publier sur ce lieu magnifique. Mais les livres FMR ne sont pas seulement de beaux objets, ils valent aussi par la qualité littéraire de leur contenu – le catalogue compte bien des auteurs fameux, entre autres Umberto Eco et Jean Giono.
Ricci est un véritable artisan du livre ; ses publications ont certes un coût élevé et s’adressent à un public restreint, mais ce prix est en rapport avec leur qualité et la cherté des matériaux de fabrication. Il a dès le départ été certain qu’il se trouverait toujours, de par le monde, quelque trois mille personnes qui seront intéressées par ses livres et auront les moyens de se les offrir. Il a eu raison : ses livres se sont finalement bien vendus. Il a aussi lancé une revue d’art, baptisée FMR tout simplement et qui paraît encore aujourd’hui. Franco Maria Ricci a cédé sa maison d’édition à un grand groupe, et se consacre désormais à la réalisation de son rêve : la construction, à Parme, du plus grand labyrinthe du monde – un labyrinthe entièrement bâti en bambous de plusieurs espèces différentes, dont les parois s’élèvent à environ 5 mètres de hauteur et qui couvrira, une fois achevé, une surface de 5 hectares. À l’intérieur de ce labyrinthe, il y aura des bibliothèques, peut-être des hôtels… Les travaux ont commencé il y a à peu près cinq ans – dès que Franco Maria Ricci a quitté l’édition – et il paraît que, lorsqu’on survole Parme en avion, on commence à voir les tracés du labyrinthe. Cette entreprise pharaonique est un hommage à Borges : depuis sa première rencontre avec le grand écrivain argentin dans sa bibliothèque, et très marqué par la façon dont il l’avait accueilli en se comparant au Minotaure, Franco Maria Ricci a toujours été obsédé par cette figure du labyrinthe. Il a offert à cette obsession un exutoire grandiose !

Quels sont les domaines dont traitent vos livres ?
Nous abordons l’ensemble des beaux-arts. Les premiers ouvrages concernaient surtout les « curiosités », ou bien des artistes méconnus, considérés comme mineurs. Je pense notamment à Tamara de Lempicka : elle est reconnue comme un grand peintre. Mais ce n’était pas le cas il y a trente ans, quand Ricci a entrepris de publier un livre sur elle. Je pense, aussi, à Alexandre Serebriakoff, un peintre de portraits d’intérieur.

Proposez-vous plusieurs collections ?
Oui : « Les Signes de l’homme » rassemble des textes de grands écrivains portant sur des questions d’art ou d’esthétique. La collection « Les Guides impossibles » regroupe des récits de voyage ; « Le Grand tour » des ouvrages consacrés aux grandes villes culturelles italiennes – Ravenne, Milan… etc. – avec une extension vers la France puisque nous avons publié un livre sur Versailles et qu’un autre sur Fontainebleau est sur le point de sortir. Nous avons enfin la collection « Quadreria », où sont réunis des livres de facture un peu particulière mêlant papier Fabiano et reproductions collées.

Vous avez mentionné la revue FMR. Quel est son popos ? Qu’est-ce qui la caractérise ?
C’est une revue d’art. La plupart des articles concernent plus particulièrement l’histoire de l’art, surtout les XVIIe et XVIIIe siècles – la période préférée de Ricci, qui est un grand collectionneur. La revue paraît tous les deux mois ; elle est conçue comme nos livres – même recherche de qualité iconographique, mêmes caractères Bodoni, couverture illustrée à fond noir… – et se garde précieusement comme eux. Elle est connue dans le monde entier et se décline en plusieurs langues : italien bien évidemment, français, anglais et espagnol – nous avons tenté une version allemande, mais cela n’a pas abouti.
En ce qui concerne le contenu des numéros, il n’est jamais dicté par un thème choisi à l’avance ; nous profitons simplement des opportunités qui se présentent – à cette réserve près que la périodicité bimestrielle est très exigeante : il faut toujours travailler avec suffisamment d’avance. Nous devons aussi veiller aux illustrations ; si le matériel iconographique dont nous disposons pour tel sujet n’est pas d’assez bonne qualité, et si nous n’avons pas la possibilité de dépêcher notre photographe attitré pour réaliser les prises de vues voulues, alors nous ne publions pas l’article. Mais nous tâchons, quoi qu’il arrive, d’avoir toujours sous la main la matière nécessaire à la confection d’un numéro : nous procédons par accumulmation de façon à n’être jamais pris au dépourvu et à ne pas manquer de sujets, en tout cas, nous restons très ouverts quant aux domaines couverts par les articles que nous publions.
Il y a d’une part les projets qui résultent de rencontres de hasard – par exemple, j’ai récemment rencontré un spécialiste de l’art pompier qui m’a proposé un livre. Je lui ai répondu que la maison n’était pas en mesure d’éditer un ouvrage de ce genre mais que j’étais en revanche tout à fait disposé à publier un article sur l’art pompier dans un futur numéro de la revue. D’autre part, les auteurs qui écrivent régulièrement pour nous apportent des suggestions. Enfin, nous allons aussi, de notre côté, à la pêche aux sujets… Sans oublier les coups de cœur inattendus : nous aimons beaucoup faire découvrir des artistes dont nous avons apprécié le travail – je pense au peintre Matton, qui réalise des boîtes : nous avons vu son exposition, nous l’avons rencontré… et un article lui sera consacré dans le prochain numéro de la revue.

Comment la revue est-elle diffusée ?
Essentiellement par abonnement. Vous pouvez bien sûr vous la procurer ici même, ou bien à la librairie du Louvre. Mais elle n’est pas vendue en compte ferme chez les libraires : elle est simplement mise à disposition chez quelques-uns, avec possibilité pour eux de nous retourner les invendus. Je pense qu’il doit y avoir en tout et pour tout une cinquantaine de librairies, sur l’ensemble du territoire français, qui proposent FMR à leur clientèle.

Qui sont les lecteurs de la revue ? Des étudiants ? Des amateurs, des collectionneurs ?
Notre lectorat est en grande partie composé de personnes d’âge mûr, entre 50 et 70 ans, et qui ont une certaine aisance financière. Car c’est une revue chère : le numéro est vendu 29 euros et l’abonnement annuel coûte 130 euros pour la France. Sans doute cette question pécuniaire empêche-t-elle beaucoup de lecteurs, notamment les jeunes, de se la procurer. Mais ce prix correspond à un coût de fabrication bien réel…

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Revenons à la « Bibliothèque de Babel ». Quelle est la petite histoire de cette étonnante collection ?
Antonio Pistilli :
Tout est parti d’un véritable coup de foudre qu’a eu Franco Maria Ricci pour une nouvelle de Borges intitulée « Le congrès du monde ». Il l’a tellement aimée qu’il a eu envie de la publier dans sa collection « Les Signes de l’homme ». Il a donc demandé à en acquérir les droits, et Borges a donné son accord pour la traduction et la publication du « Congrès du monde ». Mais avant de publier le livre, Ricci a souhaité rencontrer Borges, qu’il admirait profondément. Il s’est alors rendu à Buenos Aires ; il appréhendait beaucoup le moment où il allait se trouver face à cet écrivain qu’il révérait – mais qui, en Europe, était encore très peu connu, et loin d’être considéré comme un très grand auteur. La rencontre a eu lieu dans la bibliothèque de Borges… Quelle n’a pas été la surprise de Ricci en découvrant un vieil homme tenant une cane blanche – Borges n’était pas tout à fait aveugle à l’époque, il distinguait encore des ombres – qui l’accueille en déclamant, en italien, des vers de Dante, puis qui poursuit en se comparant au Minotaure et en le désignant comme son Sauveur – c’est Ricci qui m’a raconté tout cela. Toujours est-il que cet accueil l’a beaucoup impressionné. L’admiration qu’il vouait à l’écrivain s’est littéralement muée en fascination tandis qu’il découvrait le personnage… et sa bibliothèque. « Un lieu très bizarre », me dira-t-il, avec des allées qui partaient à droite, à gauche, des escaliers… Dans un coin, Ricci remarque quelques livres – les favoris de Borges. Il a alors l’idée de lui proposer de créer une collection qui rassemblerait des textes de ces auteurs choisis par lui. Mais je ne saurais vous dire avec certitude si les recueils ont été fabriqués de toutes pièces par Borges ou bien s’ils existaient déjà tels quels. Ce dont je suis sûr, c’est que Borges indiquait, pour chaque auteur, les textes qu’il préférait ; on les lui lisait ensuite pour qu’il confirme son choix, puis il dictait sa préface. Il y avait donc une véritable collaboration entre Ricci et Borges. Mais peut-être des modifications intervenaient-elles par la suite avant la publication définitive ? Je l’ignore… En tout cas, la renommée de tel ou tel auteur n’entrait pour rien dans les choix effectués : il ne s’agissait que des préférences de Borges et de rien d’autre – par exemple, quand Ricci a suggéré d’inclure dans la collection un volume de nouvelles d’Hoffmann, Borges a refusé, arguant que cela ne lui plaisait pas…

 

Tout ce travail s’est fait pendant les deux mois que Borges a passés chez Ricci, à Parme – à la suite de leur première rencontre, l’éditeur s’est empressé d’inviter l’écrivain chez lui. Vingt-neuf recueils ont ainsi été préparés. Ricci a voulu y ajouter un trentième volume, réunissant des nouvelles de Borges, intitulé AZ. La collection était complète… Au début des années 1990, Ricci a voulu rééditer ces livres – sauf AZ, pour lequel nous n’avons pas les droits : il faudra, pour le publier à nouveau, demander l’autorisation à Maria Kodama, la veuve de Borges – sous un nouvel habillage. Est née alors l’édition de luxe, destinée à un public de bibliophiles : tirage limité, exemplaires numérotés, couverture rigide recouverte de soie noire, titre et nom d’auteur frappés à l’or fin, pages non coupées avec, pour chaque recueil, un dessin de l’artiste italien Tullio Pericoli qui représente le portrait de l’auteur – portrait qui est reproduit dans l’ovale du premier plat de couverture.

 

La collection comporte-t-elle des romans ?
Non, seulement des recueils de nouvelles.

Comment La Bibliothèque de Babel a-t-elle « vécu » en France ?
Sans grand succès tout d’abord : lors de la première publication française, au début des années 80 – il s’agissait déjà d’une coédition, avec la maison Retz, à l’époque – seuls onze volumes ont été traduits. Borges se trouvait en France à ce moment-là ; tout porte à croire qu’il a suivi de près les traductions en français mais je ne suis pas en mesure de vous l’affirmer : je ne travaillais pas encore pour FMR. Depuis que j’ai rejoint la maison, je me disais souvent qu’il était dommage que cette magnifique collection reste en sommeil. Comme j’entretiens une amitié très étroite avec Marc Grinsztajn, éditeur au Panama, j’ai profité de l’occasion qu’offrait le vingtième anniversaire de la mort de Borges pour lui proposer de rééditer en français l’intégralité de la « Bibliothèque de Babel » – moins AZ, pour les questions de droits que j’ai déjà évoquées – avec les couvertures d’origine. Je parle bien sûr des couvertures de l’édition courante : je ne pense pas qu’il soit possible, dans l’immédiat, de reprendre à l’identique le concept de l’édition de luxe pour le public français. Plus tard peut-être… Marc Grinsztajn s’est montré enthousiaste et a dit « pourquoi pas ? »

Pourquoi avoir à nouveau opté pour une coédition ?
Parce que FMR est une petite maison d’édition, qui de plus se positionne dans une « niche » et se distribue elle-même. Nous n’avons pas les moyens de payer une structure qui prendrait en charge la diffusion de nos livres – dans le cas du livre d’art, ça représente 65% du prix de vente… Aussi, quand il a été envisagé de relancer la Bibliothèque de Babel en France avons-nous préféré travailler avec un coéditeur qui, lui, a son réseau de distribution et de diffusion. Nous nous sommes très bien entendus avec les éditions du Panama, une maison qui a, autant que nous, le souci de la qualité de fabrication des livres.

L’ordre de sortie des livres correspond-il a celui de l’édition italienne d’origine, à celui des onze titres sortis en France, ou bien décidez-vous d’un tout nouvel ordre ?
Nous partons de zéro. L’ordre de parution n’a rien à voir avec celui des éditions passées. C’est la part de choix que nous nous octroyons, Marc Grinsztajn et moi. Nous déterminons ensemble, au fur et à mesure, les titres que nous allons publier et l’ordre dans lequel ils le seront, en fonction des difficultés que posent les traductions : certaines sont reprises telles quelles, d’autres doivent être revues, et il faut trouver des traducteurs pour tous les livres qui n’ont jamais paru en français. De plus, toutes les préfaces de Borges sont retraduites. Nous avons prévu de sortir les livres deux par deux, à raison de six par an.

Avez-vous engagé des coéditions avec d’autres pays que la France pour la Bibliothèque de Babel ?
Oui, avec le Portugal et la Grèce, également pour l’intégralité de la collection. Mais je ne sais pas s’il s’agit de coéditions stricto sensu ou si les droits ont été vendus là-bas.

Comment s’annonce l’année 2007 pour FMR ?
Nous allons bien entendu poursuivre les rééditions des volumes de la Bibliothèque de Babel, au rythme prévu – soit six livres par an. Les prochains seront publiés en février, mais nous n’avons pas encore déterminé quels titres nous allons choisir. Les discussions sont en cours avec Le Panama. En ce qui concerne les livres, nous allons continuer à alimenter chacune des collections, très progressivement cependant puisque nous ne publions que quatre à cinq ouvrages par an. Nous préparons actuellement un livre sur les Turcs, et un autre sur la Chine.
La revue, elle, fêtera en 2007 sa vingt-cinquième année d’existence – qui coïncide avec le vingtième anniversaire de sa version française. Ce sera un tournant important dans son histoire : à l’initiative du nouveau propriétaire des éditions FMR, le format va légèrement augmenter, et le nombre de pages va passer de 128 à 170. Ces pages supplémentaires correspondent à l’adjonction de deux cahiers – pour lesquels nous avons choisi un papier différent du reste de la revue – l’un consacré à la photo, l’autre à la publication d’écrits sur l’art signés par un écrivain – classique ou contemporain. Il y aura également des modifications au niveau de la couverture, dont l’illustration, désormais, correspondra toujours au sujet le plus important du numéro. Ces nouveautés apparaîtront dès le numéro 17 de la revue, qui sortira en février prochain. Ces innovations témoignent de la volonté du groupe qui gère la maison de lui donner une nouvelle impulsion, de la faire évoluer dans une direction quelque peu différente sans doute, mais en tout cas positive pour son développement.


« La Bibliothèque de Babel » sur lelitteraire.com :

– Gustav Meyrink, Le Cardinal Napellus
– Pedro Antonio de Alarcón, L’Ami de la Mort
– Giovanni Papini, Le Miroir qui fuit 
Henry James, Les Amis des amis

   
 

Entretien réalisé par isabelle roche le jeudi 9 novembre 2006 à la boutique des éditions FMR – 15 galerie Véro-Dodat – 75001 PARIS

 
     

Commentaires fermés sur Entretien avec Antonio Pistilli (éditions FMR)

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Entretien avec Jean-Claude Lalumière (éditions & revue Antidata)

Antidata : une revue, une maison d’édition. Deux structures distinctes où règne l’art d’attendre le point nommé de la maturation créatrice

Antidata
ou l’art éditorial qui prend le temps de parvenir à son meilleur

Qu’ils étaient devenus éditeurs, ils ne l’ont pas dit à leurs mères. Celle de Romain Protat croit qu’il est entré dans l’Ordre de Saint-Glinglin, le patron des rêveurs. Celle de Jean-Claude Lalumière est persuadée qu’il est sommelier au Kerouac & Fante Palace, à New York, enfin celle d’Olivier Salaün croit qu’il est guitariste errant en Espagne.
En exclusivité pour Le Littéraire, ces trois compères unis comme les cinq doigts d’une (même) main consentent à lever un petit coin du voile. Un petit coin seulement : ils opèrent à visage semi-découvert – à charge pour les lecteurs attentifs de débusquer qui est qui derrière les illustrations qu’ils trouveront au fil de cet article, réalisées par Philippe Bernard – et, quand il leur a été demandé de « se présenter », là encore ils ont joué du masque comme un domino dans les rues de Venise lors de certain Carnaval… Décalés jusqu’au bout des mots – sauf quand ils évoquent leur exigence vis-à-vis des textes qu’ils publient et leurs rapports avec les auteurs, où la plus scrupuleuse honnêteté est toujours de mise – les trois piliers de l’entité aujourd’hui bicéphale qu’est Antidata

racontent l’histoire de cette drôle de bête. 

 

 

 

 

À travers leurs propos, l’on prend une bonne leçon de persévérance et de respect des auteurs comme des lecteurs – de la graine à prendre pour ceux qui se persuadent que le seul moyen de faire valoir sa créativité est de sacrifier au mercantilisme généralisé…
Avec, dans les rôles principaux – et par ordre d’apparition à la prise de parole : Olivier (Salaün), Romain (Protat) et Jean-Claude (Lalumière).

 

 

Pour la petite histoire, donc…
Olivier :
La revue a été créée 1997. À ce moment-là, Internet balbutiait ; tout le monde en parlait, on sentait qu’il y avait là de fantastiques possibilités, peu onéreuses… Nous étions une bande de copains et nous avons eu envie de profiter de tout ça ; nous avons lancé une revue thématique de création littéraire et graphique et, peu à peu, par le biais de la Toile, d’autres personnes – Romain notamment – ont rejoint l’équipe. Au fil des années il y a eu des partants, de nouveaux arrivants… Nous étions beaucoup plus nombreux au départ, mais quand c’est devenu une affaire sérieuse, les gens qui n’étaient pas sérieux sont partis.
Romain :
Il y a eu des abandons de postes…
Jean-Claude :
Nous n’avons chassé personne ! Les partants sont partis de leur plein gré, et ceux qui se sont fâchés se sont fâchés tout seuls. Nous sommes sympas, ouverts… C’est vraiment la porte ouverte à tout le monde – mais pas à n’importe quoi.
Olivier :
La revue seule a duré de 1997 à 2004. Au bout d’un moment, nous nous sommes un peu lassés de ne publier que des textes très courts – la lecture sur écran étant assez fastidieuse, nous mettons généralement en ligne des textes qui ne nécessitent pas l’utilisation de l’ « ascenseur ». Et puis nous avions envie de fabriquer un objet mais sans quitter le registre de la fiction brève. Alors nous sommes devenus éditeurs – de vrais éditeurs. Nous nous en tenons pour l’instant au principe du recueil thématique et aux petits tirages – 300 exemplaires pour les recueils collectifs, et 500 pour les recueils signés par un seul auteur. Nous avons à ce jour sorti quatre livres, deux recueils collectifs – L’Enfer-Me-Ment et Morphéïne (le premier est épuisé) – et deux ouvrages individuels – Playlist et Il y a un trou dans votre CV.

Pourquoi ce nom, Antidata ? Qui l’a trouvé ?
Olivier :
C’est vieux ! Je ne me rappelle plus… Notre intention de départ était de prendre les autoroutes de l’information à l’envers, à contresens…. c’était une idée intéressante – un peu dangereuse, peut-être…
Jean-Claude :
Antidata, anti-données… C’était une façon de dire que nous nous démarquions de ce qui se faisait d’ordinaire sur Internet, c’est-à-dire des sites où la technique et ses ressources sont employées à des fins qui ne correspondaient pas du tout à ce que nous voulions obtenir.
Romain :
Et puis ça sonne bien, Antidata… Bon allez, on avoue : c’est du marketing pur ! En fait on voulait appeler la revue Coca Cola, mais c’était déjà pris…

Le graphisme, avec l’initiale en bas de casse et le reste en capitales, reprend aussi cette idée du contresens…
Romain :
C’est une astuce pour distinguer les éditions de la revue, dont le nom est écrit avec l’initiale en majuscule et le reste en minuscules. C’est une manière de garder le même nom tout en donnant une identité graphique propre à chaque secteur.

Internet balbutiait à peine et déjà vous affichiez une volonté d’aller à contre-courant..
Romain :
Nous avons dès le départ misé sur la sobriété, la lisibilité et la tranquillité de l’internaute en éliminant tout ce qui pouvait gêner la lecture. De plus, il n’y a pas besoin d’avoir des logiciels très compliqués, genre plug in 24 B12, pour visionner un numéro d’Antidata. Nous publions des textes avec de belles images, point barre. L’avantage d’un site simple, c’est qu’il ne se démode pas. Et puis, la simplicité, c’est comme le travail : ça paie. 

Belle maxime !
Romain :
J’en ai beaucoup d’autres en stock !

Il est vrai que sans bandeaux, sans fenêtres ni pubs, ni pop ups, ni aucun de ces « joujoux » qui fleurissent à peu près partout sur le web, Antidata est un peu un loup solitaire. C’est un site silencieux, si l’on peut dire…
Olivier :
Il n’y a pas de fenêtres ni de bandeaux publicitaires parce que notre site est hébergé par ouvaton.org, qui n’est pas un hébergeur marchand mais une coopérative.
Comme Antidata est une revue de création pure – ce n’est pas un site de critique, ni de discussions – nous n’avons pas jugé utile d’ouvrir un forum. Et puis sur le plan esthétique, nous préférons qu’il n’y ait pas sur nos pages de ces choses voyantes qui clignotent dans tous les sens. Ça gâcherait le travail du graphiste, qui est un authentique artiste. Nous aimons mieux que les textes et les images soient seuls à occuper l’espace visuel.
Jean-Claude :
Nous n’avons pas toujours été hébergés par Ouvaton… mais nous avons rejoint cette structure à cause de l’arrivée, chez notre premier hébergeur, d’énormes fenêtres publicitaires qui couvraient la page d’accueil lors de la connexion au site.

Vous travaillez avec le même graphiste depuis vos débuts ?
Olivier :
Oui, il s’appelle Samuel Rabreau. Mais son style a changé.
Jean-Claude :
Il a beaucoup évolué. Il est de plus en plus créatif, et s’est forgé une identité graphique propre.

La revue aussi a évolué – par exemple, l’édito a disparu, ainsi que les liens qui permettaient de passer d’un texte à l’autre en cliquant sur un mot…
Olivier :
En effet. À nos débuts nous jouions beaucoup du lien hypertexte… Il fallait cliquer sur les mots de l’édito pour accéder aux textes et, à l’intérieur de ceux-ci, d’autres mots cliquables permettaient de passer de l’un à l’autre, établissant ainsi des résonances entre les textes. C’était très ludique pour nous, mais pas forcément pour l’internaute : ça coupe la lecture. Nous avons dans un premier temps repoussé ces liens à la fin des textes pour, en définitive, abandonner tout à fait ce procédé, qui nous paraissait plutôt artificiel. Nous avons également renoncé à l’édito : c’est une référence à un support papier, qui à nos yeux n’avait pas de raison d’être sur un site comme Antidata. En fait, nous avons progressivement laissé tombé tout ce qui nous semblait superflu.
Romain :
Bientôt, il n’y aura plus de textes, plus rien… que des pages blanches… (rires)

Il semble que le rythme de publication de la revue, qui était à peu près semestriel, se soit ralenti dernièrement – par exemple, « L’arbre » est resté en ligne pendant presque un an. Est-ce une conséquence du développement de la maison d’édition ?
Romain :
Publier des livres nous demande un surcroît de travail, bien sûr, mais si le rythme de parution de la revue s’est ralenti, c’est aussi parce que nous recevons moins de textes ; nous avons donc de plus en plus de mal à en trouver de bons et à constituer un numéro d’Antidata qui soit conforme à nos exigences. Celles-ci ne sont pas très nombreuses : nous imposons un thème, un format – plutôt court parce que la lecture sur écran n’est pas aisée, et si on met en ligne des textes de dix pages, ça fait mal aux yeux… – nous avons une ligne éditoriale à laquelle nous tenons, et un comité de lecture qui sélectionne les textes – nous ne publions pas tout ce que nous recevons, il faut le préciser…
Nous recevons moins de textes essentiellement à cause de la multiplication des blogs et autres sites persos. Aujourd’hui, il est extrêmement facile de créer son site, son blog, où on fait ce qu’on veut comme on veut. Et toute personne qui aura un tant soit peu envie d’écrire le fera sur ces espaces, parce qu’il n’y a aucune contrainte, alors qu’avant, elle aurait tenté sa chance sur un site comme le nôtre. Entre prendre le risque d’être soumis à une sélection et se donner l’impression d’être Faulkner parce qu’on écrit sur son blog, l’apprenti romancier aura vite choisi…
Jean-Claude :
La concurrence des blogs nous oblige à être plus actifs, à aller davantage à la rencontre des auteurs. Nous visitons leur site pour lire ce qu’ils font, et voir ceux avec qui il serait intéressant de travailler. Nous attendons des auteurs qu’ils viennent vers nous, mais nous tâchons aussi d’aller vers eux ; l’effort se fait dans les deux sens…
Romain :
Nous sommes en effet beaucoup plus engagés dans la recherche d’auteurs, nous ne nous contentons plus d’attendre que les textes arrivent. Et cette démarche réussit assez bien, les auteurs que nous sollicitons sont assez nombreux à nous répondre. Ils sont en général très contents que des gens extérieurs à leur cercle d’amis et de parents s’intéressent à leurs écrits – ce qui est nouveau pour beaucoup d’entre eux. Cela dit, une fois les textes reçus, nous restons intransigeants sur la qualité.
Olivier :
Il y aura d’autant plus de « déchets » que le format sera court : quand il est de l’ordre de 15 000 signes, comme pour la revue, tout le monde se dit que c’est à sa portée. D’où une profusion de textes médiocres, et des difficultés croissantes pour composer un numéro qui se tienne. En revanche, quand on demande des nouvelles de 50 000 signes comme pour L’Enfer-Me-Ment, ou Morphéïne, les candidats sont nettement moins nombreux : écrire des textes aussi longs exige d’avoir un minimum de bouteille…

—–

Vous n’annoncez jamais de date limite d’envoi pour les appels à texte. Pourquoi ?
Olivier :
Au début nous le faisions. Mais en général, quand la date fatidique arrivait, nous n’avions pas suffisamment de bons textes pour constituer le numéro. Nous repoussions le délai, et ce jusqu’à ce que nous ayons de quoi publier le numéro. Ça devenait ridicule. Nous avons donc décidé de ne plus indiquer de date limite d’envoi.
Romain :
De plus, cela nous imposait, à nous, de publier selon un calendrier précis et régulier. Or nous n’avons pas envie d’être tenus par une date ; nous préférons n’être guidés que par la qualité des textes reçus et ne faire dépendre la publication que de la matière dont nous disposons, non d’une date.
Et puis ça oblige les gens à faire des efforts, à nous contacter pour demander s’il est encore temps de nous envoyer un texte. Nous répondons à tout le monde, en précisant les contraintes de format, le thème sur lequel on travaille… enfin toutes les infos utiles. Antidata, ce n’est pas du prêt-à-porter !

Comment décidez-vous des thèmes – qui sont d’ailleurs du même ordre pour la revue que pour les recueils papier : un seul mot, se prêtant de préférence aux polysémies les plus diverses ?
Jean-Claude :
Les choix se font au fur et à mesure des discussions, des propositions de chacun… le thème qui nous paraît le plus porteur va ressurgir, et à ce moment-là il est retenu. Mais nous n’avons pas de thèmes planifiés pour les mois qui viennent.
Romain :
D’ailleurs, nous n’organisons pas vraiment de « réunions de travail » à date fixe… Nous nous voyons régulièrement, à titre amical d’abord, et la revue, les recueils se préparent dans la foulée. On mange ensemble, on sort ensemble, on dort aussi ensemble parfois mais je préfère ne pas en parler…

Quand un thème se dessine, comment déterminez-vous s’il sera destiné à la revue ou aux recueils papier ?
Romain :
Ça dépend de son potentiel. Certains thèmes nous semblent devoir susciter plutôt des textes courts, tandis que d’autres appelleront des textes longs, plus élaborés… Les premiers seront donc de préférence affectés à la revue et les seconds aux recueils papier. Nous choisissons toujours, en effet, des mots polysémiques, qui ouvrent de très larges perspectives. En ce qui concerne les recueils papier, nous essayons aussi de créer des échos, de générer une cohérence d’ensemble. Par exemple, après avoir publié Morphéïne, centré sur le sommeil, nous préparons un livre qui aura pour thème l’éveil….
Jean-Claude :
La recherche de cohérence touche aussi le fond et la forme : pour Morphéïne, nous avions retenu des nouvelles très longues, dont la lecture s’inscrit dans la durée, à la manière du sommeil. À l’inverse, le recueil consacré à l’éveil sera composé de textes courts puisqu’il s’agit de représenter non plus la durée mais le passage d’un état à un autre.

Pour en revenir à votre actualité immédiate, le thème de « l’échelle », que vous proposez sur le numéro actuellement en ligne, est-il bouclé ?
Romain :
Oh non, il est loin d’être bouclé ! Apparemment, l’échelle n’inspire pas beaucoup de monde.
Jean-Claude :
Je voudrais remercier les trois personnes qui sont là et qui ont rendu leur copie…
Romain :
Vous, les auteurs qui nous lisez, envoyez des textes sur l’échelle !!!

Une limite en termes de nombres de signes, puisque c’est pour la revue ?
Romain :
Il faut que ce soit lisible sur un écran…
Jean-Claude :
S’il y en a qui commencent à se frotter les yeux en lisant votre texte, c’est qu’il est trop long.

Êtes-vous aussi en quête de textes pour votre recueil sur l’éveil ?
Romain :
Oui, bien sûr… De toute façon, nous avons toujours besoin de textes… Et les envois ne sont jamais perdus : même si nous ne retenons pas tel texte qu’on nous aura envoyé pour un thème donné, il se peut que nous y sentions un certain potentiel. Auquel cas nous recontactons l’auteur à l’occasion.
Jean-Claude :
Les gens ne doivent surtout pas hésiter à proposer des textes pour la revue ! Je sais que la publication sur Internet suscite pas mal de méfiance, mais ce n’en est pas moins un excellent moyen de faire ses premiers pas ; une revue est un peu un laboratoire où l’on peut expérimenter des choses, faire des essais… Plus tard, cela débouchera peut-être sur une publication dans un recueil papier. Parmi les auteurs dont nous avons publié les nouvelles dans nos livres, certains avaient commencé à écrire pour la revue.
Romain :
Et parmi les auteurs de nos recueils papier, certains vont être publiés chez des éditeurs plus « installés »…
Jean-Claude :
Antidata est un découvreur de talents !
Romain :
Mieux : nous sommes un vivier de talents ! (rires). Nous rions, mais nous sommes quand même très sérieux en disant cela : beaucoup d’auteurs avec qui nous avons travaillé commencent maintenant à être reconnus. C’est très gratifiant pour nous : cela signifie que nous ne nous sommes pas trompés quant au potentiel de ces auteurs. Mais je tiens à insister sur cette notion de « travail » : c’est justement la phase de travail qui est intéressante quand on écrit ; et il ne faut pas avoir peur de travailler avec les autres. Le travail est toujours payant.

Olivier disait, au début de cet entretien, que les éditions aNTIDATA avaient vu le jour en 2004. Mais il me semble me souvenir d’une incursion dans la fabrication papier bien antérieure, à l’occasion, je crois, de la mise en ligne du dixième numéro de la revue ?
Jean-Claude :
Oui, c’est exact, nous avions publié une sorte de « best of » des nouvelles publiées dans la revue. Le recueil s’appelait 5.10 ; nous l’avions sorti pour le Salon du livre 2001. Il serait faux de dire que c’est cela qui nous a donné envie de créer la maison d’édition. Je crois que, dès le moment où la revue électronique a été créée, l’idée de devenir éditeurs était rangée dans un coin de nos têtes. Et nous avons franchi le pas quand nous avons eu le sentiment que nous avions atteint les limites de ce que nous pouvions faire sur Internet – pour aller plus loin, faire évoluer la revue, il aurait fallu tomber dans la bidouille technique, ce qui n’est pas notre truc – encore une fois, ce qui nous intéresse, c’est avant tout le texte. Et malgré toutes les libertés qu’offre le support électronique, il nous a semblé que seul le papier, le vrai livre, allait nous permettre de faire tomber ce mur que nous touchions.

—–

Votre toute dernière publication – Il y a un trou dans votre CV – se situe un peu dans la lignée de 5.10 en cela que l’on y retrouve des textes parus dans la revue, accompagnés, précisons-le, de quelques inédits. Ces « entretiens d’embauche », puisque c’est d’eux qu’il s’agit, sont le fil conducteur de la revue – chaque numéro propose un de ces « entretiens », sans autre titre que « Entretien d’embauche », une sorte d’anonymat… D’où est venue l’idée d’avoir ce seul élément récurrent ?
Olivier :
Nous avions envie de donner un côté un peu social à Antidata ; par exemple faire quelque chose pour les gens qui cherchent du travail, les aider… Non, en fait nous n’avons pas vraiment réfléchi, ça s’est fait comme ça.
Romain :
Olivier est un peu l’Amélie Nothomb de l’entretien d’embauche… Il a arrêté d’écrire il y a dix ans, il avait déjà écrit suffisamment d’entretiens d’embauche pour les cinquante prochaines années… Il est vraiment très fort : il a écrit des entretiens qui collent aux thèmes sans même savoir quels allaient être ces thèmes !…

Il y a un trou dans votre CV rompt avec les livres précédents : la couverture est blanche au lieu d’être noire, et le format est légèrement différent. Pour quelle raison ?
Romain :
Nous avons légèrement élargi le format à cause des illustrations, que nous voulions mettre en valeur – nous avons en effet ajouté des illustrations aux textes, ce qui est une première pour nos livres.
Quant au passage du noir au blanc, il correspond à un « changement de climat » : les entretiens d’embauche étant des dialogues satiriques, il nous a semblé plus cohérent de leur donner une couverture blanche, en opposition aux autres livres qui, eux, contiennent des nouvelles plutôt sombres et pour lesquelles le noir convient mieux. Le recueil sur l’éveil sera de ce registre-là – il aura donc une couverture noire. Mais si nous publions un autre livre dans le même ton que les entretiens d’embauche, nous reviendrons à la couverture blanche.

Ce souci de l’aspect visuel de l’objet-livre était manifeste dans vos autres recueils, à travers de petits détails comme, par exemple, l’avant-propos de Morphéïne, qui ressemblait à une notice pharmaceutique, ou bien la 4e de couverture de Playlist, composée à la manière d’une jaquette de CD…
Romain :
La recherche sur l’aspect d’un livre fait partie du travail de l’éditeur, au même titre que les suggestions adressées aux auteurs. Ce qui nous plaît, c’est de travailler avec les auteurs, de bien réfléchir sur la forme de l’objet – format, charte graphique, police, mise en page… etc. – autant qu’à la cohérence du contenu – déterminer l’ordre des textes, préparer un avant-propos, une introduction… est tout aussi important que de soigner les textes eux-mêmes. C’est le même souci de cohérence et de qualité d’ensemble qui nous guide pour nos livres que pour chaque numéro de la revue.
Il y a encore des possibilités que nous n’avons pas explorées en matière d’édition… Cela va venir petit à petit. Notre rêve serait de faire travailler tous les gens du secteur éditorial – pas seulement les auteurs, les imprimeurs et les libraires. Avec Il y a un trou dans votre CV, nous avons fait les premiers pas dans cette direction : nous avons sollicité un illustrateur, puis une graphiste parce que la présence d’illustrations exigeait un travail de mise en page spécifique que nous ne pouvions pas réaliser nous-mêmes. Ces gens, tout comme les auteurs avec qui nous signons de vrais contrats et qui perçoivent de vrais droits d’auteurs – peu élevés certes, mais qui existent bel et bien… – ont été rémunérés pour leur travail : c’est important de le signaler, et c’est important pour nous de procéder ainsi. À terme, nous espérons pouvoir recourir à un correcteur, un maquettiste, une attachée de presse… bref, tous les acteurs de la vie du livre. Mais pour l’instant, nos moyens financiers ne nous le permettent pas. Il faut dire que ce n’est pas facile de se faire connaître et de vendre ses livres quand on est une petite maison d’édition indépendante qui, de plus, publie des recueils de nouvelles…

Comment êtes-vous diffusés ?
Olivier :
Nous sommes diffusés par SOLEILS, gràce à qui nous sommes présents dans les FNAC et dans quelques librairies. Mais ce diffuseur n’a hélas qu’une seule représentante. Donc nous démarchons aussi les libraires de notre côté pour placer les livres en dépôt-vente, là où la représentante du diffuseur n’a pas pu vendre ou même pas pu présenter nos livres. Notez que nos ouvrages peuvent aussi, en cas d’absence en rayon, être commandés aux libraires. Enfin nous avons maintenu la possibilité pour les lecteurs de nous les commander directement via le site web.
Jean-Claude :
C’est vrai, les libraires acceptent la plupart du temps nos livres. Certains refusent cependant. Ils se disent trop occupés par l’ouverture des cartons qu’ils reçoivent via le système de l’office et la lecture des critiques littéraires des grands médias. On peut se demander alors où se trouve la valeur ajoutée lorsqu’un lecteur va chez un libraire de ce type. Si le libraire se contente de lire les critiques et de sortir des cartons les livres qui d’après ces mêmes critiques doivent être lus et d’en faire des piles bien en vue dans sa librairie et qu’il n’apporte plus de conseil, qu’il ne serve plus de relai entre le lecteur et des livres plus confidentiels issus de la petites édition ou pas, alors il ne sert plus à rien. Les sites de vente en ligne remplissent très bien cette fonction de vente des gros tirages et les libraires ne remporteront pas la bataille avec le seul argument du prix unique.
Romain :
L’argument des libraires selon lequel tous les livres étant au même prix partout, il faut aller chez eux est totalement stupide. De plus, c’est à la limite du poujadisme, c’est dire aux lecteurs : « Nous savons que vous allez acheter la même chose que tout le monde, alors venez l’acheter chez votre brave commerçant de quartier ». Ce qui fait la différence d’avec les grands distributeurs du livre que sont les FNAC, les hypermarchés et autres Cultura, c’est le conseil. Vendre du Angot ou du Houellebecq en affirmant que c’est une « contre-offre » aux Dan Brown et aux Marc Levy n’est pas suffisant, et cela n’a rien à voir avec les qualités littéraires de ces auteurs. Il ne suffit pas de faire des piles du dernier roman de l’écrivain qui fait la couverture de Télérama ou des Inrocks. Parce qu’à terme, vu l’augmentation des surfaces de ventes, les gros vendeurs le feront eux aussi. Il est dommage de voir que les libraires développent si peu de véritables alternatives aux courants de pensée dominants. Il n’y a malheureusement que peu de libraires « surprenants ». J’espère me tromper mais il est par exemple assez incroyable d’imaginer qu’à Paris il n’y aucune librairie qui a ne serait-ce que 50 centimètres de rayonnage consacrés à la nouvelle. Quand on connaît l’importance de la nouvelle dans l’histoire de la littérature, c’est plutôt curieux. Si un tel rayon existe, qu’on me le signale.

Pour conclure, si nous en venions à vos portraits ? Qui êtes-vous ?
Olivier :
J’ai tout dit dans les entretiens d’embauche… donc je n’ai rien à rajouter (rires)
Romain :
Je suis célibataire. Ce n’est pas une annonce. Mais je suis célibataire… et j’ai besoin d’amour ! Parce que comme tous les gens qui écrivent, je suis très malheureux…
Jean-Claude :
Je suis plutôt grand, assez musclé, j’habite rive gauche et chaque fois que je passe rive droite, je mets des palmes. Voilà. On peut me reconnaître à ça.


Antidata sur lelitteraire.com…
La revue :

« La Peine » – n° 14 
Les livres :
L’Enfer-Me-Ment
Playlist 
Il y a un trou dans votre CV

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 24 octobre 2006, quelque part dans Paris à l’heure fatidique du déjeuner. Le lieu est délibérement tenu secret pour contribuer à créer autour d’Antidata et de ses acteurs certaine aura mythique des plus bénéfiques à leur notoriété…

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Entretien avec Aleksandra Sokolov (éditions Thalia)

Les éditions Thalia ont à peine un an. Ells ont encore la fragilité de l’extrême jeunesse, mais offrent un catalogue d’une impressionnante richesse

Toute personne un tant soit peu familière avec l’univers du livre reconnaîtra qu’aujourd’hui, lancer un projet éditorial relève de la quasi folie : l’heure est aux regroupements titanesques et à l’effacement progressif des entités les plus modestes. De restructurations en remaniements, les maisons d’édition disparaissent, changent de main, de nom… Ce climat houleux de mouvances incessantes est bien décourageant. Il peut aussi s’avérer stimulant : ce sont précisément ces turbulences qui ont amené Aleksandra Sokolov à fonder les éditions Thalia. Une entrerpise d’autant plus courageuse qu’elle vise le secteur a priori fort étroit du livre d’art, et que Le Littéraire est heureux de soutenir.
Entre deux voyages, et une multitude de rendez-vous, Aleksandra Sokolov a mis de côté une heure de son temps pour présenter sa maison, qui ambitionne de plonger ses lecteurs dans les beautés profuses de
l’art sous toutes ses formes, à travers des livres, on s’en doute, riches en images mais dont l’attrait ne s’arrête pas là et qui ne se bornent pas à « montrer » : pour la fondatrice des éditions Thalia, « donner à voir » signifie aussi « donner à comprendre », ce qui suppose une iconographie relayée par des textes de haute qualité. C’est là une ligne éditoriale exigeante, qu’Aleksandra Sokolov entend bien défendre contre vents et bourrasques, pariant que cette exigence-là est la clef même de la pérennité des éditions Thalia…

D’où vient le nom de votre maison ? Il évoque au premier abord Thalie, la muse de la Comédie, mais vos livres traitent d’arts plastiques. Quel est le rapport entre Thalie et les Beaux-Arts ?
Aleksandra Sokolov :
Il n’y en a pas – bien que l’on puisse considérer le théâtre et la comédie comme des arts à part entière… Simplement, d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours beaucoup aimé ce nom ; je me disais que, si un jour je fondais ma propre structure éditoriale, elle s’appellerait Thalia. Je trouve qu’il sonne bien, et je pense que c’est un mot facile à mémoriser, à prononcer dans la plupart des langues, ce qui est appréciable quand on est appelé à travailler souvent avec des non-francophones. De plus, je ne voulais pas donner mon nom à la maison : cela me paraissait affreusement égocentrique… « Thalia » s’est donc imposé tout naturellement.
 
Comment sont nées les éditions Thalia ?
Elles sont nées officiellement en novembre 2005 – c’est donc notre première année de parution, avec une vingtaine de titres au catalogue. Avant de lancer Thalia, j’étais éditrice free lance ; j’ai travaillé pour plusieurs éditeurs – Adam Biro, les éditions de l’Amateur notamment et, parfois, pour des structures de grande envergure comme Flammarion, mais toujours dans le domaine du livre d’art. Il y a eu récemment de profonds remaniements dans ce secteur, des regroupements qui ont entraîné la disparition des éditeurs les plus modestes. La question s’est alors posée pour moi de savoir si je continuais à offrir mes services aux « survivants », ou bien si je prenais le risque de fonder une maison qui corresponde réellement à mes désirs, à mes attentes. J’ai opté pour la prise de risque, et Thalia a émergé. Mais cette décision s’appuie tout de même sur de longues années d’expérience, au cours desquelles j’ai pu nouer des contacts précieux qui m’ont permis de faire appel à des gens susceptibles de m’aider à créer ma maison d’édition. Une telle entreprise n’est pas anodine : il faut réunir des capitaux importants, et aussi des forces, des compétences solides de façon à démarrer avec les moyens suffisants pour avoir des chances de survivre.

Le domaine du livre d’art est occupé déjà par de nombreux éditeurs ; comment avez-vous défini le créneau dans lequel vous alliez publier ? Quelle est la « couleur » spécifique de Thalia ?
Il s’agit pour nous de publier des livres assez pointus, qui touchent essentiellement à l’histoire de l’art. Nous ne visons pas le « grand public » mais plutôt un lectorat d’étudiants, d’amateurs avertis. On confond trop souvent « livre d’art » et « livre illustré » ; or pour moi, un « livre d’art » est un ouvrage écrit par des auteurs reconnus dans leur domaine, et qui déploie un propos de fond sur un sujet d’esthétique ou d’histoire de l’art ; ce n’est pas un simple livre illustré avec de belles images – je ne dénigre pas ce genre de publications, loin de moi cette intention ! mais elles ne s’adressent pas au même public que le vrai livre d’art.
Et lorsqu’on regarde les choses de près, on se rend compte qu’en définitive, il y a très peu de maisons qui publient de beaux livres traitant d’histoire de l’art. J’ai donc voulu me positionner comme une éditrice de très beaux livres – c’est-à-dire des ouvrages de haute qualité qui soient aussi d’un certain niveau intellectuel.

« Beau livre » signifie aussi qu’il s’agit d’ouvrages auxquels est apporté un grand soin de fabrication ?
Bien sûr ! Avec un petit bémol cependant : la moitié environ des livres que publie Thalia relève de la coédition. Je ne suis donc pas seule à prendre les décisions, et je dois m’adapter aux choix de mes partenaires, qui ne sont pas forcément, à mes yeux, les plus heureux… De plus, coéditer implique d’imprimer sous la même maquette les différentes versions d’un ouvrage, ce qui n’est pas du meilleur aloi pour un livre d’art ! Par exemple, d’une langue à l’autre la taille des blocs de texte peut varier considérablement, ce qui bouscule la mise en page – or tous les éditeurs n’y attachent pas la même importance, beaucoup se focalisent d’abord sur la qualité textuelle et tendent à négliger la mise en page. Mais le système de la coédition offre l’avantage de pouvoir publier des livres importants, très coûteux à réaliser, et qu’une seule maison publiant dans une langue unique ne pourrait financer. Et même si l’on n’atteint pas toujours le niveau qualitatif souhaité, les coéditions demeurent un excellent moyen d’élargir notre catalogue. En revanche, pour ce qui est des livres publiés sous le seul contrôle de Thalia, le suivi de fabrication est le plus minutieux possible…

Les coéditions que vous entreprenez se déroulent-elles toujours de la même manière ou bien chaque ouvrage est-il un cas de figure spécifique ?
Les choses varient beaucoup en fonction des éditeurs et, surtout, d’un pays à l’autre : dans chaque pays on aborde l’édition avec un état d’esprit différent auquel il faut s’adapter. De plus, coéditer signifie que l’on travaille avec des traductions, et cela pose des problèmes que je ne pensais pas devoir être si importants… Un texte excellent dans sa langue d’origine peut être irrémédiablement gâché par une mauvaise traduction. Il y a ensuite des aspects purement techniques délicats à gérer – par exemple, lors de la conclusion d’un accord de coédition, on ne sait pas forcément quel procédé d’impression utilise l’éditeur partenaire, et en cas d’impression dite « sous film », il est impossible de modifier quoi que ce soit une fois les films réalisés… – et des questions de mise en page que l’on ne résout pas forcément à son goût… Au bout du compte, la coédition qui paraissait relativement facile a priori s’avère plus délicate à mener qu’une édition gérée entièrement en interne.

En dehors des coéditions, avez-vous ces mêmes problèmes de traduction pour vos propres publications ?
Pour l’instant non, car je travaille avec des auteurs qui écrivent en français. L’on a toujours recours, bien évidemment, à un correcteur parce que les meilleurs textes ont besoin d’être corrigés en certains endroits mais cela représente un problème mineur en regard de ceux que peuvent poser des traductions défectueuses… L’édition d’un livre se gère beaucoup plus aisément quand l’auteur écrit dans la langue de publication. Les qualités et les défauts rédactionnels de l’auteur sont appréciés directement, et l’on ne s’expose pas à de trop grandes surprises au-delà de ces premiers aperçus. En revanche, lorsque l’on a affaire à une traduction, il est très difficile d’avoir une idée juste de la valeur d’un texte dans sa langue originelle ; et c’est seulement une fois plongé dedans qu’on prend la mesure de problèmes qu’on avait d’abord sous-estimés. C’est pourquoi une coédition demande en général un temps de fabrication beaucoup plus long qu’une édition simple. Mais ça fait partie du jeu : tous les éditeurs qui pratiquent la coédition sont confrontés aux mêmes aléas…

Votre maison est toute jeune, mais vous avez néanmoins un catalogue déjà bien fourni, qui de surcroît présente d’entrée plusieurs collections. Cela signifie sans doute que catalogue et collections étaient déjà constitués, du moins en partie, avant la naissance officielle de Thalia ?
Disons, du moins, que tout cela avait été « pensé » en amont, et que les collections actuelles se sont dessinées telles quelles – j’en ai bien d’autres en tête, mais je pense qu’il faut d’abord installer correctement ce qui existe avant d’aller plus loin : une collection n’est viable qu’à la condition d’être alimentée régulièrment. Aussi les deux ou trois prochaines années vont-elles être consacrées à nourrir ces collections, avant que l’on songe à en développer de nouvelles.
Cette première année d’existence aura été très difficile parce que nous sommes partis d’une page quasi blanche… Les auteurs sont libres, et en dépit de toutes les affinités qu’ils pouvaient avoir avec nous, il était assez délicat de leur demander de garder leur travail sous le coude jusqu’à ce que la maison ait un statut juridique et soit donc habilitée à signer des contrats. Quant aux auteurs qui nous avaient plus ou moins réservé leurs écrits, ils ont dû s’atteler à leur texte de façon un peu précipitée lorsque la maison a existé officiellement. Je pense que les choses couleront mieux très bientôt, mais jusqu’à la fin de cette année, nous restons dans une phase de mise en route qui exige beaucoup de prudence.

Il est vrai qu’en démarrant avec un catalogue aussi riche, vous n’avez pas choisi la facilité…
Certes, la tâche n’a pas été simple – je dirais même que les choses ont parfois été assez sportives (rires) ! D’autant que jusqu’à cet été, j’étais seule à mener la barque. Mais j’ai désormais une assistante ; son arrivée a été un grand soulagement… Je dois aussi préciser que j’ai démarré avec un groupe de gens que je connais, avec qui j’entretiens des relations de confiance que je maîtrise à peu près. Cependant, monter une maison d’édition aujourd’hui reste extrêmement dur. D’une part on est confronté à un nombre croissant de publications – tous domaines de l’édition confondus – et d’autre part la durée de vie commerciale d’un livre s’est considérablement réduite – elle se joue sur les trois ou quatre mois qui suivent sa sortie : les étals des librairies ne sont pas extensibles, et si un libraire veut pouvoir montrer régulièrement les nouveautés, il est obligé de retirer très vite les livres de référence qui, par définition, se situent hors des impératifs de cette actualité toujours plus pressante. Quand on décide d’éditer malgré tout des ouvrages de ce type, il faut déployer des trésors d’inventivité pour éviter que ces livres tombent dans l’oubli une fois passés ces trois ou quatre mois fatidiques.

Par-delà la thématique, clairement annoncée par les noms des collections, qu’est-ce qui va fonder leur identité ? Le format des livres ? La maquette ?
Aleksandra Sokolov :
La notion de « collection » est souvent ramenée à un ensemble de critères de fabrication – format, maquette, couverture… – mais pour moi, c’est aussi le choix des sujets et la manière dont ils sont abordés qui définissent une collection, l’esprit de celle-ci tient davantage au contenu des livres qu’elle regroupe qu’à leur aspect matériel. De plus, il nous est très difficile de maintenir une maquette strictement identique d’un ouvrage à l’autre ; d’abord parce que nous travaillons avec plusieurs graphistes, et d’autre part parce que les sujets eux-mêmes ne se prêtent pas à un traitement standardisé. Nos livres associent du texte et des images, dont les rapports doivent être soulignés par une mise en page qu’il faut déterminer pour chaque livre, au coup par coup. Nous nous sommes certes efforcés de donner une identité purement visuelle à nos collections à travers les choix typographiques, les couvertures… etc. mais en nous réservant la possibilité de nous écarter du modèle de départ – ce qui est une nécessité quand on coédite. Et surtout quand on publie des livres d’artistes contemporains : il faut pouvoir s’adapter à leurs demandes ; les auteurs sont parfois très exigeants, et les artistes contemporains, notamment, ont des idées très arrêtées sur ce qu’ils veulent. Or je tiens à toujours faire les maquettes de livre en accord total avec les auteurs ; c’est leur livre, c’est quelque chose qui les représente, qui doit être fidèle à ce qu’ils ont voulu y insuffler – ils doivent se sentir à l’aise vis-à-vis de ce livre. Ils recevront peut-être quelques conseils d’ordre commercial ou technique, mais l’intervention de la maison s’arrêtera là.

Parmi ces collections, l’une d’elles est dédiée aux monographies de référence. Voilà le type même de collection qui ne se constitue que lentement, et sur le très long terme. Une difficulté de plus, eu égard au fonctionnement actuel du marché de l’édition que vous déploriez tout à l’heure…
En effet… Je pense cependant qu’il est important de s’efforcer de défendre une démarche éditoriale qui se démarque de l’ambiance générale. Le but de cette collection est de publier des livres inédits, des travaux portant sur des artistes peu abordés par la critique ou bien des recherches novatrices sur des artistes plus connus – sans forcément aller vers le volume à 1500 pages, mais en gardant toujours la même exigence qualitative quant au contenu. J’aimerais beaucoup pouvoir publier une monographie chaque année – mais ce type de livre résulte de travaux de longue haleine, et pour pouvoir tenir ce rythme idéal d’un volume annuel, il me faut trouver des auteurs qui aient en train des recherches suffisamment avancées pour donner naissance à un livre d’ici deux ou trois ans – ce qui n’est pas facile… j’ai ainsi rencontré récemment un auteur qui me propose un projet pour 2009… Il faut certes consentir à travailler sur des laps de temps très longs, et s’adapter aux auteurs qui ne commencent à écrire qu’une fois leur contrat signé – mais entre temps, les éditeurs peuvent disparaître, et les auteurs aussi…

Vous inaugurez cette collection avec un véritable monument en trois volumes, consacré à Kazimir Malewicz. Pourquoi ce choix ? Pour des raisons purement circonstancielles ou parce que vous-même avez des affinités particulières avec cet artiste ?
C’est assez difficile à dire… D’une part j’ai des origines slaves, il est donc logique que je lance ma maison avec ce qui m’est le plus proche. D’autre part j’aime beaucoup Malewicz et, de plus, j’avais eu l’occasion de rencontrer Andrei Nakov lors de mes collaborations passées avec d’autres éditeurs. Mais il y a aussi des concours de circonstances qui s’en sont mêlés et qui m’ont « soufflé » l’idée de commencer la collection avec cette monographie. Elle représente la somme d’une trentaine d’années de recherches, ce qui est colossal, mais quand Thalia est née, l’ouvrage était déjà écrit en bonne partie – seules de menues retouches et quelques réactualisations ont été nécessaires avant la publication. S’il avait fallu tout rédiger de A à Z, le livre n’aurait pas pu sortir avant dix ans !

Cette collection de monographies est-elle prévue pour couvrir l’ensemble de l’histoire de l’art ? Peut-on imaginer par exemple d’y trouver un livre consacré à un enlumineur du Moyen-Age ?
J’aimerais bien ! Cette ambition de couvrir toutes les époques, de la préhistoire à nos jours, est aussi celle qui préside à la collection « Art et civilisations ». Mais il faut bien commencer par un début… En ce qui concerne les monographies, je crains de ne pouvoir tenir le rythme d’un volume par an : ces livres se construisent sur le très long terme et, de plus, ils exigent une fois écrits plusieurs mois de fabrication.

En dehors de la préparation du texte, il faut prendre en compte le temps que demande la recherche iconographique…
En effet, mais c’est un souci que nous n’avons pas eu pour le livre d’Andrei Nakov : au fil de ses travaux, il s’est vu confier les images dont il avait besoin – et c’est lui qui, pour l’essentiel, détient les droits, dont il nous a fait grâce… Le livre d’Andrei Nakov comporte plus de mille reproductions ; si nous avions dû aller les chercher auprès des musées ou des agences, le livre n’aurait pas été réalisable. Ne serait-ce qu’en termes de budget : aujoud’hui, une image vaut, au minimum, entre 80 et 100 euros. Dans le cas de ce livre, seule une partie de l’iconographie a été payante : les œuvres reproduites à titre de comparaison. Des occasions comme celle-ci ne se rencontrent pas tous les jours !

Vous avez évoqué une collection de livres d’artistes contemporains. Pourriez-vous m’en dire un peu plus ?
Ce sont des livres écrits sur des artistes par des critiques d’art, des écrivains… ça dépend. Personnellement, j’aime bien rassembler dans un même volume des textes d’auteurs différents : ça permet d’offir plusieurs visions d’une œuvre ; ça apporte un peu de variété. Le texte d’un critique d’art sera parfois un peu aride, ou mal perçu ; s’il est contrebalancé par un texte d’écrivain ou de journaliste, de tonalité différente, il me semble que l’ensemble sera plus attrayant. Mais là non plus il n’y a pas de règle incontournable… Par exemple, pour le livre consacré à l’artiste autrichien Gottfried Salzmann, celui-ci a absolument tenu à ce que deux conservateurs autrichiens écrivent sur son travail, l’un attaché au musée de Salzbourg – qui ouvre une salle dédiée à ses œuvres – et l’autre au musée de l’Ariana, à Vienne. Mais ce sont des textes complexes, un peu rébarbatifs, et j’ai réussi à leur adjoindre le texte d’un auteur français, qui apporte un autre regard, très intéressant.

Y a-t-il quelque précision que vous souhaiteriez apporter pour conclure cet entretien ?
J’aimerais transmettre un message : je suis en quête d’auteurs qui seraient susceptibles de me proposer une nouvelle approche de différents domaines artistiques et esthétiques. Je suis amateur de sujets très pointus – l’éventuelle difficulté d’accès ne m’effraie pas !

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 12 octobre 2006 au siège des éditions Thalia – 23 rue Saint-Ferdinand – 75008 PARIS

 
     
 

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Entretien avec Diane de Selliers (Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll)

Rentrée littéraire en fanfare pour Diane de Selliers, avec en point d’orgue une exposition d’un jour à l’Ecole nationale des Beaux-Arts

Nous avions fait la connaissance de Diane de Selliers lors de la sortie, l’an passé, desFleurs du mal illustrées par la peinture symboliste et décadente. Livre imposant et superbe, par l’entremise duquel nous découvrions la démarche originale d’une éditrice soucieuse de perpétuer un patrimoine littéraire et artistique de premier ordre. Nous avaient frappés surtout l’extrême méticulosité avec laquelle sont suivies toutes les étapes de la préparation d’un livre, depuis les prémices d’un projet jusqu’à l’organisation des événements jalonnant la sortie de l’ouvrage achevé. Cette année, Diane de Selliers – surnommée « l’éditrice d’un livre par an » – montre que la qualité de ses publications n’est pas le seul facteur d’étonnement : elle publie deux ouvrages en même temps, et offre à l’un d’entre eux – le coffret comprenant Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll illustrés par Pat Andrea – un lancement de prestige : l’exposition, à l’Ecole nationale des Beaux-Arts, des toiles réalisées par l’artiste tout exprès pour cette édition…

Scénographie tout en blanc, que de splendides compositions d’orchidées portaient au summum de la sobriété élégante… Présentées deux à deux, l’une au-dessus de l’autre, les grandes toiles de Pat Andrea avaient l’espace d’exposition tout à elles ; sur la gauche en entrant, une petite niche était ménagée où était projeté en continu le film que Jorge Amat tourna dans l’atelier de l’artiste pendant qu’il travaillait à ces oeuvres qui allaient venir accompagner le texte de Lewis Carroll. Tout ce blanc, et la vastitude de l’espace, ajoutaient encore à la belle ampleur de ces grands formats, que l’on pouvait, à son gré, approcher de très près ou bien embrasser ensemble d’un seul regard – accrochage parfait ! Un coin librairie avait été dressé à droite du hall d’accueil – là encore, du blanc : nappe blanche où étaient posés les livres en démonstration, structure blanche de casiers où se tenaient les autres ouvrages publiés par Diane de Selliers : l’oeil est flatté, la disposition pratique et au service de la meilleure visibilité. On reconnaissait là cette même touche qui préside à la fabrication des ouvrages – recherche esthétique et souci de lisibilité alliés pour le meilleur résultat possible vis-à-vis du lecteur, le tout servi par une qualité technique irréprochable. L’on eut, ce jour-là à l’Ecole nationale des Beaux-Arts, une preuve concrète du soin dont l’éditrice entoure le lancement de ses livres : cette magnifique exposition avait été pensée dans ses moindres détails pour ne durer, hélas, qu’une seule journée. Une « belle-de-jour » trop vite refermée – dont l’âme, fort heureusement, perdure à travers les deux ouvrages réunis dans le coffret…

Rendez-vous avait été pris en fin de matinée avec Diane de Selliers et Pat Andrea pour une interview croisée. Mais déjà les sollicitations étaient nombreuses et Pat Andréa se trouvait en grande conversation lorsque débuta l’entretien. Aussi commençâmes-nous à évoquer Le Moyen-Age flamboyant, fruit d’une aventure éditoriale non moins passionnante que celle en l’honneur de qui était proposée cette exposition exceptionnelle. A peine le fil de la conversation nous offrait-il un pont de traverse pour aller de la poésie médiévale à la prose onirique de Lewis Carroll que Pat Andrea nous rejoignait. Conjonction amusante, répondant peut-être à celle qui conduisit l’éditrice à solliciter un peintre qui, depuis longtemps, était habité par Alice…

Il est assez inhabituel pour vous de sortir simultanément deux ouvrages. Quelles sont les raisons de ces sorties conjointes cette année ?
Diane de Selliers :
Il se trouve que les deux livres ont été prêts en même temps…Quand Pat Andrea m’a dit, il y a trois ans, qu’il commençait à travailler sur les textes de Lewis Carroll, j’ai tout de suite décidé de programmer la sortie du coffret qui devait réunir Alice au Pays des merveilles et De l’autre côté du miroir : j’estimais que le travail de Pat Andrea ne devait pas attendre dans des cartons que l’on veuille bien organiser sa publication. Mais avant que Pat ne commence à peindre pour Alice, nous avions déjà annoncé la sortie future d’un livre conçu sur le même modèle que L’Orient, mille ans de poésie et de peinture – qui a connu un très grand succès – et qui cette fois, serait consacré aux textes du Moyen-Age français. Cet ouvrage est parvenu à maturité au même moment qu’Alice. Mais nous n’avons pas différé sa sortie parce qu’en définitive, cette double publication, en même temps qu’elle rompait le rythme routinier de notre maison, avait l’avantage de bien montrer notre démarche par rapport aux grandes œuvres littéraires et picturales : à mon sens, une collection comme celle des « grands textes de la littérature illustrés par des artistes majeurs », qui est une collection de patrimoine, doit non seulement révéler des grandes œuvres du passé, mais aussi préparer le patrimoine de demain en mettant en valeur le travail d’artistes contemporains. Après Gérard Garouste pour Don Quichotte et Mimmo Paladino pour L’Iliade et L’Odyssée, Pat Andrea est le troisième artiste contemporain qui met son talent au service d’un texte fondateur de notre culture.
 
Pourquoi avoir choisi d’évoquer le Moyen-Age à travers poèmes et peintures ?
Comme je vous l’indiquais, le livre a été conçu de la même manière que L’Orient, mille ans de poésie et de peinture, qui avait pour ambition de montrer les origines de la poésie arabe, persane et turque à travers les œuvres peintes. En Orient, la poésie est essentiellement chantée. Mais on ne peut pas chanter les poèmes dans un livre… Alors l’accompagnement pictural est venu pallier le silence inhérent à la forme livresque : en entrant en résonance directe avec les textes, la peinture allait les chanter…
Il nous a paru intéressant de reprendre ce concept pour évoquer les origines de notre propre poésie – c’est-à-dire la poésie médiévale, aussi bien en langue d’Oc qu’en langue d’Oïl, et en français moyen. Les textes choisis – soit cent vingt poèmes – couvrent environ quatre cents ans de lyrique médiévale, du XIIe au XVe siècle. Quant aux peintures, elles sont tirées de manuscrits français datant pour l’essentiel des XIVe et XVe siècles. C’est en référence à cette période que nous avons intitulé le livre Le Moyen-Age flamboyant. C’est une expression peu usitée en peinture et qui désigne l’époque du style gothique, en architecture et en sculpture mais elle correspondait malgré tout fort bien au livre que nous préparions : au Moyen-Age, l’amour flamboie dans la poésie, et la peinture, qui est à son apogée aux XIVe et XVe siècles, flamboie tout autant.
Nos choix iconographiques ont bien sûr été vers les œuvres les mieux composées, les plus achevées, les plus riches, les plus enthousiasmantes, mais nous n’avons pas négligé de montrer, aussi, des œuvres plus naïves et moins abouties mais très touchantes par leur créativité, leurs couleurs, les sujets qu’elles mettent en scène. Quant aux poèmes, ils sont présentés traduits en français moderne – chaque traduction a été sélectionnée selon les critères qui nous importent, à savoir qualité littéraire, musicalité, primordiale en poésie, et, bien sûr, rigueur par rapport au texte d’origine. Mais le lecteur curieux pourra s’il le souhaite lire chaque texte dans sa langue originale : nous avons inséré dans le coffret un livret qui les reproduits tous .

Pourquoi un livret à part ? Pourquoi n’avoir pas opté pour une présentation directement bilingue ?
D’abord pour préserver la spontanéité de lecture. Je ne voulais pas distraire le lecteur par la vision simultanée des deux textes – l’original et la traduction moderne. Cela aurait terriblement alourdi la poésie qui, pour rester agréable et musicale, a besoin de respirer dans un grand espace blanc que doit lui ménager la mise en page. Le blanc du papier donne beaucoup de musicalité, c’est pourquoi il faut travailler avec beaucoup de soin les marges qui vont entourer l’image et le texte pour vraiment leur donner la respiration et le rythme dont ils ont besoin.

Comment s’organise l’ouvrage ? Selon un ordre chronologique ou plutôt thématique ?
L’organisation interne est guidée par les poèmes, qui se succèdent selon la chronologie de leur composition. Nous avons suivi cet ordre le plus rigoureusement possible, mais il a parfois été difficile d’établir avec précision la date à laquelle tel texte a été écrit – il arrive même que l’on ignore exactement quand un poète a vécu… Par contre, les œuvres peintes viennent en accompagnement des poèmes ; c’est le rapport entre l’image et le texte qui a dicté le choix et les peintures ne sont donc pas organisées en fonction de leurs caractéristiques propres. 

Combien de temps vous a-t-il fallu pour préparer ce livre, une fois que le projet a été imaginé ?
Le livre a été réalisé en deux ans – ce qui est assez court : en principe, un ouvrage nous demande au moins trois ans de travail. Nous nous étions engagés dans le projet pleins d’enthousiasme et de dynamisme, pensant que nous n’aurions que peu de difficulté à trouver les manuscrits dont nous allions avoir besoin. Mais la réalité a été tout autre et, en définitive, nous n’avons cessé de rencontrer des obstacles… Il devient en effet de plus en plus difficile de voir les manuscrits originaux, ceux que l’on ne montre jamais au grand public, et d’obtenir des biliothèques les permissions nécessaires pour sortir les manuscrits afin de les photographier. Comme nous avons utilisé des manuscrits rares – nous nous efforçons toujours de ne pas nous contenter des oeuvres que tout le monde peut voir reproduites ici ou là – nous avons dû demander des prises de vues qui n’avaient pas encore été faites, ce qui a pris beaucoup de temps. Quelques jours avant l’impression du livre, nous attendions encore des ektas à l’atelier de photogravure ! Malgré les délais extrêmement serrés, nous avons réussi à sortir le livre à la date prévue – ce qui n’aurait pas été possible sans l’aide précieuse de Chrystèle Blondeau, qui a dirigé toutes les recherches iconographiques et qui, grâce à sa connaissance de la période médiévale, nous a permis de gagner beaucoup de temps : elle est allée directement dans des endroits un peu secrets, peu connus, pour y dénicher de magnifiques manuscrits.

Cela a donc représenté de longues périodes de recherches, tant sur le plan iconographique que littéraire. Avez-vous exploré simultanément les deux domaines ou bien avez-vous d’abord choisi les textes ?
Nous menons toujours les deux recherches de concert. Il y avait d’une part l’équipe chargée de la partie littéraire, qui étudiait les recueils médiévaux puis sélectionnait les textes de façon à ce que le choix soit représentatif des meilleurs poètes de l’époque et qu’à chacun d’eux soit donnée la place qui lui revenait. Ainsi figurent dans ce livre des œuvres très connues, parce qu’elles comptent parmi les plus belles, mais aussi des textes plus confidentiels, qui nous ont émus par un humour particulier, une expression de l’amour peu courante… D’autre part – et en parallèle – nos iconographes exploraient les manuscrits pour trouver les peintures susceptibles d’accompagner les poèmes. De temps en temps, c’est la rencontre iconographique qui a guidé le choix d’un texte – par exemple, nous avons découvert de superbes peintures de chasse, notamment dans le manuscrit de Gaston Phébus. Nous avons alors déployé beaucoup d’énergie pour trouver des poèmes qui puissent se rapporter à ces images – la chasse n’est pas un sujet très couramment traité par les poètes… Au bout du compte, Le Moyen-Age flamboyant est un livre qui montre tous les aspects de la culture médiévale – mais c’est tout de même l’amour qui en est le thème central.

Vous nous avez expliqué les raisons pour lesquelles vous avez choisi de présenter les poèmes médiévaux originaux dans un livret séparé du livre. Or, pour Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir, vous proposez une édition bilingue, avec les textes français et anglais sur la même page. Pourquoi cette différence de traitement ?
D’abord parce que les textes de Lewis Carroll sont en prose, et que celle-ci ne doit pas être abordée de la même manière que la poésie. Ensuite, l’ancien français est aujourd’hui beaucoup moins lisible que l’anglais pour la plupart des lecteurs. Et pour bien appréhender l’oeuvre de Lewis Carroll, qui est très riche en jeux de mots, en créations lexicales, il importe que l’on puisse aisément voyager du texte original à la traduction, aller de l’un à l’autre d’un même regard pour en même temps bénéficier de la compréhension immédiate qu’offre la traduction et se reporter au texte original pour saisir les singularités d’écriture de l’auteur. Nous avons donc étudié la mise en page pour permettre ce va-et-vient constant, sans nuire à la fluidité de lecture. Le format « à l’italienne » permettant une lecture verticale, nous avons placé en haut le texte français et en bas le texte anglais mais en instaurant une légère différenciation typographique : le texte français est en caractères plus grands, disposé en colonnes un peu plus larges que le texte anglais. Nous avons cherché à dynamiser la mise en page, à offrir les blocs de texte comme des vagues successives tout en restant extrêmement rigoureux quant à la précision : sur chaque page de texte, les premiers et derniers termes du passage français correspondent exactement aux premiers et derniers termes du passage anglais. De plus, nous avons inséré les détails des peintures de Pat Andrea « à fond perdu », ce qui favorise cette lecture un peu particulière.

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Le format « à l’italienne » était-il un choix de départ ou bien a-t-il été dicté par les peintures de Pat Andrea ?
Diane de Selliers :
Ce sont les œuvres de Pat Andrea qui ont décidé du format. Il ne voulait pas travailler en illustrateur au sens habituel du terme – d’autant moins qu’Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir ont été maintes fois illustrés, souvent comme des livres destinés aux enfants. Il y a pourtant bien des passages où les enfants décrochent : lors des nombreuses parties d’échecs, quand la reine veut couper la tête à tout le monde, au moment du procès… etc. le texte devient trop dur pour eux. Alors que les adultes, eux, s’en délecteront parce qu’ils seront plus réceptifs au non-sens et que celui-ci prendra à leurs yeux toute sa saveur.

Pour ne pas « illustrer » le texte, Pat Andrea a imaginé d’aborder ce travail comme ses peintures personnelles, en adoptant un très grand format. Il a travaillé sur des supports de 150×180 ; il était convenu qu’il réaliserait deux tableaux par chapitre et un pour la couverture – soit quarante-neuf tableaux puisque chaque ouvrage de Lewis Carroll comporte douze chapitres – avec pour lui entière liberté d’intégrer dans ses œuvres tout ce qui l’intéressait. De façon à pouvoir reproduire chaque œuvre dans son intégralité, dans le plus total respect de ses dimensions, nous avons choisi pour les livres un format homothétique.
Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir se présentent, l’un et l’autre, en deux parties : la première où sont reproduits les vingt-quatre tableaux de Pat Andrea avec, en regard, deux phrases tirées du texte mises en exergue – l’une en français, l’autre en anglais mais ne se traduisant pas l’une l’autre pour donner une dynamique – qui viennent éclairer l’image que l’on a sous les yeux. Dans la seconde partie se trouve le texte intégral de Lewis Carroll, en français et en anglais comme je l’ai expliqué, illustré, alors, exclusivement par des détails tirés des grands formats de Pat, « à fond perdu » pour bien montrer qu’il s’agit de détails et que l’œuvre se prolonge bien au-delà.

 

Comment vous êtes-vous rencontrés sur ce projet, Pat Andrea et vous ?
Diane de Selliers :
Peu de temps après la sortie du Don Quichotte illustré par Gérard Garouste, je rencontre Pat à l’occasion d’un dîner chez un de nos amis. Je connaissais déjà un peu son œuvre mais, ce soir-là, en regardant ses catalogues, je me suis rendu compte que son univers était extrêmement proche de celui de Lewis Carroll. J’ai pensé que son travail serait parfait pour une édition illustrée d’Alice au pays des merveilles et je lui ai demandé si le projet l’intéressait. « Quand tu veux ! » m’a-t-il répondu. Cela dit, je dois convenir que j’avais une petite réserve vis-à vis de la peinture de Pat : elle est souvent un peu agressive, très sexuelle, très érotique…
Pat Andrea :
Érotique, oui… mais assez bon enfant, tout de même !

Diane de Selliers :
Bon enfant… peut-être mais, pour notre projet commun, il allait quand même falloir que tu rallonges les jupes des petites filles ! Je voulais que notre édition d’Alice soit vraiment tout public, qu’une mère puisse lire le livre à ses enfants et regarder les images avec eux. Il ne s’agissait pas non plus, cela va de soi, de demander à Pat de se trahir, et de faire du Walt Disney ; il fallait juste que le livre soit visible par de jeunes enfants. J’ai dit à Pat qu’il avait tout le temps pour réfléchir et trouver la voie qui lui convenait pour ce travail – je n’étais pas pressée. D’une année sur l’autre, le projet est resté un peu en sommeil et, voilà trois ans, Pat m’a appelée pour me dire qu’il était prêt et qu’il avait des choses à me montrer. Les « choses » en question étaient les grands tableaux que vous avez pu voir aujourd’hui… 
Pat Andrea :
Il m’a fallu beaucoup de temps pour parvenir à peindre ces tableaux… Au début j’étais bloqué parce que je voulais accompagner les textes de Lewis Carroll mais pas les illustrer au sens courant du terme. Je ne cessais de penser au livre, au format des feuilles… j’ai fait de nombreux essais qui ne me satisfaisaient pas – je suis même parti quelque temps dans l’atelier dont je dispose à Buenos Aires pour m’isoler, mais cela n’a pas été très fructueux. Puis j’ai compris que je ne devais pas peindre spécialement pour le livre, que je devais, au contraire, oublier celui-ci et la fonction illustrative des dessins que j’allais faire. Il fallait que je peigne pour moi tout en pensant au texte de Lewis Carroll de façon à lui rester fidèle : c’est ma réaction de lecteur que j’allais peindre. Mais outre les quarante-neuf tableaux convenus, il allait quand même falloir des illustrations proprement dites. J’ai alors imaginé de les prélever dans les grands dessins : on allait « zoomer » et prendre le détail qui correspondait parfaitement à la zone de texte à illustrer, détail qui serait reproduit soit sur une double page, soit sur un quart de page… selon le rapport voulu entre texte et image. Les illustrations n’étaient pas dessinées en elles-mêmes mais puisées dans les grandes œuvres.
Une fois ces tableaux réalisés, j’ai encore travaillé pendant deux années pleines sur Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir. Je n’ai rien pu faire d’autre : j’étais happé par Alice ; j’avais une relation très forte avec cette petite fille, comme Lewis Carroll, d’ailleurs…

 

Connaissiez-vous parfaitement ces deux livres avant de vous lancer dans ce projet ?
Pat Andrea :
Non. Pas mieux ni davantage que les gens qui les ont lus et en ont gardé des souvenirs, de vagues réminiscences… Mais j’ai toujours éprouvé une attirance particulière pour cette petite fille qui vit tant d’aventures, fait des rêves et des cauchemars si nombreux – et ces textes ont parfois nourri mon inspiration : de temps en temps, dans mes tableaux, on voit un détail, une référence à Alice. Et dès que je le pouvais, je m’arrangeais pour glisser dans les travaux d’illustration que l’on me commandait une petite Alice. Mais je n’avais encore jamais travaillé de façon spécifique sur ces textes ; je pense que toutes ces allusions étaient là en attente de ce que Diane allait me demander de réaliser (rires)…
Diane de Selliers :
Alice a toujours habité ton univers, c’est une évidence. L’univers dans lequel tu peins est celui d’Alice – des Alice…
Pat Andrea :
Oui, Alice au pluriel car Alice n’est pas Alice – ou plutôt, elle est Alice comme elle l’est dans les grands dessins, c’est-à-dire qu’Alice n’est jamais la même. Il y a 49 dessins, il y a 49 Alice différentes. Pour moi, Alice, c’est toutes les filles de 7 à 17 ans dans le monde, et mon travail doit aussi être vu sous cet angle. Je peins les rêves et les fantasmes des femmes de 7 à 77 ans…
Diane de Selliers :
Mais comment connais-tu si bien les fantasmes et les rêves des femmes ?
Pat Andrea :
Je ne les connais pas du tout ! C’est ça le problème… ma peinture relève de la recherche fondamentale, pour essayer de comprendre la femme ! Et je crois que c’était un peu la même chose pour Lewis Carroll…

Alice est en effet différente sur chaque dessin – à un détail près : ses chaussures. Ce sont des « tennis » très modernes, comme en portent la plupart des adolescentes aujourd’hui…
Pat Andrea :
Je voulais montrer une Alice contemporaine – et je ne pouvais pas trouver détail vestimentaire plus contemporain, plus universel que ces chaussures : aujourd’hui, c’est le règne Adiddas-Nike-Puma…etc. Tout le monde est chaussé par eux – et le modèle que porte Alice est en effet celui qui doit être le plus répandu aux pieds des jeunes filles d’aujourd’hui ! 

Vos quarante-neuf dessins semblent être à des états d’achèvement divers – certains ont l’aspect de simples croquis crayonnés, d’autres sont mis en couleurs et comportent des collages, d’autres encore ont simplement des applications de feuille d’or… A quelle intention répond cette disparité ?
Pat Andrea :
Cette disparité d’états fait partie des principes sur lesquels repose la série. D’abord, comme je l’ai dit, Alice n’est pas une seule petite fille, elle représente toutes les fillettes, toutes les jeunes femmes du monde… Ensuite, toutes les aventures qu’elle vit appartiennent au domaine du rêve – ou du cauchemar. En abordant chaque tableau selon l’idée que j’avais en tête au moment où je commençais, en utilisant simultanément des techniques différentes, je voulais être le plus fidèle possible à cette dimension onirique : le monde du rêve, c’est celui où tout peut arriver, où quelque chose d’apparemment logique succède à l’incompréhensible… Rien n’était vraiment prévu au préalable ; je me disais que je devais peindre et dessiner avec la même liberté que si j’évoluais dans un rêve.

Un film a été réalisé par Jorge Amat pendant que vous travailliez à cette série de tableaux. Cela était-il partie intégrante du projet de départ ?
Pat Andrea :
Ce film est indépendant du projet éditorial proprement dit, mais le cinéaste a bien été là dès le début du travail. Je connaissais déjà Jorge Amat. Nous nous étions rencontrés dans les années 80 – à l’époque, je vivais en Argentine et j’avais peint une série de tableaux où j’abordais ma relation avec le régime militaire alors en place dans ce pays. L’écrivain Julio Cortazar avait écrit un conte pour cette série. Le livre a été publié, Jorge Amat a lu le livre et ensuite il a fait un film sur les dessins que j’avais réalisés, en y incluant quelques scènes qu’il avait reconstituées avec des acteurs. Le film m’a beaucoup plu, et quand Jorge m’a demandé s’il pouvait suivre la réalisation de la série des Alice, j’ai accepté avec grand plaisir.

Il est disponible sur DVD. Est-il commercialisé conjointement au livre ?
Diane de Selliers :
Non, il est vendu par le cinéaste lui-même ; nous sommes en dehors de cela.
Pat Andrea :
Jorge est en pourparlers avec une revue d’art pour que le DVD soit vendu avec le prochain numéro, soit en octobre, soit en novembre.

Maintenant que nous en savons davantage sur vos quarante-neuf tableaux, peut-être serait-il temps de vous présenter à ceux qui ne vous connaissent pas encore…Pourriez-vousévoquer<FONTFACE=VERDANACOLOR=#996600 size= »2″> votre parcours d’artiste ?
Pat Andrea :
Je suis né aux Pays-Bas il y a plus de soixante ans déjà… Je viens d’une famille de peintres, et je dessine depuis toujours. Les dix premières années de ma carrière artistique ont tenu dans mon pays natal et en Belgique. Ensuite je suis parti pour un grand voyage en Argentine au moment de la dictature militaire. Il y avait un chaos, une guerre civile qui faisait rage mais comme en sous-sol : tout était caché, personne n’osait parler, il y avait une censure de fer… J’ai voulu essayer de comprendre ce qui se passait, tout cela m’intriguait et je suis resté longtemps dans ce pays. L’atmosphère qui régnait là-bas a bousculé ma peinture… Jusque-là, mon univers pictural était assez léger, je me moquais du monde avec une certaine désinvolture – je ne me prenais pas au sérieux. Mais ce à quoi j’étais confronté en Argentine ne me permettait pas de conserver cette désinvolture : il me fallait rendre compte de cette violence, de ces gens que je voyais osciller entre la joie et le désespoir le plus sombre. Ma peinture est devenue plus grave. Et c’est à partir de là que mon travail a commencé à être reconnu un peu partout dans le monde. Aujourd’hui, mes tableaux sont exposés dans de nombreux musées d’art contemporain – le Centre Pompidou, le MOMA de New York… etc. Je travaille beaucoup avec l’Espagne. Depuis huit ans, j’enseigne ici, à l’Ecole nationale des Beaux-Arts, et je suis aussi correspondant de l’Académie, dont le siège est tout à côté. Maintenant qu’Alice au pays des merveilles est terminé, je vais avoir du temps pour préparer de nouvelles expositions…

Quelles sont celles qui s’annoncent ?
Je vais commencer par examiner tranquillement toutes les propositions qu’on m’a adressées et voir quelles sont celles que je peux honorer. Je sais d’ores et déjà qu’une exposition est prévue en février 2007, dans ma galerie à Istanbul, puis une deuxième un peu plus tard dans ma galerie à Athènes. Ensuite je dois exposer en Espagne, et à la fin de l’année 2007 aux Pays-Bas. J’essaie aussi de trouver un lieu pour exposer à Paris – ce que je n’ai pas fait depuis cinq ans !

Aviez-vous déjà peint – ou dessiné – pour des textes littéraires ?
Oui, j’ai illustré plusieurs livres – et c’est précisément pour cela que je ne voulais pas illustrer Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir. J’ai, entre autres, réalisé une série de dessins à la plume pour une édition moderne des Mille et une nuits. J’ai également travaillé pendant de longues années avec Herman de Boer, un écrivain néerlandais auteur de contes à tonalité fantastique. Mais il n’écrit presque plus – notre collaboration s’achève ainsi d’elle-même, ce qui ne nous empêche pas de rester très amis… J’avais donc une certaine expérience du monde littéraire et éditorial quand j’ai commencé à travailler sur la proposition de Diane – d’ailleurs, la littérature me passionne, de même que les questions de mise en page, de typographie, d’esthétique du livre.
En tout cas, Alice aura été une magnifique aventure, et restera l’un des projets majeurs de ma vie d’artiste.

 

Lewis Carroll & Pat Andrea, Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir (édition bilingue, préface de Marc Lambron, textes traduits par Henri Parisot – Livret d’accompagnement de 24 p. comportant les notes de Jean Gattegno pour le texte français et de Hugh Haughton pour le texte angalis), Diane de Selliers, septembre 2006, 376 p. en deux volumes au format 31,5 x 26,2 cm « à l’italienne » présentés sous coffret illustré – 180,00 € en prix de lancement jusqu’au 31 janvier 2007 ; 210,00 € ensuite.
Un tirage de tête de 100 exemplaires comportant deux eaux-fortes originales numérotées et signées par l’artiste,insérées dans chacun des deux volumes,est également disponible.

 

Le Moyen-Age flamboyant, poésie et peinture (Préface de Michel Zink – Accompagné d’un livret de 48 p. reproduisant les poèmes dans leur langue d’origine), Diane de Selliers, octobre 2006, 1 volume de 380 p. au format 24,5 x 33 cm présenté sous coffret illustré – 160,00 € en prix de lancement jusqu’au 31 janvier 2007 ; 190,00 € ensuite.

Pour des informations complémentaires vous pouvez vous référer au site internet des éditions Diane de Selliers.

 

   
 

Interview réalisée par isabelle roche le jeudi 14 septembre à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris à l’occasion de l’exposition des 49 toiles originales qui composent l’iconographie d’Alice au pays des Merveilles et De l’Autre côté du miroir, de Lewis Carroll.

 
     
 

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Entretien avec Xavier Dandoy de Casabianca (éditions éoliennes)

Avec Xavier Dandoy de Casabianca, découvrez des livres mus par le vent et qui ont une âme…

Lorsqu’au hasard d’une allée, au dernier Marché de la Poésie, Pierre Bonnasse m’offrit un exemplaire de son recueil Happy Hooker’s Hand, il insista beaucoup sur la qualité du travail de son éditeur, Xavier Dandoy de Casabianca  : « Sa démarche a été artistique de bout en bout », me dit-il. Curiosité attisée…et conversation engagée dès que Xavier me fut présenté, quelques minutes plus tard. Je découvrais ainsi les éditions éoliennes, qui me parurent un curieux objet éditorial exigeant que l’on s’y intérressât de beaucoup plus près. Deux mois passèrent, puis Xavier Dandoy de Casabianca me reçut pour une interview en bonne et due forme. La rencontre eut lieu chez lui – là où se tiennent serrées comme dans un pan de tissu noué aux quatre coins ses activités d’éditeur, de peintre, de dessinateur, de maquettiste, d’écrivain… et sa vie quotidienne. Des bols de thé mis à égoutter aux pots remplis de pinceaux et de crayons, de l’équipement informatique à la table de dessin, des fanions et bannières bouddhistes qui n’excluent pas une forte présence chrétienne aux livres rangés et empilés dans tous les recoins, sans oublier les esquisses, croquis et œuvres achevées accrochés un peu partout sur les murs, confluent en ce petit espace créativité, quête spirituelle, petites choses de tous les jours – vie et œuvre liées, indissolublement mêlées… l’une devenant l’autre et vice versa. 

En digne légataire d’Éole, mais d’un Éole qui ne commanderait qu’aux vents féconds, Xavier Dandoy de Casabianca propage à travers ses textes, ses peintures, et les livres qu’il édite un fort esprit poétique et artistique. Il a l’âme messagère jusqu’au bout du don, et je quittai cet éditeur atypique avec, entre les mains, Le Mont Analogue, de René Daumal – un livre dont il venait de me dire l’importance qu’il avait pour lui et qu’il se plaît à faire découvrir. Je le lus aussitôt ; je ne suis pas sûre d’avoir saisi à sa juste beauté la profondeur de ce texte mais du moins ai-je l’impression d’avoir compris ce qu’il pouvait avoir d’évidemment bouleversant pour certains de ses lecteurs. Puisse l’éolien XDDC continuer ainsi à faire œuvre venteuse, au sens le plus efflorescent de l’expression…

Tu as étudié aux Arts Déco, tu peins, dessines, pratiques la photo – et tu exposes régulièrement tes œuvres – mais tu es aussi éditeur. Quel a été le déclic qui t’a orienté vers l’édition ?
Xavier Dandoy de Casabianca :
Tant que j’étais aux Arts Déco j’ai souhaité apprendre les nouvelles technologies – la vidéo, les images de synthèse, les débuts d’internet et du CD Rom – mais j’ai pensé que le médium n’était pas mûr – ou que je n’étais pas mûr pour le médium. De plus, j’avais aussi besoin de passer par une phase de maturation avant d’écrire, dessiner ou peindre moi-même. Je me suis donc recentré sur l’édition. Cette envie de faire des livres repose sur trois faits qui, pour moi, ont été déterminants. D’abord ma rencontre avec René Daumal et Le Mont Analogue. Sans cela, les éditions éoliennes n’auraient sans doute jamais vu le jour ; j’ai traversé une période très difficile dans ma vie et ce livre m’a littéralement sauvé. Je l’ai découvert de manière un peu fortuite : à l’occasion d’une grande exposition collective, « Cent jours cent peintres » – chaque artiste avait 24 heures pour présenter son travail – j’avais exposé des perspectives sphériques, évoquant ce que l’on peut voir à travers un objectif « Fish eye ». En les voyant, Christiane Carlut – dont j’avais suivi l’enseignement aux Arts Déco – m’a dit qu’elles lui rappelaient la notion d’espace sphérique telle que René Daumal la décrit dans Le Mont Analogue. Je ne connaissais ni le livre ni l’auteur, mais j’ai suivi le conseil de Christiane Carlut et j’ai lu Le Mont Analogue. Ça a été le coup de foudre… Puis j’ai découvert les éditions Clémence Hiver et le formidable travail d’éditrice de Brigitte Rax. Enfin, j’ai été conforté dans mon désir de faire des livres lorsque mon ex-femme, l’artiste Isabelle Duval, a reçu pour son anniversaire, de la part de son frère, ses textes réunis en un livre. Je trouvais que c’était le plus beau cadeau qu’on pouvait faire à un artiste…
Je me suis donc lancé dans l’édition en 1992, avec un budget équivalent à 750 € d’aujourd’hui. Le premier livre a été publié grâce à une souscription, et les revenus de sa vente m’ont permis de publier deux autres livres. Tout s’est ainsi enchaîné progressivement, et je propose, aujourd’hui, un catalogue d’une soixantaine de titres.

As-tu d’emblée défini une ligne éditoriale pour ta maison ?
Pas vraiment. Je dirais qu’elle s’est définie d’elle-même. Après René Daumal, je suis très vite tombé amoureux d’autres très grands auteurs tels Luc Dietrich, Lanza Del Vasto ou Géo Norge. Les circonstances m’ont amené à rencontrer leurs ayant-droit, et des gens qui avaient travaillé sur les textes de ces auteurs. Ils avaient un grand nombre d’inédits qu’ils étaient disposés à me confier, et c’est ainsi que mon catalogue a commencé de se constituer, alimenté, dès le départ, par des œuvres majeures. Au vu de ces publications, on est venu me proposer des inédits de Charles Duits, qui est à son tour venu étoffer le catalogue. S’il me fallait à tout prix résumer en quelques mots mes grandes orientations, je dirais que je m’intéresse à tout ce qui est contemporain – poésie, arts plastiques, littérature… – sans véritable exclusive de genre. À cela près que je ne publie pas de romans. Je tiens cependant à rester très transdisciplinaire, et à conserver une attitude éditoriale qui serait celle d’un artiste.

Qu’entends-tu par là ?
Simplement que je cherche à publier des choses qui sont animées, qui ont une âme – je suis très croyant, très pratiquant, et cette notion d’âme, en ce qui regarde l’art sous toutes ses formes, est fondamentale pour moi. Le nom « éolienne » dit très bien cela – « éolienne » n’est pas à entendre comme un substantif, car il ne s’agit pas d’une allusion à la petite hélice qui procure de l’énergie grâce au vent, mais comme un adjectif, « mue par le vent ». Et dans cet adjectif, il y a deux références essentielles. La première renvoie à Marcel Duchamp, qui a eu l’idée des « ready made » après avoir été émerveillé, lors d’un salon aéronautique, par une hélice dont il avait admiré la torsion, et la seconde à Jung. Plus exactement à un rêve : celui, assez connu, d’une de ses patientes qui rêvait d’un champ de blé carressé par le vent. Jung avait interprété cela comme une représentation de la manifestation de l’Esprit Saint, de Dieu. Pour moi, l’adjectif « éolienne » signifie donc « animée par l’Esprit Saint », ou « animée par le Dharma » selon qu’on use d’une terminologie catholique ou bouddhiste. 
Il y a une autre raison qui me pousse à insister sur le fait qu’il s’agit des éditions éoliennes et non des éditions de l’Éolienne : quand j’ai eu trouvé ce nom pour ma maison, j’ai appris, grâce à internet, qu’il y avait déjà eu des « éditions éoliennes », au Québec, entre 1948 et 1953. J’ai bien sûr été un peu déçu – je croyais avoir été très inventif avec ce nom… – mais cela m’a montré combien il devenait pertinent d’appeler la maison éditions éoliennes, et de bien insister sur le dintinguo…

Tes publications sont très orientées vers les arts graphiques, par le contenu d’une part – ton catalogue comprend beaucoup d’ouvrages consacrés à des artistes plasticiens – mais aussi par leur aspect : la maquette, la mise en page paraissent pensées comme le serait un dessin, ou une composition picturale. Quelle place prend la « préoccupation textuelle » dans ce souci plastique ?
Elle reste primordiale. Être attentif à la forme, à la plastique d’un livre signifie simplement que la mise en valeur d’un texte est inséparable, pour moi, d’un véritable travail de recherche graphique. Je ne conçois pas de publier un texte sans ce travail-là. Par exemple, pour chaque livre, j’essaie de proposer trois ou quatre idées de mise en page. Il y a bien sûr des textes qui se prêtent davantage aux innovations graphiques, comme John Cage / Marcel Duchamp, et d’autres qui demandent de rester classique, mais j’essaie toujours de trouver un petit détail créatif qui va rompre ce clacissisme sans nuire au texte. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir quoi qu’il arrive quelque chose d’un peu croustillant, typographiquement parlant, qui apparaisse dans le livre. Je peux, ainsi, passer des heures et des heures à travailler la page de titre ou la page de colophon. Pour que j’aie envie de publier un texte, il faut qu’il me séduise mais aussi qu’il me permette de m’exprimer à travers la maquette, la typographie… etc. Et c’est encore plus stimulant quand les auteurs eux-mêmes se montrent inventifs dans leur typographie, ou quand leurs écrits témoignent d’une recherche un peu poussée en matière de ponctuation. Comme j’ai l’intention de me concentrer de plus en plus sur des ouvrages touchant à l’art contemporain, j’aurai davantage l’occasion de donner libre cours à cette inventivité graphique, de donner des ailes à mes publications. 

En termes d’inventivité graphique, sans doute as-tu atteint les limites de la lisibilité avec Pizze Poésie… qu’il est assez difficile d’appeler « livre » !
C’en est pourtant bien un… qui a été conçu comme un menu de pizzeria. C’est venu à la suite du Treizième signe, où j’avais proposé des poèmes écrits en signes de ponctuation, destinés non pas à être lus mais agrandis, encadrés, et exposés sur un mur. C’est de la poésie visuelle. Et j’ai poussé le bouchon plus loin avec Pizze Poésies en faisant… des pizzas (rires).

—–

Qu’est-ce donc que Le Treizième signe ?
Xavier Dandoy de Casabianca :
Ce livre est né d’une question que je me suis posée – comme d’autres avant moi dans l’histoire de la typographie… : « Pourquoi n’y a-t-il que douze signes de pontuation en français ? » Et d’une idée : inventer de nouveaux signes. À partir de là j’ai entamé des recherches qui m’ont appris que certains signes que je croyais tout droit issus de mon imagination avaient déjà été inventés – par exemple, le « point d’ironie » a été imaginé par Marcel Bernhardt. Cela m’a incité à chercher plus loin, et je me suis alors aperçu qu’il y avait des dizaines et des dizaines de signes, des signes complètement farfelus, hallucinants, qui avaient été créés par le passé – surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles – mais que la communauté internationale n’avait jamais adoptés. L’histoire de ces signes refusés est fascinante mais très peu de gens la connaissent. Ces recherches, jointes à mon idée de départ, ont abouti au Treizième signe, un livre à entrées multiples qui mêle création typographique, information historique, pistes de recherche… etc. 
Ce n’était qu’un début, puisque le livre va être considérablement étoffé et réédité sous le titre Le Seizième signe. Mais la matière est loin d’être épuisée : il reste à étendre ce travail à l’échelle internationale et à recenser ce qui a été inventé et refusé en Italie, en Allemagne… et dans d’autres pays.

J’imagine que tu as limité tes investigations à l’alphabet latin ?
Oui (rires) En fait je ne connais pas suffisamment les autres systèmes d’écriture pour pouvoir me pencher sur leurs signes de ponctutation. Je sais qu’en chinois, les points sont blancs, et que les points de suspension vont par six au lieu de trois, mais pas grand-chose de plus… Il y aurait beaucoup à faire de ce côté-là, c’est certain !

T’arrive-t-il d’utiliser ces signes refusés dans tes propres mises en page ?
Oui, dans mes propres textes bien sûr, et dans ceux des autres si les auteurs le souhaitent – dans une prochaine publication, l’auteur a voulu introduire la « barre oblique dégressive » dans son titre. Il y a toujours au moins un ou deux de ces signes qui va apparaître dans les pages – mais pas davantage : je crois qu’au-delà, ça devient indigeste ; ça perd toute pertinence. Écrire un livre comme Le Treizième ou Le Seizième signe est une chose – on propose un éventail de possibilités – mais dans l’usage courant, il n’est pas vraiment possible d’insérer plus de deux ou trois de ces signes par livre ; ils perdraient tout leur intérêt !

Quel est ton rythme de publication ?
Il n’y a pas vraiment de règle ; c’est un peu au coup par coup, en fonction des opportunités qui se présentent. J’essaie cependant de ne pas trop publier, et d’étaler mon travail dans le temps – j’ai toujours une bonne dizaine de livres en chantier, que je réalise sur de très longues périodes. Je travaille beaucoup dans l’expectative, comme un pêcheur : je lance des hameçons et j’attends que ça morde. Quand j’ai une touche, que je trouve une idée pour un des livres commencés, alors j’avance un peu. Puis je passe à un autre. Et ainsi de suite… mais le livre n’est pas publié tant que je n’ai pas trouvé quelque chose d’intéressant à dire à travers sa typographie.

Reçois-tu des manuscrits par la Poste ?
Oui, et j’en ai même publié quelques-uns – mais très peu. J’ai de plus en plus de projets, de sollicitations, et comme je veux, avant tout, suivre les auteurs que j’ai déjà au catalogue, il me reste de moins en moins d’espace pour accueillir de nouveaux auteurs peu ou pas connus .

Comment tes livres sont-ils diffusés ?
Il suffit de les commander auprès de son libraire… Sinon, il y a un comptoir de vente chez Arcadia (9-11 rue du Champ de l’Alouette – 75013 PARIS) et on peut aussi acheter en ligne sur
www.rezolibre.fr. Mais je ne pratique pas la vente directe, et le site des éditions éoliennes ne permet pas d’acheter en ligne – c’est un choix délibéré : c’est ma façon de témoigner ma reconnaissance aux libraires qui m’ont soutenu et qui suivent mon travail depuis toutes ces années. Aujourd’hui, pour diffuser mes livres, je dois prendre mon bâton de pèlerin et aller moi-même chez les libraires… Cela demande beaucoup de temps, beaucoup d’énergie pour des retombées somme toute assez aléatoires. Un temps, j’ai eu un diffuseur en Belgique, puis à Paris, mais l’un et l’autre ont préféré arrêter. J’ai voulu adhérer à Athélès quand cette structure s’est mise en place, mais on m’a répondu que le nombre d’éditeurs accuellis devait rester limité. J’ai également songé à m’associer à une maison comme Clémence Hiver, mais je crois qu’on est chacun de son côté un peu trop fragile pour bâtir une structure de diffusion efficace.
Pour que les éditions éoliennes puissent continuer de tourner dans de bonnes conditions, je vais tâcher de monter en puissance sur un nombre restreint de livres – des textes de Daumal, de Dietrich, notamment – et de ne plus encombrer la diffusion avec des livres qui ne se vendront pas à plus de 2 ou 300 exemplaires. Ça devient beaucoup trop compliqué…

Comme beaucoup d’éditeurs aujourd’hui, tu as un site internet – je signale au passage qu’il est très riche, qu’on y navigue aisément, et qu’il porte bien ta « patte » graphique. Répond-il à une nécessité pour toi ?
Disons que je le considère comme un « passage obligé » pour me faire connaître. Mais ça ne m’intéressait pas outre mesure de construire un site internet, j’ai commencé à le mettre en place à reculons… Je me suis efforcé de faire un site très simple – ce sont juste des pages qui s’enchaînent – de façon à pouvoir l’actualiser régulièrement et le gérer moi-même de A à Z. La manière dont sont présentées mes publications, la page que je consacre à ma biographie, qui peuvent surprendre, signifient simplement que, pour moi, ma maison d’édition est une œuvre, au même titre que mes tableaux ou les livres que j’écris.

Figurent aussi sur ce site plusieurs noms de structures éditoriales. Y a-t-il entre elles un rapport généalogique ?
Non, pas vraiment. Au tout début il y a eu les éditions « À hélice », qui se proposaient de faire découvrir de jeunes auteurs. Ça a plutôt bien marché puisque, parmi ceux que j’ai publiés, Frédéric Richaud est allé chez Grasset et Nathalie Kuperman chez Gallimard. Peu après, j’ai imprimé moi-même des livres en sérigraphie que j’ai édités sous le label « Rien ». J’ai également créé « A Stella Matuttina » – une expression corse qui désigne l’Étoile du berger et signifie « Étoile du matin » – pour publier plus spécifiquement des auteurs corses. Quant aux éditions éoliennes, elles sont nées officiellement en 1994. Aujourd’hui, toutes ces structures coexistent et chacune correspond à des types de livres différents. Le but étant de ne pas étouffer les éditions éoliennes avec trop de titres – l’an passé j’ai publié douze livres sous le nom « éoliennes » et je pense que c’est trop.

Quels sont les projets éoliens qui s’en viennent ?
D’abord, continuer de publier les écrits des quelque trente auteurs qui sont déjà au catalogue des éditions éoliennes. Et monter d’autres structures, pour pouvoir engager de nouvelles aventures – avec la Slovénie, par exemple : j’ai en effet un projet éditorial franco-slovène – mais dans un domaine qui ne sera pas concurrentiel avec éolienne. Et j’ai aussi en tête de créer une maison d’édition qui n’existera pas – je veux dire qui sera entièrement virtuelle, et qui proposera une soixantaine de titres, sous 60 pseudonymes, avec 60 dessins de têtes d’écrivains, et 60 contenus de livres. Mais aucun ne sera publié. Cette fiction éditoriale s’appellera « Piranha »…

Tout en étant éditeur, tu es un artiste qui expose. Comment t’organises-tu pour mener à bien toutes ces activités ?
J’ai toujours plusieurs chantiers en cours – que ce soient des projets picturaux ou éditoriaux, personnels ou collectifs. Je travaille tantôt à l’un, tantôt à l’autre, et je me repose de l’un en me consacrant à l’autre. Il y aura, ainsi, un temps pour l’écriture, un temps pour le dessin ou la peinture, et puis des moments où je ferai plutôt de la mise en page, ou des tâches un peu répétitives…

Et si on veut en savoir encore plus, il n’y a qu’à aller sur ton site, qui est très bien fait…
Et comme ça, tout le monde verra que je suis un drôle d’éditeur (rires) !

Pour accéder au site des éditions éoliennes, suivez le courant d’air…

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le lundi 4 septembre 2006, au siège des éditions éoliennes.

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Entretien avec Cédric Bru (soirées littéraires des Obsédés Textuels)

Rencontre avec Cédric Bru, créateur des Obsédés Textuels et animateur de leurs soirées littéraires…

Depuis mars 2005, les Obsédés Textuels se réunissent tous les mois pour discuter littérature en compagnie d’auteurs prestigieux. Présent dès leur naissance, LeLittéraire.com a rencontré leur animateur Cédric Bru alors que débute leur troisième saison.

Comment vous est venue l’idée de créer les Obsédés Textuels ?
Cédric Bru :
J’aime la littérature, j’aime les écrivains et les maisons d’éditions me connaissent comme chroniqueur littéraire, notamment il y a quelques années à Rock&Folk. Il m’est donc naturellement venu l’idée de conjuguer tout ça pour réunir gratuitement (seule la consommation est de rigueur – NDLR) tous les mois des amoureux de littérature et des auteurs pour que les uns rencontrent les autres. Les Obsédés Textuels sont nés en mars 2005 et nous attaquons donc la troisième saison, à raison de dix rencontres par an.

Comment s’organise votre équipe ?
Nous sommes une micro-structure, une entité virtuelle. Pour les rencontres elles-mêmes, c’est-à-dire l’aspect événementiel des Obsédés Textuels, Anita et Francine s’occupent de l’accueil, de la collecte des informations concernant les participants, des signatures… À ce propos, il faut rappeler que ces rencontres ont lieu grâce au bar de l’Hôtel Lenox Montparnasse qui nous accueille avec son infrastructure, son cadre et son confort. Les Obsédés Textuels, c’est aussi un site littéraire qui propose des chroniques, des coups de cœur, un agenda et les comptes rendus des rencontres qui permettent de retrouver ce qui s’y est dit. J’assume la plupart de la partie éditoriale mais elle est destinée à évoluer et s’ouvrir à de nouvelles collaborations car notre audience s’étend, nous tournons en effet globalement autour d’un millier de visites par mois. Quant aux rencontres, nous recevons une moyenne de quarante à cinquante personnes par soirée et la fréquentation grandit.

Comment souhaitez-vous faire évoluer les Obsédés Textuels ?
Nous voulons faire évoluer ces soirées d’abord qualitativement. Notre prochaine rencontre accueille Patrick Rambaud, lauréat du prix Goncourt 1997. À cet égard, nous essayons toujours de constituer des plateaux non seulement de qualité mais qui balayent largement le spectre de la thématique abordée afin que les spectateurs sortent de ces rencontres en ayant pu se faire un vrai point de vue. Ensuite, nous souhaitons développer la participation pour arriver à une moyenne de cinquante personnes par soirée, ce qui pour de la littérature n’est pas si évident que ça à l’inverse de la musique, des expos ou bien sûr du sport… Pour cela, nous multiplions les efforts de communication, même s’ils sont essentiellement basés sur Internet via des forums et des sites littéraires et une mailing list de deux mille adresses environ. Nous annonçons également nos soirées par de l’affichage sur Montparnasse, et notamment à la librairie Tschann qui est notre partenaire et qui fournit les livres pour les signatures.
Cette évolution va se faire aussi, nous l’espérons, grâce à l’enquête de satisfaction que nous lancerons prochainement. Des questions seront posées sur le concept, la qualité de la prestation et sur les souhaits des participants, en particulier sur les thèmes qu’ils voudraient voir traités. En ce qui concerne le site, nous créons des rubriques régulièrement. Après l’édito, je pense que nous allons bientôt créer une rubrique interview. Mais notre site n’a pas vocation à devenir un site littéraire polymorphe. Il faut qu’il reste le reflet des rencontres et qu’il donne également par le biais de chroniques et de coups de cœur notre sensibilité sur l’actualité littéraire. Je crois qu’on peut se vanter de dire qu’il est assez à jour. Nous sommes ouverts à toute proposition car nous tenons à rester un site convivial qui, de plus, est basé sur un modèle de blog, donc très interactif.
Pour en finir avec cette question du développement, j’ « externalise » les Obsédés Textuels en banlieue parisienne comme avec la ville de Saint-Quentin en Yvelines ou en région avec Lens ou très prochainement en Corse où l’on fait appel à moi pour animer des rencontres en particulier sur le polar qui est un de nos thèmes fétiches.

Avez-vous envisagé de diffuser vos rencontres en vidéo sur le site ?
D’abord, c’est techniquement très lourd. Le podcasting n’est pas forcément à notre portée pour l’instant. Nous avons déjà filmé des rencontres mais cela demande des moyens importants puisqu’il faut au moins deux caméras pour que ce soit vivant. Mais effectivement, c’est très tentant. C’est l’horizon que l’on pourrait se fixer, que ce soit en télé ou en radio, ou pourquoi pas sur le web.

Quels sont vos meilleurs souvenirs au cours de ces trois saisons ?
Je n’ai pratiquement que des bons souvenirs. Mais je dois dire que venant de la presse rock, je me souviens particulièrement de la soirée que nous avons faite au printemps dernier sur les Beatles intitulée « Littérature Beatles » avec Gilles Verlant, qui a travaillé sur Rapido et qui est un grand spécialiste de Gainsbourg ; Jacques Colin, ancien rédacteur en chef de Rock&Folk ; Bruno Blum, ancien journaliste de Best et Loïc Picot, grand collectionneur de disques devant l’Éternel. Leurs empoignades et l’écho que cela a eu dans le public ce soir-là étaient très rock’n’roll. Les autres soirées sont, en général, plus sérieuses puisque nous avons abordé cette année des thèmes comme la francophonie, les biographies de grands écrivains, la politique ou le cinéma. Nous avons aussi nos « standards », comme le polar, ou l’art.
Parmi les thèmes à venir, nous célèbrerons en novembre les 25 ans de la disparition de Georges Brassens et traiterons en décembre de « Montparnasse et la littérature ». En bref, les Obsédés Textuels aiment toute les littératures avec peut-être une prédilection pour les subcultures comme le rock et le polar. On aime tout ce qui est un peu littérature à la marge. Et d’ailleurs la soirée du mois d’octobre qui s’appellera « Écrits dans la Marge » abordera des sujets de société sur les banlieues, sur la folie, sur la marginalité. Ce sont des sujets qu’on aime bien chez les Obsédés Textuels.

Quel type de public vient à vos rencontres ?
Le public, et nous en sommes contents, s’est quand même beaucoup diversifié. C’est vrai qu’au début il s’agissait surtout d’habitués du quartier ou même de la rue Delambre, une rue très vivante car il y a plusieurs bars intellectuels comme le Rosebud ou le Smoke, fréquentés par beaucoup de musiciens, de journalistes et d’auteurs. Maintenant grâce au bouche-à-oreille, on voit arriver de plus en plus de nouveaux visages, à tel point que lors des deux dernières soirées qui portaient sur l’art et sur le sexe, les trois-quarts des gens étaient de nouveaux venus. Maintenant nous avons un public très hétérogène. La tranche d’âge va de 30 à 60 ans. Plus de femmes que d’hommes, peut-être que les femmes sont plus enclines aux sorties, à la curiosité intellectuelle, aux manifestations culturelles. Alors, disons qu’on a un cœur de cible de 45 ans à tendance féminine.

Quels sont vos goûts en littérature ?
Ils vont vers des auteurs plutôt contemporains. Par exemple, chez les Américains j’aime beaucoup Bret Easton Ellis, Don De Lillo, Chuck Palahniuk : c’est un petit peu ma sainte trilogie américaine. Et chez les Français, il y beaucoup de gens que j’aime, comme Michel Houellebecq que l’on défend beaucoup aux Obsédés Textuels. J’aime également Maurice Dantec, François Begaudeau, Régis Jauffret, Ollivier Pourriol et beaucoup d’auteurs de polars comme Thierry Crifo ou Romain Slocombe… D’une manière générale j’aime ce qui est politiquement incorrect. Ce qui n’empêche pas qu’on a reçu aussi des auteurs plutôt académiques mais nous aimons bien la littérature un peu tranchée, voire tranchante.

Vous avez déjà publié ?
J’ai autoproduit en 2004 un livre-CD qui s’appelle Contes invivables, un livre entre la poésie, la nouvelle et la chanson accompagné d’un CD où je lis mes textes sur de la musique. J’écris également des nouvelles de temps en temps. J’ai été publié en juin 2005 dans le numéro 8 de la revue en ligne Bordel.com. Quand les Obsédés Textuels me laissent le temps, j’écris donc…

Quels sont vos coups de cœur de cette la rentrée littéraire ?
En ce moment je recommanderais chaudement La forêt des ombres de Franck Thilliez aux éditions Le Passage qui est un thriller, un polar et auquel nous venons de consacrer une longue chronique sur notre site. J’ai aimé également Du rêve pour les oufs de Faïza Guène chez Hachette Littératures. Et bien sûr le nouveau Maurice Dantec Grande Jonction chez Albin Michel, et le dernier Palahniuk À l’Estomac chez Denoël.

Quel bilan tirez-vous des deux premières saisons des Obsédés Textuels ?
Les très bons échos qui nous reviennent des auteurs ou de leurs attachés de presse et la fidélité de la plupart de nos obsédés. Je crois sincèrement que les Obsédés Textuels sont en train de prendre une place jusqu’ici inoccupée : je ne pense pas que ce genre de soirée, plutôt qualitative, dans un hôtel trois étoiles, soutenu par une grande libraire, dans un quartier littéraire avec de bons auteurs et dont l’entrée n’est pas payante, existait auparavant. Je crois que nous avons vraiment innové. La rumeur a enflé et aujourd’hui je pense que nous avons réussi un cocktail gagnant que les auteurs comme les spectateurs apprécient ainsi que le confirme le livre d’or consultable sur le site. Ça nous donne du courage pour cette saison 3.

Pour  mieux connaître les Obsédés Textuels – visitez leur site en cliquant ici

   
 

Propos recueillis par charles dupire le 15 septembre 2006.

 
     

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Entretien avec Alain Kewes (éditions Rhubarbe)

A l’occasion d’un de ses passages à Paris, Alain Kewes a pris le temps d’une halte au Quincampe, histoire de présenter sa maison d’édition…

Il y eut tout d’abord, dans ma boîte à lettres, bien protégé par les parois moelleuses d’une enveloppe à bulles, un petit livre signé d’un nom familier, Georges-Olivier Châteaureynaud : Mécomptes cruels. Je retrouvai dans ces nouvelles le ton si singulier, et délectable, de cet auteur. Puis, amateur de photographie noir et blanc – que je pratique occasionnellement – je m’attardai longtemps sur l’illustration de couverture qui d’emblée me toucha. Le nom de l’éditeur, à son tour, attira mon attention : Rhubarbe… Une plante dont les tiges se muent en confiture, en compote, en garniture de tarte… mais j’ignorais jusqu’alors qu’elle eût de quelconques affinités avec la littérature non gastronomique. Cette Rhubarbe-là étant bien de son temps, elle possède son site internet, ce qui me permit d’avoir, à son sujet, ma lanterne quelque peu éclairée – pas assez cependant à mon goût : je demandai donc au fondateur des éditions Rhubarbe, Alain Kewes, s’il pouvait m’accorder un entretien lors d’un de ses passages à Paris. Rendez-vous fut pris devant Beaubourg – un lieu particulièrement de circonstance : ce Centre à l’architecture si décriée est, en son genre, une sacrée platée de rhubabre, dont l’âpreté, pour certains de ses détracteurs, n’a toujours pas cédé le pas à la suavité d’une saveur agréable… – puis nons allâmes prendre place au Quincampe, un restaurant-salon de thé qui avait déjà servi de « base » au Littéraire lors de l’interview de Fabienne Juhel. La salle, au décor mi-Nord d’Afrique mi-France campagnarde, est vide. Silencieuse. Le feu de cheminée est au repos de ses flambées, des jeux d’Échecs attendent leurs guerriers. Entre café frappé pour l’un et thé rouge pour l’autre, Alain Kewes commence de raconter l’odyssée Rhubarbe- et je suis tout ouïe…

J’ouvrirai cet entretien par deux questions élémentaires : qui êtes-vous ? Comment êtes-vous devenu éditeur ?
Alain Kewes :
Questions élémentaires certes, mais auxquelles il n’est pas facile de répondre… Mon nom est donc Alain Kewes ; et je baigne dans le monde du livre depuis toujours. J’ai commencé par être un lecteur acharné – je crois d’ailleurs que je resterai toujours et avant tout lecteur. Puis je suis devenu documentaliste – je travaille dans un lycée ; c’est cette activité qui me nourrit et, par là, nourrit les éditions Rhubarbe. J’ai également écrit quelques livres, participé à plusieurs anthologies, publié pas mal en revues. Enfin, j’ai créé « La soie des vers », une association qui organise régulièrement des lectures publiques. Ces lectures sont axées sur la littérature contemporaine – la poésie en particulier. Et depuis deux ans, l’essentiel de mon activité est consacré aux éditions Rhubarbe, nées en décembre 2004. C’est cela qui me porte aujourd’hui – et pour quelque temps sans doute, eu égard aux engagements que j’ai pris vis-à-vis des auteurs, bien que je ne puisse pas savoir quelle sera la pérennité de mon entreprise…

Si j’en crois le superbe édito que vous avez écrit et publié sur le site des éditions Rhubarbe, c’est en grande partie la jubilation que vous éprouvez à découvrir un texte puis à le travailler jusqu’à sa parution en livre qui vous a amené à devenir éditeur ?
Oui. Je me trompe peut-être, mais je suis convaincu que l’édition est une forme de création littéraire. Tous ceux qui ont vécu la situation de voir leur nom imprimé sur une couverture, de lire leurs propres mots mis en page, ont éprouvé ce sentiment étrange que jusque-là, leur écrit n’était pas terminé, n’existait pas vraiment. Éditer un livre, c’est permettre à son auteur de mettre un point final à sa création, d’accoucher l’œuvre. Jusqu’à récemment, je me situais dans une démarche d’écriture. Puis j’ai découvert les lectures publiques – activité dans laquelle je me suis beaucoup investi. Avec ce travail d’éditeur, je me confronte à ce que j’appellerai l’ »avant-texte », et j’ai le sentiment, ainsi, d’avoir parcouru l’essentiel des champs de la création littéraire. S’intéresser à « l’avant texte », c’est être un découvreur, un défricheur ; être le premier à lire ces mots, ces phrases… est très exaltant – ce l’est d’autant plus lorsqu’on se heurte à certaines stalactites, et que l’on devra dire aux lecteurs suivants « attention à la marche ! ». Or les « stalactites » ne manquent pas, puisque le projet des éditions Rhubarbe a été, dès le départ, d’explorer des textes aux marges des formes littéraires traditionnelles : je recherche des textes qui vont me surprendre, et que je pressens capables de surprendre les lecteurs.
Il y a une forme de magie dans le fait d’éditer un texte ; une magie comparable à celle qui gouverne l’élaboration d’un plat gastronomique : la fabrication d’un livre résulte, comme la grande cuisine, d’une alchimie entre imagination, sensibilité esthétique, et maîtrise de différents aspects techniques. Tout ce qu’implique cette fabrication – choix des papiers, des polices, de la mise en page… etc. – me comble. Pour le moment…

Aviez-vous une expérience préalable de ces aspects techniques de l’édition quand vous avez décidé de devenir éditeur, ou bien êtes-vous parti bille en tête, en apprenant « sur le tas » ?
J’ai essentiellement appris « sur le tas ». J’avais une certaine expérience comme collaborateur de plusieurs revues littéraires où j’avais, de temps à autre, mis la main à la pâte – jamais de façon continue cependant : il m’arrivait simplement de mettre en page quelques articles, de donner mon avis sur la présentation. Mais tout ce qui concerne l’impression proprement dite – les possibilités et contraintes des différents papiers, par exemple – m’était étranger, et je découvre cela au fur et à mesure d’où, très probablement, des tâtonnements plus ou moins heureux dans les premiers livres publiés. Je me souviens de l’un d’eux en particulier que j’avais fait imprimer en Garamond, un caractère très fin, très élégant… trop, justement, car l’imprimeur, pour rendre le texte lisible, a dû graisser les machines et, à l’arrivée, le livre avait l’air d’avoir au moins 75 ans d’âge ! Avec des caractères comme l’Arial ou le Times… ou un autre imprimeur, le livre n’aurait pas eu cet aspect fâcheux. J’ignorais tout de ces subtilités techniques, mais l’expérience, fût-elle malheureuse, se charge de me les enseigner petit à petit. À côté de cela, il y a des choses que vous faites par hasard et qui s’avèrent du meilleur effet…

Connaissiez-vous les arcanes de la diffusion-distribution avant de créer les éditions Rhubarbe, ou bien vous êtes-vous heurté à ce problème une fois engagé dans votre projet ?
Je connaissais un peu ces arcanes d’un point de vue d’auteur, de documentaliste et de « revuiste ». Mais les techniques de diffusion et de distribution soulèvent des questions extrêmement complexes, auxquelles je ne me frotte pas vraiment pour l’instant : j’ai un diffuseur au Canada et en Belgique, mais pas en France. Je suis en train de prendre des contacts, or cette démarche me conforte dans l’idée que la diffusion directe n’est peut-être pas une mauvaise solution et m’encourage plutôt à attendre. Beaucoup de diffuseurs manquent de moyens humains – je discutais récemment avec l’un d’eux qui prétendait couvrir toute la France avec deux personnes, et ce pour le compte d’une vingtaine de maisons d’édition ! Je doute que ces deux personnes puissent connaître suffisamment les catalogues et les parutions de ces maisons pour les promouvoir auprès des libraires… Il existe aussi des groupements d’éditeurs qui procèdent eux-mêmes à leur diffusion-distribution tels que Lekti-ériture, ou Athélès, mais ce sont des éditeurs qui, en général, ont déjà un diffuseur-distributeur et qui se regroupent pour faire connaître leur production au moyen d’un site web, lequel est au pire une simple vitrine de leurs publications, au mieux une sorte de revue avec des interventions de leurs auteurs. On entre, ici, dans la sphère de la sur-diffusion…
La diffusion-distribution n’est certes pas l’aspect le plus exaltant du métier d’éditeur, mais c’est elle qui donne sens à l’entreprise. Avec l’auteur, je suis lié non seulement par un contrat écrit mais aussi par un contrat moral. À quoi sert d’éditer un livre si l’on est inapte à prendre son bâton de pèlerin pour aller le présenter aux libraires et le faire connaître par tous les moyens ? Pour moi, l’effort de commercialisation est un juste retour à l’auteur : celui-ci m’a fait confiance en me remettant son texte, et je dois honorer cette confiance en défendant son livre avec toute l’énergie dont je suis capable. Cela peut me faire perdre de l’argent – comme, tout récemment, quand j’ai vendu un de mes livres à une librairie canadienne – mais c’est une perte à laquelle je consens avec joie parce que je sais qu’en contrepartie, le livre va toucher un plus vaste public. Or donner des lecteurs à un livre, amener à se rencontrer par son intermédiaire des auteurs et des lecteurs est le but de toute entreprise éditoriale, laquelle pourrait se définir comme la recherche de la meilleure connexion possible entre une écriture que l’on a appréciée et ses lecteurs potentiels. Provoquer cette rencontre entre deux mondes qui se côtoient sans se connaître est aussi ce que je poursuis à travers les lectures publiques, ou mon métier de documentaliste. Ainsi, au lycée où je travaille, j’ai affaire à des adolescents qui, j’en suis persuadé, pourraient trouver dans certains livres disponibles au CDI de quoi combler des manques dont ils ne sont, la plupart du temps, même pas conscients. Or ils n’iront pas spontanément vers ces livres, et je pense que mon rôle consiste à les amener à les lire.

Vous écrivez dans votre édito évoqué tout à l’heure que la particularité gustative de la rhubarbe est analogue à la saveur littéraire des textes que vous publiez. Cette comparaison signifie-t-elle que la gastronomie a pour vous une grande importance ?
Non, pas spécialement. En revanche, rapprocher l’émotion intellectuelle qui naît de la lecture d’une sensation physique me paraît aller de soi car je pense que l’une et l’autre sont de même nature. Les livres que je publie – cela m’est apparu a posteriori – sont en général d’un abord déconcertant ; le plaisir de lecture qu’ils offrent n’est pas immédiat. Exactement comme la rhubarbe : quand on croque dans une tige de rhubarbe crue, c’est l’astringence qui domine, on est saisi par l’âpreté avant d’éprouver un vrai plaisir gustatif. D’où ce nom qui me semble bien adapté à ma production – que j’ai, du reste, beaucoup de mal à caractériser : je ne peux ni la définir par un « genre » précis, puisque j’ai publié de la poésie, des nouvelles, de la correspondance, des fragments de romans… etc. ni lui attribuer un « style » ou un « ton » puisque chaque livre est une vraie singularité. Je puis tout de même préciser que j’attache davantage d’importance à l’écriture qu’à l’histoire, et que je donnerai toujours la préférence à une intrigue dont les ressorts tiennent en trois lignes servie par une belle écriture plutôt qu’à une histoire captivante écrite de façon plate et transparente. C’est un choix difficile pour un éditeur : comme les lecteurs – pour la plupart d’entre eux du moins – s’intéressent d’abord aux histoires, ils risquent fort de se tenir à distance de mes livres… Mais accorder la priorité à l’écriture par rapport à l’histoire demeure ma ligne de conduite. Je dois toutefois convenir que j’ai un peu infléchi la politique éditoriale de la maison depuis sa création… Le projet initial était de ne publier que des textes hors norme, hybrides, au goût incertain. Après la sortie des quatre ou cinq premiers livres, ce côté déroutant était devenu la « marque de fabrique » de Rhubarbe, et j’ai commencé à recevoir de nombreux manuscrits dont beaucoup étaient en effet déroutants – mais pas forcément excellents. J’ai alors réalisé qu’il ne suffit pas à un texte de dérouter pour avoir de la valeur et qu’il ne suffit pas d’écrire hors norme pour engendrer une véritable œuvre littéraire. Je me suis aussi rendu compte que chercher à publier du hors norme à tout prix revenait à courir après une nouveauté illusoire et à s’enfermer dans une spirale dangereuse, qui conduit entre autres à choisir un texte pour le seul « scandale » littéraire qu’il est susceptible de provoquer. Cela dit, je continue à rechercher des textes portés par une écriture originale et, jusqu’à présent, les auteurs que je déniche – ou qui me trouvent – ont justement cette voix particulière à laquelle je suis extrêmement sensible.

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Comment les auteurs que vous publiez sont-ils venus à vous ? La plupart, me semble-t-il, ont déjà un éditeur, non ? 
Alain Kewes : 
En effet… Georges-Olivier Châteaureynaud publie chez Grasset, Michel Host chez Flammarion… etc. Mais il y a toujours dans l’œuvre d’un écrivain un espace un peu secret, en marge de sa manière habituelle et qui ne trouve pas place au côté des ouvrages publiés par ces grands éditeurs alors même qu’il souhaiterait l’offrir au public. Une maison comme Rhubarbe peut représenter un bon débouché pour ces productions marginales. En dehors de cela, je pense que les écrivains qui m’ont confié leurs textes l’ont fait en grande partie par amitié. Il faut dire qu’ils ont répondu à une sollicitation de ma part : je leur avais demandé si, par hasard, ils n’avaient pas sous la main un texte difficile à publier auquel ils tenaient viscéralement…
Mais revenons, si vous le voulez, à la « préhistoire » de Rhubarbe… Le premier-né, le n° zéro – d’une maison qui n’existait pas encore en tant que structure éditoriale – est un texte que j’avais écrit et donné à lire à des proches. Ils l’ont trouvé original mais impubliable – ce dont j’avais déjà l’intuition : je ne connaissais pas d’éditeur français qui fût susceptible de le publier. J’ai donc décidé, après avoir demandé à un ami de réaliser quelques illustrations, de faire fabriquer le livre moi-même : je disposais ainsi d’un bel objet à offrir – plus agréable en tout cas qu’un paquet de feuilles photocopiées. Pour moi, l’aventure « Rhubarbe » s’arrêtait là. Mais Michel Host en a décidé autrement… Peu après la sortie de mon livre, il m’a parlé d’un texte auquel il tient beaucoup, le premier pour ainsi dire qu’il ait écrit – il a, depuis, publié une quarantaine d’ouvrages dont un qui lui a valu le Goncourt – et que lui a inspiré sa découverte de ce qu’avait été l’horreur d’Hiroshima. « Ce Poème d’Hiroshima, m’a-t-il dit, a été écrit d’un seul jet, en quelques jours, et je ne l’ai jamais publié ». Mais ce n’est pas un texte oublié – il a été illustré, exposé à Mexico sur de grands kakemonos – ni renié – il est au contraire fondamental pour lui, autant sur le plan humain que littéraire – ce Poème d’une quarantaine de pages est peut-être à l’origine de sa vocation d’écrivain. Quand il m’a proposé d’en être l’éditeur, j’ai pensé qu’avec un tel parrain je ne pouvais pas refuser de donner vie aux éditions Rhubarbe.
L’aventure a pu se poursuivre grâce à Georges-Olivier Châteaureynaud qui m’a remis ses Mécomptes cruels, à Ghislain Ripault, Michel Baglin… qui m’ont eux aussi apporté des textes. Il est évident qu’il ne s’agit pas de récupérer des « fonds de tiroirs » de ces grands auteurs – j’entends par « fonds de tiroirs » ces textes estimés impubliables à juste titre qui, fort heureusement, demeurent impubliés, et qu’il arrive à tout écrivain de commettre. Le but n’est pas de satisfaire l’ego d’un auteur ou de l’éditeur mais de faire plaisir à un lecteur. Or pour cela, il faut que le texte qu’on lui propose fonctionne, qu’il y trouve son compte… et je dois dire que jusqu’à présent, aucun des textes que m’ont proposés les écrivains sollicités ne m’a déçu.

Vous disiez tout à l’heure que vous aviez quelque difficulté à caractériser Rhubarbe ; pensez-vous qu’au fil des années – et de l’accroissement de sa production – l’identité de votre maison va s’affirmer par rapport à d’autres éditeurs indépendants qui aspirent aussi à occuper ce créneau du texte atypique et inclassable ?
Je n’en sais rien… Je puis juste dire que « publier du hors norme », même aujourd’hui, ne suffit pas à caractériser Rhubarbe pour la bonne raison que, d’une façon ou d’une autre, « publier du hors norme » sous-tend la démarche de tout éditeur, du plus petit au plus grand : quand on décide d’éditer un livre, c’est parce qu’on a la conviction qu’il apporte quelque chose de neuf ; on n’édite pas un texte qui répète une énième fois ce qui se dit depuis dix ans… Surprendre, sortir de la norme est à la base de toute création – et n’est donc pas un trait distinctif assez pertinent. Comment, alors, définir la production Rhubarbe ? Déjà par l’absence de spécialisation : je n’aspire ni à viser un « lectorat ciblé », ni à me cantonner à certains genres littéraires ; je veux pouvoir continuer à publier des recueils de poésie, des nouvelles, des correspondances, des aphorismes… aussi souvent que j’en aurai envie et que les manuscrits se présenteront. Je suis ouvert à toute proposition. Il m’arrive de recevoir des choses assez étranges qui, manifestement, ne relèvent même pas des catégories reconnues – « roman », « nouvelle », « poésie »… etc. et je ne veux pas m’interdire de les publier sous prétexte qu’elles ne rentreraient pas dans ma « ligne éditoriale ». Du moment que l’écriture est intéressante, et qu’il y a un vrai souci du lecteur – d’un lecteur non spécialiste – je suis preneur.
J’essaie aussi de privilégier des textes qui ne soient pas de simples jeux gratuits, fussent-ils habiles, mais qui portent un vrai regard sur le monde, qui engagent leur auteur, pas forcément au sens politique du terme mais au sens où je veux sentir qu’il y a derrière les mots un peu plus que la seule main de l’auteur : des tripes, un rapport au réel, une vie. Je reconnais volontiers n’avoir pas donné le bon exemple avec mon propre livre qui n’est qu’un jeu de langage mais je ne savais pas encore à l’époque que Rhubarbe existerait. L’autre caractéristique de Rhubarbe est la modicité du prix des livres – de 5 à 10 euros pour les plus épais. Cela implique bien sûr un certain mode de fabrication dont je ne peux guère m’écarter. Car je tiens à ce que mes livres soient accessibles à tous les lecteurs – et je suis convaincu que le prix est un facteur déterminant dans la décision d’acheter ou non un livre. En proposant des ouvrages peu chers, j’espère qu’un public plus volatil, moins acquis d’avance à la littérature pourra se frotter à des textes de qualité qui, malgré leur côté parfois déroutant, sont destinés à tous. Quant à dire si le maintien d’un prix bas distingue vraiment Rhubarbe d’autres éditeurs, je n’en suis pas certain mais, au-delà de l’aspect purement technique et commercial, c’est devenu pour moi une revendication de contenu : mes livres doivent être lisibles par tous.

En termes de fabrication, les livres de Rhubarbe ont-ils une maquette commune ou bien chacun a-t-il ses caractéristiques propres ?
Les maquettes, dans l’ensemble, sont restées à peu près similaires – tout simplement parce qu’aux premiers jours de Rhubarbe, je découvrais le métier et qu’une fois trouvée une formule qui fonctionnait, je m’y suis tenu. Mais cette « formule » n’est pas érigée en principe : les maquettes pourront très bien évoluer. Je n’ai cependant pas encore suffisamment de pratique pour me lancer, de façon intéressante, dans l’expérimentation en matière de mise en page et de typographie, aussi n’est-ce pas mon souci principal pour le moment…
Les constantes des maquettes Rhubarbe sont d’une part le format, qui est resté stable pour les premiers livres et a maintenant légèrement augmenté – il reste proche, néanmoins, du format dit « de poche », qui correspond très bien à cette représentation que j’ai du livre, un objet qu’on porte partout avec soi, qu’on peut éventuellement brutaliser un peu mais pas trop… en tout cas qui n’est pas sacralisé et qui n’intimide pas. Il y a ensuite l’illustration qui a souvent recours à la photographie noir et blanc au moins en couverture. Cela relève d’un attrait personnel pour ce type de photographie, et il me semble, aussi, que le noir et blanc est mieux adapté que la couleur à ma démarche éditoriale : de même qu’un livre publié chez Rhubarbe propose une réécriture du monde – pas seulement une belle histoire – la photo noir et blanc réinterprète la réalité tandis que la photo couleur – du moins la banale « photo souvenir » – se borne à reproduire un instant donné de la réalité. 

Puisque vous êtes un amateur de photographie, envisagez-vous de publier des livres où textes et images fonctionneraient ensemble ?
C’est en effet sur la liste des projets Rhubarbe… Bien que je me sois, dès le début, beaucoup soucié de l’image – certains de mes livres comportent des illustrations intérieures – c’est toujours le texte qui a eu la primauté. Et accorder celle-ci à l’image, donc à la photographie, est un rêve que je caresse depuis longtemps. Mais je me heurte à de gros problèmes techniques et financiers : publier des photos sans les trahir – je tâche de respecter les textes, je n’imagine donc pas avoir une attitude différente vis-à-vis des photos… – suppose un papier de qualité supérieure et des procédés d’impression plus coûteux. Cela dit, il y a déjà des projets plus ou moins engagés, notamment une sorte de « nouvelle photographique » réalisée par Serge Sautereau – le photographe dont certaines œuvres ont illustré Lettre de Canfranc, de Michel Baglin : il s’agit d’une suite d’une soixantaine de photos qui racontent une histoire par elles-mêmes, sans qu’il soit besoin d’adjoindre le moindre texte.

Combien avez-vous de livres au catalogue ? Avez-vous un nombre de publications annuelles fixé au préalable ou bien fonctionnez-vous au coup par coup, selon les opportunités qui se présentent ?
Le catalogue actuel compte dix livres, sept sont prévus pour 2007 et trois sont déjà programmés pour 2008. L’on arrive, grosso modo, à un étiage de six, sept livres par an, ce qui représente environ un livre tous les deux mois. Cela me paraît être un rythme vivable, qui laisse le temps aux journalistes, aux libraires… et aux lecteurs de lire les livres, d’apprendre à les connaître et d’en parler. Il ne faut pas qu’un livre fasse oublier le précédent – auquel cas je me ferais à moi-même une concurrence déloyale ! La promotion est ce qui est le plus exigeant ; si je veux que ce travail soit fait correctement, je dois m’en tenir à cette fréquence de publication. Si je me laissais aller à publier tous les textes que j’aime parmi ceux que je reçois, ma production serait de plusieurs livres par mois – et je dois me limiter ! Moyennant quoi, j’ai une « liste d’attente » qui entame déjà 2008…

Quels sont les projets de Rhubarbe pour l’avenir ? Par exemple, avez-vous, dans cette « liste d’attente », de gros romans de 300 pages ?
Je viens justement d’en recevoir un ! C’est un texte absolument étonnant, qui témoigne d’une très grande maîtrise de la langue, signé d’un auteur inédit, et j’ai très envie de le publier. Il est vrai que, jusqu’à présent, je n’avais guère songé à aller au-delà de la petite centaine de pages, moins par choix éditorial pur – encore que venant du monde de la nouvelle, les formes brèves me soient chères – que pour des raisons économiques et même matérielles : je dois en effet stocker les livres chez moi ; les cartons me servent de guéridons, mais l’invasion menace si je n’y prends pas garde… Voilà essentiellement pourquoi je me suis interdit de publier des ouvrages trop volumineux. Mais ce roman-là pourrait bien rompre cet interdit. Parmi les manuscrits que j’ai reçus récemment figurent un magnifique récit qui m’évoque La Demande, de Michèle Desbordes – un portrait de femme d’une très grande finesse, infiniment pudique, où il ne se passe pas grand-chose puisqu’il retrace l’attente d’une fiancée qui, en 1914, voit son promis partir à la guerre – et un recueil de courts poèmes en prose très réalistes – je dirais même « naturalistes » – qui décrivent les diverses positions qu’adoptent les vaches dans les près… Ces textes sont absolument jubilatoires (rires) !
À plus courte échéance je prévois aussi de publier la traduction de deux proverbes de Gautier Le Leu – un trouvère belge du XIIIe siècle – qui m’ont été proposés par Jean Claude Bologne. Je n’ai aucune connaissance particulière en littérature médiévale, j’ai découvert ces textes au même titre qu’un lecteur lambda… Je ne prétends nullement « remettre au goût du jour » Gautier Le Leu – un certain nombre d’universitaires travaillent sur son œuvre, et les spécialistes connaissent déjà cet auteur – mais simplement l’extraire du domaine hyperspécialisé des études universitaires et permettre au grand public d’approcher une littérature irrévérencieuse, pleine d’inventivité et dont la liberté de ton peut, aujourd’hui encore, faire grincer quelques dents…
Quant au prochain livre à paraître – il doit sortir cet automne – il s’agit d’un carnet de voyage signé Werner Lambersy. Un voyage en Irlande, poétique bien sûr, mais aussi acide, ironique, désenchanté, plein d’humour mélancolique.
Pour conclure, je voudrais souligner qu’il n’est pas dans mon intention de faire de Rhubarbe la « chasse gardée » de telle ou telle « école » littéraire ou communauté d’auteurs ; je lis tout ce que je reçois, que les manuscrits me soient ou non recommandés, et je reste ouvert à toutes les surprises, à tous les inattendus, pourvus qu’ils aient le goût de la rhubarbe….

 

Rhubarbe sur Le Littéraire :

Georges-Olivier Châteaureynaud, Mécompes cruels

 

   
 

Propos recueillis le 13 juillet 2006 par isabelle roche au Quincampe, restaurant-salon de thé sis 78 rue Quincampoix – 75004 PARIS

 
   

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Entretien avec Brigitte Bouchard (éditions Les Allusifs)

Il y a deux ans déjà, F. Xavier nous faisait découvrir Les Allusifs. Poursuivez le voyage en compagnie de Brigitte Bouchard, fondatrice de la maison

C’était il y a deux ans déjà… Anna pourquoi, demandait Pan Bouyoucas – et François Xavier, comme en réponse à ce qui n’est, au fond, peut-être pas une question, nous invitait à découvrir une maison d’édition indépendante, siégeant au Québec et spécialisée dans les romans courts : Les Allusifs. Un ouvrage et, déjà, force louanges.
Lorsqu’à la faveur du Salon du Livre 2006, l’occasion me fut donnée de rencontrer Brigitte Bouchard, la fondatrice des Allusifs, je n’hésitai pas une seconde. Le premier rendez-vous fut réduit à néant par un empêchement de dernière minute… mais ce ne fut que partie remise, le temps pour Brigitte de quitter Paris pour le Portugal puis de revenir afin de soutenir la promotion de
Nulle douleur comme ce corps, de Harold Sonny Ladoo. Au détour de son agenda surchargé, nous finîmes par nous retrouver dans un café parisien… 
Tandis que la conversation s’engage, Brigitte Bouchard s’anime, et paraît oublier un peu le trop court laps de temps dont elle dispose – le soir même a lieu la lecture-présentation de Nulle douleur comme ce corps, dans une librairie à quelques rues de là… Le thé aussi est oublié, les mots semblent vibrer plus fort au fur et à mesure de l’évocation des multiples difficultés auxquelles se heurtent Les Allusifs. De ses longues mains élégantes, l’éditrice trace dans l’air de larges figures comme pour porter au-delà de ses paroles déjà rayonnantes son enthousiasme passionné qui, lui, n’a rien d’allusif…

Comment sont nées les éditions des Allusifs ?
Brigitte Bouchard :
J’ai créé cette maison il y a cinq ans maintenant. Je travaillais dans l’édition depuis l’âge de 25 ans, et je commençais à en avoir un peu assez de subir les choix des autres éditeurs. Comme je n’avais pas envie de vieillir avec des regrets, et que je me sentais vraiment frustrée, j’ai décidé de fonder ma propre maison. Mais comme il existait déjà beaucoup de bonnes maisons d’édition dans le domaine de la littérature générale, je me suis demandé ce que je pouvais amener de nouveau, et quel créneau j’allais pouvoir occuper. J’ai réalisé que, dans ma bibliothèque, j’avais plusieurs textes courts de très grands auteurs ; et cela m’a donné l’idée de mettre le focus uniquement sur les romans courts.
Dès lors que cette idée s’est imposée à moi, tout s’est mis en place très rapidement : j’ai trouvé le nom de la maison, j’ai invité plusieurs auteurs à écrire des romans courts – parmi les quatre premiers que j’ai contactés, je connaissais déjà André Marois. Et quand je lui ai parlé de mon projet, il m’a dit qu’il avait justement un texte court en souffrance, qui avait été refusé par d’autres éditeurs à cause de sa brièveté. J’ai lu son texte, je l’ai beaucoup aimé, et j’ai donc décidé de le publier, puis ensuite tout s’est enchaîné. J’ai invité Tecia Werbowski, qui avait déjà publié des romans courts chez Actes Sud et qui, à ce moment-là, se partageait entre Prague et Montreal… et les Allusifs ont démarré comme ça. J’avais non seulement envie de promouvoir le récit court, mais aussi que la maison reflète mes goûts de lectrice, qui sont très orientés vers la littérature du monde entier. Puiser comme je m’efforce de le faire dans la littérature mondiale est assez nouveau au Québec – c’est une orientation à laquelle je tiens énormément. Si, en France, il y a une longue tradition de découverte d’auteurs étrangers, ce n’est pas le cas chez nous : au Québec on publie québécois ou canadien, parce que la littérature est subventionnée. 

Vous dites avoir trouvé tout de suite le nom de votre maison. Pourquoi Les Allusifs ?
D’abord parce qu’à mes yeux, les romans que je publie sont allusifs plutôt que descriptifs. Et c’est aussi une référence à Kawabata qui disait qu’il écrivait des « romans allusifs ». Je trouvais que l’expression convenait très bien à ce qu’il écrit, et aussi au genre de textes que je souhaitais publier – des textes où l’auteur se corsette, se montre exigeant dans le choix de ses mots et de ses phrases, privilégie les allusions par rapport aux descriptions… Bien sûr, une telle optique mettait tout de suite de côté les romans historiques, les romans de science-fiction… bref, tous les genres littéraires que je n’avais pas très envie de publier. Les balises étaient ainsi posées pour bien limiter notre créneau.

En décidant de vous ouvrir à la littérature mondiale, vous vous contraignez, du même coup, à recourir à la traduction – tant pour choisir les livres que pour les éditer. Ce doit être une étape délicate que de choisir vos traducteurs…
Il y a aujourd’hui, au catalogue, une douzaine de langues différentes représentées – ce qui est énorme pour une quarantaine de titres ! Je reconnais que c’est très difficile de faire traduire un texte – mais ça me passionne ! Je ne lis ni le serbe, ni le polonais, ni le russe… mais je me rends tout de même compte quand la version française achoppe, et j’aime beaucoup suivre de près les traductions. Ce qui est exigeant, surtout, c’est de faire vérifier la traduction française dans le pays d’origine par des gens qui connaissent à la fois la langue de départ et le français. C’est vraiment un processus très lourd ; il m’arrive de refuser des traductions incomplètes, ou de demander des réécritures, voire de faire appel à deux traducteurs puis de confronter leurs travaux. Et ce qui est aussi très compliqué, quand on édite de la littérature étrangère, c’est d’avoir une idée juste de l’œuvre quand on ne peut pas la lire « dans le texte ». Il faut alors faire confiance à des traducteurs à qui on demande un avis. En général, pour jauger un ouvrage, je demande une vingtaine de pages traduites, un résumé et à partir de ça je prends la décision de publier ou pas. L’idéal est bien sûr de pouvoir recourir à plusieurs avis, mais pour la littérature serbe, par exemple, je ne peux m’adresser qu’à deux personnes différentes. Quand leurs avis divergent trop, il me revient de trancher, ce qui est assez délicat.

Comment choisissez-vous les textes ? Parmi ceux que l’on vous envoie ou bien est-ce vous qui allez à la « pêche aux textes » ?
Il y a plusieurs chemins pour arriver chez Les Allusifs… D’abord les traducteurs ; ils m’ont bien repérée et me proposent beaucoup de textes. Et puis je voyage souvent, à l’occasion des diverses foires du Livre – Londres, Francfort… – ce qui me permet de rencontrer directement les éditeurs. L’année dernière, je crois que j’ai dû aller dans huit pays différents – et là, je reviens tout juste du Portugal. Je me promène aussi beaucoup en librairie pour voir ce qui se publie, je suis fouineuse, un peu « tête chercheuse ». Et maintenant, la difficulté est moins de trouver des textes que de faire le bon tri, de bien choisir les livres que l’on va publier. Il est de plus en plus difficile de trier « le bon grain de l’ivraie »…

Avez-vous un nombre régulier de publications annuelles ou bien procédez-vous en fonction de vos envies et des opportunités qui se présentent ?
Au début, c’était exactement cela ; les livres se faisaient en fonction de mes envies et de ce qui se présentait. Maintenant, c’est un peu différent ; chaque livre que je publie demande à être porté sur le long terme, c’est très exigeant. Je suis un peu plus sélective, et je dois vraiment ressentir un coup de foudre, un vertige pour le texte avant de décider de le publier. Et puis nous nous inscrivons dans une logique commerciale ; nos distributeurs ont des impératifs auxquels nous devons nous plier. Par exemple, notre distributeur en France, Harmonia Mundi, m’a demandé de revenir en France au mois de mai pour présenter les parutions de l’automne. Nous sommes donc de plus en plus contraints de programmer nos titres longtemps à l’avance – parfois jusqu’à six mois en amont. Je me sens assez mal à l’aise avec ce système, j’ai un peu l’impression d’être dans l’univers de la mode, où les collections d’automne-hiver sont montrées au printemps. Mais en même temps, il faut reconnaître que pour le bien de tous, un tel fonctionnement permet à toute l’équipe chargée de la promotion des livres de travailler à peu près confortablement avec les libraires, les représentants, les journalistes…
Donc, avec ces contraintes-là, j’ai décidé de programmer dix livres par an. En comptant que je suis parfois obligée de remettre une sortie à plus tard, parce qu’il y a eu de gros problèmes de traduction, des retards de la part de l’auteur… etc. Il m’est même arrivé de devoir renoncer purement et simplement à une publication. Mais idéalement, ce sont dix romans par an qui sont publiés. Et nous ne pourrions pas faire davantage car nous ne sommes que trois, à travailler comme des défoncés pour « porter » chaque livre convenablement et satisfaire au mieux les attentes des auteurs. Un mois avant la sortie, on « prépare le terrain », et pendant au moins un mois après on s’occupe de la promotion active – je fais en sorte que chaque auteur soit invité à un café littéraire, fasse une tournée promotionnelle, participe à des signatures… etc.
La difficulté, pour Les Allusifs, tient à ce que la maison est basée à Montréal alors que son premier marché est en France. Cela m’oblige à être en France plusieurs fois par an ; et les auteurs sont invités un peu partout, au Québec et ailleurs. Cette dispersion géographique n’est pas très facile à gérer – j’aurais largement assez de travail avec le seul territoire québécois… Comme je ne suis pas une grande stratège, j’ai un peu de mal à imaginer comment je pourrais me sortir de tout ça, et alléger un peu ma charge de travail. En fait, nous nous contentons de répondre au plus pressé, en mettant l’accent sur le maintien de la qualité de notre production : qualité littéraire des livres, qualité de fabrication, du suivi, de l’accueil aux auteurs… etc. Et il est important aussi que je puisse me réserver du temps pour effectuer mes choix éditoriaux, des « bulles » privilégiées grappillées sur ce qu’exige tout ce qui est périphérique à la littérature comme la promotion, par exemple.

Vous venez de préciser que vous étiez trois à travailler. Comment fonctionne votre équipe ?
Il y a un responsable de production, Vincent – qui travaille à Montréal avec moi, et qui assume toute la coordination des différentes étapes de la production d’un livre. Sa charge de travail est énorme. Mais je dois dire que je fais appel à beaucoup de collaborateurs « free lance », pour les relectures notamment – j’ai deux réviseurs attitrés, les mêmes depuis la création des Allusifs. J’ai aussi à mes côtés une infographiste, une graphiste… une équipe de base mais qui ne travaille pas à temps plein pour la maison. Ici, à Paris, je suis aidée par Marie-Anne Lacoma, l’attachée de presse. Elle s’occupe des relations avec la presse, avec les libraires, et gère les invitations des auteurs. Avec notre catalogue cosmopolite, nous finirions presque par devenir une petite agence de voyage (rires). Là-dessus, il faut aussi tâcher d’obtenir des financements – et c’est tout un travail que de rechercher des aides auprès des différents instituts culturels afin de pouvoir payer les déplacements et les séjours de nos auteurs.

Y a-t-il de grandes différences entre le Québec et la France en ce qui regarde la façon d’éditer ?
Non, les différences ne sont pas énormes – d’ailleurs, au Québec, Les Allusifs sont distribués par une structure française puisqu’il s’agit de Gallimard. Nous travaillons à peu près de la même façon avec les libraires, avec la presse… Mais au Québec, les gens sont beaucoup plus disponibles ! Ici, en France, il faut toujours travailler dans l’urgence, expédier les rendez-vous, les entrevues – par exemple, j’aurai à peine cinq minutes pour proposer mes nouveautés à un libraire, alors qu’au Québec, il est très courant de prendre le temps de déjeuner avec tel ou tel libraire pour lui présenter les derniers livres de la maison…
Ce qui différencie le Québec de la France, c’est, bien sûr, le nombre d’habitants – et par voie de conséquence la taille du marché : vous êtes grosso modo dix fois plus nombreux que nous… – et l’accueil réservé à la littérature étrangère : comme je le disais tout à l’heure, les Français ont une longue tradition d’ouverture à la littérature étrangère que nous n’avons pas au Québec.
Et puis en France, il y a encore quelques émissions littéraires et culturelles – même s’il y en a de moins en moins. Au Québec, c’est désastreux : sur Radio Canada, une radio d’État, il n’y a plus qu’une seule émission littéraire, le dimanche après-midi. Tout a été saccagé ! et tout le monde est à courir après l’audimat. La situation est vraiment inquiétante, au point qu’il y a eu un projet de loi – qui heureusement n’a pas été adopté… – visant à supprimer l’enseignement de la littérature française : seul le français « ustensilaire », pratique, aurait été enseigné…

Quand nous nous sommes vues, au Salon du livre – juste après la remise officielle du prix France Québec de l’ADELF, attribué cette année au Jour des Corneilles, de Jean-François Beauchemin – il m’a semblé percevoir une certaine réserve de votre part…
En ce qui concerne l’auteur, en tout cas, il est ravi ! Mais de mon côté, je n’ai pas l’impression que ce prix aura un impact énorme sur la notoriété de ce roman et de son auteur… Et puis j’ai été un petit peu agacée par cette « francophonie invitée d’honneur » au Salon du livre… J’avais le sentiment que nous étions comme une colonie « invitée » par la métropole et que nous venions recevoir un prix d’encouragement afin que nous continuions à œuvrer pour la survie de la langue française hors de France – qui s’exclut de fait des territoires francophones…
Il y a certainement des motivations très honorables derrière tout ça, mais je n’aime pas beaucoup que l’on vienne ainsi me rappeler une réalité historique – indénibale au demeurant, à savoir que nous sommes des assimilés. On se comporte avec nous comme si nous étions sous respirateur artificiel ! On a été jusqu’à me demander si les auteurs, au Québec, écrivaient encore directement en français ou bien s’ils s’exprimaient en anglais parce que le français se perdait ! Alors que la langue française n’a jamais été aussi présente ! Il est vrai que nos auteurs sont méconnus ; un critique du Monde a écrit un article catastrophique, où il disait en substance que seules les femmes écrivaient, et que leurs romans ne touchaient qu’un public de femmes – comme si nous étions des décérébrées… Je tiens à dire que la littérature québécoise se porte très bien et qu’elle compte de très grands auteurs qui manient la langue française avec énormément de talent ! Tel Jean-François Beauchemin, justement, qui s’est autorisé à mélanger des archaïsmes, des mots inventés… etc. Ce qui nous distingue peut-être des Français, c’est que nous nous octroyons une plus grande liberté dans notre usage de la langue ; elle est moins figée qu’ici.

Quels sont vos projets – sous réserve, bien sûr, que vous souhaitiez en parler…
Mon objectif premier, c’est de durer, et que la maison soit encore en vie dans cinq ans ! Le deuxième serait d’éviter toute normalité. Pour le moment, Les Allusifs bénéficient d’une très bonne reconnaissance dans le milieu éditorial et littéraire, mais le « grand public » ne suit pas… La grande difficulté est donc de rester en vie, sans rien renier de nos choix éditoriaux. Mais notre maison est de plus en plus connue des libraires – et c’est un très bon point pour nous. Outre le maintien d’une production constante d’une dizaine de titres par an, j’ai aussi pour but de continuer à diversifier le catalogue, à l’ouvrir à d’autres langues. Publier des textes traduits pour la première fois en français est extrêmement motivant pour moi ; j’ai ainsi le sentiment de jouer, à mon échelle, un rôle de passeur en faisant découvrir une œuvre, un auteur… et d’éviter de faire mon métier dans une situation soumise face à des impératifs commerciaux qui tournent à vide. C’est aussi un travail énorme : c’est à chaque fois un combat – mais lorsque je le remporte, la satisfaction est immense ! Et l’un de mes tout derniers bonheurs d’éditrice a été la publication du roman de Harold Sonny Ladoo, Nulle douleur comme ce corps. Écrit il y a plus de 30 ans en créole anglais, il a exigé le travail de deux traducteurs – l’un qui s’est occupé de toute la partie narrative, et l’autre des dialogues, pour lesquels on a fait appel à des ethnologues et à des linguistes pour respecter au plus près la parole des personnages. Exhumer une œuvre oubliée et l’offrir au public : voilà typiquement le genre de projet éditorial dans lequel j’adore m’engager – et qui correspond bien à l’esprit des Allusifs.
En dehors de cela, je m’efforce de pousser plus loin l’exploration de l’œuvre des auteurs du catalogue – par exemple, je viens d’acheter les droits de sept titres d’Horacio Castellanos Moya…

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Propos recueillis par isabelle roche le jeudi 30 mars 2006 dans un café parisien.

 
     
 

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Entretien avec Laure Leroy (éditions Zulma)

En un an, les choses ont bougé chez Zulma. Laure Leroy nous en dit plus…

Il y a un an environ, nous rencontrions Serge Safran qui nous présentait les éditions Zulma, racontait l’histoire de la maison et évoquait divers projets éditoriaux, notamment la création d’une collection de classiques anglo-saxons publiés en anglais. À ce moment-là, une collection de poche avait vu le jour quelques mois auparavant.
« Zulma classics » affiche désormais dix titres à son catalogue, et la collection de poche a changé de nom et de maquette… Nous avons demandé à Laure Leroy de faire avec nous un petit point sur ces nouveautés Zulma dont on peut aujourd’hui apprécier les premières retombées.

Laure Leroy :
Nous avons sorti simultanément les huit premiers titres de « Zulma classics », en janvier 2005. Ça a été un vrai coup de folie – et surtout énormément de travail. Nous allons désormais nous fixer un rythme de parution de deux titres par trimestre, et les prochains, Le Cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, et Construire un feu, de Jack London, sont prévus pour octobre. Dans les deux cas, comme pour les autres titres de la collection, nous allons bien sûr offrir des « plus » un peu spéciaux… par exemple, au lieu d’adjoindre au Cœur des ténèbres les sempiternels souvenirs du Congo et autres congolateries, nous avons choisi un très beau récit intitulé Amy Foster, qui fonctionne vraiment en miroir par rapport au Cœur des ténèbres et montre que ce cœur des ténèbres est bel et bien dans les replis du cœur des hommes, pas seulement au fin fond de l’Afrique noire.
Quant à Construire un feu, de Jack London, c’est aussi un texte phare, un texte mythique – il paraît que le Che s’y référait, et avait coutume de dire que, quand on allait affronter la mort, on pensait à Construire un feu de Jack London. Ce texte va être publié avec deux autres nouvelles du même auteur où, plongé dans des situations assez terribles, l’homme va être confronté à la mort. Pour l’un et l’autre de ces volumes, je crois que nous aurons réussi de très beaux recueils.
Reste que « Zulma classics » est une collection à la fois merveilleuse et complètement folle, sous-tendue grosso modo par deux impératifs : publier des classiques incontournables de la littérature anglo-américiane qui soient aussi des textes relativement faciles à lire pour un lecteur français moyennement anglophone. Elle rencontre soit des enthousiasmes délirants ou au contraire des haines féroces ! Cela étant, la collection me paraît à ce jour plutôt bien placée en librairie, et je suis sûre que peu à peu, nous allons avoir raison des préjugés qui résistent encore. Comme je vous le disais, après le coup de folie des débuts, nous allons maintenant avancer par petites touches, et après les sorties d’octobre, les prochains titres sortiront en janvier. Il y aura Le Chien des Baskerville, de sir Arthur Conan Doyle et La pension de Mrs Lirriper, de Charles Dickens – ce sera un ensemble de trois récits à travers lesquels on peut voir combien Dickens était un grand styliste de la langue, et qui montrent qu’il est pour ainsi dire l’inventeur du monologue intérieur.

En ce qui concerne « Dilecta », ce n’est pas exactement du poche – appellation qui renvoie, ordinairement, à la simple reprise en format populaire et bon marché de livres qui ont été des best sellers. En d’autres termes, la notion de « poche » reste liée à des quotas de ventes. Les livres publiés dans la collection « Dilecta » sont certes de format « poche », mais nos choix éditoriaux n’ont rien à voir avec les chiffres de vente obtenus… ces choix sont avant tout fonction de nos dilections – comme l’indique le nom… – littéraires ; il s’agit vraiment de donner une seconde vie à des livres qu’on a particulièrement aimés – mais pas seulement. La vocation d’un éditeur de littérature étant de faire partager sa passion au plus grand nombre, nous inscrivons au catalogue de « Dilecta » des œuvres qui, tout en étant très littéraires, demeurent accessibles à la plupart des lecteurs – fussent-ils un peu réfractaires à la lecture. En espérant que ces textes vont peu à peu les amener vers une littérature plus exigeante, cette littérature de création qu’apprécient les amateurs avertis et qui hélas est boudée par le grand public : nous qui avons tendance à promouvoir cette littérature-là, nous avons voulu, avec « Dilecta », nous poser comme incitateurs à la lecture. Avec au catalogue des titres comme Une averse, de Kim Yu-jong, La Trahison de Cécile Wajsbrot, La Cène, de Hubert Haddad, Sous les bombes, de Gert Ledig que nous allons sortir en janvier… nous affichons un éventail varié d’écritures littéraires mais accessibles. Je pense que « Dilecta » est une collection marquée par un esprit particulier – proche, peut-être, de « L’Imaginaire », chez Gallimard. En tout cas, les livres sont choisis avec énormément de soin ; le rythme de parution est tout doux, mais il permet d’offrir de belles merveilles.
 
En tout cas, « Dilecta » correspond beaucoup mieux à l’esprit que vous venez de décrire que « Zulma poche »…
Laure Leroy :
Oui, « Zulma poche », c’était un peu une hérésie. Mais il arrive qu’on se trompe : notre but étant de toucher le plus de lecteurs possible, on vise parfois un peu trop large. Je ne récuse en aucun cas les titres qui ont été publiés sous ce label, simplement, il faut convenir que l’habillage n’était pas vraiment adéquat, pas plus que le nom de la collection… 

La sortie en « Dilecta », ce n’est pas seulement un passage à un format plus petit, c’est aussi l’occasion de faire un nouveau travail sur le texte – je pense notamment à la « présentation de l’éditeur »…
Oui – de plus, lors de cette sortie en « Dilecta », nous proposons aux auteurs de revoir leur texte et ce autant qu’ils le souhaitent. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’éditeurs qui permettent cela ! Je pense à Balzac, qui remaniait ses romans à chaque nouvelle édition… je trouve que c’est formidable, pour un écrivain, de pouvoir revenir sur ce qu’il a écrit plusieurs années auparavant. Quant aux textes de présentation, c’est une façon supplémentaire – et très littéraire – de valoriser une œuvre : on adjoint généralement des présentations aux textes étrangers, pourquoi ne pas faire de même avec les textes français, même très contemporains ?

Pour en revenir à « Zulma classics », vous évoquiez des « haines féroces » et, au contraire, des enthousiasmes tout aussi vifs… comment une collection de littérature qui n’a aucune dimension subversive ou provocatrice peut-elle susciter des réactions aussi extrêmes ?
Je pense que cela tient à ce que certains lecteurs français, dont on dit volontiers qu’ils apprennent mal les langues vivantes, se trouvent, avec un livre tout en anglais, confrontés à un objet inanimé, aveugle, muet – un livre qu’ils ne comprennent pas, et je conçois que cela puisse mettre en colère. J’éprouverais la même chose si j’avais entre les mains un livre en chinois – le chinois étant une langue que je ne connais pas du tout. En parallèle à ces lecteurs, il y a tout le réseau des véritables amateurs de littérature anglo-américaine, qui ont tout de suite reconnu que cette collection publiait des textes magnifiques, préparés avec beaucoup de goût et de soin. Cela dit, nous ne prétendons nullement combler quelque lacune que ce soit des éditions britanniques ou américaines, simplement nous abordons ces textes d’une façon différente, plus latine, plus française.

Justement, comment cette collection parvient-elle à se positionner entre d’une part l’offre des éditeurs anglo-américains – à laquelle on accède assez facilement aujourd’hui – et les éditions bilingues françaises, qui sont rassurantes avec leurs glossaires et la façon dont elles permettent à tout moment de reprendre pied dans la langue qu’on maîtrise ?
Par rapport à ce que proposent les éditeurs français, le créneau était assez facile à trouver : ces éditions scolaires ou universitaires sont assez ennuyeuses – il est parfois pesant d’être ainsi pris par la main tout au long de sa lecture. On peut aussi avoir envie de lire un livre pour lui-même, dans une langue qui n’est pas la sienne mais que l’on connaît un peu, comme on ferait pour un livre français. De plus, je ne suis pas convaincue du tout par les choix littéraires qui ont été faits pour ces éditions bilingues – au point d’être presque certaine que ce ne sont pas des anglicistes qui les ont faits…
Quant à se procurer les livres auprès d’un éditeur anglais ou américain, c’est une vraie gageure ! D’une part – sauf à se rendre dans une librairie anglaise ou américaine, ou du moins spécialisée en littérature anglo-américaine – il est rare qu’une librairie traditionnelle propose un rayon conséquent de livres en anglais. Et quand vous proposez au moteur de recherche de votre libraire en ligne préféré un titre de livre – mettons The Picture of Dorian Gray, d’Oscar Wilde, œuvre célèbre s’il en est – vous vous retrouvez avec des centaines de références ! autrement dit, il est quasiment impossible de choisir la « bonne » édition en connaissance de cause…
Je pense donc que nos livres offrent une alternative intéressante : émanant d’un éditeur français, ils sont faciles à feuilleter en librairie, et en même temps le lecteur a la garantie d’une édition soignée et d’un choix vraiment littéraire, non pas seulement imputable à un regard rivé sur le baromètre des ventes et des programmes scolaires.
Mais à mon sens, ce qui va véritablement distinguer nos publications de celles proposées par les éditeurs anglais ou américains, c’est notre tradition éditoriale française. Quand ils publient un texte, les Anglo-saxons se réfèrent uniquement à la première édition contrôlée par l’auteur – et ce quelles que soient les modifications qu’aura pu apporter l’auteur par la suite. Cette option ne correspond pas du tout à la philosophie française – et là se trouve ce que notre regard peut apporter de neuf, de différent par rapport à l’offre anglo-américaine : en France il est en effet d’usage de publier le dernier état du texte tel que l’auteur l’a publié de son vivant. Le cas échéant, on introduit les corrections qu’il aurait apportées dans son exemplaire personnel. Quoi qu’il en soit, l’idée est de suivre la volonté de l’auteur. Nous sommes aussi très vigilants à propos des éventuelles modernisations orthographiques ou syntaxiques : nous essayons de respecter au mieux l’état original du texte et ne modernisons que dans la mesure où une meilleure compréhension du texte l’exige. Et nous veillons bien sûr à éliminer toutes les coquilles. Nos collègues anglo-saxons ont tendance à faire l’inverse : peu regardants sur les coquilles, ils ont en revanche la main assez lourde pour moderniser les textes…

Le concept de la collection étant de proposer des textes fondateurs assez courts avec toujours un petit plus éditorial – un inédit, ou un texte difficile à trouver isolé – quelle est, en gros, l’histoire de l’élaboration d’un de ses volumes ?
Nous commençons tout d’abord par concevoir le volume. Et là plusieurs stratégies sont possibles. Prenons deux exemples : Carmilla, de Sheridan Le Fanu, et The picture of Dorian Gray, d’Oscar Wilde. Pour Carmilla, nous avons choisi non pas de lui adjoindre un autre texte qui modifie son angle de lecture et de compréhension mais au contraire de le publier seul – ce qui ne se fait pour ainsi dire jamais : ce texte est toujours noyé dans des anthologies en tout genre alors qu’il mérite pleinement d’être lu seul. Pour The Picture of Dorian Gray nous avons cherché ce qui, dans l’œuvre d’Oscar Wilde, pourrait amener à lire ce Portrait de manière un peu différente – et nous avons trouvé un très beau texte, Le Déclin du mensonge qui, paradoxalement, a été publié plusieurs fois en français mais demeure quasi introuvable isolément en anglais. Dans ce texte, Oscar Wilde explique que ce n’est pas l’art qui est imitation de la vie mais la vie qui imite l’art et il pousse le paradoxe jusque dans ses extrêmes limites. Et il nous a semblé que ces développements étaient de nature à jeter un jour neuf sur Le Portrait de Dorian Gray.
Ensuite vient l’établissement du texte proprement dit. Nous choisissons d’abord l’édition que l’on va reproduire. Pour cela, nous suivons la tradition française – très récente – que je vous décrivais tout à l’heure : nous allons généralement adopter la dernière édition publiée du vivant de l’auteur. Puis vient le travail de correction : les coquilles sont traquées, et l’on intègre, le cas échéant, les modernisations nécessaires. Ce travail de correction est très délicat car en anglais les formes sont beaucoup moins figées qu’en français, et il nous faut sans cesse trancher entre plusieurs options… Ce qui implique une lecture extrêmement attentive, extrêmement fine. Mais nous nous efforçons toujours d’être au plus près de l’origine. Ce travail est colossal, c’est pourquoi nous ne nous risquons pas à publier des textes du XVIIe ou du XVIIIe siècle, qui exigeraient pour leur établissement des travaux de spécialistes trop conséquents. Notre créneau chronologique va rester, grosso modo, le XIXe siècle et le début du XXe siècle.

À propos du Chien des Baskerville, n’est-ce pas un peu osé de le publier en solo, hors du sacro-saint « canon » holmésien  ?
Ce ne sera pas la première fois que Le Chien des Baskerville sera publié isolément ! et puis c’est déjà toute une affaire d’obtenir que les libraires aient un petit rayon de livres non scolaires en langue anglaise, puis de convaincre les Français que se mettre à l’anglais, ce n’est au fond pas si difficile que ça… et pour gagner ces paris, je pense qu’il faut leur proposer des textes à la fois grands, beaux et incontournables – Le Chien des Baskerville est de ceux-là ; j’aurais trouvé dommage de s’en priver sous prétexte qu’il fait partie de l’ensemble des aventures de Sherlock Holmes…

Maintenant que nous avons fait un peu le point sur ce qui s’est concrétisé en un an, quels sont, aujourd’hui, les projets qui sont en chantier ?
Plusieurs lignes sont en train de se développer. Notamment en littérature étrangère : nous allons poursuivre l’enrichissement de notre catalogue de littérature coréenne en le diversifiant un peu car nous nous sommes beaucoup consacrés, jusqu’à présent, à Hwang Sok-yong. Nous allons également continuer à publier des textes chinois, en particulier taiwanais. À ce propos, il est intéressant de mettre en regard les cultures coréenne et taiwanaise : les deux pays ont en commun d’avoir été occupés longtemps par les Japonais, et de devoir exister, avec leur économie libérale, face à un frère communiste. Nous allons, enfin, développer nos publications de textes indiens. Nous nous étions ouverts à la littérature indienne avec Quatre chapitres, le dernier roman de Rabindranath Tagore, et nous voulons maintenant faire traduire des textes écrits dans les diverses langues de l’Inde – le hindi, le malayalam, le bengali… etc. C’est un défi parce que ce sont des langues rares et qu’il y a peu de traducteurs en français mais l’avantage, justement, est que ce sont là des territoires littéraires encore inexplorés qui recèlent de vrais chefs-d’œuvre.
Pour le printemps, nous nous ouvrons à la bande dessinée ! au manhwa, plus exactement, à savoir la bande dessinée coréenne. Nous avons une vraie passion pour la Corée, vous avez pu vous en rendre compte… et il était tout naturel que nous nous intéressions tôt ou tard au manhwa : cela fait partie de la culture coréenne, que nous avons à cœur de défendre et de faire mieux connaître aux lecteurs français. Ce projet flottait dans l’air depuis un moment, et maintenant ça y est : les premiers volumes vont sortir au mois de mars et au mois d’avril – je pense qu’au Salon du livre 2006, nous aurons sur notre stand les premiers volumes de ces manhwa. Tous les problèmes techniques ne sont pas réglés, mais nous sommes encore dans l’enthousiasme un peu fébrile que procurent ces piles de BD coréennes que nous sommes impatients de lire en français. C’est comme le début d’une histoire d’amour : tout est beau ; on ne pense pas aux difficultés…
J’ai beaucoup parlé de littérature étrangère, mais cela ne doit pas occulter notre engagement en matière de littérature française, qui demeure bien vivace ! Ainsi, en janvier, il y aura un gros événement avec la sortie du Nouveau magasin d’écriture, d’Hubert Haddad. Ce livre est un monument : ce sont plus de 800 pages qui traitent des ateliers d’écriture, de l’inspiration littéraire, de la façon dont se construisent histoires et personnages… C’est une vraie somme sur l’art d’écrire qui s’adresse à toutes sortes de publics : les adeptes des ateliers d’écriture, ceux qui s’interrogent à leur sujet, les lecteurs avertis… bref, tous ceux qui aiment la littérature d’une façon ou d’une autre. Ce livre aura été une folie à écrire, c’est assurément une folie à publier – mais je crois que ce sera génial à lire…
Et à plus long terme, nous prévoyons de rééditer des textes de Gilbert Toulouse.

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 30 septembre 2005 dans les locaux des éditions Zulma.

 
     

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60e anniversaire de la libération des camps

Un anniversaire bien au-delà de la sphère littéraire mais dont force livres se font l’écho – et qui invite à relire des ouvrages plus anciens
Lorsqu’à l’occasion des vœux du Nouvel an nous évoquions les divers anniversaires littéraires auxquels l’année 2005 allait nous inviter, il en est un dont nous n’avons rien dit – et pour cause car il dépasse ô combien la sphère littéraire et touche à des questionnements non seulement historiques et politiques mais aussi métaphysiques : le 60e anniversaire de la libération des camps de concentration nazis. Reste que le monde éditorial est un acteur majeur de cette vaste entreprise commémorative et que les ouvrages publiés à cette occasion sont extrêmement nombreux – sans oublier les DVD édités sur le sujet tel le cultissime Shoah, de Jacques Lanzmann… c’est par là qu’un site comme le nôtre se doit de s’associer à ce 60e anniversaire : en rendant compte de quelques-unes de ces publications – et d’autres d’ores et déjà parues.

Le « plus jamais ça » toujours lancé en guise de justification aux commémorations en tout genre est sans cesse démenti par les événements mondiaux… Sans vouloir jouer d’assimilations abusives – il s’agit de respecter le caractère monstrueusement singulier de la « solution finale » nazie – force est de constater que, depuis la Shoah, les expressions « épuration ethnique », « extermination », « génocide », « camps de concentration »… ont continué de fleurir çà et là dans le monde. Cela conduit à s’interroger, bien évidemment : est-ce à dire que toutes ces cérémonies du souvenir sont mal pensées et, par conséquent, manquent à leur objectif pédagogique et prophylactique ? Ou bien qu’elles sont vaines parce que le désir d’exterminer son prochain est inhérent à la « nature humaine », latent jusqu’à ce qu’un chaos quelconque l’extirpe des profondeurs où il sommeille, et que rien n’en saura venir à bout ?

C’est un vaste débat que celui-ci, et notre ambition n’est certainement pas de le développer ici – pas plus que d’autres susceptibles de se lever dans le prolongement de cet anniversaire : ce rôle incombe aux philosophes, historiens, sociologues et autres spécialistes en matière de sciences humaines. Mais nous allons nous attacher à leurs ouvrages avec notre savoir-faire coutumier – tout en sachant au plus profond de nous que le « devoir de mémoire » est à exercer chaque jour et non pas aux seules échéances, que l’on sait arbitraires, prescrites par un calendrier.

A lire dans nos colonnes :

L’Album d’Auschwitz – Documents photographiques avec une préface de Simone Veil et des textes de S. Klarsfeld, M. Pezzetti, S. Zeitoun
Auschwitz, les Nazis, et la « solution finale », Laurence Rees
Auschwitz, l’album de la mémoire, Alain Jaubert (DVD)
Ce qui reste d’Auschwitz, Giorgio Agamben
Hitler, l’Europe et la Shoah, Robert S. Wistrich
La Question humaine, François Emmanuel (roman)
Le Mariage d’Auschwitz, Erich Hackl (roman)
Le sens de l’Holocauste, Serge André
Les Frontières d’Auschwitz, Shmuel Trigano
Liquidation, Imre Kertesz (roman)
Nuit et Brouillard, Alain Resnais (DVD)
Shoah en Normandie, Yves Lecouturier
Un Arabe face à Auschwitz, Jean Mouttapa

 

 

 

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Entretien 2 avec Diane de Selliers (Editions Diane de Selliers)

Suite de l’entretien avec l’éditrice Diane de Selliers

Lire la première partie de l’entretien.

Votre collection de textes littéraires illustrés par de grands artistes ne comprend que des œuvres « fondatrices ». Comment les choisissez-vous ?
Diane de Selliers : 
C’est d’abord mon cœur qui parle ! mais il y a aussi des opportunités qui surgissent, et que je décide de saisir – comme lorsque l’on m’a parlé du travail de Botticelli sur la Divine Comédie. Outre mes propres découvertes et les suggestions que l’on me soumet, il faut que les premières réflexions élaborées autour d’un projet soient soutenues par un élan, un élan qui dise « ce mariage est bon, il peut fonctionner ». Et à partir de là commencent les recherches, la mise en place d’un plan de travail… etc.

Parmi les multiples éditions et rééditions qu’ont connues ces textes, comment déterminez-vous celle que vous allez reproduire ?
Cela dépend, il n’y a pas de règle systématiquement appliquée. Mais de toute manière, il est toujours précisé sur quelle édition est basé le livre et, s’il y a lieu, on mentionne également les ajouts, les modifications qui ont été apportées. Pour citer l’exemple de notre dernière publication – Les Fleurs du Mal illustrées par la peinture symboliste et décadente – nous avons adopté l’édition qui est la plus reconnue aujourd’hui, et non celle de 1857, qu’auraient sans doute attendue les puristes…
Quand il s’agit de traductions, nous optons toujours pour celle qui nous paraît la plus belle, la plus littéraire, et la plus agréable à lire. Pour Faust, par exemple, nous avons retenu la traduction de Gérard de Nerval. Les puristes allemands la contestent, mais Goethe lui-même avait reconnu que l’écrivain français avait redonné force, esprit et charme à son œuvre… En ce qui concerne La Légende dorée, nous avions le choix entre deux traductions faites en 1900, l’une émanant d’un abbé latinisant, certainement très fidèle mais qui était à périr d’ennui, l’autre d’un grand écrivain humaniste, Teodor de Wyzewa, à qui on doit une biographie de Mozart encore vendue aujourd’hui. Sa traduction est belle, empreinte de compassion… c’est donc elle que l’on a retenue.
En matière de traduction, nos choix se portent toujours sur ce qui nous paraît le plus beau, le plus fort et le mieux adapté à l’optique de la collection. S’il faut payer des droits à un traducteur contemporain, nous n’hésitons pas : nous préférons cela et être sûrs d’obtenir ce que nous souhaitons plutôt que de choisir la solution facile du moindre coût.

Étant donné l’importance de l’iconographie dans vos livres, je suppose qu’obtenir une qualité de reproduction optimale doit poser bien des difficultés ?
C’est en effet un énorme travail ; heureusement, nous travaillons depuis vingt ans avec Richard Médioni, qui n’est pas seulement un excellent maquettiste mais aussi un véritable directeur artistique. Il conçoit et réalise chaque livre avec nous, et suit de très près le travail de photogravure. Pendant le tirage nous nous relayons tous – lui, mes assistants et moi-même – pour qu’il y ait en permanence quelqu’un de la maison chez l’imprimeur, qui ait exactement dans l’œil le résultat escompté. Et au stade même de l’impression, il est encore possible d’améliorer la qualité de reproduction de 10 à 15 %.
De plus, nous sommes très attentifs aux papiers, qui sont choisis pour chaque livre de façon à ce que le support soit adapté aux oeuvres qui vont être reproduites. Par exemple, pour les œuvres comportant beaucoup de couleurs, nous préférons un couché mat, assez épais. Pour les dessins, nous opterons pour des papiers chiffons. Pour La Divine Comédie nous avons choisi un papier qui rappelle la texture du parchemin, et pour L’Iliade et L’Odyssée, un autre papier encore, qui nous paraissait idéal pour servir le travail de Mimmo Paladino.
Mais en amont de la fabrication, il y a tout le travail de recherche iconographique, que nous poussons toujours très très loin : nos investigations nous mènent, au-delà des musées et des agences, jusque chez les collectionneurs… ce travail quasi journalistique nous permet d’accéder aux sources les plus inédites.
Et je tiens à souligner que chaque ouvrage est conçu individuellement, de manière à ce qu’il ait sa propre personnalité et que les options de maquette, de mise en page, d’iconographie… soient vraiment adaptées au sujet qu’il traite et aux œuvres qu’il contient.

L’ampleur des recherches que vous effectuez pour chaque livre doit vous obliger à établir des plannings sur le très long terme ?
En général, je prévois de travailler trois ans en amont de la sortie du livre. Mais là encore il faut procéder au cas par cas… En 2007, j’ai prévu de publier un grand roman japonais écrit au Xe siècle, Le Dit du Genji. Quand il sortira, il aura demandé sept années de recherches ! les difficultés qu’il pose sont en effet colossales, et l’obstacle linguistique n’est pas la moindre d’entre elles : tous les documents dont nous disposons sont écrits en japonais…

Cette année vous publiez Les Fleurs du Mal illustrées par la peinture symboliste et décadente. Quels ont été les déclics qui vous ont conduite à publier ce livre ?
La suggestion est venue d’Aurélie Carreric, l’une de mes assistantes, qui avait travaillé comme iconographe pour Orient, mille ans de poésie et de peinture. Elle a étudié l’histoire de l’art ; son mémoire de maîtrise portait sur Félicien Rops, et elle avait très envie que je fasse un livre qui puisse fonctionner avec les œuvres issues du mouvement symboliste et décadent. Je n’avais jamais songé à un tel projet auparavant, mais la perspective m’intéressait. De discussions en discussions, l’idée a fait son chemin… puis j’apprends qu’en 2007, on célébrera le 150e anniversaire de la publication des Fleurs du Mal. Ça a été le déclic : puisque 2007 sera une année anniversaire, nous allons faire quelque chose avec deux ans d’avance – pourquoi pas, justement, une édition des Fleurs du Mal illustrée par les peintres symbolistes et décadents ? Dès que j’ai proposé l’idée à Aurélie, elle s’est enthousiasmée et nous avons tout de suite commencé à travailler sur ce projet. Quant au titre, il a été choisi après coup ; nous avons préféré « la peinture symboliste et décadente » à « peintres symbolistes et décadents », qui nous semblait plus restrictif : il y a en effet dans le livre beaucoup d’artistes qui ne sont pas généralement reconnus comme « symbolistes et décadents » mais dont certaines oeuvres au moins se rattachent à cette esthétique. Nous avons même glissé quelques toiles de Goya, qui est bien antérieur à Baudelaire, mais que l’on peut considérer comme le précurseur de ces univers glauques, souterrains, dont les artistes fin de siècle vont nourrir leurs œuvres.

Publier Les Fleurs du Mal deux ans avant les célébrations officielles, c’est une aventure, une prise de risque sur le plan stratégique ?
Ni l’un ni l’autre : je suis hors mode, et je tiens à le rester ! Si je sors Les Fleurs du Mal aujourd’hui, c’est parce que j’en ai l’opportunité ! De plus, je trouve que cette publication s’inscrit parfaitement dans le rythme général de la collection. Ce qui ne m’empêche pas de préparer une surprise pour 2007 – dont bien sûr je ne dirai rien !

Vous parlez d’une « surprise pour 2007 », vous avez tout à l’heure évoqué des publications en marge de votre collection de grands textes illustrés… Sans rien dévoiler de ce que vous souhaitez garder secret, y a-t-il quelque projet éditorial dont vous rêvez et dont vous pouvez dire un mot ?
Il y en a plusieurs, et ce sont tous des projets complètement délirants. Par exemple, je rêve de réaliser une édition des Mille et Une Nuits – mais c’est une entreprise encore plus colossale que Le Dit du Genji : tel que nous l’imaginons aujourd’hui, l’ouvrage final avoisinera les 2000 pages ! cela demande donc mûre réflexion. Je voudrais aussi publier le Ramayana, un des textes fondateurs de l’Inde – je prévois de commencer à travailler sur cela dès que Le Dit du Genji sera sorti. C’est aussi un projet très très ambitieux…
En dehors de cela, j’aimerais travailler davantage avec des artistes contemporains – et pas forcément dans le cadre de notre collection phare, comme je l’ai fait avec Gérard Garouste et Mimmo Paladino. Je suis d’ailleurs engagée sur des projets d’édition avec deux ou trois artistes, mais il me faut bien réfléchir à la forme sous laquelle je vais les publier et au moment le plus opportun pour sortir ces livres, qui devront trouver leur place aux côtés du seul titre que, pour l’heure, nous éditons chaque année – avec une telle production, je ne peux pas me permettre un échec en librairie. Or il faut savoir que les artistes contemporains rencontrent très difficilement leur public – d’autant que notre lectorat est essentiellement constitué de personnes aux goûts très classiques, qui achètent nos livres dans une optique patrimoniale. Vendre des livres d’artistes contemporains en grande diffusion, hors du cadre de la bibliophilie, est extrêmement délicat.
Il y a aussi quelques textes d’aujourd’hui qui me bouleversent profondément – mais je ne suis pas encore prête à les publier : je dois imaginer pour eux un nouveau concept éditorial susceptible de les accueillir.
Mais quels que soient les projets qui se concrétiseront à l’avenir, je tiens à préciser que je ne fais pas des livres dans le seul but de me faire plaisir… je cherche toujours à répondre à une demande – même informulée – de la part des lecteurs, que j’essaie de rejoindre à travers des textes et des œuvres qui me paraissent importants et grands. C’est ce souci d’aller vers les lecteurs qui m’incite à maintenir mes publications dans le cadre de la grande diffusion. Ce sont des ouvrages de librairie, destinés au grand public, et non des livres de bibliophile, j’insiste là-dessus : nos tirages sont au minimum de 4 000 exemplaires, et les livres sont distribués en librairie, non dans les réseaux spécialisés de la bibliophilie.

Êtes-vous bibliophile ?
Non, je ne suis pas bibliophile en ce sens que je ne collectionne pas de livres rares ; d’autant qu’en principe, on ouvre rarement ce genre de livres… or je suis attirée par la littérature avant tout ; ce que j’aime dans un livre, c’est son contenu – et j’aime que le livre vive, qu’il soit lu, manipulé ! j’ai donc tendance à préférer les reliures modernes, les ouvrages qui respirent… Cela dit, c’est toujours un bonheur immense pour moi que de manipuler les manuscrits et les livres rares que je suis amenée à consulter dans le cadre de mes recherches. Par exemple, me retrouver à la bibliothèque du Vatican entourée des plus vieux manuscrits – une géographie de Ptolémée, la plus vieille bible du monde… – pouvoir prendre entre mes mains les parchemins de Botticelli, ou encore consulter à la bibliothèque Richelieu un manuscrit du Moyen Âge, ce sont des moments uniques dans la vie ! et sans être bibliophile, je comprends parfaitement qu’on puisse l’être, et combien cette passion peut être intense…

Les Fleurs du Mal illustrées par la peinture symboliste et décadente

Descriptif de l’ouvrage
472 pages en couleurs au format 24,5 x 33 cm, en un volume relié pleine toile sous coffret de luxe illustré. Titres et empreinte de la couverture aux fers à dorer.
185 illustrations en couleurs :
Peintures, lithographies, aquarelles, pastels, dessins de 86 artistes de la seconde moitié du XIXe siècle.
Préface de l’historien d’art Jean-David Jumeau-Lafond.
En fin de volume :
– Chronologie de la vie de Baudelaire et de son époque
– Bbiographies concises des 86 artistes présents dans l’ouvrage écrites par Aurélie Carréric.

Prix de lancement jusqu’au 31 janvier 2006 : 190 €. Prix définitif : 230 €.

Pour une description et une présentation détaillées des ouvrages au catalogue, rendez-vous sur le site des éditions Diane de Selliers. On y navigue aisément, la consultation en est fort agréable et, de plus, vous pouvez acheter directement en ligne le livre de votre choix.

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 28 septembre 2005 dans le bureau de l’éditrice
20, rue d’Anjou
75008 Paris
Tel : 01 42 68 09 00

 
     

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Entretien 1 avec Diane de Selliers (Editions Diane de Selliers)

L’éditrice Diane de Selliers aime la littérature, les Beaux-Arts… et le travail bien fait. Ses livres le prouvent…

Du guide pratique purement utilitaire au livre d’art travaillé de bout en bout comme un chef-d’œuvre de Compagnon – depuis le choix du thème jusqu’aux ultimes finitions de fabrication – il y a un gouffre que l’éditrice Diane de Selliers a prestement ramené à un pas, franchi avec alacrité en 1992 avec la publication, quelques années après son Guide des sports à Paris, des Fables de La Fontaine illustrées par Jean-Baptiste Oudry. Elle posait alors la toute première pierre de ce qui allait peu à peu devenir une collection d’ouvrages de prestige, proposant une édition de luxe des textes fondateurs de la littérature mondiale illustrés par de grands artistes ou, du moins, de grandes œuvres. Des ouvrages dont chacun est conçu sur mesure selon son contenu et qui, pliés à un format et une présentation récurrents, n’en ont pas moins leur personnalité propre – et ô combien marquée.
Écouter Diane de Selliers raconter les chemins où l’ont entraînée tour à tour ces livres qu’elle a eu si fort envie de publier depuis la naissance de sa maison tient en haleine aussi bien qu’un roman à péripéties. C’est un intense plaisir que de l’entendre évoquer ses recherches, ses découvertes inattendues… Elle parle d’une voix douce et assurée, le propos est fluent mais jamais monotone – une aisance discursive étonnante sous laquelle point une fermeté non dissimulée : sûre de ses intentions et, surtout, de sa détermination à prendre les risques requis dès lors qu’ils sont bien calculés, elle a la volonté de persévérer dans le créneau éditorial qu’elle a choisi d’occuper.
À voir son élégance souple et naturelle, l’insigne distinction qui sous-tend son attitude posée et économe de gestes – à mille lieues de ces poseurs qui, eux, n’ont pour habit que la rigidité empruntée de l’affectation – on comprend mieux ses livres, leur luxe feutré et la nature spéciale de leur charme : ni éclatant ni clinquant, il a la profondeur que confère un goût raffiné tout nourri d’une vaste culture.

Pourriez-vous retracer l’histoire de votre maison d’édition ?
Diane de Selliers :
Je suis arrivée à Paris en 1980 et j’ai été engagée comme éditeur chez Claude Tchou. Lassée des dépôts de bilan à répétition, j’ai quitté cette maison au bout d’un an et j’ai créé ma propre structure – prudemment bien sûr car, n’ayant ni un « nom » d’éditeur ni beaucoup d’expérience, je devais d’emblée proposer des livres susceptibles d’intéresser les gens par leur sujet et dans lesquels il était possible d’insérer un peu de publicité pour les financer. Les guides sont idéaux pour répondre à ce double objectif – comme je tenais par ailleurs à ce que la diffusion soit limitée à Paris de manière à pouvoir la contrôler entièrement, j’ai donc lancé d’abord Le Guide des sports à Paris et deux ans après Le Paris des tout-petits.

J’ai poursuivi quelque temps ce type de publications tout en réalisant, en parallèle, des livres illustrés, des ouvrages d’art ou des guides culturels pour d’autres éditeurs – notamment Hatier et l’éditeur belge Duculot, qui a publié le Grevisse de la langue française et la série enfantine Ernest et Célestine. Quand les éditions Duculot ont été vendues, j’ai repris à plein temps les rênes de ma maison, avec l’intention de tout remettre à plat et de partir à zéro. J’ai fermé les bureaux qui étaient alors installés à Saint-Michel et je me suis posé des bases de travail fermes qui tenaient en trois points : faire peu, faire bien, et faire des livres qui restent. En d’autres termes je voulais être au cœur de mes ouvrages et suivre très intensément toutes les étapes de leur élaboration. Être un éditeur qui survole les opérations et se contente de diriger une équipe éditoriale ne m’intéressait pas – cela impliquait donc peu de publications. Quand je dis « faire bien », cela s’appliquait à tous les niveaux : sujets mûrement choisis, iconographie soignée à l’extrême, maquette pensée au plus précis, finitions impeccables mais aussi campagnes de presse bien planifiées et suivi de la commercialisation. Je savais qu’il me fallait être extrêmement pointue et intransigeante sur tous ces points de façon à ce que chaque livre s’impose véritablement en librairie. Et cela n’est, là encore, compatible qu’avec une production très restreinte.

Enfin, je voulais faire des livres qui restent, des livres intemporels par leur sujet et par leurs qualités de fabrication – surtout pas ce que l’on appelle en anglais des coffee table books, c’est-à-dire des livres qui se détériorent vite et qu’on lit en passant. Et je ne supportais plus l’inflation éditoriale qu’on connaît actuellement, où l’on sort trop de livres avec trop de hâte, sans avoir suffisamment réfléchi à leur contenu au point qu’en ce qui concerne le livre d’art, on voit parfois des ouvrages publiés simultanément qui font redondance entre eux. Forte de ce programme – très ambitieux, je le concède… – j’ai imaginé une collection qui réunirait de grands textes de la littérature et des illustrations d’artistes de renom.

Le premier ouvrage a vu le jour en 1992 ; il s’agissait des Fables de La Fontaine illustrées par Jean-Baptiste Oudry. Chez un libraire bruxellois spécialisé en livres anciens, j’avais découvert une des très rares éditions des Fables en couleurs – une édition de bibliophile du XVIIIe siècle, qui comportait l’intégralité des 235 fables de La Fontaine et la totalité des planches qu’Oudry avait réalisées pour elles. Ça a été un vrai coup de foudre : il fallait que ce livre, tel qu’il était, soit mis à la disposition du public d’aujourd’hui ! Ayant eu l’opportunité de photographier les 275 planches d’Oudry j’avais, avec les textes, une matière originale à partir de laquelle je décidai de fabriquer un ouvrage moderne – c’est-à-dire que j’allais publier non pas un fac-similé mais un livre modernisé dans sa conception et sa fabrication. Par exemple j’ai réduit les marges, et éliminé les nombreuses feuilles blanches qui avaient été laissées dans le livre du XVIIIe ; j’ai ainsi obtenu deux volumes au lieu de quatre. Quant à l’iconographie, les planches ont été reproduites dans leurs formats originaux, et toutes les ressources des techniques actuelles ont été mises à contribution pour que les couleurs soient restituées à l’identique. 

La suite allait de soi : après les Fables, il fallait publier les Contes. Mais là se posait un problème de taille : je ne parvenais pas à trouver d’illustrations qui, en termes de qualité, pouvaient répondre à ce qu’Oudry avait fait pour les Fables. Jusqu’à ce que je découvre, à l’occasion d’une exposition consacrée à l’art libertin au XVIIIe siècle que le musée du Petit Palais avait organisée en 1992 et 1993, les 60 dessins illustrant les Contes de La Fontaine que Fragonard avait réalisés pour le compte d’un amateur. Je tenais ce que je cherchais – mais il me fallait obtenir du musée l’autorisation de reproduction, ce qui n’a pas été facile car reproduire des dessins est extrêmement délicat. J’y suis finalement parvenue et le livre a pu sortir en 1994. En 1995 était célébré le tricentenaire de la mort de La Fontaine et cela a valu à la maison les honneurs de Bernard Pivot qui, à la fin de son émission, n’a montré que deux livres tirés du flot de publications consacrées à La Fontaine sorties pour l’occasion : c’étaient nos Fables et nos Contes

Deux livres ne suffisent certes pas à constituer une collection. Mais j’avais trouvé le concept sur la base duquel je voulais continuer à travailler. Peu après la publication des Contes, un ami me fournissait la matière du livre suivant en m’apprenant que Botticelli avait illustré La Divine Comédie de Dante. Mais dans le livre que j’ai pu voir au musée de Sienne ne figuraient que des gravures de facture banale d’après Botticelli. Or s’il y avait des gravures d’après Botticelli, cela signifiait qu’il y avait des travaux originaux de l’artiste… que j’ai réussi à trouver au Vatican après de longues recherches : j’avais sous les yeux les cent dessins sur parchemin que Botticelli avait exécutés pour illustrer un manuscrit de La Divine Comédie calligraphié par un grand calligraphe de l’époque. Ces dessins auraient dû être rehaussés à la couleur mais ils sont restés inachevés et je les ai reproduits tels quels, dans leurs formats d’origine de surcroît, ce qui m’a obligée à augmenter le format du livre. Et comme ces dessins s’inscrivaient sur des feuillets rectangulaires, chacune des pages qui les portent s’ouvre de façon à ce que l’image ne soit pas coupée par la reliure et soit en face du chant qu’elle illustre. C’est ce troisième livre, sorti en 1996, qui a vraiment donné l’impulsion de la collection ; à partir de là, les publications se sont succédé à peu près régulièrement.

Après La Divine Comédie, j’ai publié le Faust, de Goethe, illustré par Delacroix. Mais le peintre n’ayant réalisé que 18 lithographies pour cette œuvre, il fallait y adjoindre d’autres illustrations pour que l’ouvrage soit harmonieux. Nous avons donc mené de très vastes recherches – au musée du Louvre, mais aussi dans d’autres musées un peu partout dans le monde – pour retrouver tout ce qui, dans l’œuvre de Delacroix (dessins, croquis, huiles… etc.) se rattachait au thème de Faust – thème qui l’a obsédé toute sa vie – de façon à pouvoir enrichir notre édition. 

À ce moment-là, la collection commençait à s’installer véritablement, tant dans son concept que dans son rythme puisque nous parvenions à sortir un livre chaque année. Je projetais alors d’éditer le Don Quichotte de Cervantès. Pendant un an j’ai cherché en vain des illustrations satisfaisantes. Cela devenait très problématique… mais – coïncidence ? – Gérard Garouste, qui compte parmi mes amis, m’a téléphoné juste à cette période pour me poser diverses questions concernant l’édition originale de 1606, celle de 1616… Cela m’a amenée à lui parler de mon projet, de mes recherches restées vaines, et il m’a proposé d’illustrer le Don Quichotte. J’ai accepté, bien sûr, mais en lui précisant qu’il devrait se conformer à des règles très strictes pour satisfaire aux exigences de la collection : il fallait au moins une oeuvre par chapitre – soit un minimum de 125 – exécutée en couleurs et de préférence dans le format du livre ou, du moins, dans un format homothétique. En fin de compte il a réalisé 150 œuvres ainsi que des lettrines pour chaque ouverture de chapitre – que je lui avais demandées en cours de route pour créer des rappels de couleurs et accroître la cohésion entre texte et images.

Nous nous sommes ensuite ancrés dans la Renaissance italienne en publiant le Décameron de Boccace – avec quelque trente dessins réalisés par l’auteur, accompagnés de miniatures puisées dans diverses éditions anciennes du Décameron et de reproductions de fresques montrant les détails de la vie quotidienne en Toscane à l’époque de Boccace. Nous avons effectué là un premier travail de réelle adaptation puisque ces fresques n’étaient pas du tout destinées au texte de Boccace mais elles m’ont semblé bien le servir car sans elles, l’ouvrage me paraissait manquer un peu de dynamisme. 

Puis ce fut La Légende dorée, de Jacques de Voragine. Ce livre regroupe la plupart des légendes ayant trait aux saints chrétiens ; les artistes qui décoraient à fresque les murs des églises s’en sont très largement inspirés : en mettant ainsi en images sur les murs ces légendes auxquelles les fidèles n’avaient pas accès faute de savoir lire, ils escomptaient générer un nouvel élan de piété. Nous avons donc parcouru l’Italie en quête de ces œuvres, que nous avons soigneusement photographiées pour illustrer notre édition de La Légende dorée.

Pour notre projet suivant – L’Iliade et L’Odyssée – nous sommes, d’une certaine manière, restés en Italie puisque nous avons fait appel à Mimmo Paladino, qui a réalisé 200 dessins, peintures, collages… tout exprès pour notre édition. Comme aucun artiste n’avait jusqu’alors illustré ces textes à l’exception de quelques scènes éparses ce fut à nouveau l’occasion d’une belle aventure éditoriale avec un artiste contemporain – avec qui, de surcroît, j’avais envie de travailler depuis longtemps.

Italie toujours l’année suivante avec les Voyages en Italie de Stendhal, illustrés par les peintres romantiques. Une association qui va de soi puisque Stendhal cristallise à la fois le romantisme et ce fameux voyage en Italie que tous les jeunes gens de bonne famille et tous les artistes de cette période se devaient d’effectuer afin de se confronter à la culture, à la civilisation et aux œuvres d’art de ce pays. Comme pour le Décameron, nous avons effectué un travail d’adaptation, mais assis sur de minutieuses recherches : nous nous sommes glissés « dans la peau » de Stendhal en reprenant scène par scène, description par description, histoire par histoire, anecdote par anecdote, tout ce qu’il avait pu voir : les gens, les décors, les scènes de rue, les œuvres d’art, les paysages, les villes… etc.

Comme nous avions publié La Légende dorée, une œuvre indispensable pour comprendre les sujets de la peinture religieuse, il nous a paru logique de publier son pendant profane, à savoir Les Métamorphoses d’Ovide. Ce texte a en effet nourri la peinture sinon profane du moins à thèmes mythologiques, surtout à l’époque baroque, période peut-être la plus féconde en ce qui concerne la redécouverte de la mythologie antique. Nous avons recherché à travers toute l’Europe les œuvres baroques susceptibles de répondre mot à mot aux 161 histoires des Métamorphoses et, au total, nous en avons retenu 350 pour illustrer notre édition.

Enfin, l’an passé, nous avons quitté l’Europe pour le Moyen-Orient. Nous avions deux objectifs : d’abord révéler aux Occidentaux que l’art de la miniature, dans cette région du monde, est d’une grande richesse, et que l’interdit pesant sur la peinture figurative ne touche que les motifs religieux, non l’univers profane. Et montrer que le Moyen-Orient n’est pas qu’un repaire de terroristes obscurantistes mais aussi le siège d’une culture beaucoup plus ancienne que la nôtre, et d’un extrême raffinement. Le meilleur moyen que nous avons imaginé pour satisfaire ces deux buts a été de publier une anthologie illustrée de la poésie arabe, persane et turque : Orient, mille ans de poésie et de peinture. Les textes ont été sélectionnés sur une période qui court du VIe au XXe siècle tandis que les peintures, elles, proviennent d’un corpus allant du XIIe au XXe siècle.

Vous avez employé plusieurs fois le terme de « collection ». Cela sous-entend donc qu’en dehors de ces textes fondateurs illustrés par de grands artistes, vous avez une autre production ?
En effet. Nous avons déjà publié deux titres qui n’entrent pas dans cette série des grands textes illustrés. En 1996, à l’occasion d’Europalia – une manifestation culturelle belge qui a lieu tous les deux ans et qui, cette année-là, honorait Victor Horta, le plus grand architecte de l’Art Nouveau – nous avons sorti un livre de Victor Horta sur l’hôtel Solvay, son œuvre majeure. 
Et l’an dernier, avec Pascal Bonafoux, j’ai publié L’Autoportrait au XXe siècle. À travers 540 autoportraits réalisés entre 1900 et 2000, ce livre – qui, je pense, est fondamental – met en évidence ce qu’a été le questionnement du siècle quant à la notion d’individualité et à ce que sont les arts plastiques. C’est un siècle riche en bouleversements, qui a connu deux guerres mondiales, la Shoah, et où l’on est sorti de tous les cadres formels sur le plan artistique ; à mon sens, L’Autoportrait au XXe siècle rend bien compte de ce foisonnement, de cette richesse.
En dehors de cela, il y a d’autres projets mais encore très fragiles et je préfère n’en rien dire. En matière de nouveautés, il faut être extrêmement prudent, et faire en sorte que les nouvelles productions ne portent pas préjudice aux autres en termes de ventes…

Lire la seconde partie de l’entretien.

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 28 septembre 2005 dans le bureau de l’éditrice
20 rue d’Anjou
75008 Paris
Tél : 01 42 68 09 00

Commentaires fermés sur Entretien 1 avec Diane de Selliers (Editions Diane de Selliers)

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Entretien avec Pierre Bonnasse (Mode d’emploi de la parole magique – essai sur les pouvoirs du langage)

Il vous emmène visiter son territoire des vertiges, pousse le lecteur dans le vide pour qu’il y ouvre ses ailes…

Parce qu’il aime les rencontres, qu’il prend le temps d’écouter celui qui le questionne et qu’il a confiance dans le potentiel de celui qui le lit, parce qu’il a comme objectif de partager sa vision du sublime via ses livres, ses articles ou cet entretien, c’est un plaisir de vous présenter Pierre Bonnasse, auteur et chercheur en littérature et états de conscience modifiés.

Provocateur d’épiphanies, il aborde l’e-terview d’un esprit ouvert aux merveilles et vous emmène visiter son territoire des vertiges, là où les mots poussent le lecteur dans le vide pour qu’il y ouvre tout simplement ses ailes.

Pierre Bonnasse, vous étudiez depuis trois ans les relations entre littérature et enthéogène à l’Université de Pau. Quels sont les facteurs qui vous ont poussé dans cette voie ?
Pierre Bonnasse : Permettez-moi d’abord de vous remercier pour cet entretien. Morrison a écrit que « l’interview est une nouvelle forme d’art », conception à laquelle je crois et j’aspire, aussi je tâcherai d’être le plus rigoureux possible, car cet exercice, aussi périlleux que passionnant, m’incite au dépassement et me pousse à la jubilation d’être via le va-et-vient vertigineux de la parole et la vélocité du verbe. Et parce que cet entretien s’inscrit dans votre rubrique intitulée « Dans les cordes », il doit participer au poème en s’inspirant du combat de boxe. Il s’agit donc de voler comme un papillon et de piquer comme une abeille. De voler et de piquer pour faire voltiger le verbe, et surtout de sourire, pour faire jaillir de ce cœur à cœur une joute joyeuse.

Les facteurs sont nombreux et tous liés les uns aux autres, car je crois fondamentalement que tout est lié et que tout est Un, que le hasard n’existe pas (ou presque… cela dépend de quel point de vue on se place ou de quelle attitude on adopte face à l’existence). Nous y reviendrons certainement. Je parlerai donc, pour être précis, de facteurs qui m’ont poussé, non pas dans « cette » voie, mais sur la Voie. Car qu’est-ce qui m’intéresse dans ces relations littérature/enthéogène ? Certains s’imaginent (vérifié par expérience vécue) que je participe souvent à des cérémonies chamaniques ou à des sessions improvisées façon Timothy Leary… Eh bien non ! « Prendre et s’abstenir » écrivait Michaux : il y a certainement dans ces infinitifs beaucoup de vérité, bien que je ne sois par particulièrement « de type buveur d’eau », comme ce dernier a pu l’écrire à son propos. Mais ça viendra peut-être.

L’intérêt que je porte à ces relations réside essentiellement dans l’expérience spirituelle et sa transmission, plus précisément dans la capacité que ce type d’expériences a à induire une expérience de cet ordre. Tout est là. Donc étant un raccourci prodigieux qui n’a d’égal que son ambivalence (le paradis et l’enfer se côtoient de près), l’enthéogène, associé à l’écrivain qui l’absorbe, génère une littérature d’une richesse exceptionnelle pour qui cherche à comprendre le sens de l’existence et l’incroyable potentiel humain. Mais j’ai pu observer que ces expériences entraînent parfois chez certains de sérieux troubles. Aussi je recommande la plus grande prudence. Entre la diabolisation et l’apologie il y a un juste milieu sûrement plus sage et qui évite bien des problèmes. Il faut donc être honnête lorsqu’on aborde ces questions et ne pas chercher à prendre tel ou tel parti, ou s’empresser de légitimer cela en le passant directement au crible d’une idéologie dualiste de type « c’est bien » ou « c’est pas bien » ou « j’aime » / « j’aime pas ».

Une telle attitude est d’ailleurs bien caractéristique de la pensée occidentale et de la conscience ordinaire et séparatrice. L’attitude qui me semble juste nécessite de dépasser ces dualismes primaires pour s’inscrire dans une quête rigoureuse de la vérité (« vérité » dans un sens ontologique : j’entends par là ce qui est vraiment et non pas ce que je crois être, nuance fondamentale). Dans l’introduction de l’anthologie, j’évoque La promenade sous les arbres de Philippe Jaccottet, un texte intelligent qui peut nous aider à prendre le recul nécessaire face aux écrits visionnaires puisqu’il nous incite à évaluer le degré de vérité des visions évoquées.

Pour répondre à votre question et pour revenir aux facteurs, je dirais que tout a commencé quand j’ai pour la première fois plongé dans le poème. Plonger, à n’en plus revenir…
Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question ? Vous savez, après avoir lu Charles Duits et Aldous Huxley, il est bien difficile de ne pas chercher à en savoir davantage… Considérons-les donc comme de forts facteurs et la réponse passera enfin comme une lettre à la Poste. L’intérêt d’un tel sujet de recherche réside aussi dans le fait qu’il est résolument transdisciplinaire, faisant appel, outre à la littérature, à l’anthropologie, à la psychologie, à l’ethnobotanique, à l’histoire, à l’art, aux sciences religieuses… tous les aspects de la recherche sont là.

Dès la rentrée universitaire, je continuerai mes recherches au sein de l’École Pratique des Hautes Études (en co-tutelle avec l’Université de Pau) – et prenez-le comme un koan si le cœur vous en dit – tout en élargissant mes recherches dans une logique de réduction. Car comme le disait Sénèque, on est nulle part quand on est partout. Et Dieu sait s’il est facile de se perdre ! Ma problématique reste toujours la question de la quête de conscience en littérature, autrement dit, dans la vie. Les enthéogènes ne sont pas les seuls raccourcis : il en existe d’autres, mais nous aurons sûrement l’occasion d’en reparler un jour. Disons simplement que mes recherches sont à cheval entre la littérature et les sciences religieuses, en d’autres termes, portées sur l’étude de l’homme, de son évolution et du sens de son existence, avec une réelle volonté de rassembler.

Vous orientez donc votre travail dans une perspective de plus en plus ésotérique ?
Tout dépend de ce que l’on entend par « ésotérique ». Rien n’est plus fascinant à mes yeux que l’ésotérisme – entendons-nous bien, le véritable ésotérisme, pas ce qu’on désigne aujourd’hui pour cette pseudo-spiritualité de masse, qui loin de libérer l’homme, l’asservit tant et plus à ses passions les plus funestes. L’ésotérisme a changé ma vie car il m’a fait comprendre la nécessité d’observer chaque phénomène, chaque chose, sous un angle non plus seulement interdisciplinaire mais bien transdisciplinaire, autrement dit, il m’a incité à considérer chaque élément à « ce qui le fonde, le traverse, et le dépasse », pour emprunter la formidable formule de Michel Camus. Non plus simplement regarder les choses, mais les Voir vraiment : la nuance est fondamentale, puisqu’elle participe pleinement à l’expansion de notre potentiel humain. Les horizons doivent être aussi abordés dans leur verticalité. Tout est là.

À travers vos textes, le lecteur peut constater chez vous une véritable passion pour le livre, pour le texte et le langage. Selon vous, quel est le réel pouvoir de l’écrit ?

Les pouvoirs de la parole sont justement le sujet de mon prochain livre qui sortira début novembre aux éditions Dervy. Écrit ou oral, peu importe finalement, c’est encore une autre question qui concerne la réception par un auditeur ou par un lecteur. Ce qui m’intéresse dans ces relations et qui montre une fois de plus que tout est Un est de voir dans quelle mesure les pouvoirs de la parole et les niveaux de conscience sont inextricablement liés, comme les deux faces d’un même prisme, lequel ne concerne rien d’autre que l’être humain.

Pour résumer ma problématique centrale en une phrase, disons qu’il apparaît que les pouvoirs de la parole semblent corrélatifs au niveau de conscience de celui qui parle. Ceci dit, le livre m’a littéralement délivré, je ne peux donc que lui être reconnaissant, en lui dévouant une singulière passion. Précisons quand même que lorsque je dis « le » livre, j’entends par là un certain type de livres, ceux qui sont des « maîtres de poche » comme dirait Daumal. Des livres de pouvoir, capable d’agir puissamment sur le lecteur.

C’est encore lié à la capacité de sa parole, à la force du texte, aux limites de sa langue. Sans être manichéen, il faut quand même reconnaître « l’horreur de la situation » et constater qu’il y a une parole qui endort et qui nivèle par le bas, et une parole qui éveille et qui secoue les consciences. Je suis partisan de la seconde, même si la première permet de comprendre nombre de caractéristiques de l’étrange psychisme humain. Quand il y a quelque chose à comprendre… « Poésie noire, poésie blanche ».

D’autre part, lorsque je parle de « littérature enthéogène » en introduction de l’anthologie, je fais évidemment référence à la littérature relative aux plantes sacrées, mais aussi plus largement à toute la littérature qui s’intéresse de près à l’expérience spirituelle, précisément, à celle qui est capable d’éveiller en nous-mêmes un sentiment divin. D’où l’usage de ce néologisme.

L’écrit a de nombreux pouvoirs, le plus fondamental étant encore une fois celui qui nous éveille et qui paradoxalement nous pousse à sortir du livre pour mieux comprendre le monde, pour apprécier la vie dans justement ce qu’elle a de vivant. L’écriture est une véritable ascèse spirituelle, un sérieux travail. Quand l’écrivain compose, il travaille sur lui-même ; quand il crée, il se dépasse et se relie à quelque chose de plus haut. Ensuite et s’il le souhaite, il partage.

Autre chose : on entend souvent dire que les mots sont impuissants à dire, qu’ils sont menteurs, inaptes à transmettre l’essence des choses et que par conséquent il convient de s’en méfier. Je pense qu’on se trompe de cible : je crois au contraire et à l’instar de Daumal que « les mots portent les choses ». Comme disait Charles Duits, « ce ne sont pas les mots qui sont morts, ce sont les hommes ».

Ce sont aussi les hommes qui sont menteurs et versatiles, non ? Il est aussi stupide de dire que les plantes sacrées sont dangereuses que de dire que les mots sont menteurs. En effet, pourquoi ce besoin constant de toujours accuser l’outil ? Qui donc prend les décisions, les hommes ou les outils ? Réponse évidente, mais quand il s’agit de savoir qui assume la décision, les choses se compliquent, alors qu’en réalité, la réponse reste la même. Le pouvoir de l’écrit dépend donc naturellement de l’écrivain et de la capacité de réception du lecteur.

Korzybski écrivait que « La carte n’est pas le territoire », mais vos auteurs favoris ont bien tenté de mettre en mots l’indicible qu’est l’expérience psychédélique. Selon vous, un récit, un poème peuvent-ils transmettre l’essence de cette expérience, et par là même remodeler durablement la conscience du lecteur ?
Fondamentalement, bien que les mots ne remplaceront jamais l’expérience vécue. Pour être plus précis, le mot n’a une efficacité réelle qu’à la condition suivante, déjà évoquée par Daumal : il doit exister entre le parleur et l’auditeur une expérience commune de la chose dont il est parlé. Sans cette condition, il est bien difficile de se comprendre vraiment. Ceux qui connaissent le territoire peuvent facilement s’entendre sur la carte, puisqu’ils savent, par expérience, à quelles réalités celle-ci se rattache. Si l’un des deux ne connaît pas le territoire, il ne fera qu’imaginer ce qu’il voit sur la carte et se trouvera en décalage avec la réalité. Ceci dit, la carte n’est pas inutile, puisqu’elle pourra le guider, encore faut-il que la personne sache où elle souhaite aller, le veuille vraiment et ait un minimum le sens de l’orientation ! (rires)

Un écrivain comme Charles Duits a changé ma vie. À la force de ses mots, il m’a fait basculer. Certains germes étaient certes présents, mais il a radicalement accéléré le processus pour un départ sans retour. Daumal m’a réellement fait douter qu’« une pensée claire » puisse être indicible. Ce qui ne veut pas dire que j’ai forcément les pensées claires et que ma parole est « blanche ». Loin s’en faut ! Elle est de toute façon toujours teintée de noir, de gris, voire même de rouge ou de vert… Mais la conception de la poésie évoquée par Daumal représente à mes yeux un idéal vers lequel je souhaite résolument tendre. C’est l’intention qui compte, n’est-il pas ?

Et moi qui n’ai pas d’autre arme, dans le monde de César, que la parole, moi qui n’ai d’autre monnaie, dans le monde de César, que des mots, parlerai-je ? Je parlerai pour m’appeler à la guerre sainte. Je parlerai pour dénoncer les traîtres que j’ai nourris. Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes actions, jusqu’au jour où une paix cuirassée de tonnerre régnera dans la chambre de l’éternel vainqueur.
René Daumal, « la Guerre Sainte »

Le poème ou le récit doit effectivement chercher à transmettre une essence, qui peut être celle d’une expérience. Mais elle ne doit pas s’adresser seulement à la personnalité du « récepteur », à son moi social préfabriqué et menteur fait de préjugés. La parole doit s’adresser aussi et surtout à l’essence de l’homme. La littérature est un dialogue d’essence à essence, « i shin de shin » comme on dit dans le zen : « de mon âme à ton âme ». Encore faut-il que celle-ci soit accessible. Car les masques nous barrent la route, ils nous aveuglent, nous empêchent d’être honnête avec nous-mêmes et avec les autres. La littérature est une quête de soi, de l’essence et donc de l’essentiel. Mais elle n’ »emmodèle » pas : elle dé-modèle pour nous faire voir. L’éveil véritable, lui, est résolument translittéraire et il est clairement plus affaire d’acte que d’état. L’enjeu est grand et le mouvement perpétuel. Daumal l’a très bien dit. N’oublions pas enfin, pour finir de répondre à cette question d’un intérêt crucial, que « l’art doit être au service de la connaissance » et que par conséquent la littérature qui aspire à éveiller relève moins de la lune que du doigt qui la montre.

De l’essai, du poème ou du roman, quelle forme vous semble la plus adaptée à la transmission de l’expérience des plantes sacrées ?
Georges Perec disait que chaque forme pose la même question mais en l’exprimant différemment. Je pense que la transmission opère toujours selon des modes différents selon ce qui cherche à être transmis d’une part et à qui cela veut être transmis d’autre part.
Toutes les formes me semblent utiles, tant qu’elles arrivent à servir le fond. C’est le messager qui doit parvenir à transmettre le message de la façon qui lui semble (à lui et à lui seul) la plus juste, la plus efficace, la plus pertinente. Je dirais ensuite : peu importe la forme tant qu’elle est poétique, agissante sur tout l’être. Ensuite, peu importe que le livre soit petit, trapu, rond ou carré, tant qu’il peut nous secouer, peu importe la forme tant qu’elle participe au poème, tant qu’elle est capable de transmettre la « Saveur » (celle évoquée dans l’opération poétique selon la théorie hindoue), tant qu’elle est capable de nous montrer ce que nous n’avions pas vu !

Qu’avez-vous pensé des récents films chamaniques de Jan Kounen comme Other worlds et Blueberry ? La poésie de l’expérience de l’ayahuasca se prête-t-elle aussi bien au cinéma qu’à l’écrit ? Avez-vous trouvé des relations entre ces films et l’art pictural des peuples premiers ?
Pierre Bonnasse :
J’ai une préférence pour Other worlds. Le documentaire est au cinéma ce que l’essai est à la littérature. C’est une forme que j’affectionne particulièrement. Le côté « didactique » ne gâche pas le « poétique ». Les deux s’allient admirablement bien. Je crois que Jan a essayé de mêler les deux dans son documentaire. Sans compter la part artistique avec les effets spéciaux, lesquels ne sont pas sans rapport avec les dessins illustrant l’anthologie. Encore une fois, il utilise différentes formes pour poser la même question.

La « poésie de l’expérience de l’ayahuasca » se prête aussi bien au cinéma qu’à l’écrit dans la mesure où l’image est aussi une parole. Elle peut donc être poétique et avoir la même force d’action que le mot, en d’autres termes, un puissant pouvoir de percussion. La difficulté principale d’une mise en mots ou d’une mise en scène réside dans la restitution des sensations vécues lors de l’expérience. Peut-être ne peuvent-elles être qu’approximatives, mais tout le travail est là. Il y a un lien étroit entre la démarche de Jan et celle de Stanley Kubrick avec 2001, L’Odyssée de l’espace et ce lien doit être recherché du côté de la sensation et du sentiment bien plus que du côté de l’intellect. Ces films s’adressent au cœur et au corps avant de s’adresser à la tête. L’Art est avant tout affaire de sensibilité.

Les relations entre ces films et l’art pictural des peuples premiers sautent aux yeux, je serais même tenté de dire : « pour les ouvrir ». Encore une fois, diverses formes révèlent un fond commun. Concernant l’art chamanique, on est toujours en présence de ce que Jung appelle des « archétypes ». Le plus révélateur concernant l’art inspiré de l’ayahuasca est le serpent. On le retrouve partout, quelle que soit la culture. Dans l’art huichol par exemple, le cerf, associé au peyotl, est très présent ; c’est un symbole récurrent qui exprime une très profonde signification pour ces Indiens. Mais force est de constater que toute la littérature relative au cactus sacré n’évoque pas le cerf, alors que celle inspirée par l’ayahuasca évoque toujours le serpent. Simple constatation, mais qui fait poser beaucoup de questions. Les premiers anthropologues disaient que les Indiens voyaient des serpents parce que ce reptile est au cœur de leur culture et façonne leur quotidien. « Ils vivent avec les serpents, donc ils en voient lors de leurs transes » : faux. La réalité montre que c’est plus compliqué que cela. Les chamans disent que le serpent est l’esprit de l’ayahuasca…

Mais tout cela pose des problèmes à la pensée rationaliste qui n’arrive pas à expliquer le phénomène… Ils ne cherchent qu’à comprendre avec leur tête. Or il y a des choses qui ne se comprennent qu’avec le cœur ou qu’avec le corps. Il faut parfois apprendre à laisser la tête de côté. C’est toute la différence entre savoir et sentir, entre regarder et voir, entre imaginer et comprendre. L’expérience mystique concerne à la fois la tête, le corps et le cœur. Il n’est point d’accession aux forces supérieures sans l’implication de la totalité de l’être. Tout le monde peut le vérifier.

De plus, il convient de souligner ici la part subjective avouée des films de Jan : il a lui-même expérimenté l’ayahuasca sous la direction d’un chaman pour en puiser le tissu visuel de ses films. Ses films témoignent de son expérience et il est bien légitime de vouloir montrer ce que l’on a soi-même vu : on a ainsi le mérite de savoir de quoi on parle. Après ses dures expériences, Jan ne pouvait garder tout ça pour lui : c’est l’expérience qui l’a poussée au partage, non l’inverse… C’est pourquoi D’autres Mondes et Blueberry – vu et approuvé par le chamane shipibo Kestenbetsa – forment un tout indissociable de son point de vue. Je conseillerais quand même à celui qui n’a encore rien vu et qui de surcroît est néophyte en la matière de commencer par le documentaire qui apporte un éclairage nécessaire à la compréhension du film. Car bien que Jan y reproduise ses visions personnelles, il est clair qu’elles correspondent avec les visions de tous ceux qui font ce type d’expérience : figures en forme de serpents, de crocodiles, les diamants (je vous renvoie à ce propos précisément à la conférence d’Huxley qui est reproduite dans l’anthologie), la lumière, tout cela sont des éléments récurrents des visions, tout cela relève des formes archétypales et tout cela nous concerne, tous. Relisez l’Apocalypse ou le Livre d’Ezéchiel et vous y retrouverez le même type de visions.

Enfin et pour finir d’établir quelques relations entre ses films et l’art des peuples premier, je tiens à souligner l’authenticité des chants chamaniques qui participent au voyage du spectateur. Ces « icaros » – révélés par les plantes – sont les chants sacrés qui guident l’investigateur dans ses visions. Ceux qu’on entend dans le film de Jan sortent directement de la bouche du chaman. Ils ont un effet régulateur, thérapeutique. Les vibrations agissent au cœur de l’être pour le soigner, pour tenter de le guérir de son douloureux tronçonnement.

Dans votre ouvrage Les voix de l’extase, vous concentrez vos recherches sur ceux qui ont ramené un témoignage écrit de leur expérience de conscience modifiée. Mais pensez-vous que la transmission aux autres soit l’aboutissement ultime d’une telle expérience ?
Je pense que la transmission est l’ultime aboutissement de toutes expériences.
L’écrivain écrit d’abord pour lui-même. Ensuite, il peut donner…

J’ai observé que ce livre intéresse principalement un public féminin, comme si le chamanisme nous reliait à l’esprit féminin des choses… Et pourtant, l’anthologie ne comporte qu’une seule femme, que je tiens ici à saluer pour son investissement tout au long de ce projet. Isabelle Clerc est une femme remarquable et démarquée, qui connaît très bien la Colombie et l’usage du yagé chez les peuples indiens qui l’habitent. Isabelle est maintenant une sœur, que je salue solennellement.

La transmission est encore une question fondamentale. Pourquoi transmettre ? Celui qui comprend quelque chose peut jalousement le garder ou en faire profiter les autres. Certains ont peur de perdre en donnant mais cette idée naît d’une conception matérialiste des choses. Dans le domaine spirituel, il faut donner pour recevoir, hisser quelqu’un sur sa marche pour avoir une chance de franchir la suivante… L’homme est fait pour vivre avec des hommes et il ne peut rien faire seul, même si l’on prétend quand même pouvoir le faire… Transmettre, c’est aider son prochain et peut-être aussi, une forme supérieure de travail sur soi.

Quelles sont vos impressions sur la volonté actuelle de rassemblement des données concernant les états modifiés de conscience, rendue possible par internet, sur des sites comme Lycaem  ? Est-ce une démarche utile ? Que ressort-il de ces témoignages d’usagers modernes, dont bon nombre sont habités d’une démarche quasiment mystique ?
Ces sites sont une source d’informations utile, mais ils ne remplacent pas les livres et encore moins l’expérience. Mais c’est toujours intéressant de rassembler des données. Rassembler permet de comparer et parfois de comprendre. Au moins de prévenir et d’éviter certains incidents dus à l’ignorance. D’autre part, Internet est un lieu d’échanges intéressant. Un outil qui participe peut-être un peu plus à la révolution psychédélique amorcée par le docteur Leary, toujours en train de se faire, et qui participe selon les mots de Charles Duits à la « démocratisation de l’illumination »… Mais la révolution de l’esprit est-elle populaire ? À l’instar de la poésie, elle est plutôt opaque à tout populisme et il semble clair que cette révolution est avant tout personnelle. Je crois plus facilement à l’évolution de l’homme qu’à l’évolution des masses ! Mais je suis près à accepter le contraire, bien que convaincu – par simple observation – que ça va être difficile à prouver…

L’humain côtoie les plantes sacramentelles depuis la nuit des temps, certains imaginent même que celles-ci sont à l’origine de la civilisation. Aujourd’hui, y a-t-il matière à évolution pour l’homme moderne à travers ces substances ?
Ce qui est sûr c’est qu’il y a toujours matière à évoluer et que l’homme en a toujours besoin, avec ou sans substances. L’intérêt des plantes sacrées, relativement à cette question, est qu’elles induisent une conscience écologique, ce qui aujourd’hui est un facteur non négligeable. Pour Gordon Wasson, célèbre mycologue et inventeur du mot « enthéogène », ces plantes sont un important facteur de religiosité ; Terence Mc Kenna montre d’autre part que ces substances agissent directement sur l’activité linguistique du cerveau, à tel point qu’elles seraient liées à l’apparition du langage… Thèses fort passionnantes ! 

À chacun de choisir son chemin, à chacun de prendre les décisions qui seront bonnes pour lui, à chacun de les assumer. Don Juan avait dit à Castaneda (Voyage à Ixtlan) : « En aucun cas ces plantes ne constituaient les éléments essentiels de la description du monde propre au sorcier, mais elles étaient simplement un moyen aidant, pour ainsi dire, à cimenter les parties de la description qu’autrement j’aurais été incapable de percevoir. L’insistance avec laquelle je m’agrippais à ma vision habituelle de la réalité m’avait pratiquement rendu imperméable aux intentions de don Juan. Par conséquent, c’est uniquement mon manque de sensibilité qui avait justifié la continuité de l’usage des psychotropiques. »

Je crois que tout est dit dans ces paroles. À chacun d’en juger la nécessité et l’utilité pour lui-même, à chacun de choisir.

On dit parfois que plus que la politique, c’est la culture (musique, littérature, cinéma…) qui fait changer la société contemporaine. Quelle est selon vous la part d’influence qu’ont eu les créatifs initiés aux états de conscience modifiée sur la culture actuelle ?
Une part énorme. Il y a plusieurs façons de voir la chose. Mais force est de constater que si l’on en juge à l’ensemble des hommes, la politique a une influence plus importante, en termes quantitatifs. En termes qualitatifs, c’est une tout autre histoire ! La part d’influence est perceptible essentiellement dans l’art en général : dans le cinéma, dans la musique, dans la littérature. Dans la pub aussi, mais c’est là le plus affligeant : comment ne pas être affligé lorsque certains utilisent l’image de John Lennon ou de Che Guevara pour vendre des voitures ou je ne sais quoi d’autres ? La part d’influence est aussi perceptible dans l’intérêt porté aux médecines alternatives et aux méthodes de développement personnel, dans la recherche de la spiritualité (d’où le nombre croissant de bouddhistes par exemple). Les beats et les hippies ont d’une certaine façon infiltré le zen dans la contre-culture des années 70. Il doit y avoir un peu de ça ! non ?

La contre-culture des années soixante et soixante-dix a modifié la vie de nombre de gens, peut-être pas toujours dans le bon sens pour certains (mais qu’est-ce qui est bien ou mal ?), mais elle a permis à quelques-uns de trouver leur propre voie. C’est l’essentiel. « Les Indiens pas Marxistes » écrivait Ginsberg dans sa dédicace à Pablo Neruda. Il faut prendre ces paroles au sens large : « le spirituel, pas le matériel. »

J’ai noté que vous aimiez écrire sur les autres : Artaud, Huxley, Castaneda, Waldberg, Duits, Velter…. Qu’est ce qui vous pousse à cela ?
Écrire sur les autres est une façon pour moi de les remercier pour ce qu’ils m’ont transmis, pour ce qu’ils m’ont donné, tant par leur personnalité et leur essence que par leurs œuvres. J’aime passionnément fixer des visages vertigineux pour tenter d’en capter ne serait-ce qu’une singulière expression. Écrire sur les autres est aussi un moyen de faire découvrir – dans une logique de partage – des hommes remarquables à des gens qui peut-être auraient pu passer à côté. Écrire sur les autres est aussi une façon de me rapprocher d’eux avec la tête le cœur et la plume. Quand j’écris sur quelqu’un, je me sens au plus près de lui. Je peux le toucher…

Par-dessus tout, j’ai toujours eu la sensation profonde d’appartenir à une filiation d’écrivains chercheurs d’absolu et de vérité, en quête du « lieu et de la formule », une sorte de fil d’Ariane qui relierait l’alpha à l’omega, mais sans qu’on puisse jamais en saisir totalement la longueur, l’entière direction et la portée. L’idée de filiation me fascine au plus haut point et me fait dire que finalement nous ne sommes jamais seuls et que nos chemins, toujours jalonnés de fabuleuses rencontres et de miroirs à traverser, vont de gens en joies et de visages en aventures.

« Des visages, des figures, des portraits, des poètes et des parcours, au fil des oeuvres et des envies, des jours noirs et des nuits blanches, pour marquer au fer rouge l’empreinte sacrée d’une joyeuse filiation inscrite dans le registre du feu et dans un face à face sans fin -« 
P.B.

Mais je suis bien conscient aussi qu’écrire sur les autres, c’est encore et toujours écrire sur soi-même…

Après les 16 portraits des Voix de l’Extase, le papier sur André Velter et Georges Perec, que nous réservez-vous d’autres ?
La liste ne peut plus s’arrêter, elle s’arrêtera net seulement le jour où la Grande Faucheuse surgira (le seul portrait qu’il nous sera à jamais impossible de faire correctement)…
Mon dernier papier, concernant Georges Perec, est surtout un prétexte, une occasion saisie sur le vif qui m’a été donnée par la vie, et s’inscrit pleinement dans ce que Claudel appelait « la jubilation des hasards »… Ce papier marque au fer rouge la translation sans retour Pau-Paris et la fixation dans cette ville où pullulent justement nombre de visages qui m’ont poussé à la conversion de l’être et de la parole. Ce déplacement me stimule et me pousse à écrire toujours plus jusqu’à l’épuisement. Après pignon sur rue, je me fais pignon sur Net.. (rires)

Mon prochain livre (Mode d’emploi de la parole magique) est aussi composé de visages en quête de vérité et de connaissance, cherchant dans la littérature une parole d’éveil, en opposition à ce que Gurdjieff appelle la « parole putanisée », à ce qu’on pourrait aussi appeler « l’extension du domaine du médiocre », bref, une littérature tout juste capable « d’aiguiser le bec des corbeaux » mais qui pourtant inonde les librairies et pollue les magazines littéraires.

Enfin, d’autres portraits commencent à s’écrire, et bientôt, nous les entendrons peut-être crier, nous les entendrons peut-être dire la rumeur des verbes dans un concert d’échos et dans la résonance nouvelle des ravissements…

 Pour conclure, quels sont vos (autres) projets et que souhaiteriez-vous voir évoluer dans la perception du public face à l’approche psychédélique du monde ?
Ce qui doit évoluer, c’est la tolérance, le niveau de compréhension, de conscience et de sincérité. Ce que je souhaite profondément, c’est que les gens se débarrassent de leurs œillères et cherchent réellement à comprendre les choses par eux-mêmes, sans se conformer aux idées reçues et au prêt à penser qui n’a de cesse d’encrasser la conscience. Ensuite, tant que les gens se respectent et sont tolérants les uns envers les autres, il n’y a pas de problème ! Le respect est la base de tout et il suffit à lui seul pour vivre un monde meilleur, moins médiocre et plus magique.

Prenons un exemple concret de « sincérité » : si demain, tous ceux qui se disent « chrétiens » (je prends cet exemple car ils sont nombreux et dirigent souvent le monde) se mettaient à vivre réellement selon les préceptes du Christ (ce qui paraît logique pour un chrétien ! mais force est de constater encore, l’écart entre ce que les gens disent et ce qu’ils font, entre ce qu’ils voudraient être et ce qu’ils sont vraiment), je vous promets que les choses changeraient du tout au tout, et que « la perception du public face à l’approche psychédélique du monde » ferait un grand pas en avant. Mais je sais que c’est impossible et que pour beaucoup la sincérité ne restera qu’un mot vide de sens. Faisons donc avec.

Mes projets sont aussi nombreux et diversifiés que convergents. Je poursuis la rédaction de plusieurs livres – essais, poésie, nouvelles, textes divers… et de quelques papiers. Le futur s’avère donc plutôt florissant mais je m’en tiendrai pour l’instant rigoureusement au moment présent, car c’est ici et maintenant que tout se joue, de notre naissance à notre mort, depuis peut-être bien avant jusqu’à peut-être bien après…

PUBLICATIONS

ESSAI
Mode d’emploi de la parole magique
(essai sur les pouvoirs du langage), éditions Dervy, novembre 2005.

ANTHOLOGIE
Les Voix de l’Extase
, l’expérience des plantes sacrées en littérature (anthologie), Trouble-fête, 2005.

POESIE
« La tempora de la mediocritat », Pèir Bonassa, in Reclams n° 788/789, p. 46 & 47 – De genèr a junh de 2003, Sèrra de Morlàs, Arrevirada occitana : Joan Breç Branar.
Cendre et Lumière suivi d’Affabulations et autres textes, éditions du C.I.D.E.C, Pau, novembre 2000.
Odussea, Bonnasse/Etchepare, éditions du C.I.D.E.C, Pau, novembre 2000.
Troubles, éditions du C.I.D.E.C, Pau, mars 2000.

ARTICLES
Au 13 de la rue Linné, digressions sur un détail déterminant du second chapitre d’une œuvre de Georges Perec
lelitteraire.com, août 2005 
André Velter, au cabaret de l’éphémère le chant de l’éternel présent
lelitteraire.com, juillet 2005

Plus d’informations :
www.pierrebonnasse.com

 

   
 

Entretien conduit par stig legrand  le 1er septembre 2005.

 
     
 

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Entretien avec Jean-David Jumeau-Lafond (Naissance du fantôme)

Jean-David Jumeau-Lafond est historien d’art, spécialiste de la période symboliste… et maître ès fantômes…

Depuis les terreurs enfantines qu’inspirent les trous d’ombre aux rêveries que suscitent brumes et greniers endormis dans leur léthargie poussiéreuse, en passant par un attrait immodéré pour ces spectres engendrés par les écrivains, les peintres et les cinéastes, je puis dire qu’entre les fantômes et moi, c’est une histoire de toujours. Mais qui pourrait n’en pas dire autant… Quoi d’étonnant, alors, qu’au terme de ma rencontre avec Jacques Damade je lui aie demandé si je pouvais emporter Naissance du fantôme  ? Une anthologie que le titre à lui seul rend attrayante – séduction rehaussée encore d’une couverture gris-de-brume, couleur d’entre-deux-mondes… je goûtai à sa lecture un ineffable plaisir. Mais qui ne me suffisait pas et me rendait curieuse : outre la profonde beauté des textes, tous d’une élégance insigne, je découvrais aussi des notices d’introduction et des commentaires d’une très grande finesse, empreints d’une érudition immense mais pliée avec art au désir de la rendre compréhensible par le plus grand nombre.
 
Y est cernée avec une telle pertinence la spécificité des fantômes que l’on croise dans les œuvres de la fin du XIXe siècle que j’en vins à me dire que l’architecte de ce volume un peu brumeux d’aspect devait, à ses heures, entretenir quelque commerce fantomatique… Soucieuse d’en apprendre davantage sur la genèse du livre, sur cette fin de siècle, aussi, qui longtemps m’attira sans que je dépasse jamais le stade d’un attrait rêvé, je sollicitai un entretien auprès de Jean-David Jumeau-Lafond. Il accepta aussitôt et proposa que l’interview ait lieu chez lui. Nul autre cadre – sauf peut-être une cathédrale en ruine grandie par une pleine lune au mieux de sa forme – n’aurait pu mieux seoir au sujet de la conversation prochaine… L’appartement est plongé dans une pénombre légère, le silence s’y écrase sur d’innombrables œuvres d’art et objets précieux (livres, tableaux, gravures, sculptures…) chargés d’années, d’histoires, d’émotions et au creux desquels bruissent des présences. C’est un lieu où l’on sent vibrer non pas une époque particulière mais plutôt une sensibilité, une inclination de l’âme.
L’entretien commence, à voix presque basse, comme s’il fallait se conformer à quelque tacite invitation au murmure. Et tout le temps qu’il dura, les spectres en respectèrent le cours : aucune vapeur phosphorique, aucun courant d’air glacé ne vinrent le troubler…


Vous avez publié il y a quelque temps Naissance du fantôme, aux éditions de la Bibliothèque, et en visitant votre site, on réalise que vos intérêts sont loin de se limiter au symbolisme et aux mouvements esthétiques de la fin du XIXe siècle. Pourriez-vous évoquer votre parcours, vos sujets d’étude ?
Jean-David Jumeau-Lafond :
C’est toujours très difficile de se présenter, surtout en France, où l’on a tôt fait de coller des étiquettes en fonction de ce que les gens font. En fait d’étiquettes, j’en ai beaucoup trop, elles se collent les unes aux autres et ça finit par faire quelque chose d’assez bizarre. À la base je suis historien de l’art – c’est la branche que j’ai choisie pour mes études, que j’ai menées jusqu’au doctorat. Je suis spécialiste du symbolisme, plus exactement de la fin du XIXe siècle. S’il fallait déterminer une étiquette globale, ce serait celle-là. Mais à partir du moment où on travaille sur cette période, qui se caractérise par de constantes interconnexions entre les différents arts, et entre ceux-ci et la science, on ne peut pas se cantonner dans un domaine, ou une discipline : on risque de ne pas saisir grand-chose de ce qui se joue en poésie, en littérature, par exemple, si on n’a pas une petite idée de ce qui se passe en musique, en peinture, ou dans la recherche médicale – c’est du moins ainsi que je vois les choses. Je connais des historiens d’art qui sont incapables de comprendre la musique, des littéraires qui ne comprennent pas du tout la peinture… et à un moment ou à un autre, ça se voit, ça se lit et ça s’entend ! je pense que la synthèse des arts est vraiment indispensable. Je suis historien d’art, certes, mais je suis amené à travailler sur la littérature, le théâtre, la musique, et surtout sur les relations entre tous ces arts.

Vous êtes un descendant direct de Carlos Schwabe, est-ce cette parenté qui a motivé votre intérêt pour la fin du XIXe siècle, ou bien y a-t-il une part d’affinités purement personnelles ?
Il est certain que j’ai longtemps vécu à l’ombre de cette figure familiale qu’est Carlos Schwabe, peintre illustrateur symboliste qui a lui-même été très proche des grandes figures littéraires de l’époque. D’ailleurs, j’ai fait ma thèse de doctorat sur son œuvre. Mais je ne pense pas que cela suffise à expliquer mon intérêt ; il doit y avoir, aussi, une adéquation entre ce que représente l’art à cette période-là et ma personnalité – peut-être ai-je, au fond, un tempérament mélancolique qui correspond à tout ce spleen un peu idéaliste qui baigne cette fin de siècle. Cela dit, je ne veux pas faire de l’auto-analyse de bazar ! L’époque en elle-même a largement de quoi attirer : c’est une période très ouverte, très riche ; ce qui peut paraître paradoxal parce que les artistes et les poètes d’alors avaient un sentiment très aigu de fin du monde. Ils avaient le sentiment d’évoluer dans un espèce de brouillard où on ne voyait pas d’avenir. Mais l’on s’aperçoit que les arts de ce moment portaient en germe tout ce qui va suivre. C’est une époque de métamorphose, de transformation, d’ouverture, où tout se mélange, mais aussi très contrastée : on trouve à la fois des espèces d’envols idéalistes très éthérés, et une profonde morbidité ambiante. C’est très ambivalent – on pourrait dire que c’est une époque maniaco-dépressive… C’est donc cette complexité, associée au souvenir de Carlos Schwabe, qui m’a poussé à m’intéresser à la fin du XIXe siècle. Puis ensuite on est comme pris dans une sorte d’engrenage, et on n’en sort plus…

Vous vous intéressez aussi à l’art contemporain. Y a-t-il des interconnexions entre les arts de la fin du XIXe et cet art d’aujourd’hui appelé « contemporain » – une expression qui, je pense, excède le seul sens chronologique ?
Il n’y a que très peu de temps, en fait, que l’on parle d’art contemporain : c’est une particularité de notre époque de se pencher sur l’art du passé au point de devoir désigner, par opposition à ce dernier, l’art d’aujourd’hui par « art contemporain ». Autrefois, l’art était par définition contemporain.
C’est pendant mes études que je me suis intéressé d’assez près à cet « art contemporain » : j’avais des amis artistes et cela m’a amené à côtoyer leur milieu – je dois dire que j’en suis un peu revenu… Il y a actuellement un foisonnement multiforme, où chacun a sa propre esthétique, et j’avoue que par moments j’ai un peu de mal à voir ce qui fait la différence entre le simulacre et l’œuvre authentique. L’un et l’autre pouvant produire les mêmes formes, il est très difficile d’avoir une appréciation juste ; je crois qu’on n’a pas encore le recul suffisant pour faire le tri. Les critiques d’art particulièrement avisés, ou les historiens les plus brillants, eux, sont capables de percevoir au présent ce qui vaut la peine. Lorsqu’on examine a posteriori les orientations de la critique à l’époque symboliste, on s’aperçoit qu’elle n’a défendu que de grands artistes – cela paraît facile et évident aujourd’hui, mais une telle justesse de jugement sur le moment est vraiment extraordinaire.
Le symbolisme, qu’on a voulu très souvent voir comme une espèce d’excroissance dans la chronologie, un peu hors de l’Histoire, s’avère, en définitive, être une des sources de l’art du XXe siècle. Au fond, les symbolistes sont des conceptuels avant l’heure… ils placent l’Idée avant toute chose ; la vision passe avant la matérialisation plastique. Et l’on sait la place que tient le concept dans l’art contemporain – parfois même ce n’est que ça ! (rires) D’où, je pense, cette déconnexion croissante entre cet art et le grand public. Outre cette filiation, on retrouve dans certaines catégories d’œuvres contemporaines cette morbidité, cette fuite face au réel qui caractérisaient l’art des symbolistes.

Mais les formes que revêt cette morbidité aujourd’hui sont un peu différentes, non ?
Oui, mais au fond, il s’agit d’un fonctionnement identique, d’une réaction aux mêmes phénomènes : aujourd’hui comme à la fin du XIXe siècle, on réagit au recul du spirituel, au surdéveloppement urbain, à l’emprise croissante de la science qui prétend tout expliquer – avec les différences induites par le progrès bien sûr… Ce qui se traduisait jadis par un refuge dans le rêve, l’inconscient ou le mythe, par une façon de revisiter le passé lointain, et s’exprime aujourd’hui par le pullulement des sectes, par le succès d’Harry Potter et des romans d’heroic fantasy, signifie en définitive un même malaise face à un monde sans avenir qui n’a d’autres perspectives que la gestion du matériel et de l’économique. Les gens se réfugient dans ce qu’ils peuvent… on essaie de s’échapper, de trouver une piste dans la spiritualité, le mysticisme… ou dans des pratiques plus fantaisistes comme le feng shui !

—–

Comment est né le projet de Naissance du fantôme ? Comment avez-vous rencontré Jacques Damade ?
J’ai fait la connaissance de Jacques Damade grâce à des amis communs. Nous avons publié ensemble un premier livre, en 1999 [Professeur de beauté, Robert de Montesquiou et Marcel Proust, coll. « Les Billets de la Bibliothèque » – NdR] et ensuite j’ai eu l’idée de lui proposer cette anthologie, qui s’inscrivait dans ces recherches tournant autour de la spiritualité, de ce qu’on peut représenter ou non, du visible et de l’invisible. Présidait aussi à ce projet la perspective de rendre disponibles des textes qui n’avaient pas été réédités depuis 50, 60, 80 ans ou plus – même si certains sont plus accessibles que d’autres, tels ceux de Poe ou de Villiers de l’Isle-Adam. L’intention globale était de réunir des textes qui montrent comment le fait de convoquer le fantôme, le spectre – au-delà du côté anecdotique – est une façon de dire « où est l’esprit ? ». « Esprit es-tu là ? », comme disent les médiums… à travers leurs invocations de fantômes, qui sont les esprits des morts, ces écrivains se demandent, en définitive, ce qu’il est advenu de l’âme des vivants dans ce monde tout entier voué au matérialisme triomphant et qui ne se préoccupe plus guère de spiritualité. Les textes retenus pour cette anthologie répondent un peu à ce questionnement-là – qui, d’ailleurs, vaut encore aujourd’hui selon moi : quand on regarde ce qui se passe, les attentats…etc., on peut en effet se demander si nos contemporains ont encore une âme.
Bien sûr, le choix des textes demeure arbitraire, mais il fallait choisir… En tout cas, on retrouve dans chacun d’eux un côté très « écrit » : tous, ou presque, émanent de grands écrivains. Et puis le sujet lui-même confère à l’écriture une dimension spirituelle : le fait de parler de fantômes, de spectres… implique une recherche approfondie au niveau du langage qui va élever le registre stylistique, lui donner un raffinement spécifique. À mes yeux, « Véra », de Villiers de l’Isle-Adam, et « Morella », de Poe, sont parmi les plus beaux textes qui aient été écrits sur ce thème – d’ailleurs, ils se ressemblent beaucoup. C’est en grande partie pour cela qu’ils figurent en tête de l’anthologie.
Et pour parachever le tout, on a choisi une couverture grise, un peu floconneuse… fantomatique à sa façon ! Il y a eu un vrai travail éditorial sur l’objet-livre lui-même – et c’est une chose que j’apprécie beaucoup chez Jacques Damade : la fabrication du livre est toujours soigneusement pensée, le papier est beau, les couvertures sont faites à l’ancienne, au plomb… Ce qui est particulièrement adapté pour aborder la période symboliste, où la bibliophilie était florissante. Les symbolistes étaient, en général, très attachés au livre en tant qu’objet. De toute façon, pour parler des fantômes, il fallait un beau livre : ils apparaissent en suaire, pas dans des rideaux en tergal (rires)…

En ce qui concerne le choix des textes, j’imagine que vous aviez au départ un corpus assez conséquent ; est-ce que ça a été douloureux d’élaguer ?
Non, pas tant que cela : je connaissais à peu près, dès le départ, le calibre de ce type de volume – je savais donc que je ne devais pas retenir un trop grand nombre de textes. Mais j’en avais tout de même prévu quelques-uns de plus… et en fin de compte il a fallu renvoyer quelques apparitions dans leurs cavernes ! Nous voulions d’abord proposer des textes intéressants, tout en élargissant le propos – ce à quoi nous sommes parvenus, me semble-t-il, en incluant des textes sur la photographie et le récit-témoignage de la séance de spiritisme chez Huysmans. Puis il y avait un autre critère de choix : la brièveté de certains textes qui les rendent impossibles à publier ailleurs que dans des anthologies comme celle-là – par exemple le texte de Rodenbach, qui fait deux pages… Ce genre de petit volume est idéal pour les mettre à la disposition du public. Mais je sais que les libraires n’aiment pas beaucoup ces ouvrages, parce qu’ils ne savent pas trop où les ranger – ils leur posent un problème technique ! 
Toujours est-il que ce livre a été fait avec cœur, dans un souci de clarté et de lisibilité. J’ai beau avoir écrit et soutenu une thèse, je n’enseigne pas à l’université ; j’échappe un peu à ce jargon, à cet esprit parfois un peu pesant. On peut être scientifique, rigoureux, et en même temps aimer écrire, avoir envie de transmettre un message compréhensible : si c’est pour que vos propos restent dans l’obscurité totale, ce n’est pas la peine de les tenir. Pour communiquer le goût de lire de beaux textes, il faut les présenter de manière écrite, qui « coule »… ça me paraît indispensable. Si on rebute le lecteur d’emblée, dès la présentation, il n’aura pas envie de passer outre l’introduction et d’aller plus loin. Les préfaces, les présentations qui expliquent et légitiment le projet d’une anthologie ne doivent donc être ni absconses, ni trop longues, et encore moins amphigouriques. 

Est-ce qu’il y a dans l’air des projets de réédition de ces textes demeurés inédits ?
Oui, on commence à rééditer pas mal de choses et il y a des gens qui travaillent là-dessus en ce moment – d’autant que l’époque symboliste a été particulièrement féconde, notamment en textes assez longs – tel L’Araignée rouge, de Delphi Fabrice, récemment réédité par les éditions Terres de brume. Mais il y a encore beaucoup de textes à retrouver, à ressusciter. Ce qui ne veut pas dire que tous sont des chefs-d’œuvre injustement oubliés : leur disparition du circuit éditorial est parfois justifiée. En même temps, cela ne signifie pas non plus qu’ils sont inintéressants, qu’ils n’ont rien à nous dire aujourd’hui. Reste que pour faire la part des choses, il faut bien connaître la période. Et surtout hanter – c’est le cas de le dire… – les bibliothèques. Notamment la Bibliothèque Nationale – bien que le site où elle se trouve aujourd’hui soit moins propice aux hantises que les locaux de la rue de Richelieu…

Quels sont vos projets aujourd’hui ? Dans quelles études êtes-vous engagé – pour autant que vous souhaitiez ou puissiez en parler ?
Eh bien dans l’immédiat, c’est l’été, donc le moment de prendre un peu de vacances ! sinon, j’ai récemment écrit une préface pour une nouvelle édition des Fleurs du mal – un « beau livre » qui doit paraître à la rentrée aux éditions Diane de Selliers. Il s’agit de mettre en rapport l’intégralité des poèmes avec la peinture fin de siècle. Le choix iconographique est certes arbitraire et subjectif – pratiquement aucune des peintures choisies n’ont été faites pour illustrer Baudelaire – mais c’est néanmoins un parti pris intéressant parce qu’il permet de voir comment les peintures de la génération d’après peuvent être mises en lien avec les textes de Baudelaire. La démarche peut paraître gênante, délicate, mais en fin de compte l’ensemble fonctionne bien ; il montre à la fois la richesse de la poésie de Baudelaire et la grande polysémie des images de l’époque symboliste. Cet assemblage a été pensé par l’éditeur ; je n’ai été associé au projet que sur le tard, uniquement pour la rédaction de la préface. Mais cela m’a donné l’occasion de me replonger dans Baudelaire, ce que j’ai d’autant plus apprécié que mon aïeul Carlos Schwabe a illustré Les Fleurs du mal. C’est un livre rare tiré à 77 exemplaires, dont tous ne sont pas localisés. Cette édition de bibliophile a été faite par Charles Meunier, un grand relieur de l’époque, et Carlos Schwabe a réalisé pour elle une douzaine d’illustrations principales, ainsi que des décors floraux figurant des fleurs un peu vénéneuses, maladives, à mi-chemin entre l’animal et le végétal.
Pour en revenir à mes projets, il y a plusieurs petites choses encore trop floues pour que je puisse en parler. Mais aussi une échéance plus certaine malgré le sujet que je vais aborder : en octobre je participe à un colloque à l’université de Clermont-Ferrand dont le thème est « L’automne », et mon intervention portera sur… le brouillard – le brouillard symboliste, qui est d’ordre métaphysique, à la différence du brouillard des peintres impressionnistes qui, lui, reste réaliste.

 

Bibliographie de Jean-David Jumeau-Lafond

 

Le symbolisme idéaliste en France, catalogue de l’exposition présentée au Japon d’avril à novembre 2003
Les peintres de l’âme (Paris-musées, 1999)
Carlos Schwabe, symboliste et visionnaire (ACR éditions, 1994)
Mnémosyne, textes sur des photographies de Michel Dubois (éditions Louise, 1992)
L’heure du thé, textes sur des photographies de Michel Dubois (éditions Louise, 1990)
Reimpré : le peintre et la rumeur du monde (éditions Fragments, 1990)

 

Préfaces et présentations

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal – illustrées par la peinture symboliste et décadente, éditions Diane de Selliers, 2005 (à paraître)
Naissance du fantôme textes d’Edgar A. Poe, Villiers de l’Isle-Adam, Jean Lorrain, Édouard Dujardin, Camille Mauclair, Jules Bois, Victor-Emile Michelet, Henry Kistemaekers, Georges Rodenbach, Jean-Paul Avice, suivis de : Gustave Boucher, « Une Séance de spiritisme chez J.-K. Huysmans », éditions de La Bibliothèque, 2002
Professeur de beauté – textes de Robert de Montesquiou, Marcel Proust et Paul Verlaine, éditions de La Bibliothèque, 1999
Bleu gazon, plein air sur la peinture, catalogue de l’exposition organisée sur l’esplanade de l’Hôtel de ville d’Issy-les-Moulineaux, 15 mai – 4 juin 1990
Autour de Jean Dubuffet, Miradors (textes et gravures réunies à l’occasion de l’inauguration de la commande de l’État : « La Tour aux figures »), octobre 1988
Co-direction avec Pascale Dubus du n° 8 de la revue L’écrit-voir, « Figures de la mort »


Et au terme de cette lecture, une petite visite sur le site de J-D Jumeau-Lafond s’impose…

   
 

Propos recueillis par isabelle roche au domicile de Jean-David Jumeau-Lafond le 8 juillet 2005.

 
     

Commentaires fermés sur Entretien avec Jean-David Jumeau-Lafond (Naissance du fantôme)

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Entretien avec Brigitte Aubonnet (revue Encres vagabondes)

Brigitte Aubonnet est nouvelliste, co-fondatrice de la revue Encres vagabondes, soigne les mal-en-voix : elle est à la croisée des mots

Parler des livres, c’est aussi parler de et avec ceux qui les font – les écrivains – et ceux qui les font vivre – éditeurs, libraires, bibliothécaires… lecteurs ; et à trop se frotter aux écrivains, il est fatal qu’on le devienne un peu à son tour. C’est précisément ce qui est arrivé à Brigitte Aubonnet… Depuis longtemps impliquée dans le petit monde des revues littéraires – jusqu’à fonder, avec Serge Cabrol, leur revue, Encres vagabondes, qui naquit en 1994, cessa de paraître sur papier l’an passé au bout de trente numéros, et vit désormais sur la Toile – vagabondant de livre en livre et de rencontres en rencontres, en amoureuse des mots toujours, elle finit par « se lancer » comme l’on dit, en publiant voici un an son premier recueil de nouvelles, Le Bleu des voix.

Un recueil à l’exacte croisée de la langue, du langage : la voix comme la page de livre est un porte-mots – bien que d’une autre nature : elle peut, au contraire de la page, que son inertie rend neutre, infléchir leur sens et leur portée selon sa texture, sa tonalité, son timbre. Et sa couleur : la voix – ou plutôt les voix, dans toutes leurs diversités, ont en elles du bleu, nous dit Brigitte. Le bleu que font au cœur les mots blessants, l’espoir que laissent ceux qui sont doux. En treize nouvelles, elle réussit, à force de comparaisons, d’images lumineuses – les voix y sont lianes, galets… – d’approches prudentes et de travail d’écriture, à enserrer un peu du mystère des voix dans ses phrases. Au-delà des différents personnages convoqués ici, dans leurs petits morceaux de vie saisis d’une plume sensible, ce recueil n’a en fait qu’un seul protagoniste – mais protéiforme ô combien : la voix. Il faut lire ce livre pour apprendre comment, de mille façons, on peut blesser l’autre, voire le tuer, sans geste férir… simplement à coups de mots, dits, jetés, criés, déformés… ou tus. C’est un savoir que l’on gagne en son cœur et non plus seulement en son intellect. Mais en contrepoint, on apprend aussi que la voix peut réconforter, et même mener à l’extase. C’est pour cela, pour toutes ces raisons, que dans une voix s’entend toujours du bleu…
Un livre, donc, à l’exacte croisée des mots, comme son auteur : en plus d’être passionnée de littérature, et maintenant « faiseuse de livres » elle-même, Brigitte exerce la profession d’orthophoniste…

Voilà longtemps que tu évolues dans le monde littéraire… comment a donc commencé ton parcours d’écrivain ?
Brogitte Aubonnet :
De façon très classique… j’ai toujours été passionnée par la lecture et l’écriture ; je n’ai certes écrit ni romans ni nouvelles dans ma jeunesse, comme beaucoup l’ont fait, en revanche, j’écrivais beaucoup de lettres. Par la suite, tout le travail que j’ai pu faire dans le cadre des revues auxquelles j’ai participé – avant la création d’Encres vagabondes, Serge et moi participions à une autre revue littéraire – m’a amenée à rencontrer beaucoup d’écrivains, ce qui a peu à peu transformé le regard que je portais sur l’écriture, la création littéraire. Et progressivement, j’en suis venue à écrire. Des textes courts, pour l’essentiel : par exemple, j’avais participé, avec Claude Jacquot, à un recueil de textes écrits à partir de photos, puis à un autre recueil où il s’agissait d’écrire une lettre à un personnage célèbre – j’avais écrit à Camille Claudel. Ces lettres ont ensuite été présentées dans une exposition destinée à tourner dans les bibliothèques. J’ai également publié des nouvelles dans des recueils collectifs, dont certains avaient des thèmes imposés, comme l’anniversaire, ou les sans-papiers, et participé à l’écriture d’un roman collectif qui portait sur la ville de Nanterre et qui demandait que les participants se plient à un certain nombre de contraintes. Enfin, en mai de l’année dernière, j’ai franchi le pas de l’écriture en solo en publiant mon premier recueil de nouvelles, Le Bleu des voix aux éditions Le bruit des autres, dirigées par Jean-Louis Escarfail.

As-tu écrit ces nouvelles dans la perspective de ce recueil ou bien as-tu rassemblé des textes déjà existants ?
Je pourrais presque dire que tout a commencé à partir d’une rencontre avec Régine Detambel, un écrivain qui a beaucoup publié chez Julliard, Gallimard, Le Seuil… etc. qui aime beaucoup la langue et a une écriture très littéraire. Je l’avais interviewée pour Encres vagabondes, peu après la naissance de la revue et, à la suite de cela, j’ai participé à un de ses ateliers d’écriture. J’ai travaillé avec elle sur un texte dont le sujet était la maladie d’Alzheimer, qui n’était pas vraiment abouti et demandait à être restructuré. Et de discussions en discussions, elle m’a dit que je devrais peut-être me lancer dans l’écriture de nouvelles. Dans un premier temps, j’ai envisagé d’écrire des nouvelles pour un public adolescent. Mais quand j’ai fait lire mes textes à des éditeurs spécialisés en littérature pour la jeunesse, ils ont trouvé que l’écriture était vraiment très noire, peu adaptée à un jeune lectorat. Mais comme je n’avais pas plus envie que cela de me cantonner à un registre « ado », et que je trouvais assez ridicule cette séparation systématique que l’on fait entre les lecteurs adultes et adolescents, j’ai un peu changé d’optique ; je n’ai gardé que quelques-unes de ces nouvelles en me focalisant sur le thème de la voix – c’est un sujet qui m’intéresse beaucoup, et je tenais à donner un fil conducteur à mon recueil. À cela sont venues s’agréger des nouvelles que j’avais écrites pour les recueils collectifs dont je parlais tout à l’heure ; ces textes ne portaient pas exactement sur la voix mais pouvaient très bien se rattacher à cette thématique, qui est très ouverte. Quand j’ai pensé avoir à ma disposition suffisamment de textes, je les ai réorganisés de façon à constituer un ensemble cohérent.

L’agencement des nouvelles, dans ton recueil, est-il de ton seul fait ou bien l’éditeur est-il intervenu ?
Non, l’éditeur a pris le recueil tel que je le lui ai donné. C’est moi qui ai organisé les textes, en fonction de la force des nouvelles, des thèmes, ou des échos qu’il pouvait y avoir de l’une à l’autre… et en me référant aussi aux avis émis par divers lecteurs. Je tenais à ouvrir le recueil avec une nouvelle un peu coup de poing, peut-être pour déranger un peu le lecteur, ou l’accrocher. Puis, suivant l’avis de certains lecteurs, j’ai changé et placé en premier un texte plus anodin – mais j’ai fini par revenir à mon idée de départ : commencer avec un texte fort. J’ai aussi essayé de tenir compte de l’âge des personnages principaux, en alternant les textes qui concernaient des adultes et ceux qui tournaient autour de protagonistes plus jeunes. Quant aux textes à connotation érotique, il m’a semblé judicieux de les placer à la fin parce qu’ils demandent à être abordés une fois que l’on est déjà bien familiarisé avec l’atmosphère générale du recueil, que l’on a déjà eu un contact avec le mystère des voix. Et la toute dernière nouvelle, elle répond à mon intention d’apporter une note d’espoir… je voulais qu’elle véhicule ce petit bout de ciel qui s’entend dans « bleu ».

Comment s’est fait la rencontre avec l’éditeur ? C’est un partenaire d’Encres vagabondes, non ?
Oui, tout à fait. En fait, nous connaissons Jean-Louis Escarfail depuis longtemps – nous nous étions rencontrés par l’intermédiaire de Jean Métellus, un écrivain d’origine haïtienne, qui avait publié chez Jean-Louis un recueil de poèmes, Voix nègres. Nous avons d’abord partagé des stands au Marché de la poésie, place Saint-Sulpice, puis nous nous sommes lancés dans la coédition : Jean-Louis a ainsi publié plusieurs recueils d’auteurs que nous lui avons proposés et dont certains textes avaient paru dans Encres vagabondes. C’est justement pour cela que je ne lui ai pas envoyé d’emblée mon recueil quand je l’ai eu terminé : je trouvais un peu délicat de le proposer à quelqu’un que je connaissais. Je l’ai donc envoyé à d’autres éditeurs, et c’est au moment où l’un d’eux (une structure quasi identique à celle de Jean-Louis) me communiquait un début d’avis favorable – le manuscrit avait déjà passé plusieurs étapes de sélection – que j’ai envoyé mon recueil à Jean-Louis. Je trouvais en définitive assez ennuyeux de ne pas le lui faire lire… il m’a répondu tout de suite en me disant qu’il voulait le publier. Et de mon côté, je me suis dit que c’était beaucoup plus agréable d’être éditée par quelqu’un que je connais, avec qui je m’entends bien, avec qui j’ai l’habitude de travailler. Publier un livre, c’est aussi une histoire d’amitié, de partage.

Ce titre, Le Bleu des voix – qui d’ailleurs fait écho avec Le bruit des autres… – comment l’as-tu choisi ?
Tiens, je n’avais pas perçu cet écho-là. J’ai surtout pensé à l’ambiguïté du mot « bleu » : c’est à la fois le coup, la marque laissée par un coup, et une couleur qui est associée à l’espoir, au bonheur. C’est cette dualité-là, entre souffrance et bonheur, particulièrement à l’œuvre dans une voix, qui m’intéressait. Et puis certains lecteurs m’ont dit que mes nouvelles leur évoquaient le blues… cela m’a touchée car c’est une musique que j’aime énormément.

Il y a dans ton recueil une image récurrente, où la voix devient galet – c’est bien dans le prolongement du bleu-coup…
Oui, en effet… La voix, la parole peuvent avoir des impacts très forts – ce sont des outils de pouvoir, et les dictateurs le savent bien, qui sont la plupart du temps des orateurs hors pair et ont une voix qui porte, à même de manipuler les foules. La voix, c’est aussi quelque chose qui trahit beaucoup. Il est très difficile de masquer ses émotions. Mais on peut la travailler, apprendre à maîtriser ce qu’elle laisse passer et en tant qu’orthophoniste, je m’occupe beaucoup de rééducation vocale, avec des enfants et des adultes. Plusieurs personnes sont venues en consultation parce qu’on leur disait sans arrêt qu’elles agressaient les gens quand elles parlaient alors qu’elles n’avaient aucune intention hostile. Elles voulaient travailler leur voix pour atténuer cet effet agressif ; d’autres au contraire, qui ont une voix toute faible, n’arrivent pas à la projeter tant ils sont repliés sur eux-mêmes, ils n’arrivent pas à s’affirmer. La voix est un reflet saisissant de la personnalité, et agir sur elle, c’est aussi agir en profondeur sur la façon que l’on a d’être au monde.

C’est vrai que la voix est d’une complexité extrême : il y a ses tonalités, ses caractéristiques physiques, les inflexions que l’on donne aux mots… il y a tant de facteurs que ce doit être très difficile d’intervenir sur chacun d’eux pour masquer – ou révéler…
Oui, la voix est un outil très particulier ; c’est l’expression de la personnalité et aussi une technique, qui reste liée aux projets que l’on a, à l’utilisation que l’on veut avoir… Maîtriser une voix exige un très gros travail, qui peut être très long ; il y a des chanteurs d’opéra ou des comédiens à qui il faudra des années pour trouver véritablement leur voix. Et tout ce travail vocal qu’ils effectuent démontre bien l’importance de la voix et l’étendue de ce qu’elle peut véhiculer.
Essayer de comprendre la voix, c’est prendre en compte les enseignements de plusieurs sciences – et c’est cela que je trouve intéressant dans mon métier d’orthophoniste : la physique et la physiologie sont étroitement liées à la psychologie. Par exemple, j’ai été amenée à travailler avec des personnes qui souffraient d’aphonies psychogènes : elles avaient des cordes vocales en parfait état mais, à la suite d’un choc psychologique, elles avaient perdu l’usage de leur voix. Ça peut durer des semaines, des mois, voire des années pour certaines personnes ; et la rééducation consiste alors à leur montrer qu’elles peuvent tout à fait parler normalement, que leur problème n’est pas d’ordre physiologique. Mais il ne faut pas faire revenir la voix trop vite, avant que le problème psychologique soit réglé, car alors on court le risque de les voir effectuer un déplacement et développer d’autres symptômes plus graves tandis qu’elles retrouvent leur voix…
Et ce croisement des sciences sur lequel repose l’orthophonie rejoint ce que j’aime en littérature : l’ambivalence, les doubles sens, la rencontre de différentes approches, de différents modes d’expression. Et à propos du Bleu des voix, plusieurs personnes m’ont dit, après avoir lu le recueil, que les nouvelles étaient très visuelles, qu’on avait l’impression de voir les personnages – au point qu’on m’a demandé si je faisais de la peinture ou de la photo. Ce qui m’a comblée !
 
Tes textes sont en effet très riches en métaphores, en images – des images d’ailleurs très matérielles, comme s’il fallait compenser l’intangibilité de la voix par des mises en relation avec des éléments à la densité matérielle très grande.
Oui, c’est très abstrait, la voix ! On ne peut ni la voir, ni la toucher, et pourtant c’est vivant. Pour ce qui est de la comparaison, de l’image, j’ai beaucoup travaillé avec Régine Detambel ; elle-même a recours à des métaphores extraordinaires, et elle a beaucoup étudié l’œuvre de Colette, qui avait un rapport à la nature très fort et bâtissait très souvent ses comparaisons avec des animaux, des plantes… La comparaison est une figure difficile : il faut qu’elle soit suffisamment évocatrice – par exemple, pour la voix, il fallait trouver comment la rendre visuelle, perceptible pour le lecteur. Mais il ne faut pas non plus abuser du procédé… Je pense avoir encore du travail à faire à ce sujet-là… mais c’est justement ce qui m’intéresse, dans l’écriture : continuer à chercher, à jouer avec les mots, à travailler avec eux – on fait parfois des rapprochements inattendus, qui sonnent juste. C’est le plaisir de la langue !

Ton métier d’orthophoniste t’a-t-il fourni certains des sujets de tes nouvelles ?
Non, ma pratique professionnelle et mon travail d’écriture sont deux activités que je mène séparément. Mais bien évidemment il y aura des éléments de mon métier qui vont intervenir à un niveau quelconque dans mes écrits. En fait, la matière de mes récits me vient de multiples sources, et elle est ensuite passée par tant de filtres ! Par exemple, deux de mes nouvelles sont centrées sur la maladie d’Alzheimer ; cela n’a rien à voir avec ma profession mais davantage avec ma vie personnelle : ma mère a eu la maladie d’Alzheimer très jeune, et ce que j’ai écrit relève plus du témoignage par rapport à mon père, de l’amour qu’il éprouvait pour elle malgré la maladie. Mon propos était davantage d’écrire une histoire d’amour dans le contexte d’une maladie très particulière. En tout cas, je n’avais absolument pas l’intention de fonder ce recueil sur la technique orthophonique, ou la rééducation. Ainsi, aucun de mes personnages n’exerce le métier d’orthophoniste. Cela ne m’intéresse pas de « parler de mon métier » à travers mes nouvelles ; ce qui m’intéresse en écrivant, c’est la création ; c’est plutôt arriver à utiliser des émotions que j’ai ressenties, dont j’ai entendu parler ou dont j’ai été témoin, pour créer une fiction ; c’est réfléchir sur la manière dont je vais agencer les mots pour parvenir à concrétiser ce que je veux exprimer. Je n’irais pas jusqu’à dire que mon métier n’a eu aucune influence sur le contenu de mes histoires : je l’exerce depuis trente ans, alors il a forcément joué un rôle mais les sujets de mes nouvelles ne sont absolument pas les « histoires » de mes patients.

En règle générale, comment travailles-tu en tant qu’écrivain ? Quel est le chemin de la création, pour toi ?
Je note beaucoup, dès qu’une idée me vient, dès que j’entends ou vois quelque chose – une émission à la télé, à la radio, une anecdote que quelqu’un va me raconter… etc. Je note le fait, et ce qu’il m’évoque, avec en tête l’idée que ce pourrait être intéressant d’imaginer une fiction autour de cet élément recueilli. Lorsque j’écris une nouvelle, je démarre autour d’un thème, à partir duquel je vais intégrer plusieurs éléments issus de divers moments. Par exemple, je passe souvent sous un pont, à l’entrée du périphérique porte Maillot ; sous une des arches du pont, il y a un SDF qui s’est installé en disposant des canisses autour du pilier du pont, et ça fait des années qu’il est là. Je suis souvent coincée dans les embouteillages à ce niveau-là et je l’aperçois. À un moment, j’étais en train d’écrire une nouvelle sur l’anniversaire, et je me suis alors demandée ce que je pourrais écrire sur le thème de l’anniversaire avec ce SDF qui vit sous le pont… et finalement, j’ai bien écrit quelque chose, mais qui n’avait plus aucun rapport avec l’anniversaire… J’écris par petites touches, en général. J’aime bien avoir à ma disposition plusieurs petits moments, plusieurs éléments, puis ensuite je retravaille la totalité. Je relis, je fais relire – j’ai la chance d’avoir plusieurs amis, écrivains (je ne peux les citer tous mais en particulier, Hugo Marsan, Claude Pujade-Renaud, Chantal Portillo…) ou non-écrivains (et je pense à Dominique Baillon qui est bibliothécaire et excellente critique) qui peuvent lire mes textes et me donner leurs avis. Il est très important pour moi d’avoir des avis extérieurs pour retravailler le texte de manière à ce qu’il ne soit pas trop confus et puisse faire sens pour le lecteur.

Tu es plutôt du genre à « remettre cent fois l’ouvrage sur le métier » ?
Oui je relis beaucoup, je remanie beaucoup… par exemple, une semaine avant la publication du Bleu des voix, j’ai relu le recueil avec ma belle-fille, elle m’a relu toutes les nouvelles à voix haute, et en l’écoutant, j’ai encore apporté des corrections – des petits détails, comme les prénoms : en relisant je m’étais aperçue qu’il y avait des prénoms identiques d’un texte à l’autre, et ce genre de récurrence, dans un recueil comme celui-là, n’est pas possible s’il n’y a pas de lien narratif entre les nouvelles concernées. La lecture à voix haute est aussi un bon moyen de prendre conscience de certaines choses, et puis j’aime bien cumuler plusieurs lectures. Ce recueil m’a demandé cinq ans, au cours desquels je l’ai relu à des moments différents. C’est cet autre rapport au temps qui me plaît dans l’écriture.

Revenons à Encres vagabondes… la revue a vécu dix ans dans sa version papier, et maintenant, depuis janvier, elle continue sa vie sur internet. Qu’est-ce que cela a amené comme changements ?
La revue papier paraissait tous les quatre mois ; sur le site, il y a des mises à jour toutes les semaines : nous publions un nouvel entretien, de nouvelles notes de lectures… Par ailleurs, Serge remet en ligne une partie des dossiers et des entretiens qui avaient été publiés sur papier. On peut maintenant les consulter en ligne dans leur intégralité, alors que du temps de la revue papier, le site ne proposait qu’une présentation du contenu de chaque numéro. La publication en ligne est un système beaucoup plus souple, qui permet de coller davantage à l’actualité – par exemple nous avons présenté le travail de Mathilde Mauguière, une chanteuse qui a mis en musique des textes d’écrivains ; en publiant l’entretien qu’elle nous a accordé au moment où elle donnait son spectacle, on pouvait ainsi inciter les gens à aller la découvrir. Nous pouvons publier nos notes de lecture au moment de la parution des livres reçus en service de presse avant la sortie en librairie. Cette souplesse nous a amenés à concevoir des projets du côté du théâtre : nous pourrons désormais parler des pièces au moment même où elles sont jouées.
De plus, il n’y a plus du tout de travail administratif à faire, ni d’abonnements à gérer puisque le contenu du site est entièrement gratuit et libre d’accès ; plus de numéros à envoyer, plus de délais à tenir vis-à-vis de l’imprimeur… cela représente un réel soulagement ! L’autre avantage, et non des moindres, c’est que nous ne sommes plus limités en termes de longueur pour les articles… à ce jour, on a tout lieu d’être heureux puisque depuis janvier, le nombre de visiteurs n’arrête pas d’augmenter. Il y a certainement beaucoup de nos anciens abonnés qui viennent sur le site – mais c’est une nouvelle approche, qui amène aussi un nouveau public. La moitié des visites viennent d’autres pays. Il y en a bien sûr qui regrettent le papier, mais je signale qu’il est toujours possible de se procurer les anciens numéros – sauf ceux qui sont épuisés !

Quels sont tes projets – pour Encres vagabondes, et en matière d’écriture ?
Pour la revue, j’ai récemment interviewé une écrivaine d’origine chinoise que j’avais présentée lors d’une rencontre littéraire, Ying Chen. J’aimerais vraiment développer davantage les entretiens ; je trouve que ce sont des moments très enrichissants. À part cela, je travaille sur un roman, qui est écrit à 80%. Après, on va voir…

Nous ne saurions quitter Brigitte sans dire un mot de son éditeur, qui nous réserva, lors du dernier salon du livre de Paris, une fameuse surprise… il refusa en effet catégoriquement d’être interviewé – mais consentit à quelques mots d’explication : à la suite d’une interview accordée à un grand quotidien national, il s’est retrouvé submergé par une vague massive d’envois de manuscrits – beaucoup plus qu’il n’en aurait su lire dans des délais raisonnables, et avec l’attention qu’il entend donner à tout texte qu’il reçoit. Il ne souhaite pas que cela se reproduise. D’ailleurs, son catalogue recommande expressément de ne pas lui envoyer de manuscrits : la petite taille de sa structure et ses programmes de parutions, déjà fixés, ne lui permettent pas de leur consacrer le temps voulu. Il avoue même ne guère apprécier les journalistes – mais là, nous ne sommes pas concernés car de carte de presse nous sommes dépourvus… D’un geste large il montre ses livres rangés sur son étal et, avec l’expression douloureuse de qui vit un drame terrible, tel le tragédien s’apprêtant à clamer sur les planches ses ultimes paroles, il lance :
Parlez d’eux autant que vous le voudrez ! dans une maison d’édition, ce sont les livres qui sont importants, pas l’éditeur ! et parler de moi, ce n’est pas ça qui fera vendre mes livres ! 
Dont acte.
Nous ne saurons donc rien de plus du Bruit des autres que ce qui en est dit dans le catalogue – et rien bien sûr du fondateur de la maison… Dommage. Tâchons tout de même de résoudre cette insoluble quadrature du cercle : parler du travail méritoire d’un éditeur sans parler de lui, et évoquer ses livres sans les avoir lus – car nous aussi avons des capacités limitées et ne pouvons, hélas, lire tous les livres qui mériteraient d’avoir un écho conséquent sur quelque média que ce soit… Alors voilà : il existe sise à Limoges une petite maison d’édition indépendante qui emprunte son nom à Antoine Vitez ; fondée par Jean-Louis Escarfail, elle présente à son catalogue de la poésie, du théâtre, du roman, des nouvelles… pour se procurer les livres, il est plus commode de procéder par courrier. Il faut donc une adresse. Mais afin de respecter les souhaits de M. Escarfail, nous vous prions instamment, vous tous qui allez noter cette adresse dans vos tablettes, de ne l’utiliser que pour commander des livres ou, à défaut, le catalogue… SURTOUT N’ENVOYEZ PAS DE MANUSCRITS !!!
Bon, au moins, au Bruit des autres, on ne pourra pas nous accuser de ne pas avoir passé le mot…

Le bruit des autres
42, rue Victor Thuillat
87100 LIMOGES
Courriel :
lebruitdesautres@wanadoo.fr

   
 

Propos recueillis par isabelle roche sur le stand des éditions Le bruit des autres lors du Salon du livre de Paris, le 19 mars 2005.

 
     

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Entretien avecJacques Damade (Les éditions de la Bibliothèque)

A l’extrême pointe du XVIIe arrondissement de Paris, nous rencontrons Jacques Damade, fondateur des Editions de la Bibliothèque

Les éditions de la Bibliothèque… Voilà un nom qui tient à lui tout seul les deux extrémités, si l’on veut, de l’existence d’un livre – de l’objet-livre : si le texte s’esquisse, croît puis mûrit dans l’âme de l’écrivain, le livre, lui, prend corps chez l’éditeur pour achever son parcours sur les rayonnages du lecteur qui l’aura choisi. Il y a dans ce nom quelque chose d’intimiste, d’un peu secret ; aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que les bureaux de la maison se confondent… avec le domicile de son fondateur, Jacques Damade. À peine entre-t-on dans le salon que se jouent sous les yeux des mélodies confuses de tissus bigarrés, d’objets hétéroclites qui semblent ramasser là, dans cet appartement perché au 5e étage d’un immeuble de l’extrême pointe du XVIIe arrondissement, tous les horizons du globe. Une sorte de condensé de voyages, des morceaux d’ailleurs qui suggèrent combien le monde peut être beau.

Et des livres, partout des livres, soigneusement rangés ou en piles effondrées. Des livres de toutes sortes – et les regarder dans leur diversité est aussi un voyage… gros volumes reliés de cuir que l’on devine chargés d’années, livres d’aujourd’hui moins chenus mais qui, affichant quelque usure, racontent un peu des mains qui les ont tenus et des yeux qui les ont lus, des livres tout neufs, aussi, dont certains manifestement droit sortis de chez l’imprimeur : les dernières parutions de La Bibliothèque. Petites merveilles de sobriété luxueuse : couvertures en typo avec rabats – dont chacune se distingue de l’autre par de menues nuances de teintes, ou de textures ; elles sont, m’apprendra Jacques Damade, choisies de conserve avec l’auteur chaque fois que cela se peut – cahiers cousus, belles pages crème et douces au toucher, typographie aérée… Des livres dont la beauté est autant visuelle que tactile.
Les éditions de la Bibliothèque, on s’en doute, est l’aboutissement d’une belle histoire d’amour des livres. Laissons donc Jacques Damade nous la raconter…

Quand sont nées les Éditions de la Bibliothèque ? Qu’est-ce qui a présidé à leur naissance ?
Jacques Damade :
C’est une maison qui est née en 1992, de la confluence de deux choses : une bibliothèque de famille, qui avait été constituée entre 1730 et 1840 par trois personnes, et une passion pour Borges, dont une citation figure sur chacun des livres que je publie [Me sera-t-il permis de répéter que la bibliothèque de mon père a été le fait capital de ma vie ? La vérité est que je n’en suis jamais sorti. Jorge Luis Borges – NdR]. Vous remplacez dans cette phrase « père » par « grand-père » et vous obtenez la clef de ma démarche d’éditeur : cette passion pour les livres, qui m’anime depuis mon plus jeune âge, m’a été communiquée par mon grand-père. De temps en temps il puisait dans la bibliothèque familiale un livre qu’il me donnait à lire – et le premier de ceux-là, Voyage à Londres, de Louis Simond, a d’ailleurs été le premier que j’ai publié. C’est un récit de voyage qui date de 1811 ; il a été écrit par un Français qui a vécu aux États-Unis juste après la Révolution, puis qui est reparti à Londres ensuite. Cela donne un récit très singulier, qui baigne successivement dans l’Ancien régime français, la société américaine, et la société anglaise. Ma décision de publier ce livre, puis les autres qui ont suivi, est une conséquence de la dispersion de cette bibliothèque de famille, intervenue, pour des raisons de succession, quelques années avant que je devienne éditeur. À ce moment-là, je ne me sentais guère concerné par cet éparpillement. Mais je pense que j’ai tout de même subi une sorte de traumatisme – bien que le terme soit peut-être un peu fort – en voyant disparaître cette bibliothèque, qui comptait, entre autres, une Encyclopédie, et des traductions de Shakespeare du XVIIIe siècle. Sans vouloir faire de la psychanalyse de bas étage, je pense qu’en entreprenant de rééditer certains des ouvrages issus de cette bibliothèque perdue, puis ensuite d’autres textes venus d’autres sources, j’ai opéré une manière de compensation ; c’est une façon, pour moi, de dire à mon grand-père que cette bibliothèque est encore là… enfin en disant cela, je suis peut-être en pleine fantaisie (rires) !

Donc à la base, mon projet éditorial consistait à publier des ouvrages rescapés de la bibliothèque familiale qui n’avait pas été réédités. Je vous citerai parmi ces titres Vu sur l’Acropole de Chateaubriand, Épices et produits coloniaux de l’abbé Raynal, De l’origine et du progrès du café d’Antoine Galland… Antoine Galland est l’homme qui a rapporté Les Contes des mille et une nuits en France ; numismate, il s’est mis à retranscrire, avec l’aide d’un compagnon venu d’Alep, les textes de ces contes orientaux pour se divertir ! il paraît même – et ce n’est pas moi qui l’avance… Borges en parle très bien dans Histoire de l’éternité – que parmi les contes les plus connus, il y en aurait un ou deux qui seraient du cru d’Antoine Galland.

Pour les dix premiers titres du catalogue à peu près, je m’en suis donc tenu au corpus que m’offraient les restes de la bibliothèque familiale. J’ai commencé à me détacher de ce corpus en publiant Jean Lorrain. Maintenant, il m’arrive de m’aventurer jusque dans la littérature contemporaine : je viens de publier Voyageuse, un texte signé Solander, une jeune auteur de 31 ans, qui est le récit d’un voyage à la fois intérieur et géographique ; puis ensuite sortira un second livre de Pierre Lartigue, la suite de L’Inde au pied nu.

Comment s’est opéré le passage d’une démarche de bibliophilie – rééditer des livres anciens et rares – vers de l’édition, plus classique, de textes contemporains ? comment vous êtes-vous ouvert à des auteurs comme Pierre Lartigue ou Sollander ?
En fait, mon projet éditorial de départ reposait sur l’intention de publier une série de récits de voyage en Europe – un texte par pays – avant l’industrialisation et de réaliser, ainsi, une sorte de mosaïque européenne avant la généralisation de la machine à vapeur. Mais cette idée ne s’est jamais vraiment concrétisée ; de plus, le nom que j’avais choisi pour cette collection, « Le Voyageur européen », était déjà pris. Ce nom a tout de même légué au passage son logo à la maison : les lettres LVE en typo – et comme ce nom a disparu au profit de « L’Écrivain voyageur », on retrouve bien les lettres mais dans le désordre… cela devient un logo un peu abstrait ! j’ai donc dû m’orienter vers d’autres choses… vous savez, être éditeur, c’est passer son temps à trahir ses rêves ! c’est avoir une idée, puis une autre, une autre encore… et en même temps rester capable de répondre à l’extérieur. Donc aux propositions que l’on peut me faire. Je ne suis pas qu’un éditeur enfermé dans ses toiles d’araignées ! Ce n’est pas seulement l’ancienneté d’un texte qui va m’attirer, mais ses qualités purement littéraires : je suis extrêmement sensible à la langue, à la perfection du style. J’aime me dire qu’un écrivain inscrit son oeuvre dans une possible durée. Les textes d’aujourd’hui qui m’intéressent sont des textes très écrits, tels ceux de Pierre Lartigue, de Michel Orcel, et qui ont peu ou prou à voir avec le voyage – dans des registres qui sont les miens.

Ce serait donc cette inscription dans la durée qui ferait le lien entre des auteurs comme Vincent Voiture, par exemple, et quelqu’un comme Pierre Lartigue ?
Oui, c’est ça, cette idée qu’on se bagarre avec le temps – tout en étant de plain pied dans le présent : je ne pense pas que Voiture, quand il écrivait une lettre à ses amis de la Chambre Bleue, se posait la question de la postérité et de la vie éternelle ! Pour moi, le mystère de la littérature, c’est que tout d’un coup, une phrase, parce qu’elle est agencée d’une certaine façon, va tenir – tenir la distance et traverser les années. Cela dit, je peux très bien me tromper au sujet des auteurs d’aujourd’hui ! je n’ai pas encore conclu de pacte avec l’au-delà !

Vous apparteniez déjà au monde de l’édition quand vous vous êtes lancé dans cette aventure ?
Non, pas du tout, j’étais enseignant. J’ai aussi été pigiste à Libération, au tout début des années 80 ; je travaillais avec, entre autres, Gérard Lefort, Gérard Mordillat – au service livres.

Votre catalogue présente quatre collections – « L’Écrivain voyageur », « Les Billets de la Bibliothèque », « Les Portraits de la Bibliothèque » et « Les Utopies de la Bibliothèque ». Existaient-elles dés le départ de votre maison ou bien se sont-elles créées au fur et à mesure ?
La maison a commencé avec une seule collection, « L’Écrivain voyageur », qui était censée accueillir le projet que je vous exposais tout à l’heure. Les autres collections, elles, sont nées de manière très empirique, en fonction des ouvrages que je prévoyais d’éditer. Par exemple, « Les Utopies de la Bibliothèque » ont vu le jour quand un de mes amis m’a proposé un très beau texte qu’il avait écrit sur les jardins Albert Kahn [Albert Kahn, les jardins d’une idée, Pascal de Blignières, avec dix dessins de Rima Shaw – NdR] ; l’idée de faire se rencontrer, par le biais d’un livre, deux artistes dont les réalisations ne se sont jamais croisées m’a paru intéressante, c’est donc devenu le concept d’une collection un peu à part, où les livres sont d’un format plus important et enrichis d’illustrations. Cette collection compte aujourd’hui un second titre, Paris 1860, qui réunit dix-neuf gravures de Charles Méryon et des textes de Baudelaire. Les deux hommes avaient bien un projet de livre en commun – ils s’étaient d’ailleurs rencontrés à plusieurs reprises pour cela – mais le livre n’a jamais été réalisé. On a donc décidé de faire ce livre en reprenant les textes des Tableaux parisiens et les gravures que Méryon avait exécutées sur Paris. La publication de ce livre a donné lieu à une exposition – ce qui est à souligner, car Méryon est beaucoup plus célèbre aux États-Unis et en Angleterre qu’en France.
 
Dans ce genre d’ouvrage, il y a une part très importante d’apport personnel, puisque c’est vous qui orchestrez la reconstruction du livre, le rassemblement des pièces…
C’est la même chose pour les anthologies, et c’est bien là ce que je préfère dans mon activité d’éditeur – c’est-à-dire fabriquer des livres pour lesquels je vais effectuer des recherches pendant quelques mois, seul ou avec l’aide de spécialistes. Constituer une anthologie, ce n’est pas si simple que cela : dans tous les cas, il faut que l’ouvrage final fonctionne comme un tout cohérent ; il faut veiller à ce que les différents morceaux rassemblés n’aient pas l’air de papillons morts conservés dans du formol et épinglés là n’importe comment. Cela ne demande pas forcément de longues recherches mais au moins une idée très précise de ce qu’on va faire.

Quand vous publiez des textes anciens il doit y avoir un gros travail d’établissement du texte ?
Oui, il y a toujours des hésitations quant à telle ou telle forme, mais comme je ne travaille nullement dans l’intention de proposer une édition savante – je ne suis pas assez universitaire, pas assez scientifique pour cela ; il y a d’ailleurs une pointe de mélancolie quand je dis ça… – ma tâche est relativement simplifiée. Je veux que la langue, même très ancienne, soit accessible à tout le monde. J’évite donc les jargons, les langages hyperspécialisés dont usent parfois les universitaires – cela dit, l’université m’intéresse dans son sérieux par rapport aux textes.

C’est dans cette optique-là que les textes sont présentés dans une orthographe modernisée ?
Oui ; de toute façon, je pense qu’à partir du moment où vous ne touchez pas aux mots, que vous écriviez les désinences verbales « ait » au lieu de « oit », par exemple, n’a pas grande importance – d’autant qu’autrefois, les prononciations et même les graphies étaient extrêmement fluctuantes. Je voudrais citer un livre que j’aime beaucoup, qui reprend certains textes sur les animaux de l’Histoire naturelle de Pline [Des animaux, Pline l’Ancien – NdR]. Nous avons choisi de recourir à une traduction du XVIe siècle, celle d’Antoine Du Pinet : je trouvais qu’il y avait un accord absolument saisissant entre cette langue française et le latin de Pline, c’est-à-dire une commune naïveté enthousiaste ; j’ai donc pris le risque de garder intacte la langue du XVIe avec bien sûr une légère modernisation de l’orthographe.
 
Lorsque vous élaborez une anthologie, qu’est-ce qui vous inspire au départ ? Un désir esthétique purement arbitraire ?
Non ; ce qui me guide, c’est plutôt l’envie de faire une enquête sur un sujet qui m’intéresse. Bien sûr, il y a une part d’arbitraire dans mes choix de textes, assez peu de justification scientifique, et ils sont le reflet de la vision personnelle que je peux avoir de tel ou tel thème. Mais ces choix sont toujours sous-tendus par de véritables intentions, et des recherches préalables sérieuses. Par exemple, pour choisir les lettres de Voiture que j’allais publier, j’ai lu toutes ses lettres, et tout ce que j’ai pu autour de cet auteur ; certes, ces investigations n’ont duré que quelques mois et n’ont rien à voir avec ce qu’accomplissent les spécialistes de Voiture, mais cela montre que ce n’est pas pour autant un travail de dilettante !

Alors justement, puisqu’on parle de ce livre, pourriez-vous m’en expliquer un peu la genèse ? qu’est-ce qui vous a amené à publier dans un même volume ces lettres de Voiture et Le Langage des tétons ?
L’envie de réhabiliter, d’une certaine manière, le mouvement précieux auprès des lecteurs d’aujourd’hui, qui n’en retiennent souvent que ce que Molière en a dit dans ses pièces. L’idée du livre – qu’on pourrait comparer à un diptyque – était donc, en premier lieu, de proposer des textes vigoureux, plaisants, qu’on ait envie de lire, et surtout de ne montrer que ce que le courant précieux a offert de meilleur. Je n’aurais bien évidemment pas l’outrecuidance de prétendre que j’ai extrait là la quintessence de la préciosité – mes choix résultent de mes lectures, qui n’on pas couvert l’ensemble du corpus, mais il m’a semblé que c’était là les textes les plus savoureux.
Les lettres de Voiture appartiennent très clairement au mouvement précieux ; quant au Langage des tétons, sa vivacité, sa drôlerie et sa férocité galante, l’inscrivent bien dans cette mouvance, qui a été tant raillée par Molière. Ces textes nous parlent toujours ; or aujourd’hui, quand on parle de littérature précieuse, les gens ont tendance à trouver cela ridicule, à ricaner. Et les Lettres de Voiture, tout comme Le Langage des tétons m’ont semblés à même de témoigner de ce que le mouvement précieux a apporté d’essentiel : une certaine émancipation de la femme, une légèreté ludique, le sacre de la lettre comme genre littéraire, et un tournant dans l’évolution de la pensée puisqu’il a marqué l’apprentissage des « bonnes manières » aux nobles, dont il a urbanisé les comportements et rendu possible le passage du guerrier au courtisan… C’est donc loin d’être un mouvement grotesque et ridicule ! 

Jusqu’à quelle époque remontez-vous pour puiser la matière de vos anthologies ?
Je ne remonte pas au-delà du XVIe siècle – vous me direz que Pline appartient à une époque bien antérieure, mais la traduction que j’ai utilisée, elle, date du XVIe.

Vous publiez combien de titres par an environ ?
Ce n’est pas très régulier, et puis je suis un peu « saisonnier » : en général il y a un ou deux titres à l’époque des vendanges, et un ou deux au printemps. Là je suis en train de travailler à la réédition d’ouvrages épuisés. Mais avec prudence : pas plus de deux ou trois rééditions par an de façon à ce que le catalogue ne soit pas trop déplumé. Depuis que mon stock a brûlé avec l’entrepôt des Belles-Lettres, je suis devenu très prudent ! lors de l’incendie, je suis passé de 15000 à 1300 livres en stock. Dans cet ensemble, il y avait des livres que je n’arrivais pas à vendre… pour le coup, le problème a été réglé de façon radicale !

Comment se relève-t-on d’un coup pareil, quand on ne s’appelle pas Gallimard, Albin Michel… ?
Eh bien tout d’abord grâce au CNL : après avoir réagi de manière tiède dans un premier temps en nous proposant des emprunts, on nous a octroyé de véritables aides. C’est-à-dire que ceux qui ont tout perdu dans cet incendie ont été aidés à hauteur de 75 % à peu près. Avec ça, on peut penser que le phénix a quelque chance de renaître. Ensuite on a bénéficié d’une grande campagne publicitaire, dans Libération, ou Le Monde – et c’est d’ailleurs à cette occasion-là que le nom des Éditions de la Bibliothèque est apparu plus fréquemment dans ces journaux ! Et puis il y a eu des initiatives de la part des petits éditeurs lésés, qui se sont rassemblés, ont créé le Prix du Petit Gaillon – la première édition a été organisée en un mois : un mois pour trouver les membres du jury, lire les livres, se réunir, délibérer et élire le lauréat ! Ça a été une opération rondement menée !
Au départ, le prix ne concernait que les éditeurs incendiés mais aujourd’hui, il s’adresse à tous les éditeurs indépendants, tous ceux qui font de l’édition de création.

Puisque vous publiez des auteurs contemporains, est-ce que vous recevez beaucoup de manuscrits ?
Non, très peu. Il faut dire que je publie très peu d’auteurs contemporains – environ un ou deux dans l’année ! et puis j’ai un rythme de publication somme toute assez lent. Et entre les amis, les relations que je peux avoir, il se trouve toujours quelqu’un qui va me proposer des choses. Jusqu’à présent, ça ne m’est jamais arrivé de publier un manuscrit reçu par la poste.

Quels ont vos projets sur le court terme ?
Il y a un projet en cours mais dont je préfère ne pas parler parce que les choses ne sont pas suffisamment engagées. Pour rester dans le concret, il y a un récit de voyage en Indonésie signé Pierre Lartigue – la suite de L’Inde au pied nu – qui va bientôt sortir, et dans la collection « Les Portraits de la Bibliothèque », il va y avoir un livre sur Cartouche, sous forme d’anthologie. Ce sont là les projets les plus immédiats.

Envisagez-vous d’augmenter le nombre de vos publications ?
C’est une question récurrente… et que je repousse chaque année !

NB – Les Éditions de la Bibliothèque font partie du groupe Athélès, qui rassemble des éditeurs indépendants afin qu’ils puissent se diffuser eux-mêmes. Chacun de ces éditeurs dipose de son catalogue en ligne sur le site d’Athélès.

Les livres de La Bibliothèque sur lelitteraire.com :

Le Langage des tétons & Lettres de Vincent Voiture
L’air et le feu Les Français vus par les Russes – Une anthologie constituée et présentée par A. Garcia et Y. Gauthier.
Naissance du fantôme – Une anthologie proposée par Jean-David Jumeau-Lafond.

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 19 mai 2005.

 
     

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Entretien avec Michel Rigal (association des écrivains de langue française – l’ADELF)

Le 22 mars dernier, nous rencontrions Michel Rigal, de l’ADELF – une association dont le but est de défendre la francophonie dans le monde

 

Née en 1926 du besoin qu’éprouvèrent certains écrivains français expatriés dans les diverses colonies de se regrouper, l’ADELF est une dame d’âge respectable – quoiqu’en regard d’autres association comme la SGDL, ou la fameuse SACD fondée par Beaumarchais, elle soit encore bien verte… D’abord nommée Association des écrivains coloniaux, elle devint Association des écrivains de la mer et de l’outre-mer, pour enfin être baptisée Association des écrivains de langue française – l’ADELF, donc. Son but : promouvoir l’œuvre des écrivains qui, à travers le monde, s’expriment en français, essentiellement par l’attribution annuelle d’une dizaine de prix littéraires. Association à but non lucratif, elle fonctionne grâce aux cotisations de ses adhérents – il faut pour être sociétaire de l’ADELF avoir publié au moins un ouvrage à compte d’éditeur mais l’on peut adhérer en tant qu’ »ami », sans être nécessairement écrivain – et aux contributions de ses partenaires, institutions privées ou d’État.
C’était, cette année, la première fois que l’ADELF s’offrait un stand au Salon du livre de Paris – un « tout petit stand », comme le dit Michel Rigal, son vice-président, que nous avons rencontré ce dimanche 22 mars alors que lui revenait la garde de cet espace réduit mais suffisant pour affirmer la présence de l’association et faire connaître son action.
Et force est d’admettre que sans ces neuf mètres carrés au Salon du livre – et sans la séance de signature de Thierry Chevillard dont le roman Ruth Esther Weiler a été primé par l’ADELF – lelitteraire.com n’aurait sans doute pas encore ouvert ses colonnes à cette association pourtant digne d’intérêt mais fort discrète et dont les activités sont menées hors tout retentissement médiatique. 

 

Pourriez-vous vous présenter ?
Mon nom est Michel Rigal. Je travaille comme bénévole au sein de l’association des écrivains de langue française depuis une dizaine d’années ; j’en ai d’abord été le trésorier et je suis maintenant le vice-président.

 

Quelles sont les grandes lignes de l’histoire de l’association ? Quel est son objectif principal et quelles actions mène-t-elle pour le réaliser ?
L’association a été créée en 1926 et s’adressait essentiellement aux écrivains français qui vivaient dans les colonies. Elle a été reconnue d’utilité publique en 1952 et a changé deux fois de nom avant d’adopter celui sous lequel elle est connue aujourd’hui, à savoir Association des écrivains de langue française. Son objectif principal est de défendre la francophonie partout où elle est implantée dans le monde. L’association, présidée aujourd’hui par le professeur Charles Zorgbibe, ancien recteur de l’université d’Aix-en-Provence, représente une communauté d’environ mille écrivains vivant sous toutes les latitudes, soit une trentaine de nationalités différentes, mais qui ont tous en commun l’usage de la langue française. Parmi nos sociétaires nous comptons beaucoup de Québécois, de Belges, d’Acadiens, de Mauriciens… les Africains sont aussi très nombreux, qu’ils viennent du Maghreb ou de l’Afrique noire.
L’activité principale de l’association est de décerner chaque année une dizaine de prix littéraires, chacun concernant une région du monde bien définie : il y a ainsi le prix France-Liban qui récompense des auteurs libanais, le prix Maghreb pour les auteurs maghrébins… et ainsi de suite. Nous attribuons aussi des prix transnationaux : le prix de la Mer, le prix Européen…etc.
Ces prix annuels sont tous remis en même temps lors d’une cérémonie unique, organisée au Sénat. Elle se déroule pendant le Salon du livre : comme il s’agit de faire venir en France des auteurs étrangers, il nous a semblé que la période du salon de Paris était particulièrement bien choisie. Cette année, la remise des prix a eu lieu hier – le 19 mars – mais les lauréats étaient désignés depuis novembre 2004, mois pendant lequel les différents jurys s’étaient réunis pour élire les lauréats. il y a toujours un décalage entre le moment où sont arrêtés les choix des jurys et la proclamation officielle car l’organisation de la cérémonie elle-même demande beaucoup de travail, eu égard au nombre de personnes qu’il faut contacter, et à la diversité des nationalités concernées. Mais en amont le travail est aussi considérable : il faut tout au long de l’année recueillir les livres candidats pour tous ces prix, il faut ensuite réunir les jurys pour délibération et enfin organiser la remise des prix aux lauréats.
Je précise que les jurys sont de composition fixe, qu’ils comptent chacun de six à dix membres et sont présidés par un spécialiste de la littérature de la région concernée. Les autres jurés sont choisis par cooptation.

 

Les lauréats sont-ils choisis parmi les écrivains sociétaires ?
Non, absolument pas ! les livres nous parviennent de deux manières : soit ils nous sont envoyés par les éditeurs qui connaissent nos prix et ont à leur catalogue des titres éligibles, soit nous les récupérons grâce aux contacts que nous avons dans les différents pays afin de les présenter pour le prix qui les concerne. Et les lauréats ne sont pas automatiquement promus membres de l’ADELF ! La décision d’adhérer ou non leur revient entièrement. Mais je dois dire qu’à mes yeux, leur adhésion est un juste retour car après tout, une récompense de l’ADELF leur permet d’être découverts, d’être lus… je citerai à cet égard l’exemple de Francis Bebey, un auteur camerounais décédé il y a deux ans et qui était directeur du Département international à l’UNESCO. Nous avions attribué le grand prix littéraire de l’Afrique noire à son premier roman, Le Fils d’Agatha Moudio (1967) ; cette récompense l’a encouragé à continuer l’écriture – et de fait il a publié par la suite un certain nombre de romans tout à fait intéressants. Je pourrais aussi évoquer un autre écrivain africain que nous avons fait découvrir, l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, auteur entre autres de Allah n’est pas obligé et de En attendant le vote des bêtes sauvages, et qui a reçu le prix Interallié.
Recevoir un prix de l’ADELF compte beaucoup pour les lauréats ; et il est vrai que la plupart choisissent de rester au sein de notre association.

 

Vous disiez tout à l’heure que la remise de ces prix était votre « principale activité ». Quel sont les autres moyens mis en œuvre pour la promotion de la littérature francophone ?
Nous publions une revue littéraire semestrielle, Lettres et cultures de langue française. Chaque livraison est organisée autour d’un thème principal : la présence de la langue française dans une région du monde. Le dernier numéro était consacrée à l’Acadie ; il est sorti fin 2004 à l’occasion d’un anniversaire : 400 ans auparavant, les premiers Français débarquaient en Acadie. Ce numéro retraçait l’histoire de l’Acadie, mais s’attachait aussi à l’actualité littéraire et artistique de cette région. Le prochain numéro sera consacré à l’Afrique noire, ensuite nous prévoyons de nous intéresser plus particulièrement à l’Océanie. Malgré l’invitation de la Russie au salon du livre, nous n’avons pas préparé de numéro spécial consacré à la francophonie dans ce pays ; le sujet sera abordé dans un numéro à la thématique plus large, étendue à l’ensemble des anciens pays de l’Est – il y a beaucoup d’écrivains francophones en Tchéquie, en Slovaquie, en Roumanie, dans les républiques baltes… etc.
Une autre de nos activités – qui s’est un peu ralentie dernièrement – consistait à organiser des colloques annuels. Longtemps – sous la présidence d’Edmond Jouve pour être précis – ils se sont tenus à Payrac, dans le Lot (E. Jouve est de là-bas). Aujourd’hui nous aimerions renouer avec cette tradition du colloque annuel mais en l’organisant soit à la Sorbonne, soit dans une grande université provinciale – voire, pourquoi pas, à l’étranger : par le passé, l’un de nos colloques s’est tenu à Ouagadougou. 

 

Peut-être est-ce un peu prématuré de parler de bilan, mais pouvez-vous d’ores et déjà tirer quelques enseignements de cette première présence au salon du livre de Paris ?
À ce jour, nous avons tout lieu d’être satisfaits. Notre stand est tout petit – 9 mètres carrés, c’est vraiment le strict minimum – mais cela ne nous a pas empêché de réunir une vingtaine d’écrivains qui se succèdent pendant toute la durée du salon pour venir signer leurs livres. Nous ne prévoyons pas un important volume de vente – les gens ne vont pas acheter systématiquement les livres que nous proposons – mais nous sommes là, et nos auteurs aussi, avant tout pour nouer des contacts. D’ailleurs, pour faire connaître notre association et ses activités, nous avons réalisé tout spécialement à l’occasion de notre venue au salon du livre ce petit dépliant qui présente succinctement l’ADELF [Michel Rigal me tend un feuillet bleuté de format A4 plié en trois, au sigle de l’association, clair et concis, rassemblant l’essentiel des informations utiles] – nous n’avions pas jusqu’alors de document de ce type…
En matière de contact, les journées écoulées ont déjà été très riches : nous avons rencontré de nombreux écrivains qui ne sont pas membres de l’ADELF – mais que nous espérons bien accueillir un jour – des éditeurs… et nos auteurs ont été face à leur public. Tout cela est très important.

 

Quels sont les projets et les ambitions de l’ADELF pour les mois, les années qui viennent ?
Notre principale ambition est d’obtenir une couverture médiatique plus importante et de participer à davantage de salons comme celui-ci. C’est en effet un bon moyen de présenter les œuvres de nos sociétaires et les livres que nous avons récompensés. Nous envisageons d’aller à l’étranger ; par exemple, nous aimerions avoir un stand au salon du livre de Montréal. Mais cela requiert une grosse organisation, et surtout des moyens financiers que nous n’avons pas toujours…
Et comme je vous le disais, nous aimerions aussi recommencer à organiser des colloques. Mais là encore, cela demande de gros moyens et beaucoup de travail…

 

Liste des prix décernés chaque année par l’ADELF :
Prix de l’Afrique méditerranéenne/Maghreb
Grand prix littéraire de l’Afrique noire
Prix de littérature des Alpes et du Jura
Prix littéraire de l’Asie
Prix France-Liban
Prix littéraire européen
Grand prix littéraire France/communauté française de Belgique
Prix France/Québec – Jean Hamelin
Grand prix de la Mer

 

Tous les deux ans sont décernés le Prix littéraire des Caraïbes et le Grand prix littéraire des Océans indien et Pacifique.

 

Comité d’honneur de l’ADELF
Mme Jacqueline de Romilly, MM. Maurice Druon et Jean d’Ormesson, de l’Académie française ;
MM. Boutros Boutros-Ghali et Ismaïl Kadaré, membres correspondants de l’institut de France ;
Mmes Edmonde Charles-Roux et Françoise Mallet-Joris, de l’Académie Goncourt ;
M. Georges-Henri Dumont, de l’Académie royale de langue et littérature française de Belgique ;
M. Alain Duhamel ;
M. Amin Maalouf.

 

Bureau de l’ADELF
Président : M. Charles Zorgbibe
Vice-président : M. Marc Aicardi de Saint-Paul
Vice-président et trésorier : M. Michel Rigal
Secrétaire général : Mme Simone Dreyfus.

Association des écrivains de langue française (ADELF)
14, rue Broussais
75014 PARIS
Tél : 01 43 21 95 99
Fax : 01 43 20 12 22
Courriel :
adelf.paris@wanadoo.fr

   
 

Propos recueillis par isabelle roche  le 22 mars sur le stand de l’ADELF au Salon du livre de Paris 2005.

 
     
 

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Entretien avec Jean-Claude Zylberstein (collection « Domaine Étranger », éditions 10/18)

Il y a 25 ans, JC Zylberstein mettait en oeuvre, à travers la collection Domaine étranger, un certain militantisme littéraire…

Voilà vingt-cinq ans qu’au sein des éditions 10/18 naissait la collection « Domaine Étranger », imaginée par Jean-Claude Zylberstein. Concept novateur en son temps, cette collection a connu quelques évolutions au fil des années et à su s’adapter à l’efflorescence des initiatives éditoriales suscitées par le succès qu’elle remporta dès ses débuts. Sans doute parce que cette collection de poche a une vraie « couleur » qui est propre – il n’est qu’à regarder le catalogue d’un peu près et l’on a tôt fait de s’en rendre compte : il y a une « couleur Domaine Étranger » décelable par-delà la diversité des registres littéraires et des pays représentés, aussi singulière que difficile à définir mais que l’on ressent confusément, au plus profond de soi.
Ce sentiment se précise dès lors que l’on écoute Jean-Claude Zylberstein évoquer la genèse de « Domaine Étranger » à travers son histoire personnelle. Avocat et éditeur, fou de jazz et de polars – des mots qui, on le sait,
vont très bien ensemble – il montre, au long de cet exposé passionnant, qu’il sait aussi être un excellent conteur, tels ces story tellers qu’il apprécie tant.
À peine la première question – si vaste… – posée, la parole vient, facile ; le propos est à la fois élégant, sérieux, et léger, marqué peut-être d’un soupçon de nostalgie à l’évocation de ces années bouillonnantes des commencements. N’ayons pas peur des mots : un charme opère. Du même ordre que celui distillé par les notes jazzy accompagnant certaines images mythiques du 7e art…


Pourriez-vous tout d’abord vous présenter et expliquer un peu votre parcours d’éditeur ?
Jean-Claude Zylberstein :
C’
est une question difficile parce que je crois que j’ai beaucoup changé au fil des années – et la réponse à « qui je suis » ne sera pas la même selon l’époque à laquelle je me réfère. Au surplus, je dois dire que les livres sont plus intéressants que ceux qui les éditent mais puisque c’est une figure imposée, allons-y ! Qui étais-je en 1980, quand j’ai proposé le concept de « Domaine Étranger » à Christian Bourgois, qui dirigeait alors les éditions 10/18 ? J’étais un jeune tardif avocat – jeune parce qu’âgé de 35 ans, et tardif parce que d’ordinaire, on devient avocat tout de suite après avoir terminé un cursus de droit… Mais revenir sur ce que j’ai fait avant de devenir avocat sera de nature, je pense, à éclairer le personnage !
À 20 ans, lorsque j’ai commencé mes études de droit, l’idée de passer ma vie à m’occuper de divorces, de baux commerciaux et d’accidents ne me séduisait pas du tout – dans mon ignorance d’enfant d’immigrés, je croyais que c’était là le seul horizon qui se présentait à moi ; or j’étais bien plus intéressé par les livres, la musique – et accessoirement par les jeunes filles. J’étais alors plus enclin à aller me promener au Père-Lachaise qu’à fréquenter les amphis les jours d’examens… J’avais une vraie passion pour le jazz et les livres, ce qui m’a conduit au journalisme spécialisé. J’ai ainsi travaillé pour Jazz Magazine, propriété de Ténot et Filipacchi, qui organisaient beaucoup de concerts, où j’étais un peu le talentueux grouillot de service (parce que je parlais couramment l’anglais) : j’allais chercher John Coltrane à l’aéroport, je prenais le petit déjeuner avec Duke Ellington… et autres fantaisies du même genre. Et sans me rendre compte à l’époque que je fréquentais des gens qui allaient devenir de véritables icônes de la culture du XXe siècle ! Et puis très vite je me suis occupé aussi de la rubrique « romans policiers » de L’Observateur.
Á l’époque, je m’étais déjà pris de passion, en parallèle, pour l’œuvre de Jean Paulhan, qui a dirigé la Nouvelle Revue française entre les deux guerres et qui a été l’éminence grise des éditions Gallimard jusque dans les années 60. Je suis devenu son secrétaire particulier – je me suis d’ailleurs occupé de l’édition de ses œuvres complètes ainsi que de sa correspondance mais qui n’a été publiée que bien après – puis, après Mai 68, j’ai été engagé dans une maison d’édition. Jusqu’à ce que j’en sois licencié en 1970 – non sans mal, au demeurant ! Je crois que je dois ce licenciement, et donc la possibilité de toucher des allocations de chômage, à l’intervention de Georges Simenon que j’étais allé interviewer et qui connaissait bien le patron de cette maison. J’ai mis à profit cette période d’indemnisation – un an et demi à l’époque – pour retourner à la faculté. J’étais cette fois très motivé pour obtenir mon diplôme d’avocat : d’une part j’étais le dos au mur sur le plan matériel, car je savais que mes chroniques de jazz et de polars ne pourraient pas assurer la subsistance d’une famille – c’est une activité bien trop plaisante pour pouvoir en plus exiger d’en vivre ! – et d’autre part, j’avais pris conscience qu’on pouvait exercer le métier d’avocat dans la branche qui me passionnait, à savoir le domaine des droits d’auteur, droits voisins, audiovisuel… etc.
Je suis donc devenu un étudiant très zélé, qui désormais décrochait de très bonnes notes – cela dit sans fatuité aucune – et je pensais bien dire adieu au monde de l’édition, tout en me réservant la possibilité de conserver une petite activité journalistique car il est toujours très agréable de recevoir des disques et des livres par la Poste ! Mais à ce moment-là j’ai rencontré Bernard de Fallois, qui dirigeait à l’époque Le Livre De Poche ; nous avons beaucoup sympathisé et une grande amitié est née. C’est ainsi que j’ai gardé un pied dans l’édition en travaillant à ses côtés – d’abord au Livre de Poche puis chez Julliard – après être devenu avocat, en 1973.
À la fin des années 70, j’ai commencé à concevoir le projet de rééditer des romans étrangers devenus introuvables, par exemple ceux de E.M. Forster, de Salinger, de Graham Greene, Maugham, Edith Wharton ou Dorothy Parker… des auteurs qu’on range habituellement dans la catégorie des story tellers, des « raconteurs d’histoires » par opposition à ces auteurs français un peu guindés, influencés par les sciences humaines et, convenons-en, un peu nombrilistes, qui tenaient à l’époque le haut du pavé (les mauvaises langues disent que ce n’est pas fini). J’avais en ma possession beaucoup de ces titres, dans de vieilles éditions, et je me disais qu’il était fort dommage de ne plus pouvoir les trouver en librairie. J’ai fini par parler de ce projet à Christian Bourgois, que j’admirais déjà beaucoup à l’époque et qui logeait dans les mêmes locaux que les éditions Julliard, auprès desquelles j’avais donc un rôle de conseiller – j’y avais fait publier quelques livres d’Italo Calvino, de Nabokov et de Primo Levi mais cela ne représentait guère plus de trois ou quatre livres par an. Or Christian était précisément en quête d’un second souffle ; on sortait en effet de cette période « militante » au cours de laquelle il avait publié de nombreux livres « post soixante-huitards » et il aspirait à créer quelque chose de nouveau, aux côtés des collections de Lacassin, de Paul Zumthor – « Bibliothèque médiévale » – ou d’Hubert Juin – « Fin de siècle ». Nous nous sommes donc mis d’accord sur ce projet de rééditer certains titres étrangers épuisés mais je voulais des couvertures illustrées pleine page et je savais pouvoir compter sur les goûts d’esthète de Christian Bourgois pour mettre au point de belles couvertures. J’ai beaucoup aimé celles qu’il avait imaginées, elles ont exercé une influence certaine sur d’autres collections. Ç’a été le visage d’une certaine modernité en la matière. Et « Domaine Étranger » a démarré. Nous avons eu d’emblée un gros succès d’estime ; nous recevions énormément de courrier de la part de lecteurs qui étaient ravis de pouvoir lire ou relire des œuvres devenues impossibles à trouver dans le circuit du livre neuf. Sur ce catalogue de départ, j’ai greffé des auteurs plus contemporains comme Jim Harrison, ou John Fante -une orientation qui a aussi infléchi celle des éditions Christian Bourgois, lesquelles ont accentué alors le virage vers le roman étranger surtout anglo-saxon qu’elles avaient déjà emprunté avec les auteurs de la Beat Generation comme Burroughs ou Ginsberg.
Pendant les douze premières années – de 80 à 92, 92 étant la date à laquelle Christian Bourgois a dû quitter le groupe qui s’appelait encore à l’époque le Groupe de la Cité – j’ai participé à ce duo qui a bâti et animé cette collection. Mais, pour dire la vérité, je n’avais pas prévu que cette activité éditoriale prendrait autant d’ampleur – je m’occupais de mon cabinet d’avocat qui m’apportait déjà beaucoup de satisfaction et je n’ambitionnais nullement de devenir éditeur à temps plein.
En tant que directeur de collection, je pensais fournir au plus une douzaine de titres par an mais, au vu du succès que remportait « Domaine Étranger », Christian m’a demandé d’accroître la production et lorsqu’on a créé « Grands Détectives » en 1983, j’ai dû restreindre le temps que je consacrais au jazz !
Toujours est-il que j’ai maintenu cette double orientation professionnelle qui est encore d’actualité aujourd’hui – avocat spécialisé dans les droits d’auteurs et l’audiovisuel d’une part et directeur de collection « militant » d’autre part. Je dis « militant » parce qu’à travers les deux collections que j’ai créées (« Domaine Étranger » puis « Grands Détectives »), j’ai toujours voulu perpétuer et encourager le goût de la lecture. J’ai souhaité le faire en proposant des livres – souvent négligés par les autres éditeurs – se tenant, si l’on veut, à mi-distance entre le roman populaire et une littérature plus exigeante qu’on appelle en anglais high brow – c’est-à-dire « à grand front », « intello » comme on dirait en français. Une mi-distance tirée vers des registres assez élevés cependant : les livres d’Imre Kertesz ou de Primo Lévi -pour ne citer que ces deux là – se situent bien au-delà de la ligne médiane séparant le roman populaire et, mettons, James Joyce – pour prendre un exemple de littérature particulièrement intellectuelle.
Je pense que ce désir d’œuvrer à la promotion d’une littérature de divertissement mais de qualité tient à mes origines tant géographiques que sociales : comme je vous le disais, je suis enfant d’immigrés, et quand je demandais à mon père « pourquoi la France », il me répondait invariablement : « Parce que c’est le pays de Hugo, Zola et Anatole France. » Autrement dit des grands auteurs qui ont défendu les droits de l’Homme. J’ai tôt compris que la lecture est littéralement un facteur de réussite sociale (et pas seulement un divertissement) !

 

Et les éditions 10/18 elles-mêmes, comment sont-elles nées ?
Le concept a été imaginé par Paul Chanterelle – mais il est parti très vite une fois l’idée lancée. Elles ont vu le jour en 1962 au sein des éditions Plon qui, à l’époque, étaient associées, au moins partiellement, sur ce projet-là, avec les éditions Julliard par le biais d’une filiale commune, l’Union Générale d’édition. La direction littéraire de 10/18, pendant ses premières années, a été assurée par Michel-Claude Jalard – qui travaillait lui aussi pour Jazz Magazine. J’avais d’ailleurs eu un premier contact avec lui vers 1965 ou 66 et j’avais à ce moment-là évoqué quelques titres de livres que je souhaitais voir réédités… mais il n’y avait pas eu de suite.
Jalard a dirigé 10/18 pendant six ans et, en 1968, Plon puis Julliard ont été rachetées par les Presses de la Cité. Christian Bourgois, qui était déjà chez Julliard, est devenu le directeur de la collection 10/18 – et ce jusqu’en 1992. Quant à moi, je suis ce qu’on appelle un « collaborateur extérieur » à la maison – mais cette position n’en a pas moins été déterminante puisque 80 % des titres du catalogue 10/18 font partie de l’une ou l’autre de mes collections. 

Ainsi les premiers titres qui ont figuré au catalogue de « Domaine Étranger » étaient de ceux qui étaient devenus introuvables en Livre De Poche. Ces livres sont passés du Livre de Poche chez 10/18 – comment le transfert s’est-il opéré ?
E
n fait il n’y a pas eu de transfert à proprement parler ; ce qui s’est passé découle simplement de la manière dont sont gérés les droits d’auteurs. Je vais tâcher de vous en expliquer les grandes lignes – et je vais partir de l’exemple des romans étrangers, même si le système est un peu plus complexe. Quand un éditeur français souhaite publier un roman étranger, il contacte un agent littéraire installé à Paris – ils ne sont pas plus d’une dizaine sur la place – qui est lui-même le correspondant en France de l’agent de l’auteur ou de l’éditeur étranger. Et c’est par l’intermédiaire de cet agent français que vont se négocier les droits de traduction en français du roman en question. Tant que le titre est exploité en grand format, l’éditeur détient aussi les droits « poche » – droits qui sont généralement cédés à un éditeur spécialisé dans les formats « poche », sauf si l’éditeur qui publie la version grand format a sa propre collection de poche, comme Gallimard avec « Folio » ou Le Seuil avec « Points ». Alors quand un livre cesse d’être exploité par l’éditeur de grand format, les droits reviennent à l’auteur qui reprend ses droits. Il en va de même pour le poche à quelques détails près.
Donc pour « Domaine Étranger », j’ai racheté aux agents littéraires des droits qui leur étaient revenus puisque soit Le Livre de Poche – qui était à l’époque en situation de quasi-monopole et avait raflé tous les titres des éditeurs qui n’avaient pas de filiale « poche » directe – soit les éditeurs grand format avaient cessé d’exploiter certains de ces livres. Et je peux dire que ces agents ont été ravis de nous voir arriver Christian Bourgois et moi. On leur achetait des choses qu’ils considéraient comme des brocanteurs regardent des meubles un peu usés dont personne ou presque ne voulait plus… Mais cette période bénie n’a pas duré : dans le sillage du succès remporté par « Domaine Étranger », beaucoup d’éditeurs ont lancé leur collection de poche et plus généralement le vent a soufflé dans les voiles des romans étrangers. Bien évidemment, la valeur des droits a subi une certaine inflation…
Mais en vingt-cinq ans, la situation a beaucoup évolué. Aujourd’hui, 10/18 fait partie du deuxième groupe d’édition français, Editis, ainsi que d’Univers poche – la filiale poche de ce groupe, qui comprend aussi Pocket, Pocket jeunesse, et Fleuve Noir. Les maisons grand format du groupe (Robert Laffont, Belfond, Plon) ont désormais 10/18 et Pocket pour « débouché naturel » de leurs titres en poche – ce qui draine de nombreuses nouveautés. Il s’est ensuivi, sous la houlette de Jean-Claude Dubost, une « modernisation » de la ligne éditoriale : nous continuons à rééditer d’anciens titres, mais au lieu de publier une nouveauté pour dix ou douze rééditions comme à nos débuts, nous sortons aujourd’hui à peu près autant de nouveaux titres que de titres épuisés voire davantage. C’est ainsi que j’ai été conduit à créer à La Découverte – une autre maison du groupe Editis – « Culte fiction », une collection qui repose sur le même principe que « Domaine Étranger » à son origine et reprend des œuvres dont 10/18 à son tour a perdu les droits. Nous rééditons, entre autres, Traven, Nancy Mitford, Edith Wharton, P.G. Wodehouse. C’est une collection très patrimoniale et ce changement d’éditeur va dans le sens du « marché » : je pense en effet qu’un même éditeur ne peut pas exploiter perpétuellement les mêmes titres.
Aux USA par exemple, en dehors de quelques grands classiques comme Dashiell Hammett qui est toujours publié chez le même éditeur, les auteurs changent de maison : on les trouve pendant cinq ans chez telle maison, puis ensuite ailleurs… et chaque republication lui donne un « coup de jeune ». À rééditer toujours les mêmes titres, on risque de s’enliser, et c’est particulièrement sensible au niveau des étals des libraires : ça ne bouge plus ! Mais quand on oublie de réimprimer certains des grands auteurs du fonds, comme Saki par exemple, les libraires viennent frapper à la porte pour nous les réclamer : ils sont meilleurs que nous !
Cela étant, les maisons du groupe ne sont pas nos seules « pourvoyeuses » et 10/18 travaille toujours beaucoup avec les petits éditeurs – petits par la taille mais grands par le talent. C’est ainsi que nous avons récemment acheté pas mal de titres à l’Esprit des Péninsules, et à notre catalogue figurent un assez grand nombre de livres provenant des éditions Gaïa.

 

Vous publiez aussi quelques inédits, ainsi que Le Livre de Poche alors qu’à la base, une collection dite « de poche » est censée remettre en circulation des titres déjà édités. De quand date cette politique éditoriale ?
En fait, on a commencé à publier beaucoup d’inédits en « Grands Détectives ». 80 % des titres de la collection sont des inédits qu’on fait traduire pour une publication directe en poche. Cela découle d’une conviction personnelle : j’ai toujours pensé que le format poche est le véhicule naturel du roman policier. À quelques exceptions près comme Le Carré ou Simenon, je n’ai jamais eu très envie de lire un polar en grand format ; il me semble que le format poche se prête mieux à ce genre littéraire.
C’est en voyant le succès que remportait la collection et parce qu’on parvenait à amortir les frais – plus élevés pour des inédits puisqu’à l’achat des droits il faut ajouter le coût de la traduction – qu’avec Leonello Brandolini on a décidé de publier aussi des inédits dans « Domaine Étranger ». Cela a renforcé l’image d’éditeur de 10/18, qui n’a plus été perçu comme un simple repreneur de titres déjà publiés.

 

Puisque vous évoquez les « Grands Détectives » – cette autre collection 10/18 que vous avez fondée et que vous dirigez – pourriez-vous nous en raconter la genèse ?
Quand j’évoque « Grands Détectives », j’aime à dire qu’étant assez collectionneur – il vous suffit de regarder cette pièce… [le vaste bureau, clair et spacieux, laisse voir, outre les livres entassés à même le sol ou rangés en de grands rayonnages (on s’en serait douté…) foultitude de figurines, sculptures, et autres objets divers…], j’avais accumulé la quasi-totalité des livres reçus en service de presse pour ma chronique de polars à L’Observateur – que j’avais débutée en 1966 ! Cela représentait beaucoup de livres qui faisaient le désespoir de ma femme mais, parmi ceux-là, bon nombre étaient devenus introuvables. J’avais, dans mes réflexions nocturnes, réalisé que des séries se dessinaient, avec des héros récurrents, et qu’il y avait là matière à constituer une autre collection – les « Grands Détectives » justement. Et puis j’avais parfois l’impression, quand je passais devant mes rayonnages, que ces héros sortaient la tête des volumes et me disaient « Et nous, alors ? Dans “Domaine Étranger” tu as réédité plein de choses, et nous tu nous laisses croupir dans les vieilles éditions qu’on ne trouve plus ? »
Fort du succès de « Domaine Étranger », j’ai donc suggéré à Christian Bourgois – toujours lui – de lancer cette collection « Grands Détectives ». Nous avons été encouragés dans notre projet par Claude Roy, qui appréciait beaucoup les romans de Van Gulik dont le héros est le juge Ti et qui a d’emblée proposé de nous préparer un petit texte pour cette série. Là encore, comme avec « Domaine Étranger », le succès a largement dépassé ce que nous espérions. On vend aujourd’hui plus d’un million et demi de « Grands Détectives » chaque année ! Comme je vous le disais, j’étais loin de penser que je serais autant mobilisé par ces deux collections. Car à l’origine, j’avais seulement pour ambition de ne pas quitter tout à fait l’édition, ce qui me donnait l’occasion de fréquenter des personnalités comme Bernard de Fallois et Christian Bourgois et de contribuer à entretenir le goût de la lecture avec de bons livres de divertissement face à la menace de l’audiovisuel !

 

Les « Grands Détectives » sont essentiellement des romans étrangers. Est-ce à dire qu’avant le lancement de la collection, il n’y avait pas de polars dans « Domaine Étranger » ?
Il ne faut pas oublier que « Grands Détectives » obéit à un concept précis : il doit y avoir un héros récurrent, et un contexte historique et/ou géographique particulier ; les parutions sont bien centrées, de manière à ne pas décontenancer le public qui a affaire à un contenu de collection cohérent. Les romans noirs qui ne répondent pas à ces critères – par exemple les livres de Richard Price, aux Presses de la Cité – se retrouvent donc, tout naturellement, dans « Domaine Étranger ». Et je pense qu’il y en aura de plus en plus : j’ai fait notamment acheter les droits de plusieurs livres de David Goodis – un auteur qu’affectionnait François Truffaut : ils vont reparaître en « Domaine Étranger ».

 

Pour les 25 ans de « Domaine Étranger », y a-t-il des manifestations prévues ?
Non, pas de manifestations particulières, mais de gros efforts au niveau des librairies auxquelles on va fournir du matériel PLV. Cela dit, c’est un domaine qui m’est étranger si vous me permettez ce mauvais jeu de mot ! Et un concours est lancé auprès des libraires : on leur a envoyé une liste de vingt-cinq titres phares de la collection – un par an – et on va leur demander de choisir leurs livres préférés.
Et puis nous allons surtout rééditer des grands classiques du fonds qui étaient manquants depuis un certain temps – on va essayer d’en faire vingt-cinq – dont on va pour l’occasion refaire les couvertures. On envisage aussi de nouvelles traductions pour des chefs-d’œuvre un peu anciens – mais ce n’est pas pour cette année.

 

Qu’est-ce qui s’annonce à l’horizon de « Domaine Étranger », après cet anniversaire ?
Nous allons poursuivre dans la voie amorcée, à savoir publier davantage de nouveautés et d’inédits. Le spectre des registres littéraires accueillis au sein de la collection va aussi s’élargir, une place plus grande sera faite au roman noir comme je l’ai dit, ainsi qu’à des textes d’ « aventures humaines ». Mais ce n’est là qu’une évolution logique du concept de base, qui était, par sa souplesse même – offrir des livres de divertissement et de qualité – destiné à évoluer. Et puis la problématique qui avait mené à la création de 10/18 – un vide en littérature étrangère qui nécessitait la remise à disposition d’un certain nombre de titres – n’est évidemment plus la même. Disons qu’aujourd’hui, je me sens un peu moins missionnaire ! Quoique… le challenge maintenant consiste à faire le bon choix dans une production éditoriale vraiment foisonnante comme les statistiques nous l’enseignent et qui ne se caractérise pas toujours par un grand souci d’exigence. Ça me fait penser au mot fameux de Léon Bloy – ou de Villiers de l’Isle-Adam, je ne sais plus – sur la presse de son temps : À genoux devant le public ! 
Heureusement je ne suis plus tout seul pour une tâche qui prend de telles proportions. De la sorte, les responsabilités sont partagées. Il y a vingt-cinq ans on pouvait jouer en solo ou en duo, en 2005 place aux polyphonies corses ! Et puis ça me permet de faire à nouveau une large part au jazz dans mon emploi du temps « culturel » !

La sélection des 25 ans :

S. Maugham, Le Fil du rasoir
I. Calvino, Marcovaldo
J. Austen, Raison et sentiments
R. Brautigan,
Un privé à Babylone
H. Selby,
Le Démon
J. Harrison, Légendes d’automne
P.G. Woodehouse, Jeeves dans les coulisses
C. Pottock, L’Élu
B. Easton Ellis,
Moins que zéro
J. Kennedy Toole, La Conjuration des imbéciles
T. Sharpe,
Mêlée ouverte au Zoulouland
K. Ishiguro, Les Vestiges du jour
D. Parker, Comme une valse
H. Kureishi, Le Bouddha de banlieue
T. Morrison, Beloved
J. GuimaraesRosa, Diadorim
M. Rigoni-Stern,
Le Sergent dans la neige
S. McCauley,
L’objet de mon affection
T. Burton,
La triste fin du petit Enfant Huître et autres histoires
N. Hornby, Haute fidélité
A. Maupin,
Chroniques de San Francisco
L. Extebarria,
Amour, Prozac et autres curiosités
I. Kertesz, Être sans destin
B. Udall, Le Destin miraculeux d’Edgar Mint
R. Russo,
Le Déclin de l’empire Whiting

 

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 23 février 2005.

 
     
 

Commentaires fermés sur Entretien avec Jean-Claude Zylberstein (collection « Domaine Étranger », éditions 10/18)

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Entretien avec Jean-Pierre Boyer (éditions Farrago)

A l’occasion du dernier Salon du livre, lelitteraire.com mettait un pied à Tours sans quitter Paris grâce aux éditions Farrago

Les avenirs, d’Hafid Aggoune, vous vous souvenez ? Une belle histoire que celle-là initiée par un libraire qui comptait sur Le Littéraire pour faire connaître ce texte magnifique. Une émouvante marque de confiance qui se prolongea aussitôt par l’intérêt de l’éditeur pour notre site – un éditeur basé à Tours, Farrago, que nous ne connaissions pas encore et qui, depuis la mise en ligne de l’article, nous envoie spontanément chacun de ses titres au fur et à mesure de leur parution. Des livres d’apparence modeste – format moyen, couverture étonnamment sobre – mais qui se révèlent très vite précieux par leur facture soignée qui fleure bon la tradition artisanale et le soin jaloux que l’on a mis à les fabriquer : cahiers cousus, typographie et mise en page parfaites, couleur, texture et épaisseur du papier étudiées pour satisfaire l’œil autant que le toucher…
Ajoutez à cela le nom intrigant, la disparité des titres reçus – un récit de voyage signé Henry James, un premier roman contemporain, une réédition d’un texte-manifeste publié à la fin de la Seconde Guerre mondiale… il y a là matière à attirer les bibliocypèdes que nous sommes : nous nous promîmes de consacrer un article à cette maison tourangelle – dussions-nous à cette fin dépêcher l’un de nos chroniqueurs à Tours. Le Salon du livre de Paris nous offrit l’occasion de rencontrer Jean-Pierre Boyer, le fondateur de Farrago, sans que nous ayons à quitter la capitale : à peine son stand repéré dans l’immense espace du hall de la Porte de Versailles, nous le sollicitions pour une interview – accordée de bonne grâce au creux d’une accalmie salonnière…

Commençons par la question la plus élémentaire : comment sont nées les éditions Farrago ?
Jean-Pierre Boyer
Leur histoire commence avec celle d’une autre maison, Fourbis, que j’avais créée en 1987. Mais à l’époque il y avait déjà longtemps que je travaillais dans le domaine de la littérature. J’ai d’abord été libraire, très jeune, à Toulon, dans le Var – à cette époque, j’avais beaucoup de mal à obtenir les livres que j’avais envie de lire : il fallait que j’aille les chercher à Marseille ou à Nice et je m’étais dit alors que la meilleure solution pour remédier à cela était de devenir libraire moi-même ! J’ai ensuite travaillé dans un centre littéraire, la fondation Royaumont. Ces diverses activités m’ont amené à rencontrer de nombreux auteurs qui avaient du mal à se faire publier ; de mon côté, j’étais sans cesse confronté à l’impossibilité de me procurer certains livres parce qu’ils avaient disparu des catalogues d’éditeurs et n’étaient donc plus disponibles. J’ai donc fini par décider de devenir moi-même éditeur, de manière à pouvoir d’une part publier ces auteurs dont j’aimais le travail et d’autre part remettre en circulation ces livres que j’appréciais et qui étaient devenus introuvables.
Fourbis est donc né en 1987 mais, en 1999, à la suite de gros problèmes avec notre diffuseur, nous avons dû fermer la maison et reprendre notre activité sous un nouveau nom, Farrago. L’esprit et la ligne éditoriale sont restés les mêmes, seule la maquette a été légèrement modifiée. Entre temps – en 1995 pour être précis – nous avions quitté Paris pour nous installer à Tours, où nous sommes encore aujourd’hui..

 

Qu’est-ce que cela a changé pour vous de quitter Paris pour vous installer à Tours ?
Nous avons surtout gagné en tranquillité… la vie sociale est plus aérée ; et nous occupons des locaux auxquels nous n’aurions pu prétendre à Paris. Reste que la capitale demeure incontournable en matière d’activité littéraire et éditoriale – mais Tours est très proche de Paris et, de ce fait, on n’est pas trop éloigné de ce qui s’y passe. Et puis Tours est une ville extrêmement agréable ; de plus, ça crée des relations différentes avec les auteurs. À Paris, on est toujours dans l’urgence, on se voit entre deux portes, tandis qu’à Tours, lorsqu’un auteur vient nous voir, il y passe la journée, ou bien le week-end… C’est un climat de travail totalement différent qui génère, en fin de compte, des rapports plus forts, plus intimes. Exactement le genre de rapports auxquels nous aspirons avec les auteurs ; c’est autre chose qu’une relation purement commerciale !

 

Que représente pour vous le fait d’être présent au Salon du livre de Paris ?
C’est avant tout une occasion de rencontrer des gens qu’on ne verrait sans doute pas hors de ce contexte : personne, dans la profession, ne peut se permettre de passer son temps sur les routes, en déplacements incessants. Le salon permet aux libraires, aux bibliothécaires et aux éditeurs – aux auteurs, aussi… – de se rencontrer assez facilement en un même lieu. Le salon est un centre relationnel. Certes, on vend des livres, mais ce n’est pas le plus important ; ce sont les contacts que l’on prend, les relations que l’on noue ou consolide qui comptent.

 

D’où vient ce nom, Farrago ? Et Fourbis… ça sonne clair, mais peut-être ce nom mérite-t-il aussi son explication ?
Oui, oui… Fourbis, c’était d’abord un hommage à Michel Leiris – que j’aime beaucoup et dont j’ai publié cinq livres sous ce label : un des volumes de La Règle du jeu s’appelle « Fourbis ». Mais ce nom était aussi une allusion-clin d’œil à la masse de livres qui sortent chaque année, qui donne l’impression d’un « fourbi de l’édition ». Quand on a dû changer de nom, je n’avais pas très envie que ça s’appelle Les éditions Jean-Pierre Boyer, et on a cherché quelque chose qui soit un peu dans la même lignée que Fourbis. Une amie nous a alors proposé farrago – un mot très peu usité qui appartient au lexique agricole et désigne un ensemble de grains disparates. Une même initiale, un nombre de lettres identique, un sens proche de celui de fourbis, avec ce « plus » que donne la rareté d’emploi… Ce mot convenait décidément très bien à l’esprit de notre maison et marquait la continuité malgré le changement de nom. 

 

Avez-vous repris au catalogue Farrago tous les titres de Fourbis ?
Non, pas tous. Certains titres étaient difficiles à republier financièrement parlant ; nous n’en avons donc repris que quelques-uns, petit à petit, tels ceux de Jacques Dupin, ou les volumes de la collection allemande de Fourbis. Fourbis était très orienté vers la poésie et publiait peu de romans, tandis que sous le label Farrago on édite beaucoup plus de romans. En dehors de cela, la ligne éditoriale reste inchangée : des essais littéraires, un peu de philosophie, on poursuit la collection allemande, et on s’efforce de s’ouvrir à d’autres langues. Par exemple, on a publié deux auteurs russes – des classiques puisqu’il s’agit de Maïakovski et Tsvetaeva – deux livres d’Henry James qui étaient inédits en français, un livre d’un Italien de la fin du XIXe siècle, Edmondo de Amicis…

 

Vos livres sont-ils répartis dans diverses collections ?
Non, en fait de collection, il n’y a que la « Bibliothèque allemande », et la « Bibliothèque retrouvée » qui regroupe les ouvrages déjà publiés mais qui avaient disparu des catalogues et qu’on trouvait important de rééditer. Hors de ces deux collections, les livres existent sans étiquette particulière – ce sont des livres, tout simplement (rires)…

 

Une manière de publier qui est conforme à la disparité que suggère le nom de votre maison…
Oui, et qui est à l’image de la méthode que j’applique pour ranger ma bibliothèque personnelle : les livres n’y sont pas classés par genre, ni par ordre alphabétique, mais plutôt par affinités d’auteurs, de sens de lecture… Ma maison d’édition ressemble un peu à une bibliothèque que je crée au fur et à mesure ; il y a des choix qui s’opèrent, bien sûr, mais pas de ligne éditoriale réellement définie. Je ne veux pas me poser de limites ni m’interdire quoi que ce soit – si demain j’ai un coup de cœur pour un roman policier, je publierai un polar, sans pour autant créer une collection dédiée à ce type de romans. Ce qui pourrait définir Farrago, c’est peut-être le refus d’exclure a priori tel ou tel type d’ouvrage.

 

Vous évoquiez les rééditions d’ouvrages épuisés ; c’est généralement aux éditeurs spécialisés dans les formats « poche » qu’incombe cette mission. La « Bibliothèque retrouvée » est-elle une collection de poche ?
Non, pas du tout ! C’est une collection brochée normale ; d’ailleurs certains titres ont été publiés en format « poche » il y a quelques années, mais ils ont été abandonnés par les éditeurs. Ce sont des textes qu’on a découverts un peu par hasard, qu’on a aimés, et qu’on juge dignes d’être à nouveau proposés aux lecteurs.

 

Quand vous publiez des auteurs étrangers qui ont déjà été publiés, est-ce que vous en profitez pour rafraîchir les traductions ?
En fait le problème ne s’est pas encore posé puisque tout ce que nous avons publié dans le domaine étranger était inédit en français – à l’exception du livre de Rilke, qui avait déjà connu plusieurs éditions. Pour la collection allemande, il y a quelqu’un qui s’en occupe – Silke Hass – et qui choisit les textes avec nous. Sinon, nos choix dépendent des propositions qui nous sont faites.

 

Dès les débuts de Fourbis, vous aviez d’emblée un secteur de littérature étrangère ou bien c’est venu se greffer plus tard ?
Non, la collection allemande était là dès le départ, et nous avons aussi publié quelques textes traduits de l’italien, de l’américain… mais ces livres existaient, comme je le disais, sans label de collection .

 

Et les maquettes, elle se décident donc au coup par coup, selon les titres ?
Nous avons une maquette de base, régulière en termes de format et de couleur de couverture – crème – mais de temps en temps, on a envie de se faire plaisir, de rajouter une image, de faire une couverture un peu graphique ou de changer sa couleur…etc. en fonction du contenu du livre. Ce n’est pas systématique non plus… c’est juste du plaisir en supplément !

 

Il faut donc aller au-delà des forme et format des livres – de leur apparence – pour déceler l’identité de Farrago ?
Oui, tout à fait – bien que l’aspect de nos ouvrages soit aussi révélateur de cette identité. C’est une identité qui repose sur le plaisir : celui que donne un texte, celui des découvertes qui arrivent à l’improviste – celui, aussi, que l’on éprouve à tenir un objet-livre fabriqué avec soin. Car pour moi, le plaisir physique du livre est au moins aussi déterminant que son contenu – en tant que lecteur, j’aime bien avoir de vieilles éditions, des exemplaires avec des envois de l’auteur ou imprimés sur du beau papier, et il m’arrive d’acheter des livres dont le texte m’intéresse peu mais qui m’attirent en tant qu’objets. Il est donc normal que ce côté bibliophile s’exprime dans ma façon d’exercer le mériter d’éditeur : je porte beaucoup d’attention à la fabrication proprement dite, avec pour objectif de faire des livres qui procurent, outre leur contenu, un vrai plaisir tactile : papier de bonne qualité, typographie agréable, cahiers cousus… etc. Pour moi, le livre, c’est toute une tradition – un peu comme l’horlogerie – et je tâche d’inscrire mes publications dans ce contexte-là.

 

Attaché comme vous l’êtes à la tradition livresque et à la matière du papier, quels rapports entretenez-vous avec Internet ?
Je pense que c’est un outil formidable – mais ce n’est qu’un outil, et c’est ainsi qu’il faut s’en servir. Certes, ça peut être dangereux… mais pas davantage que n’importe quel outil ! Au début j’en ai eu un peu peur, comme tout le monde, mais si on l’utilise convenablement, c’est merveilleux. D’ailleurs je m’en sers beaucoup : Internet me permet de trouver des livres que je ne pourrais pas obtenir par le circuit de la librairie traditionnelle, je peux passer des commandes aux quatre coins du monde et recevoir le livre en quelques jours… et c’est aussi un moyen de communication extrêmement pratique. Par exemple, quand on a cédé les droits de traduction du roman d’Hafid Aggoune au Brésil, tout s’est fait par courriel en quelques jours.

 

Vous recevez beaucoup de manuscrits par la poste ?
Énormément ! disons qu’en moyenne, on reçoit de trois à quatre manuscrits par jour. Bien que ça paraisse peu, c’est suffisant pour être difficile à suivre : je connais peu de gens qui lisent trois ou quatre livres par jour !

 

Vous publiez combien de titres par an ?
Une quinzaine. Mais si vous faites le compte, vous vous apercevrez qu’on a dû souvent dépasser cette moyenne puisque Farrago existe depuis 1999 et que le catalogue compte aujourd’hui près de 170 titres…

 

Quand vos propres titres sont épuisés, vous envisagez de les reprendre ou bien plutôt de céder les droits à un éditeur de poche comme 10/18 par exemple ?
En principe c’est nous qui rééditons les titres qui viennent à être épuisés. Nous en cédons certains à des éditeurs de poche, mais nous continuons à les exploiter en édition brochée.

 

Quels sont vos projets ?
Avant l’été, nous allons publier un recueil de quatre nouvelles de Marc Blanchet, et un nouveau tome de la correspondance de Paul Klee dont deux volumes figurent déjà au catalogue. Pour la rentrée de septembre-octobre, il y aura deux premiers romans, le deuxième roman d’Hafid Aggoune, un livre de Claude Esteban et un livre de Jean-Luc Sarré – deux auteurs maison.
À plus long terme – horizon 2006 – nous avons de gros projets qui sont relativement bien avancés. Nous travaillons, entres autres, à la publication du journal de guerre de Valentin Feldman, un jeune philosophe résistant qui a été fusillé en 1942. Il n’a publié qu’un seul livre, mais il est connu pour avoir dit, face au peloton d’exécution : « Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ! » Tout le monde ignorait qu’il avait tenu un journal. C’est un jeune universitaire qui étudie les journaux intimes écrits pendant la résistance qui l’a retrouvé et nous l’a proposé ; nous en sommes très heureux parce que c’est vraiment un journal magnifique !
D’autre part, le conservateur de la bibliothèque de Tours nous a contactés pour mener un travail conjoint sur toute une masse de documents légués à la bibliothèque par le fils d’un écrivain, Louis Parrot, natif de Tours, mort en 1947, à l’âge de 42 ans. C’est un auteur méconnu qui a pourtant publié une foule de choses – des romans, des monographies d’artistes (notamment Éluard, Llorca, Cendrars… volumes qui ont été publiés dans la collections « Poètes d’aujourd’hui » de Seghers), des lettres… etc. Le projet consiste à rééditer les titres publiés devenus introuvables et à préparer l’édition des textes inédits – essentiellement sa correspondance et un texte sur Picasso. Mais il reste de l’espace pour d’autres choses : Farrago est une petite structure, nos programmes ne sont pas rigides ni établis trop longtemps à l’avance, de façon à pouvoir réagir aux imprévus, aux coups de cœur inattendus.

 

Les livres Farrago sur Le Littéraire

Les avenirs, Hafid Aggoune
Le narrateur est un vieillard interné en asile psychiatrique depuis qu’il s’est mentalement retiré du monde, en novembre 1942, lorsuqe la femme q’il aime est emportée sous ses yeux vers les camps de concentration. Il n’émerge de sa nuit que le 11 septembre 2001…

La 403, et autres scrupules, Jean Laurenti
Ce roman n’a pas la densité des grands cycles, des épopées de l’introspection, il agit plutôt comme une confession tout juste soufflée, toujours bancale, dont une grand part du sens reste engluée dans l’espace informe du silence…

Vengeance ? Robert Antelme
En 1946, la revue Les Vivants, cahiers publiés par des prisonniers et déportés publiait « Vengeance ? », où Robert Antelme exprime son point de vue quant à l’attitude à tenir envers les prisonniers de guerre allemands. La commémoration du 60e anniversaire de la libération des camps nazis exigeait que soit réédité ce bref texte, dont la portée est universelle.

Voyages en Amérique, Henry James
Avec ces récits de voyages, joliment apprêtés par les éditions Farrago, Henry James témoigne d’un temps où l’on savait écrire d’une manière délicieuse…

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le mardi 22 mars 2005 au Salon du livre de Paris.

 
     
 

Commentaires fermés sur Entretien avec Jean-Pierre Boyer (éditions Farrago)

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Entretien avec Jean-Luc André d’Asciano (editions l’Oeil d’or)

Pour sa première contribution, Pascale Orellana nous fait découvrir une jeune maison d’édition, l’Oeil d’or

Nous avions rencontré Pascale Orellana il y a quelques mois, tandis que nous découvrions Garance Éditions. Profondément engagée dans l’aventure éditoriale avec son compagnon Thierry Chevillard, avocat mais surtout romancier, Pascale est aussi une chronqiueuse de talent dans le domaine de l’art. Elle s’intéresse tout particulièrement à la danse contemporaine et lorsqu’elle nous a proposé d’écrire pour lelitteraire.com, nous avons accepté avec d’autant plus de plaisir que, grâce à elle, la danse, sujet encore non abordé dans nos pages, aura désormais droit de cité.
La rédaction. 

De James Ellroy, majesté du polar, à « Manou Binocles », ami des tout-petits, le parcours éditorial de la maison d’édition L’œil d’or navigue aussi sur les chemins de la modernité en danse avec les Mémoires de Loïe Fuller, pionnière de la scénographie. Ces thèmes éclectiques n’ont rien à voir avec les tendances médiatico-littéraires (c’est assez rare pour être souligné) et sont de véritables choix de cœur pour Jean-Luc André d’Asciano. Les désirs de ce jeune éditeur vont vers les sentiers hors normes et les marges de l’édition. Ainsi, Sidi Larbi Cherkaoui…Rencontres, dernier opus publié, propose un regard sur une expérience réalisée par Sidi Larbi Cherkaoui, jeune chorégraphe contemporain belge reconnu. Au sein d’un atelier de danse, le chorégraphe a accompagné pendant plusieurs mois une troupe de jeunes handicapés et créé avec eux un spectacle, Ook. L’auteur du livre, Joël Kerouanton, est travailleur social auprès de jeunes adultes handicapés dans un Centre d’Aide par le Travail dit « à caractère artistique ».
Leçon d’humilité, l’ouvrage met surtout en avant l’idée qu’il n’existe pas un seul corps adapté à la danse, mais que le mouvement dansé se niche dans tous les corps.
Jean-Luc André d’Asciano y croit.

 

Depuis quand existe la maison d’édition l’œil d’or ?
Jean-Luc André d’Asciano :
Depuis fin 1999, avec pour premier titre un ouvrage sur James Ellroy dont nous venons d’épuiser le premier tirage à 2500 exemplaires. Un second tirage, revu et augmenté, est prévu en février-mars 2005, histoire de remettre à jour ces entretiens et textes analytiques qui le composaient. Il était paru au moment de la publication d’American Tabloïd ; nous n’évoquons donc pas les titres postérieurs. Dans cette version il y aura une interview de son nouveau traducteur et j’ai écrit un texte sur les différentes évolutions stylistiques d’Ellroy. Nous publions entre trois à cinq titres par an et nous nous efforçons de rester à cinq titres par an.

 

Votre activité d’éditeur est-elle un travail à temps plein pour vous ?
Je suis éditeur professionnel mais à mi-temps car la maison ne rapporte pas suffisamment pour que je puisse m’attribuer un salaire plein. J’ai une salariée à mi-temps, vivant à Bruxelles. Je ne me paye pas vraiment mais j’écris par ailleurs, j’ai quelques droits d’auteur et je donne des conférences. Auparavant, j’étais enseignant dans un institut de sourds profonds et dans une classe d’enfants trisomiques mais j’ai arrêté. Je reviens ponctuellement à l’enseignement à travers l’animation d’un atelier d’écriture en faculté pour des étudiants de licence.

 

Présentez-nous les collections, avec leurs noms délicats…
Le nom des collections donne un côté pérenne à une maison d’édition ; j’ai dû m’y soumettre. L’édition est un vrai plaisir mais j’ai des goûts très éclectiques et je me suis dit que ça allait être un vrai casse-tête. D’où ce côté fantaisiste et ouvert. Il y a « Fictions et Fantaisies », car la seule notion de fiction me semble assez réduite, « Mémoires et Miroirs » car au départ nous avions des textes de mémoires assez inclassables que je voulais publier, avec ce côté miroir de l’imaginaire ; « Plaisirs et Paresses » puisque nous avions deux livres de cuisine et le côté art de vivre me plaisait, puis « Essais et Entretiens », dont fait partie le texte de Joël Kerouanton que nous évoquons sur Sidi Larbi Cherkaoui et son travail de chorégraphe avec des personnes handicapées. J’étais tenté d’oser davantage de collections mais je vais déjà essayer de remplir et de développer celles qui existent déjà. Même si je compte publier d’autres textes ayant trait à la danse, je ne voulais pas créer une collection spécifique pour la danse.

 

Connaissiez-vous l’auteur de Rencontres…, Joël Kerouanton, avant de publier son livre ?
Non, c’est vraiment un pur hasard. J’ai reçu le livre par la poste. Joël Kerouanton est travailleur social dans un Centre d’Aide par le Travail à caractère artistique. Il s’occupe de personnes adultes handicapées et est très intéressé par le monde de la danse dans le cadre de son activité professionnelle.
En ce qui concerne plus particulièrement ce texte écrit par Joël, autour du travail de Sidi Larbi Cherkaoui, il s’agit pour moi d’un livre portant non seulement sur la danse, mais aussi sur un acteur trisomique, sur l’intégration des handicapés, sur le handicap et l’art vivant.

 

Ainsi le monde du handicap ne vous était pas inconnu lorsque Joël Kerouanton vous a proposé son travail sur le projet de Sidi Larbi Cherkaoui ?
J’ai, au départ, un intérêt personnel pour le monde du handicap qui ne m’était pas inconnu et que je comptais défendre. Par ailleurs, la personne qui travaille avec moi au sein de L’œil d’or connaît le monde de la danse, ce qui m’a conduit à demander l’obtention d’une licence de « tourneur » pour pouvoir permettre à des amis qui font des spectacles de danse de vendre leurs spectacles. J’ai donc un pied dans la danse en tant qu’amateur et un pied dans le monde du handicap par mon passé professionnel. Quand j’ai reçu le livre j’ai pensé que les deux concordaient bien.

 

Le chorégraphe du projet, Sidi Larbi Cherkaoui, est un personnage important de la scène chorégraphique contemporaine ; il est le jeune interprète-chorégraphe dont on parle, la presse est dithyrambique. Quels sont les contacts que vous avez eus avec lui ?
C’était assez curieux car Joël Kerouanton, l’auteur, et Sidi Larbi Cherkaoui ont été très humbles en termes d’égo. Ils étaient attentifs, attentionnés, prêts à reporter nos rendez-vous. Sidi Larbi Cherkaoui s’est vraiment rendu très disponible pour partager ce projet. Ce qui est amusant, c’est que lorsqu’il est venu ici, à mon domicile, il s’est senti très rassuré, face au phénomène de notoriété qui sévit autour de lui actuellement. Qu’une structure alternative, au fonctionnement quasi artisanal prenne ce projet en charge le rassurait.

 

Ce texte est une formidable leçon de théâtre !
Absolument ; j’ai d’ailleurs questionné plusieurs fois Sidi Larbi Cherkaoui sans détours à propos de ses deux dernières créations réalisées avec des non-danseurs. Je pensais que ces derniers avaient dû avoir des difficultés physiques à danser, mais Sidi Larbi Cherkaoui m’a répondu qu’il n’y avait pas eu de problème et que lorsque l’on est en scène, on agit et c’est tout.
Son souci en tant que chorégraphe est de faire émerger le geste dans l’instant, un geste neuf à partir d’un corps. Ce sont des choses que l’on retrouve en pratique dans les ateliers de danse. Là, il parvient, au bout du compte, à présenter un spectacle éminemment professionnel et il n’y a pas cette espèce de « regardez je travaille avec des gens qui n’appartiennent pas au domaine de la danse… ». C’est un produit fini et il n’y a aucune ambiguïté ; un spectacle construit, avec une qualité technique et visuelle sans failles.

 

Les termes utilisés dans le livre sont ceux de l’auteur, travailleur social ; ils ne sont pas ceux d’un critique de danse, est-ce ce qui vous a intéressé dans la proposition ? De plus on est parfois dans un langage théâtral plus que chorégraphique (on parle d’acteurs, de metteur en scène…)
C’est vrai, on est dans le « qui, comment, quelle fonction, quel terme »… À la relecture j’avais fait remarquer à l’auteur qu’il utilisait des termes ambigus, lui demandant si c’était un choix. Ce n’était pas un choix mais n’étant pas du monde de la danse, l’auteur ne parvenait pas à qualifier les choses autrement.
Quand j’ai reçu ce texte, je n’avais vu aucun spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui ; j’avais des amis qui aimaient et d’autres qui détestaient, on retombait toujours sur cette question « est-ce toujours de la danse, est-ce encore de la danse ? » (d’ailleurs Sidi Larbi Cherkaoui travaille sur un futur spectacle lié au cirque). Cela m’a intrigué et lorsque j’ai eu le livre entre les mains, je trouvais que l’on pouvait très bien le lire sans avoir vu les spectacles. Il y a une description réelle de l’ambiance et de la scène qui fonctionne très bien. Un regard de spectateur est vraiment donné. Cette façon de parler de plusieurs spectacles d’un point de vue de spectateur pur, au point que celui qui n’a pas vu les spectacles puisse quand même lire le livre et ressentir l’émotion, les interrogations et parfois la gêne qu’ils suscitent est très appréciable.
J’avoue aussi avoir eu en main plusieurs grands textes critiques sur la danse dont certains m’ont vraiment impressionné (par exemple Poétique de la danse contemporaine, de Laurence Louppe, paru aux éditions Chiron en 2000). D’autres sont plutôt des textes journalistiques assez jargonneux, qui tournent en rond et essaient d’ériger la danse en quelque chose d’inatteignable.
Je suis content de voir que l’auteur n’est pas critique ; il n’a pas feint de l’être et n’a pas fabriqué un texte lourd avec des mots complexes, une analyse quasi métaphysique. Il n’en avait techniquement pas l’envie et il a résolument adopté le parti pris inverse de faire un texte simple et j’avoue que c’est aussi ce qui m’a beaucoup plu.

Le questionnement de l’auteur sur la manière de verbaliser les émotions qu’il ressent est aujourd’hui la question incontournable soulevée par le spectacle vivant et la danse en particulier : comment parvenir à mettre en mots ce qui est de l’ordre du visuel, du non-verbal, dans un certain rapport au temps ?
N’est-ce pas aussi une tentative de casser cette forme d’élitisme qui entrave encore parfois la réception de la danse contemporaine ?
Il y a des spectacles très joyeux et drôles. L’intérêt de la démarche de l’auteur, travailleur social dans un centre d’aide par le travail, toujours en relation avec des personnes handicapées, est qu’il adopte ici un point de vue de spectateur. Sidi Larbi Cherkaoui a travaillé en tant que chorégraphe avec un groupe de personnes handicapées. Au final, il propose un spectacle riche en émotions. En réponse à cela, Joël Kerouanton, en tant que personne accomplissant un travail analogue, n’a pas oublié que le but final n’est pas l’insertion des personnes handicapées, mais la construction d’un spectacle qui provoque de l’émotion et qui dise quelque chose. Ce qui revient à se poser des questions sur ce qu’est cette mise en scène, ce travail proprement dit. J’ai bien senti que l’auteur était « soufflé » par cette scène où les acteurs mettent en scène la maternité… Jamais Joël Kerouanton n’aurait osé réaliser cela dans son travail quotidien, ou même l’évoquer ; mais là, oui, il fallait oser, il fallait oser traverser cette idée.
Je crois qu’avec les personnes handicapées, quelles qu’elles soient, mais aussi avec les autres, le geste juste, celui qu’on attend, ne va pas être celui qui sera répété, ce n’est pas forcément le geste dit « technique ». Là, au-delà de toute émotion, le geste a germé, a émergé de manière « naturelle », et cela renvoie à la personnalité très profonde, à l’intime ; à la personnalité même de l’interprète sur scène, de ses possibilités intrinsèques.

Dans l’ouvrage, on peut lire, et cela éveille un sentiment très fort (…) il faut capter la différence par rapport à la personne handicapée… Combattre l’idée du manque chez les personnes handicapées… Sidi Larbi Cherkaoui parvient à provoquer un renversement de la pensée : la personne handicapée apporte du geste, de la matière, de l’émotion.
La personne handicapée transfigure les choses. Je dois dire que toutes les personnes handicapées que j’ai rencontrées sont nées handicapées. Elles possèdent bien en elles la notion de différence, mais pas la notion du manque, puisqu’elles n’ont jamais connu d’autre situation « corporelle » que la leur, d’autres façons d’être, d’autres situations.
Ce livre a révélé, lorsque nous nous rencontrions avec Joël Kerouanton et Sidi Larbi Cherkaoui, ayant tous les trois travaillé mais de manière différente auprès des personnes handicapées, des difficultés concernant la terminologie à employer. Évoquer un des acteurs, Marc, en le présentant comme « trisomique » est très dur mais c’est le vrai terme ; dire « mongolien » c’est absurde, mais dire « personne ayant un problème de chromosome » serait de la pure hypocrisie. Nous étions face à de vrais soucis de dénomination y compris par rapport à d’autres personnes de la troupe parce qu’il y avait aussi des acteurs dits « psychotiques », qui eux ne sont pas des « handicapés ». Nous étions confrontés à ces notions catégorielles complexes où la meilleure solution pour être respectueux était d’utiliser des termes strictement médicaux.
Du coup, nous avons adopté la méthode de Sidi Larbi Cherkaoui. Dans la présentation de ses spectacles, il ne dit pas que la troupe est constituée de danseurs handicapés. Mais l’auteur, et moi en tant qu’éditeur, avons réalisé que ce qui, entre nous, était de l’ordre de l’évidence devenait plus compliqué quand il s’agissait de l’exprimer dans un texte écrit destiné à un grand public. Par rapport aux acteurs c’était rentrer dans quelque chose qui les concernait au premier plan. Nous avons donc préféré nous en abstenir sinon il aurait fallu tout expliquer. Un névrotique n’est pas un psychotique, qui n’est pas un trisomique… etc. C’était assez étonnant de voir que nous étions confrontés à cela et que nous n’avions pas vraiment trouvé de solutions. On voit là combien le monde du handicap, très dense, communique peu (ou pas) avec le reste du monde : on ne sait même pas comment établir les contacts, comment aborder les personnes, et la notion même de présentation devient compliquée.

Ce livre est un texte rare, de fond, sur la danse et le handicap…
Oui, je ne connais pas beaucoup d’autres textes qui traitent de cela spécifiquement.
Je ne m’inquiète pas pour le devenir du livre. Nous sommes une petite structure et nous avons une « bizarrerie » technique : tous nos livres se vendent mieux l’année qui suit celle de leur publication, moment où l’on se diffuse. Comme la presse est toujours un peu tardive et que les libraires attendent la presse, nous sommes dans une logique plus lente. Nous sommes répertoriés dans les FNAC… mais cela n’a pas encore entraîné de commandes car elles attendent de voir ce qui se passe.

En France, Mathilde Monnier a effectué un travail de danse et handicap il y a une dizaine d’années. Mais peu d’initiatives se sont développées par la suite. Connaissez-vous d’autres lieux où un tel travail a été entrepris ? 
Le Canada, la Belgique et la Hollande travaillent beaucoup sur ce genre de choses. La France a un gros déficit dans ce domaine-là.

Est-ce dû à une législation française très protectionniste ?
Oui, mais de manière douteuse. Si vous êtes parents d’un trisomique ou d’un autiste, il peut être pris en charge jusqu’à ses 18 ans mais au-delà, vous devez vous débrouiller. Tous les trisomiques ne sont pas indépendants comme Marc, l’acteur principal, certains sont très dépendants, et il n’y a rien à y faire. Pour les autistes, il y a une grosse structure sur Paris, autrement il n’y a quasiment rien. Les familles vont alors vivre en Belgique car il y a là bas la possibilité d’un suivi en hôpital de jour. Je suis très perplexe par rapport à la France, pays centralisé et étatique, car certains présidents ont été touchés dans leur famille par le handicap. Mais étrangement on est dans un refus total de cela ; c’est assez étonnant.
Les CAT n’ont pas du tout la possibilité de travailler avec des troupes nationales ou internationales. C’est vraiment incroyable. En France un théâtre a beaucoup travaillé avec des sourds profonds, sur la gestuelle de la scène, mais en dehors de cela, ce sont souvent de petites actions ponctuelles. Travailler avec un handicapé physique pose des problèmes structurels mais pas en matière de mode d’approche ; par contre, travailler avec des personnes ayant des difficultés « psychiques » – pour utiliser un terme vaste – est beaucoup plus compliqué. J’ai rarement vu des choses comme ça.
Il faudrait déjà qu’il y ait plus de six CAT artistiques en France.

La danse a ceci de particulier : elle met en avant la dimension émotionnelle et perceptive du corps. Il faudrait donc que les compagnies puissent entrer en contact avec les personnes handicapées qui ont, elles aussi, un rapport à leur corps particulier. Mais comment mettre cela en oeuvre ?
Il ne faut pas non plus tomber dans la parade. L’intérêt de Sidi Larbi Cherkaoui est qu’il se situe totalement hors de la prise d’otage sentimentale, il n’est pas dans le spectaculaire. Il présente son groupe comme un groupe d’artistes, et c’est tout.
C’est sa manière d’être didactique et de casser cette difficulté de réception de la danse contemporaine qui existe encore. Lorsque je travaillais avec des enfants sourds, j’avais fait venir une petite troupe de danse et les enfants étaient émerveillés ; tout d’abord par le côté performance physique, avant l’aspect esthétique du propos. Ils se disaient « c’est ça la danse ? Je peux courir, sauter comme ça ? » Ils voulaient prendre des cours. La notion de narration était pour eux totalement dépassée puisque le spectacle était peu sonore ; ils avaient envie de participer à quelque chose de ce type, et voir d’autres spectacles. Mais évidemment nous n’avons pu faire venir une compagnie, car il aurait fallu la payer et là on est au coeur du problème : comme il n’existe aucune structure permettant la réunion de ces protagonistes, cela ne s’est pas fait. C’était il y a plus de dix ans…

Le rapport entre danse et personne handicapée permet de développer la créativité, l’imaginaire – ce qui est impossible ailleurs et est laissé de côté dans l’ensemble des activités liées au corps qu’ils pratiquent, plus souvent de l’ordre d’une « rééducation ». Là, le travail de Sidi Larbi Cherkaoui leur a permis de creuser cet imaginaire du corps.
Il y a tout de même une notion d’esthétique qui les intéresse. Il ne faut pas être malhonnête, dans le handicap physique ou mental, la personne handicapée a une conscience aiguë d’un manque d’esthétique, d’une image de soi abîmée, même sur le plan psychique, l’image du corps est abîmée. Proposer une sublimation de l’image de son corps par la danse (ou le théâtre) est véritablement un moyen de reconstruire quelque chose et de trouver à exprimer une forme de beauté par le biais d’un corps perçu comme abîmé, y compris par lui-même. Il y a un processus de réconciliation avec soi qui peut être très fort. L’œuvre d’art corporelle atteint vraiment des choses denses en soi, avec tout ce qui concerne le corps, son esthétique et la capacité du corps à être désirable. Ce n’est pas rien d’évoquer en scène des hommes et des femmes qui sont face à des désirs, parfois sexuels. Or la danse permet d’exprimer tout cela. Une manière de dire aux spectateurs de bien regarder le désir mis en scène. Tout n’est pas innocent et le handicap ne retranche absolument rien de l’humanité de l’être. Tout doit pouvoir être envisagé, ce qui est très important.

La sexualité des personnes handicapées est aussi de l’ordre du tabou…
Oui, et ici cela a été transgressé. Ce n’est d’ailleurs pas ce qu’il y a de plus simple à jouer pour les acteurs. Mais c’est intéressant de dire que le corps, handicapé, est là, présent, incarné. Un lien supplémentaire que le spectateur peut accueillir.

Comment avez-vous connu le monde de la danse ?
Pas du tout par la pratique, mais j’ai eu l’occasion de travailler avec Giovanni Lista, historien italien, lors de la préparation de son énorme ouvrage La scène moderne et j’avais fait beaucoup de recherches. Elles m’ont donné une connaissance plutôt théorique de la danse. Je n’avais pas vu beaucoup de spectacles. De là, je m’y suis intéressé davantage, j’ai vu des spectacles et cela s’est accéléré de deux manières. Il m’a proposé le manuscrit des mémoires de Loïe Fuller, Ma vie et la danse, paru à l’origine en 1908 aux USA et en France et qui n’avait jamais été réédité. Il n’était même pas répertorié à la Bibliothèque Nationale : c’était devenu un introuvable. C’était un très beau cadeau de sa part. De là, une collègue de travail très liée au monde de la danse m’a fait découvrir d’autres choses.
D’autre part, le Centre National de Danse nous a contactés à la suite de la sortie des mémoires de Loïe Fuller. J’étais impressionné qu’une structure étatique nous contacte. Nous avons signé deux contrats de coédition : l’un pour un livre concernant les lettres et journaux écrits de 1912 à 1943 par O. Schlemmer (artiste-chorégraphe allemand) dont C. Rabant est le traducteur. L’autre livre concerne Hijikata, fondateur de la danse japonaise butô à la fin des années cinquante. Ce sont des textes courts, des choses étranges et curieuses que la pensée et les réflexions de ce personnage. P. De Voos a commencé le travail de traduction mais nous sommes dans l’expectative car la veuve de Hijikata est décédée il y a quelques mois et nous ne savons pas ce qu’il adviendra aujourd’hui de la poursuite de ce travail.
Ces deux projets sont coédités avec le Centre National de Danse mais dans les deux cas, des difficultés d’ordre technique ralentissent la suite des travaux.

Vous diffusez vous-même vos publications ?
Oui, nous sommes également diffuseurs pour quelques petites maisons amies. En ce qui concerne nos rapports avec les libraires, je dirais qu’il y a trois catégories de libraires. Tout d’abord ceux qui ne travaillent qu’avec les grosses maisons d’éditions et pas avec les indépendants ; ce n’est pas la peine d’essayer de travailler avec eux. Puis ceux qui trouvent nos livres intéressants mais qui n’ont pas envie de nous soutenir parce que s’occuper des petits éditeurs occasionne un surcroît de travail et enfin, il y a les libraires qui ont leur identité et avec qui nous travaillons. Ceux-là sont les moins nombreux, et je peux dire qu’il y en a un pour cent mille habitants, c’est-à-dire un par arrondissement à Paris et dans toutes les villes de plus de cent mille habitants. Nos livres sont donc plus difficiles à trouver dans les villes de moins de cent mille habitants.

Quel type d’ouvrage aimeriez-vous plus particulièrement publier concernant la danse ?
Nous avons – involontairement – créé des livres sur la danse dont la particularité est qu’ils ne proposent pas d’images ; ils sont loin de l’habituel déballage photographique. Rencontres… est un livre à moins de 15 euros, accessible à tous. J’ai des échos de chorégraphes qui auraient envie de faire des choses comme ça. Il y a vraiment beaucoup de possibilités dans ce domaine. Je suis ouvert.

 

Quelles seront vos prochaines publications ?
Courant mars 2005, je vais publier un traité de peinture de Cenino Cenini, qui a été élève de Giotto. Il s’agit du premier traité de peinture de l’histoire occidentale, rédigé en 1437. Il explique comment aborder une toile, comment peindre un visage… et bien d’autres choses. Ce livre est au programme de toutes les écoles d’art italiennes mais, paradoxalement, il est introuvable en France.

propos recueillis par Pascale Orellana le 23 février 2005.

   
 

Joël Kerouanton, Sidi Larbi Cherkaoui… Rencontres, L’œil d’or, coll. « essais et entretiens », 95 p. – 12,00 €.

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Écrire à Grozny – Quinze écrivains tchétchènes face à leur peuple

Pour ne pas oublier la Tchétchénie alors que la Russie est l’invitée d’honneur du Salon du Livre de Paris 2005

Alors que le Salon du Livre de Paris 2005 met à l’honneur la littérature russe, la littérature tchétchène s’y invite. Un débat sur la guerre en Tchétchénie a eu lieu samedi 19 mars avec l’auteur Soultan Iachourkaev (Iakh, nouvelle parue dans l’ouvrage Des nouvelles de Tchétchénie aux éditions Paris-Méditerranée), le Comité Tchétchénie et les éditions Autrement, La Découverte et Paris-Méditerranée. Le président de la Russie, Vladimir Poutine, en visite à Paris, n’a pas jugé bon de se rendre Porte de Versailles – un déplacement qui aurait pu s’avérer houleux.

L’occasion était trop bonne pour Courrier International de rappeler le drame qui se joue aux confins de l’Europe sous la houlette russe. Un précieux dossier de seize pages nous donne une vision d’une littérature qui sait s’exprimer alors même qu’elle ne s’exporte que très peu en France.
De tous temps, les langues française et russe se sont côtoyées. À la cour des tsars, le français était la langue des nobles. Voltaire y avait été accueilli en héros. En France, l’importance prise après guerre par Soljenitsyne découle des Gogol, Tolstoï, Pouchkine et autres Dostoïevski. Plus récemment Nina Berberova chez Actes Sud a perpétué la tradition slave.

Malheureusement, si la littérature russe est omniprésente dans notre paysage livresque, ce n’est pas le cas de la littérature de langue russe. Avec ce dossier réalisé par Laurence Habay, nous avons l’occasion de nous racheter. Quinze auteurs y sont présentés. Très peu sont édités en France. La plupart sont réunis dans un recueil de nouvelles – Des nouvelles de Tchétchénie, publié aux éditions Paris-Méditerranée.

Ils s’appellent Soultan Iachkourev, Moussa Akhmadov, Aza Bazorkina… Leurs noms suffisent déjà à nous faire rêver. On a coutume de dire que lorsqu’on est au coeur de l’Histoire, on redonne naissance à la littérature. La Tchétchénie est depuis trop longtemps en lutte contre le voisin russe. Alors ce n’est sûrement pas un hasard si certains, tel Moussa Guechaev (Les Tchétchènes célèbresZnamenityé Tchetchentsy, 1999), sont des icônes vivantes et de véritables dangers pour Moscou.

La guerre les a façonnés. Certains se sont exilés pour mieux témoigner de ce qu’ils ont vu et vécu. Zamboulat Idiev reproche aux militaires russes de ne pas avoir lu Pouchkine et ne s’étonne plus de leur cynisme. Dans ce dossier du Courrier International, une interview intéressante lui est consacrée.

Le dossier, quoique forcément partial, montre une nouvelle image de cette littérature slave qui nous a tant fait rêver par sa justesse de l’approche de l’humain. Il ne reste qu’à espérer que Des nouvelles de Tchétchénie ne sera pas un coup d’épée dans l’eau, que la brèche ouverte par Paris-Méditerranée va très vite s’agrandir et qu’à l’instar de la Suisse et de l’Allemagne, la France va, à travers ses éditeurs, se pencher avec toute l’attention qu’il mérite sur ce petit pays martyrisé.
À noter que ce dossier comprend une liste exhaustive de sites Internet à consulter pour mieux comprendre la situation chaotique qui règne en Tchétchénie ainsi qu’un index bibliographique qui présente la littérature du pays.

j. vedrenne

   
 

Dossier établi par Laurence Habay, « Écrire à Grozny – Quinze écrivains tchétchènes face à leur peuple », Courier International n°750 (17 au 23 mars), 2005, 16 p. – 3,00 €.

 
     
 

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Entretien avec Thierry Chevillard et Pascale Orellana (Garance éditions)

Thierry Chevillard et Pascale Orellana ont créé Garance éditions. Gros plan sur une maison où l’artisanat prévaut, mais qui a de nombreux projets

 

C’est toujours joie et soulagement, pour un auteur, de voir l’un de ses manuscrits enfin accepté par un éditeur qui publie « à compte d’éditeur » et qui, de surcroît, jouit d’une diffusion nationale. Thierry Chevillard, avocat au barreau de Paris mais qui, en marge de son métier, écrit des textes de fiction et proposa longtemps en vain ses œuvres à diverses maisons, éprouva sans nul doute cette indicible émotion faite d’incrédulité et de ravissement mêlés lorsque Le Serpent à plumes retint son roman The bad leitmotiv et le publia dans sa collection « Le Serpent noir » en 2000. L’année suivante paraissait, dans la même collection, Dolorès Escudo. Beau début de parcours qui hélas tourna court : Thierry dut changer d’éditeur pour que son troisième roman, Ruth Esther Weiller , soit publié. Mais un conflit survint qui sonna le glas des relations cordiales établies avec ce nouvel éditeur…
Ce cheminement difficultueux et éprouvant finit par l’inciter à fonder sa propre maison, avec l’appui de sa compagne Pascale Orellana : Garance éditions. Une maison à peine née, qui fait ses premières armes avec un roman écrit par Thierry –
Le Cabanon – et où l’artisanat prévaut. Mais les projets sont nombreux, et l’enthousiasme de Pascale et Thierry est tel que les obstacles ne devraient guère leur résister…
Parfaitement complémentaires tant dans l’entreprise éditoriale que dans leurs engagements créatifs, ils nous content à deux voix l’histoire de Garance éditions et les ambitions qu’ils nourrissent pour cette nouvelle-née…

 

Comment est née l’aventure Garance éditions ? Pourquoi avez-vous créé cette maison ?
Pascale
C’est le parcours de Thierry qui nous y a conduits : il écrit depuis toujours et a rencontré tellement de problèmes pour publier ses premiers romans que non nous sommes dits, l’été dernier, « pourquoi ne pas fonder notre propre maison ? » – à notre échelle, bien sûr. D’une part nous avions tous les deux des envies d’écriture, Thierry en littérature, moi plutôt dans le domaine de l’esthétique et des arts, et d’autre part, nous avions surtout envie de nous épanouir en publiant nos textes au sein d’une structure qui nous appartiendrait en propre, qui serait le fruit de nos efforts. Et quand Le Cabanon a été écrit, prêt pour la publication, ça a été le catalyseur : nous avons décidé de nous lancer… Une fois le livre imprimé, je me suis chargée de toute la communication et des contacts presse. Nous sommes complètement néophytes, et nous procédons de manière un peu artisanale, mais nous avons pour objectif de devenir de vrais professionnels. Cela dit, nous ne sommes pas pressés : nous nous donnons le temps nécessaire pour apprendre le métier et pénétrer le milieu éditorial.
Thierry
C’est un fait que mes relations avec les éditeurs ont été le facteur déclenchant… Il y a d’abord eu le licenciement de la directrice de collection du Serpent à plumes, avec qui j’ai travaillé pour la publication de mes deux premiers romans. J’étais très attaché à elle et j’ai donc quitté le Serpent, maison avec laquelle je n’ai plus eu de relations. À la suite de cela, je me suis tourné vers une petite maison qui s’appelle Hors Commerce ; il y a eu un véritable élan de sympathie pour les dirigeants de cette maison, et ils ont publié mon troisième roman, Ruth Esther Weiller. Mais quand il a fallu payer les droits d’auteur, ils n’étaient pas au rendez-vous. Je me suis fâché avec eux, et à ce jour ils ne m’ont toujours pas réglé ce qu’ils me doivent. La situation s’est complètement bloquée. Ce sont tous ces problèmes qui nous ont incités à fonder Garance éditions, en commençant avec mon roman, Le Cabanon, qui était prêt. Nous avons préféré nous lancer avec ce texte-là parce que nous avons estimé qu’il était prématuré d’embarquer un autre auteur dans cette aventure pour le moins aléatoire et que la prise de risque était trop grande pour l’imposer à quelqu’un. Pascale parlait d’artisanat, et c’est exactement le terme qui convient : comme nous n’avons ni distributeur, ni diffuseur, c’est nous qui avons décroché le téléphone, contacté les libraires, pris des rendez-vous pour présenter Le Cabanon… nous faisons tout nous-mêmes, avec simplicité – et lenteur, sans doute, mais peu importe : c’est notre travail, et ça nous plaît.

 

Ce nom, Garance éditions, est-ce que ça a un rapport avec le film de Marcel Carné, Les Enfants du paradis  ?
Pascale

Euh, non, pas vraiment… c’est tout simplement le prénom de notre fille qui a deux ans ; on voulait lui faire un petit signe, et c’est aussi une façon de montrer que c’est un projet à long terme.

 

Êtes-vous référencés sur des librairies en ligne comme amazon ?
Pascale

Nous sommes référencés sur amazon, lelibraire.com, et aussi à la FNAC. Mais ce n’est pas une mince affaire que d’arriver à cela : il a fallu plus d’un mois pour que ces sites de vente en ligne nous référencent. Quant à la FNAC, il faut, en fait, procéder magasin par magasin, et attendre après la décision d’un jury qui lit les livres avant de les accepter ou de les refuser. Nous avons donc commencé par les FNAC parisiennes, puis peu à peu nous allons prospecter en province.

 

C’est une bonne chose d’être référencé en ligne…
Thierry

Oui, tout à fait. Et puis nous essayons d’être présents sur les salons : c’est un excellent moyen de nous faire connaître. Nous distribuons le livre, avec des cartes postales que nous avons créées exprès pour Le Cabanon… et comme j’ai trois autres livres publiés, je m’efforce d’en avoir quelques exemplaires ; sur les stands, je me retrouve avec quatre ouvrages différents, et ça aide les gens à nous situer. Ce n’est pas une démarche facile d’aller ainsi sur place, au contact direct des lecteurs – souvent les gens hésitent, prennent une carte postale, le dossier de presse, s’en vont… puis reviennent vers le livre – mais en même temps c’est une expérience extrêmement intéressante. 

Est-ce que vous partez avec une ligne éditoriale définie ou bien allez-vous fonctionner au coup de cœur, à partir d’un manuscrit qui vous aura séduits et pour lequel vous pressentirez qu’il y aura de bonnes possibilités de diffusion ?
Pascale

Pour le moment, nous sommes au tout début de l’aventure, aussi vaudrait-il mieux, je pense, parler de projets et d’envies qui nous tiennent à cœur plutôt que de « ligne éditoriale » à proprement parler. Mais l’on peut d’ores et déjà dire que nous ne ferons pas de littérature « people », comme ça se fait beaucoup en ce moment. C’est pourtant ce qui se vend et les libraires sont submergés par les envois des gros éditeurs qui sont dans ce registre-là. Ils savent néanmoins que c’est en dehors de tout ça que les choses intéressantes se passent, même s’ils n’ont plus de place dans leurs rayons pour des textes comme le nôtre, et ils croient beaucoup dans les « petites » maisons qui sont, elles, au cœur de la création. En ce qui nous concerne, nous avons encore peu de moyens, et de nombreuses idées à développer pour l’année qui vient et celle d’après, mais nous allons tout de même rester ouverts à tous les manuscrits : quand a posteriori on considère le parcours de Thierry, qui a envoyé tant de textes par la poste avant d’être contacté par la directrice du Serpent noir, on se dit que l’on doit savoir être attentif à tout ce qui pourrait nous être proposé. Et de fait, nous nous exposons au coup de foudre imprévu…
Thierry
Dans le futur, nous nous orienterons sans doute vers une structure bicéphale, si l’on veut : Pascale aimerait développer un secteur artistique avec des livres d’esthétique ou de critique, concernant non seulement la danse contemporaine, qui est son domaine, mais aussi les autres arts, tandis que je m’occuperais de la partie littérature. Une littérature fine, intelligente, qui ne serait ni banale, ni formatée mais qui en même temps serait susceptible d’attirer de nombreux lecteurs – et donc d’intéresser les libraires. Autrement dit, une littérature à la fois accessible et exigeante…

 

Ce secteur artistique que vous souhaiteriez développer sera-t-il plutôt orienté  » beau livre  » ou essais, ouvrages critiques… ?
Pascale

J’aurais envie de dire « les deux » ! mais il ne faut pas oublier le côté commercial ; pour les livres d’art comme pour la littérature, il y a un marché dont il faut tenir compte. Et le « beau livre » représente des coûts de fabrication extrêmement élevés. Aussi allons-nous tenter de recourir au mécénat. Nous avons d’ailleurs déjà quelques pistes, notamment par rapport à un ouvrage que nous projetons de réaliser – mais dont nous ne pouvons bien évidemment rien révéler sinon qu’il n’a pas encore été fait, qu’il alliera textes et photographies, et que ce sera un beau livre à offrir, un peu dans la lignée de La Terre vue du ciel, de Yann Arthus-Bertrand.
Et puis j’aimerais aussi publier, par exemple, de petits livres de critique d’une cinquantaine de pages qui pourraient être soit destinés au grand public – voire aux enfants, pourquoi pas… – soit aux « fondus » ultraspécialisés dans l’art contemporain qui souhaiteraient approfondir tel ou tel point de détail… Ou encore aller à la rencontre des artistes et publier des séries d’entretiens et de portraits. Mais nous n’en sommes encore qu’aux balbutiements, et j’ignore comment la maison va évoluer. En tout cas, nous allons tout mettre en œuvre pour mener à bien ces projets.
Thierry
Dans cette perspective-là, je suis en train d’écrire, avec un ami, un livre grand public que nous allons sans doute sortir chez un autre éditeur, de façon à ce qu’il ne coûte rien à Garance éditions. Mais les droits d’auteurs qu’il va générer seront réinvestis dans la fabrication de ces livres d’art qui, eux, pourront paraître sous le label de Garance éditions.

 

Vous a-t-on déjà proposé des manuscrits ?
Pascale

Oui ! Nous avons reçu trois manuscrits ; ça prouve que le nom de Garance éditions commence à être connu et cela est très satisfaisant pour nous, mais on se demande quand même par quels chemins ces auteurs ont eu vent de notre existence. Et du coup nous nous retrouvons dans une situation délicate : nous les avons lus, bien sûr – enfin, nous n’avons pas tout à fait fini de lire le troisième – mais quel que soit notre sentiment nous ne pouvons en publier aucun ! sur le plan financier, tout l’argent dont nous disposions a été investi pour la publication du Cabanon
Thierry
En fait nous avons surtout été frustrés par rapport au premier texte que nous avons reçu, qui était vraiment très intéressant. Il y était question du soleil, d’une manière un peu folle, mais l’auteur arrivait à faire sentir la puissance du soleil – et ça c’est extraordinaire – uniquement par la grâce des mots qu’il employait : ce manuscrit m’a donné chaud, je transpirais littéralement en le lisant ! Mais ce texte étonnant ne comportait pour ainsi dire pas d’histoire. Et nous avons craint de ne pas pouvoir intéresser les libraires à une œuvre de ce genre. Le second manuscrit qui nous a été proposé ne correspondait pas du tout à ce que nous voudrions publier – c’était une histoire banale, pas très bien écrite – et le troisième, comme l’a dit Pascale, nous ne l’avons pas encore terminé. De toute façon, nous n’avons pas pour le moment l’aisance financière nécessaire pour publier un autre livre tout de suite ; donc nous continuons de travailler sur la promotion et la diffusion du Cabanon, en essayant de faire rentrer de l’argent sur le compte. Lorsqu’une nouvelle publication sera possible, si nous choisissons un manuscrit que nous aurons reçu, nous mettrons les choses bien au clair avec l’auteur : nous travaillons sans diffuseur, uniquement sur la base d’un contact direct avec les libraires. Et advienne que pourra…

 


 

Thierry, est-ce que votre métier d’avocat vous fournit souvent la matière de vos romans ?
Non, mon métier ne me suggère pas la matière de mes romans – la vie de tous les jours offre sans cesse au romancier d’innombrables sujets à croquer ; se balader dans la rue, observer les gens, c’est puiser des idées de romans ; rester assis à son bureau, c’est réfléchir à des romans. En revanche, pour les romans noirs, mon expérience d’avocat, ma pratique du pénal m’ont permis de recréer au plus juste les ambiances, les procédures. Les critiques ont d’ailleurs salué la façon dont j’ai restitué tout cela parce qu’en général, les romans policiers n’ont pas cette exactitude ni cette précision dans la description des procédures. Mais en dehors de cette assise « documentaire », si je puis dire, mon métier d’avocat n’entre pour rien dans les idées de romans que je peux avoir.

 

Comment naissent vos romans, en règle générale ? à partir d’un nom, d’un lieu, d’une anecdote qui va vous accrocher ?
C’est assez difficile à expliquer… ce sont des choses diffuses, vagues, qui flottent dans mon cerveau sans que je sache vraiment pourquoi ou comment. Une idée arrive, me hante, stagne là pendant un moment… c’est un peu comme si ma tête était un bocal et l’idée un poisson rouge qui va tourner en rond dedans. Puis un jour je sens émerger quelque chose qui commence à être structuré, cohérent, et là je me lance dans l’écriture. À partir de ce moment, le jet sort assez rapidement : Le Cabanon s’est écrit en un mois, les deux romans noirs en un mois et demi deux mois… par contre, Ruth Esther Weiller m’a demandé un an de travail ; mais le sujet était très lourd à porter : ce roman retrace une histoire d’amour dans un camp de concentration, entre une femme juive et un SS. Une véritable histoire d’amour, j’insiste là-dessus, où l’amour est réciproque : la femme juive aime le SS et le SS aime la femme juive, il n’y est pas du tout question de rapports maître/esclave. 
Voilà grosso modo comment je fonctionne. Mais pour le travail que j’ai entrepris avec un ami – ce livre « grand public » dont je parlais tout à l’heure – les choses se passent différemment. D’abord parce qu’il s’agit d’un travail à deux ; chacun a donc renoncé à sa méthode habituelle
de manière à pouvoir s’investir dans une création vraiment commune : personnages, situations… etc. sont le fruit d’une concertation constante, d’une vraie collaboration. Et puis nous souhaitions que ce livre, qui est une sorte de thriller d’anticipation, soit porteur d’un message – nous avons donc réfléchi en tout premier lieu à ce que nous voulions dire avec ce roman et c’est à partir de cela que les personnages et l’intrigue ont été créés. De plus – ça peut paraître trivial de le dire aussi clairement – nous écrivons ce livre pour générer des droits d’auteur ; il est destiné au grand public. C’est donc une démarche totalement différente par rapport à ce que j’écris d’habitude : je ne cherche pas à faire passer de message ; j’essaie juste de susciter l’intérêt du lecteur pour le texte, pour les mots qui le composent, en espérant que ceux-ci s’impriment dans son esprit. Et puis je sais aussi que des livres comme ceux que j’ai publiés ont une diffusion assez confidentielle ; mais peu importe : je sens qu’ils creusent leur sillon peu à peu, à travers ce que les gens m’en disent après les avoir lus.

 

En ce qui concerne Le Cabanon, vous l’avez écrit à la première personne, or ce « je » est féminin. Ça m’amène à vous poser une question classique : comment s’établit la relation avec vos personnages ? comment la vivez-vous ?
J’ai choisi d’écrire les deux polars, Ruth, et Le Cabanon à la première personne pour abolir la distance entre le lecteur et l’auteur. Or pour y parvenir, il me fallait d’abord tuer celle qui me sépare des personnages, et cela supposait que je sois la personne qui raconte. En devenant cette personne, je fais mien son point de vue et c’est par ce seul prisme-là que le monde sera restitué dans le texte. Le « je  » oblige à aller jusqu’au bout du personnage narrateur. L’emploi de la première personne est une technique très intéressante pour moi parce qu’en abolissant la distance entre le lecteur et l’auteur, elle évite tout mécanisme de défense. C’est un peu comme si le lecteur épousait le texte – et c’est exactement ce que je souhaite amener.

 

Puisque vous devenez le personnage narrateur à chaque roman, vous faut-il nécessairement le tuer au dénouement pour pouvoir passer à un autre roman – et donc à un autre personnage ?
Non, pas forcément… une fois que le livre est terminé, ce personnage et ceux qui l’entourent ne m’appartiennent plus ; ils ne me hantent plus. Je ne veux pas dire qu’ils m’abandonnent, mais ils ont leur propre existence. Il y a une sorte de phénomène psychologique qui se met en place, et la cohabitation prend fin en douceur. De plus, celle-ci est de courte durée puisque ma phase d’écriture ne dure pas longtemps.
Et je dois dire qu’il y a une foule de personnages qui vivent dans ma tête ! Mais tout se passe très bien avec eux : c’est une grande famille (rires)…

 

Et pendant ces phases de cohabitation, comment se passent les choses pour Pascale ?
Pascale

Tout se passe très bien ! le travail d’auteur de Thierry n’interfère absolument pas dans la sphère privée. Je ne perçois pas de changements de comportement – Thierry reste toujours très attentif à tout ce qui se passe autour de lui, sur le plan familial et professionnel – mais son implication dans l’écriture se traduira, par exemple, par des silences soudains au cours d’une discussion, ou par une sorte d’absence tandis qu’il est devant la télé – il est manifeste qu’il ne voit pas ce qui s’y passe. Mais cela n’a aucune incidence sur la vie quotidienne. Et puis une fois le livre terminé, les personnages sont évacués, laissés aux lecteurs.

 

Et lorsque vous regardez la télé pendant vos périodes de création, c’est avec les yeux de Thierry Chevillard ou ceux du personnage qui vous habite ?
Non, non, c’est avec les yeux de Thierry Chevillard (rires). Mais ces périodes-là me demandent une concentration extrême, et j’essaie de m’affranchir assez rapidement de mes obligations professionnelles de façon à pouvoir m’immerger dans l’écriture le plus possible.

 

C’est fascinant, cette étroitesse des liens qui vous unissent à vos personnages pendant l’écriture et en même temps cette facilité que vous avez à vous en déprendre, et aussi cette faculté que vous évoquez de rester toujours attentif à ce qui se passe autour de vous…
Oui, c’est étonnant, mais je n’arrive pas à analyser ce phénomène. Je sais que les choses se déroulent comme ça – et heureusement, parce que dans le cas contraire, ce serait trop handicapant – mais sans pouvoir en dire plus, ce serait trop complexe. Quand j’écrivais Ruth, cependant, ç’a été un peu différent, d’abord parce qu’à l’époque je vivais seul – j’étais donc 24 heures sur 24 avec mon personnage – et ensuite parce que la phase d’écriture a été beaucoup plus longue qu’à l’accoutumée. À tel point qu’après avoir terminé ce livre, j’avais vraiment l’impression d’avoir vécu dans les camps ; tout était une évidence pour moi. Et les lecteurs l’ont ressenti : quelqu’un m’a même dit qu’il avait littéralement senti l’odeur des cadavres en lisant le texte. Quand j’écrivais « je passe par telle allée, devant tel baraquement… » c’était évident que la boue était là, que j’ouvrais la porte et qu’il y avait cent lits devant moi… Et pour les autres livres le phénomène a été le même ; les gens avaient l’impression de rentrer dans la peau du flic ou de la nana voyou parce que moi-même je l’avais endossée. Mais tout en maîtrisant la situation ! je n’ai pas fermé le cabinet pour aller buter quelqu’un ! (rires)

 

Si vous ne maîtrisiez pas, vous ne seriez plus du coté de l’écriture, mais de celui de la folie..
Thierry

Oui, tout à fait.
Pascale
L’image qui me paraît le mieux traduire ce qui se passe quand Thierry écrit, c’est celle d’un homme en train de nager dans l’océan, puis qui regagne la plage : quand il s’enferme dans son bureau pour écrire, il nage dans son roman, dans son histoire. Mais lorsqu’il quitte son bureau, il est totalement présent et disponible pour d’autres choses.
Thierry
En fait pendant la période de création, ma vie se compartimente très nettement : il y a d’un côté la vie professionnelle et de l’autre l’écriture. Les contraintes professionnelles passent après l’écriture, mais en cas d’événement majeur, bien sûr, c’est une autre hiérarchie qui se met en place d’elle-même. 

 

Est-ce qu’un livre comme Le Cabanon – où il est beaucoup question de maladie mentale – vous a demandé un gros travail de documentation ?
Thierry

Non, en fait je sens les choses en moi. Sans être mentalement perturbé, je pense pouvoir sentir ce dont on est capable quand on l’est. Et puis j’ai un fonctionnement mental qui m’emmène très loin dans la création de mondes, de personnages ; je me retrouve au bord, non pas d’un précipice, mais de quelque chose d’étrange, de curieux – d’anormal si vous voulez, et donc il me suffit de me pencher un tout petit peu au-dessus de ce qui s’ouvre, de m’interroger sur ce que je suis pour capter des éléments me permettant de créer un personnage comme Laura [la narratrice du Cabanon – NdR]. Certains lecteurs m’ont dit que le comportement de Laura n’était pas vraisemblable, qu’il était impossible d’être malade à ce point et d’en avoir une conscience aussi aiguë. Moi je réponds que c’est tout à fait possible – je sais, par exemple, qu’il y a un objet en particulier qui pourrait me rendre fou, qui à lui seul pourrait me faire basculer dans la folie : je souffre d’un trouble en en étant parfaitement conscient ; cette critique que l’on m’a opposée n’est donc pas fondée. Je pense en fait que cette réaction provient de l’effroi que peut causer Le Cabanon… C’est un roman effrayant parce qu’il questionne des zones très obscures, très archaïques de la sexualité humaine ; et pour en accepter le propos, pour ne pas être trop effrayé, il faut je pense avoir eu au préalable une réflexion sur la sexualité. Et les lecteurs qui ne se seront jamais penchés sur la question risquent d’être déstabilisés par ce texte qui fait remonter des angoisses très profondes, très secrètes.
J’ai d’ailleurs constaté une véritable différence d’approche de ce roman selon qu’il était lu par des hommes ou par des femmes. Chez les lectrices, j’ai pu ainsi percevoir deux catégories : celles qui abordent le personnage de Laura en étant fortifiées intellectuellement parce qu’elles ont déjà menée une réflexion d’ensemble sur la sexualité, et celles qui ne se sont jamais préoccupées de cette question. Tandis que chez les lecteurs, les réactions sont à peu près homogènes : à quelques exceptions près, ils ont reçu ce texte comme une sorte de roman érotique, avec des scènes frôlant la pornographie mais sans comprendre ce qui se dit réellement dans ce livre. Et cela vient, à mon sens, de ce que les hommes réfléchissent rarement à leur propre sexualité.
Pascale
Je ne peux bien sûr pas me mettre à la place d’un homme lisant Le Cabanon, mais je conçois que ce livre puisse le choquer, le bloquer… Au fil des chapitres, ce sont des choses très dures qui lui arrivent en pleine figure, il se retrouve face à des tabous qui sont là, écrits noir sur blanc, sans détour et sans fausse pudeur mais sans exhibitionnisme, avec des mots ordinaires, pareils à ceux qu’emploierait un journal. Or nous sommes dans une société judéo-chrétienne, où c’est l’homme qui « porte » la sexualité et la vit comme quelque chose d’établi, qui n’a pas à être questionné ou remis en cause.

 

Pascale, quel est votre rôle par rapport à la création de Thierry ? Êtes-vous sa première lectrice ?
Pascale

Quand Thierry commence à écrire, cela signifie que les grandes lignes du roman sont déjà tracées dans sa tête et qu’il sait d’où il part et où il veut arriver. Et tant qu’il n’a pas mis le point final à son roman, rien ne filtre : il ne me dit ni de quoi ça parle ni ce que ça évoque – et je ne peux bien sûr rien en lire ! c’est lui qui relit, corrige modifie, et ce n’est qu’une fois la première mouture aboutie que je peux lire le texte. Et là je me contente de lire, pour bien m’imprégner de l’histoire, mais je n’intervienspas,jeneluidonnepas<FONTFACE=VERDANASIZE=2>de conseils.
 

Et vous Thierry, quel est votre rôle par rapport à l’écriture de Pascale ?
Thierry

Quand elle a terminé ses écrits, je les lis et lui dis ce que j’en pense, tout simplement. Pascale a une grande force : quand elle voit un tableau, un spectacle, elle en saisit tout de suite les points fondamentaux, et elle sait transmettre cela en écrivant. Elle a vraiment un oeil fait pour la critique esthétique.
Pascale
J’ai souvent travaillé pour des revues d’art et des sites consacrés aux arts plastiques, à la danse ; j’ai donc assisté à de nombreux spectacles et vu beaucoup d’expositions, ce qui a exercé mon regard, mon esprit analytique et critique. Mais quand j’écris un article, je suis tellement absorbé par mon sujet que je commets des erreurs sans m’en rendre vraiment compte, par exemple laisser traîner des répétitions, ou employer des phrases peu claires. Je donne donc mes textes à lire à Thierry qui n’est pas un spécialiste de l’art. C’est un très bon test : quand il me dit qu’il ne comprend pas tel ou tel passage, je sais que je dois le revoir !

Thierry, vous évoquiez tout à l’heure les nombreux textes que vous aviez écrits avant d’être publié, envisagez-vous de les sortir sous le label de Garance éditions ?
Les deux premiers textes que j’ai écrits ne seront jamais publiés parce qu’ils sont trop mauvais ! mais je ne regrette pas de les avoir écrits : ça m’a forgé la main, l’imagination, et ça m’a permis de passer du « il » au « je ». Mais derrière les quatre romans effectivement publiés, il y a toute une masses de textes inédits : des romans, et du théâtre – j’ai écrit quatre pièces qui me paraissent intéressantes, notamment une version théâtrale du Cabanon qui s’appelle Laura 1,2,3. Laura est seule sur scène, placée dans un demi-cercle de miroirs, elle a des écouteurs sur les oreilles, un micro, et elle entend la voix des hommes. Elle mime la sexualité que les hommes sollicitent, et la pièce retrace son parcours pendant une journée de téléphonie érotique. Je trouve que sous cette forme, le personnage de Laura est poussé encore plus loin que dans le roman ; le choc est encore plus violent. Or le théâtre est extrêmement difficile à faire publier, et avec les droits d’auteurs générés par le livre grand public que je prépare, j’aimerais éditer mon théâtre qui je crois a une vraie densité.

Ces pièces ont-elles été jouées ?
Thierry

Hélas non.
Pascale
Ça c’est encore un autre parcours du combattant !
Thierry
Mais malgré tout je voudrais les éditer pour qu’elles circulent. Ces textes, j’y crois vraiment beaucoup !

Bibliographie de Thierry Chevillard

ROMANS NOIRS
The bad leitmotiv (Le Serpent à plumes coll. « Serpent Noir », 2000 / Gallimard coll. « Folio policier », 2002)
Dolorès Escudo (Le Serpent à plumes coll. « Serpent Noir », 2001)

ROMANS
Ruth-Esther Weiller (éditions Hors Commerce coll. « Hors Bleu », 2002 – mention spéciale ADELF 2002)
Le Cabanon (Garance éditions, 2004)

Thierry Chevillard propose des extraits de ces livres sur son site, où il présente par ailleurs d’autres textes non publiés. Pour avoir un aperçu de son univers, une visite on-line s’impose :
www.thierrychevillard.com

 

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 7 septembre 2004.

Garance éditions
39, rue Desnouettes
75015 PARIS

 
     
 

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Entretien avec Serge Safran (editions Zulma)

Depuis 1991, année de sortie du premier livre portant le label Zulma, cette petite maison d’édition a parcouru un grand chemin

Tandis qu’il enseignait les lettres, Serge Safran publia quelques ouvrages. Puis il s’occupa d’une revue, travailla beaucoup pour Le Castor astral – autant dire qu’il aborda le livre par toutes ses facettes… si l’on excepte la vente directe puisqu’il n’a jamais été libraire. Il est maintenant éditeur à plein temps, à la tête des éditions Zulma, maison qu’il a co-fondée avec Laure Leroy il y a treize ans.
Zulma… Derrière ce prénom féminin au doux parfum de désuétude se tient une « petite structure » éditoriale qui n’a de désuet que cet amour véritable du livre et de la littérature que l’on ne trouve plus que rarement – et au nom duquel on n’hésitera pas à travailler à partir d’un authentique manuscrit pour peu que le texte en vaille la peine…

Zulma est née en 1991…
Serge Safran :
En 1990 officiellement, mais le premier livre est sorti en 1991, en effet.

 

Donc vous avez treize ans… est-ce que ce treize est une échéance importante ?
Non, le nombre d’années n’a pas d’importance en soi bien que l’on parle souvent de « paliers décisifs » en ces termes-là (les 10 ans, les 15 ans d’une maison… etc.) Ce qui est pertinent, c’est le moment où l’on atteint un équilibre financier, celui où l’on dépasse cet équilibre en commençant à faire des bénéfices et enfin celui où l’on devient autonome en réinvestissant ces bénéfices dans de nouveaux emplois de façon à agrandir une structure. En ce qui me concerne, l’échéance décisive est intervenue quand j’ai renoncé à l’enseignement – profession qui assurait mes revenus – pour me consacrer entièrement au métier d’éditeur.

 

Zulma est née dans le Gers. Que reste-t-il de la maison, là-bas ?
Il n’y a que le siège social. En fait, la « naissance » de Zulma dans ce département relève un peu du hasard puisque ni Laure Leroy ni moi ne sommes originaires de cette région… Mais l’un des cofondateurs avait des entreprises là-bas et l’on a trouvé que c’était pratique d’avoir le siège social au même endroit. Nous étions donc physiquement installés dans un petit village, d’où nous avons déménagé pour aller à Toulouse – où nous avions les inconvénients de la grande ville sans avoir les avantages d’une capitale – que nous avons fini par quitter pour venir à Paris. Comme nous n’avions pas vocation à être un éditeur régional, nous ne voyions aucun avantage à être un éditeur généraliste « en région ». Et puis force est de convenir qu’en matière de vie littéraire, les événements majeurs se passent à Paris…

 

Quand vous avez commencé, vous disposiez ddéjà d’un certain nombre de livres prêts pour la publication – un catalogue en quelque sorte – ou bien votre production s’est-elle faite au coup par coup ?
Nous avons démarré avec un ensemble de textes qui se répartissaient dans trois collections différentes – érotisme, récits de voyage et littérature générale (auteurs français et étrangers confondus). Nous savions parfaitement ce que nous voulions, et nous avons développé d’abord ces trois secteurs-là. Puis, peu à peu, nous avons créé de nouvelles collections mais avec prudence : nous sommes une petite structure qui doit d’abord affirmer son identité, habituer les gens à sa présence à travers quelques publications bien définies. On ne s’étonne guère de trouver une multitude de collections différentes chez un gros éditeur, mais si une petite maison affiche un catalogue apparemment disparate, on ne comprend plus ses intentions ni son positionnement. D’où la nécessité d’être vigilant, et surtout de soigner la communication dès qu’on lance quelque chose de nouveau. Il est bien sûr possible de jouer la carte de la spécialisation et de se cantonner à un seul secteur très précis, mais en ce qui nous concerne, nous recherchons plutôt la diversité, nous sommes ouverts à tout ce qui se passe et nos options évoluent au fil des événements. Et puis nos intentions doivent être modulées en tenant compte de ce que font les autres éditeurs… par exemple, nous voulions dès le départ publier de la littérature française contemporaine. Mais il y a une telle concurrence dans ce domaine que nous avons dû nous freiner ; et en littérature étrangère nous avons assez vite renoncé par exemple à publier des auteurs anglo-saxons parce que nous avons bien compris que le secteur était occupé de tous les côtés et qu’il était très difficile de s’y immiscer. Fort heureusement, il y a encore des terrains vierges en littérature étrangère que les gros éditeurs n’ont pas beaucoup explorés, comme la littérature coréenne – que nous avons d’ailleurs rencontrée un peu par hasard et qui se trouve correspondre à ce que Laure Leroy et moi aimons en littérature asiatique. Nous avons donc commencé à publier plusieurs auteurs coréens, des « classiques » et des contemporains avec lesquels d’ailleurs nous nous entendons très bien, et aujourd’hui, nous sommes l’éditeur étranger qui publie le plus d’ouvrages coréens à l’échelle mondiale ! Mais nous avons aussi été les premiers à publier une traduction des Kama sûtra directement à partir du sanskrit, et l’année prochaine, nous allons nous lancer dans la littérature indienne. Et il convient de souligner que toutes nos traductions sont faites à partir des langues d’origine.

 

Comment se passe la création d’une collection ? Vous partez d’un concept de base et vous recherchez des textes pour l’alimenter, ou bien la collection naît-elle d’une accumulation de manuscrits qui doivent être accueillis ?
Les deux ! par exemple la collection « Grain d’orage » est née d’une accumulation de manuscrits atypiques qu’on trouvait très bien mais qui ne correspondaient à aucune des normes habituelles de format – c’étaient même parfois des livres qui avaient été refusés ailleurs à cause de leur brièveté. Et on s’est dit que si un livre était bon, on ne devait pas le priver de publication sous prétexte qu’il est court. Mais il arrive aussi qu’on parte d’une idée, en pensant que ça correspond à une attente, à un besoin. Et comme on ne peut être fixé qu’en passant à l’acte, on s’efforce de concrétiser les idées quand elles se présentent ; ensuite, on rectifie le tir selon les réactions. C’est en suivant ce chemin qu’on a lancé notre collection « Le Ranch de la Pleine Lune » : nous avons eu envie de faire des livres de jeunesse mais sans avoir de manuscrits disponibles dans ce registre-là. Et puis la jeunesse est tout de même un domaine très particulier ; comme nous avions une expérience en matière de livres spécialisés sur les chevaux, nous avons imaginé qu’en publiant des livres de jeunesse qui évoqueraient le monde du cheval, nous aurions déjà un public susceptible de s’intéresser à ces publications. N’ayant pas trouvé en France ce que nous cherchions, nous avons acheté une série anglo-saxonne de romans pour enfants – de huit à seize ans – que nous avons fait traduire. Mais nous ne nous en sommes pas tenus là ! nous avons ajouté des dessins originaux et un « cahier « éthologique » qui, à la fin de chaque volume, reprend quelques thèmes du roman et les explique au lecteur – par exemple, si dans le roman une jument met bas, le cahier éthologique expliquera comment se déroule un accouchement, les problèmes qui peuvent survenir, la conduite à tenir avec la jument… etc. Quand nous reprenons des textes existants, nous avons pour principe de leur ajouter toujours un « plus » éditorial ; nous ne faisons pas partie des « poids lourds » de l’édition, aussi devons-nous innover sans cesse pour attirer l’attention sur notre travail ; c’est une contrainte, mais c’est très stimulant.

 

Qu’en est-il de votre collection de récits de voyages, « Hors Barrière » ?
C’est une collection qu’on a plus ou moins mise en sommeil, mais elle n’est pas arrêtée ; on a simplement exploré d’autres secteurs au lieu de continuer d’exploiter davantage celui-là car l’intérêt pour les récits de voyage, qui a été très fort à une époque, a nettement diminué. Mais sans tarir tout à fait et d’ailleurs les livres de la collection ont un public, ils continuent à circuler et à se vendre.

 

Qu’est-ce qui vous a poussé à créer « Zulma Poche » au printemps dernier ?
Il y avait longtemps que nous avions envie de lancer cette collection de manière à pouvoir remettre en circulation quelques livres qui avaient eu un certain retentissement en grand format et qui étaient presque épuisés. Si la demande demeure à peu près constante, on le réimprime, mais comme on ne peut pas le remettre sur le marché dans les mêmes conditions – il y a déjà eu au moment de la première publication une mise en place chez les libraires et une campagne d’envois à la presse – on le sort en format de poche. Proposer à nouveau à la vente un titre ancien mais sous un format différent et surtout à un prix moindre permet de lui donner une seconde vie – c’est sur ce principe-là que fonctionnent les éditions de poche. Mais nous sommes encore jeunes et nous n’avions que deux ou trois titres qui répondaient aux critères que je viens d’exposer – notamment le premier roman d’Ella Ballaert, Mary Pirate. Aussi avons-nous assigné à « Zulma Poche » d’autres objectifs que de « ressusciter » nos anciennes publications : par exemple récupérer les textes d’auteurs que nous aimons et que nous publions mais qui sont sortis chez d’autres éditeurs et sont épuisés – c’est alors une question de négociations entre nous, l’auteur, et l’éditeur qui ne commercialise plus le(s) livre(s) en question.
Enfin, nous alimentons ce catalogue de poche par des livres dont les auteurs sont décédés et dont il faut retrouver les ayant-droits – à moins qu’ils appartiennent au domaine public, comme La Fille Élisa, d’Edmond de Goncourt qui sort cet automne ou Le Rayon vert, de Jules Verne, que nous allons sortir au printemps prochain. Mais là, nous nous heurtons au problème de la concurrence : comme nous ne pouvons pas accompagner le livre d’un appareil critique conséquent, à l’instar d’un gros éditeur – cela exigerait un travail qui nous obligerait à commercialiser l’ouvrage à un prix trop élevé – nous le proposons sous une forme « dénudée » si j’ose dire ; le texte « nu ». De toute manière, nous n’avons pas pour but de faire de l’édition universitaire ou pédagogique ; l’idée qui nous guide, c’est de publier un texte pour le pur plaisir de la lecture. Cela ne veut pas dire que nous n’établissons pas le texte, loin de llà ! au contraire, exhumer des textes anciens demande un soin tout particulier et des recherches très poussées, et pour cela, nous faisons en général appel à des spécialistes. Simplement nous ne mentionnons pas les variantes et corrections qui différencient les diverses éditions que nous consultons. Cela dit, nous nous exposons toujours au risque qu’un autre éditeur sorte le même texte « nu » à un prix inférieur au nôtre. Mais ça demeure un risque minime, car avant de nous décider à publier un titre comme La Fille Élisa, nous prenons soin de nous renseigner sur d’éventuels projets qui seraient dans l’air… La collection de poche est un débouché idéal pour tous ces ouvrages du XVIIIe ou du XIXe siècle qui demandent beaucoup de travail d’établissement du texte et qui reviendraient trop cher à fabriquer en grand format, d’autant que nous ne sommes pas certains qu’ils trouveront leur public. Et puis dans cette collection, on casse les cloisons entre les siècles, les genres.

 

« Zulma poche », comparé à « Vierge folle », « Hors barrière » ou encore « Quatre-bis » pour les polars, est étrangement simple… d’où viennent les noms de vos collections ?
Ceux que vous citez sont tirés des Amours jaunes de Tristan Corbière. Comme c’est chez lui que nous avons trouvé Zulma – qui est un prénom féminin relativement courant aux XVIIIe et XIXe siècles, que l’on peut lire chez Crébillon entre autres – nous avons décidé de décliner les noms de nos collections à partir de son œuvre. À chaque fois que nous créons une collection, on cherche son nom en priorité chez Corbière – en prenant garde bien sûr que le nom reste facilement identifiable par les lecteurs. Ce qui, il faut le dire, n’est peut-être pas le cas de « Quatre-bis »… c’est une référence à la cellule où Corbière aurait été soi-disant incarcéré pendant quelques jours – et cela nous a amusés de donner ce nom-là à la collection policière. Mais si l’on ne trouve rien qui convienne chez Corbière, alors on cherche autre chose – et c’est ce qui s’est passé pour la collection de poche.

 

Chaque collection a-t-elle une périodicité de parution fixe et régulière, ou bien vous adaptez-vous en fonction des arrivées de textes ?
En fait publier un livre relève d’une véritable gymnastique d’équilibre des parutions, liée à la vie du livre en général et qui n’a pas de rapport direct avec la question des collections. Il est des textes qu’il est préférable de sortir à tel moment, d’autres qui auront davantage de pertinence à une autre période… c’est extrêmement délicat, et il y a beaucoup de facteurs à prendre en compte pour déterminer la date de sortie d’un livre. Par exemple, ce n’est pas un hasard si on publie beaucoup de premiers romans lors des rentrées littéraires : il y a beaucoup de festivals, de salons et de prix réservés aux premiers romans, et sortir un premier roman en dehors de cette période revient à le priver de ces occasions de faire parler de lui. Il faut aussi prendre garde de ne pas sortir à peu de temps d’intervalle des livres qui risquent de se concurrencer l’un l’autre. Par contre, si on veut promouvoir une collection, on peut sortir plusieurs titres sous son label au cours du même mois – mais là ça se prévoit bien à l’avance, et il est évident que des opérations de ce genre doivent être ponctuelles. Ainsi, en février 2005, nous allons publier une nouveauté de Frédéric Tristan, Le Fabuleux bestiaire de madame Berthe, dans « Grain d’orage » et nous allons en profiter pour remettre en place les autres titres de la collection, qui marchent assez bien.

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Comment choisissez-vous vos textes ?
Il y a d’abord ceux qui arrivent par la poste – et ça représente une masse de textes cent fois supérieure, au moins, à ce que nous pouvons lire réellement ; de plus nous avons une marge de manœuvre très étroite en termes de publications possibles à l’année. Donc ces textes demandent une gestion lourde et compliquée. Mais c’est un vivier qui nous apporte des surprises : nous venons de recevoir le manuscrit d’un auteur extraordinaire, que nous ne connaissions absolument pas et que personne ne nous a recommandé… son texte sera publié l’année prochaine. Et après une première publication, quand nous apprécions le travail d’un auteur, nous nous efforçons de le suivre – ce suivi représente une bonne partie de notre catalogue. Il y a aussi des gens qui, sachant ce qu’on publie, connaissant nos collections, viennent spontanément nous proposer des projets qu’ils pensent susceptibles de nous intéresser. Enfin, il nous arrive de solliciter des auteurs pour qu’ils nous écrivent des textes – pour notre collection « Grain d’orage » ou « Vierge folle », notamment, dont le principe est de publier des textes uniques demandés en exclusivité à des auteurs connus dans d’autres domaines.

 

Dans votre catalogue figurent des auteurs qui ont publié dans d’autres maisons. Qu’est-ce qui, selon vous, les a incités à venir chez vous et à y rester ?
Il y a plusieurs motivations. D’abord ceux que l’on a sollicités pour la collection érotique : cette demande leur a permis de nous donner un seul texte sans que cela pose trop de problèmes contractuels par rapport aux obligations qu’ils pouvaient avoir avec d’autres éditeurs. Et puis il y a ceux avec qui on a travaillé, qui ont été satisfaits de notre travail et qui ensuite nous ont proposé d’autres textes, voire leur production habituelle parce qu’ils estimaient qu’elle ne pouvait plus être éditée ailleurs selon des conditions qui les satisfaisaient. De fil en aiguille, le bouche à oreille fonctionne, et les gens finissent par savoir qu’on s’occupe peut-être d’avantage d’eux que dans une grande maison, qui n’est pas forcément aussi attentive à ses auteurs que peut l’être une maison de moindre taille. C’est un peu la même différence qu’il y a entre un petit commerce et un hypermarché. Mais cette politique d’auteur que nous aimons pratiquer a un gros inconvénient : étant donné que nous ne pouvons pas augmenter le nombre de nos parutions, il nous devient vite impossible d’absorber la totalité de ce que ces auteurs écrivent ; nous nous entendons donc avec eux pour qu’ils continuent à proposer une partie de leur œuvre à d’autres éditeurs. Ça crée une dynamique qui de toute façon est toujours positive parce que ce sont des réseaux différents, et ça ne touche pas nécessairement les mêmes lecteurs. En ce qui concerne les gens qui envoient des textes aux éditeurs pour la première fois, je pense qu’ils s’adressent autant à nous qu’à de plus grosses maisons.

 

En matière de revues et de média quelle est votre position par rapport au réseau Internet ? Vous avez un site qui est bien fait, nous recevons vos avant-programmes par mail, vous avez donc une certaine confiance dans ce médium-là…
Je crois qu’au fil du temps presque toutes les revues ont développé leur propre site parce que c’est un moyen de communication extraordinaire – mais un moyen de communication qui s’est simplement rajouté aux autres, qui ne les exclut pas et ne les supplante pas non plus. Il y a eu une période de folie véritable, où les sites exclusivement littéraires fleurissaient de tous côtés et nous demandaient sans cesse des services de presse. Et nous ne pouvions pas suivre ! Il est déjà difficile de couvrir la presse traditionnelle… et toutes ces demandes représentaient une charge beaucoup trop lourde pour nous. Heureusement la situation s’est désormais stabilisée, et l’on ne travaille plus qu’avec quelques sites bien précis. L’autre difficulté que nous a posée le développement d’Internet, c’est l’envoi de manuscrits par courrier électronique. Ça devenait impossible à gérer… Internet permet peut-être de communiquer plus efficacement – encore que cela reste à prouver – mais ne met pas à l’abri des problèmes : chaque moyen de communication a ses avantages et ses inconvénients. Et puis je dois avouer que j’ai une nette préférence pour le support papier ; sinon, je ne serais peut-être pas éditeur…

 

D’un point de vue d’éditeur, vous faites donc davantage confiance à la presse papier qu’aux sites Internet pour porter vos livres ?
Non, je ne dirais pas les choses en ces termes… je crois que chaque support a un univers, des spécificités qui lui sont propres. Par exemple, sur un site, on pourra publier un long entretien qui ne tiendrait pas dans un quotidien ou hebdomadaire. Ça permet de dire beaucoup plus de choses, de nuancer le propos, et c’est un acquis formidable. En revanche, il est me semble-t-il plus facile d’avoir une idée claire de l’impact que peut avoir une publication sur le papier que sur le net. Et puis – c’est sans doute une question de culture – il y a beaucoup d’irréductibles qui refusent Internet… je connais des auteurs qui n’ont pas d’ordinateur et sont restés fidèles à la machine à écrire – voire qui écrivent à la main et nous soumettent d’authentiques manuscrits au sens étymologique du terme ! Pour en revenir à la presse, les journaux et magazines papier demeurent un support traditionnel auquel on reste attachés, mais les choses évoluent peu à peu…

 

Quels sont les projets de Zulma pour les mois à venir ?
Au mois de janvier prochain, nous allons lancer une nouvelle collection de textes anglais publiés en anglais. Nous sommes partis du constat qu’il était souvent difficile pour un lecteur français de se procurer certains textes anglais dans leur version originale et cela nous a donné l’idée d’élargir notre production en proposant ces textes-là assortis bien entendu d’un véritable travail éditorial, et d’un « plus » qui ne relèvera pas de l’édition critique mais consistera, par exemple, à adjoindre à une œuvre majeure un texte moins accessible du même auteur. Ainsi, l’un des premiers titres de cette collection, The Picture of Dorian Gray, comprendra un autre texte d’Oscar Wilde, The Decay of Lying, plus difficile à trouver en anglais.
Au printemps, la collection de poche s’enrichira de trois nouveaux titres d’auteurs français, La Trahison de Cécile Wajsbrot, La Cène d’Hubert Haddad et Le Jardin dans l’île de Georges-Olivier Châteaureynaud ; et notre catalogue de littérature générale va s’ouvrir à la littérature indienne, notamment avec un roman inédit en français de Rabindranath Tagore. Nous allons par ailleurs sortir plusieurs livres coréens à l’occasion du salon de Francfort de 2005 où la Corée sera l’invitée d’honneur. La littérature française n’est pas négligée puisque nous allons publier un nouvel auteur, ainsi que des nouveautés signées par des auteurs confirmés figurant déjà à notre catalogue, notamment le prochain roman de Cécile Wajsbrot. Comme vous le voyez, notre calendrier de parutions est bien garni ! en fait, notre problème, c’est que nous avons de quoi le remplir pour les deux années à venir et que des échéances aussi longues peuvent s’avérer difficiles à tenir, tant pour les auteurs que pour l’éditeur…

 

Les livres Zulma sur lelitteraire.com

 

Romain Slocombe, La Japonaise de St John’s Wood
Un photoroman extraordinaire qui démontre que la forme est à jamais indéfinie et qu’une histoire peut se raconter de mille manières…

Ella Balaert, Mary pirate
Voici un roman subtil construit autour du personnage tout à fait réel de Mary Read, qui au XVIIIe siècle fut bel et bien pirate de son état.

Gisèle Prassinos, Le Visage effleuré de peine
Dans ce roman à la Conan Doyle, la belle langue classique de l’auteur sert une histoire surréaliste…

Stéphane Héaume, Orkhidos
En tissant l’univers flamboyant de la prestigieuse cité Orkhidos, Stéphane Héaume dessine une magnifique parabole de nos sociétés actuelles, trop brillantes et si peu humaines…

Hwang Sok-Yok, L’Invité
À travers le personnage de Ryu Yosop, un pasteur coréen exilé aux États-Unis, Hwang Sok-yong revisite la période qui a précédé la Guerre de Corée en convoquant, entremêlées, les voix des défunts et des vivants…

Jean-Luc Steinmetz, Les Femmes de Rimbaud
Éminent spÈcialiste de Rimbaud, l’auteur s’attaque ici au mythe en démontrant que le poète maudit n’était pas indifférent aux femmes.

Jenny Oldfield, Le Ranch de la Pleine Lune : “Indiana Boy”
Cette série qui rompt avec l’univers de la plupart des romans destinés aux jeunes évoque, dans ce cinquième tome, la relation qui se noue entre l’héroïne Mélany Scott et un mystérieux Appaloosa.

Jacques Vallet, Ablibabli
Othello Desdouches, le journaliste voyageur, héros récurrent des polars de Jacques Vallet, est ici confronté aux menées d’un groupe d’islamistes extrémistes lié au conflit libanais…

Hugo Horst, Les Cendres de l’amante asiatique
Un inspecteur de police parisien enquête sur divers meurtres perpétrés dans le milieu de l’édition. Une jeune Chinoise bien mystérieuse, correctrice d’épreuves, croise sa route… 

 

Edmond de Goncourt, La Fille Élisa
Publié en 1877, ce récit étonnant qui narre le destin d’une prostituée et explore l’univers d’une prison pour femmes méritait pleinement d’être réédité aujourd’hui, surtout dans une édition aussi soignée bien qu’épurée.

 

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 8 septembre 2004 dans les locaux des éditions Zulma.

 
   

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Entretien avec Claude Soulié (éditons La Bouriane)

La Bouriane, c’est un petit coin de Quercy qui a donné son nom à une maison d’édition fondée par un libraire, Claude Soulié

La Bouriane, c’est un petit coin de Quercy qui jouxte le Périgord. Voilà lâchés des noms magiques… truffe, foie gras et autres confits envahissent l’imaginaire des gourmets tandis que les pensées des moins gastronomes d’entre vous s’emplissent de châteaux, de sites préhistoriques, de causses arides ou de vallées verdoyantes… Un patrimoine humain et naturel dont la réputation n’est plus à faire mais auquel, pourtant, il manque un petit quelque chose : des livres grand public traitant de ses aspects les plus locaux, des spécificités les plus intimes de cette région. Une telle lacune ne pouvait que sauter aux yeux d’un libraire comme Claude Soulié, de Gourdon, qui décida il y a quelques années de la combler en se lançant dans l’aventure éditoriale. Il créa les éditions de la Bouriane – mais avec une prudence avisée, fruit d’une grande lucidité, grâce à laquelle il ajuste au plus précis sa production aux moyens dont il dispose, ainsi qu’il nous l’expliqua lors d’une rencontre des plus conviviales…

 

Claude Soulié, vous avez été libraire pendant plus de trente ans. Vous avez cédé votre fonds au printemps dernier, mais peut-être pourriez-vous tout de même nous dire quel regard vous portez sur la rentrée littéraire ? Viviez-vous ce moment de l’année comme un cauchemar du temps de votre activité de libraire ?
Non, pas exactement ! tous les libraires savent qu’ils vont être inondés de bouquins en septembre – quoique cette année, il semblerait qu’il y ait un peu moins de nouveautés ; les éditeurs semblent avoir compris qu’il fallait marquer le pas, que la surenchère ne pouvait pas se poursuivre à un rythme aussi soutenu… comme dans tout domaine, trop d’abondance nuit ; rendez-vous compte : nous recevions jusqu’à présent entre cinquante et soixante titres différents en huit jours ! Des titres qu’il fallait mettre en place, disposer dans les rayons… les lecteurs eux-mêmes étaient complètement déboussolés : ils auraient eu besoin qu’on les guide, qu’on leur explique un peu de quoi il s’agissait quand ils choisissaient un livre. Mais étant donné la quantité que nous recevions, il nous était impossible de connaître tous ces ouvrages, et on ne pouvait pas toujours aider les clients.
Il y a un autre facteur important à prendre en compte, et qui motive en grande partie cette avalanche de parutions en automne, c’est la série de prix littéraires qui sont décernés. Encore que les ventes sur la seule foi du bandeau « Prix Untel… » ne cessent de baisser. Par exemple, en termes de ventes, le Goncourt 2003 a été un fiasco. Je crois que les gens ont été souvent déçus, et maintenant, ils achètent beaucoup moins les prix littéraires qu’il y a quelques années. Cela dit, comme ça reste valorisant – même si on ne sait pas vraiment ce que vaut le livre – d’offrir un prix littéraire à quelqu’un, il y a toujours, bon an mal an, une petite vente quel que soit le titre. Il faut compter environ deux mois pour voir si un prix littéraire est une « valeur sûre » et continue à intéresser les gens. Mais en général, l’intérêt se tasse très vite. A contrario, un prix comme le Livre Inter est en nette progression : ça fait trois ans qu’il génère des ventes importantes – des stations de radio comme France Inter et France Culture sont de bons vecteurs.
En fait, je crois que ce concept de « rentrée littéraire » a d’abord été une question de mode, liée à un certain parisianisme ; une mode issue de ces salons littéraires très parisiens que ces messieurs dames tenaient à leur retour de villégiature estivale, où ils parlaient des derniers livres parus… là-dessus s’est greffée la remise des « grands » prix littéraires, et l’automne est devenu la saison littéraire. mais les choses sont en train de changer. D’abord on prend conscience que cette production pléthorique, sur un laps de temps si court, est nuisible aux livres – mais c’est le résultat de cette lutte acharnée que se livrent les éditeurs pour avoir le plus d’espace dans les étals. On s’insurge aussi, de plus en plus – si j’en crois Livre Hebdo – devant ces attributions simultanées de tant de prix… L’idée de lancer une autre « rentrée » vers le mois de mars commence à s’imposer. Reste qu’en automne, la perspective des fêtes de fin d’année aura toujours son importance dans les courbes de ventes ; les achats peuvent se faire très tôt, et les gens achètent beaucoup de prix littéraires à ce moment-là : ça valorise le destinataire du cadeau, et ça ne grève pas trop les budgets modestes. De plus, c’est une question de confiance ; quand on ne connaît pas bien la littérature, ou qu’on ignore les goûts de la personne à qui on veut offrir un cadeau, le label d’un prix littéraire est censé représenter une garantie.

 

Comment vous est venue l’envie de créer les éditions de la Bouriane ?
Tout simplement parce qu’en tant que libraire, j’avais pu constater que certains livres manquaient, sur des sujets très locaux. Vous savez, dans notre région – région au sens large, je veux dire le Grand Sud – il n’y a que très peu d’éditeurs. On compte quelques maisons importantes, bien sûr, mais sur le plan strictement local, nous sommes très peu nombreux – ainsi, dans le Lot, nous sommes trois. Donc tout est parti de là : je voyais qu’il manquait des livres sur notre région, des livres pour lesquels il y avait une demande et que j’aurais pu vendre dans ma librairie s’ils avaient existé. J’ai alors décidé de me lancer dans cette aventure, qui n’était au début qu’un hobby, et non une activité très lucrative. Mon atout, je pense, était que mon métier de libraire me permettait d’avoir une connaissance directe de ce que les gens attendaient ; j’ai donc commencé à éditer. Mais je tiens à préciser que je m’en suis toujours tenu – et m’en tiens là encore aujourd’hui – à des ouvrages de pur régionalisme dont les thèmes n’ont pas encore été traités : nature, histoire locale, patrimoine (vestimentaire, architectural, culinaire…) ; c’est un créneau qui est encore « porteur » comme l’on dit, et c’est là qu’un éditeur modeste comme je suis a une chance de se positionner. Parce qu’un petit éditeur doit pouvoir espérer une vente d’au moins mille cinq cents exemplaires, au mieux, cinq mille. Si on n’a pas l’assurance d’une vente de ce calibre-là, on ne peut pas tenter l’aventure. C’est trop onéreux : le moindre bouquin, tiré à mille exemplaires en numérique, revient environ à trois mille euros. C’est un minimum, donc on ne peut pas se permettre de se tromper, on n’a pas de droit à l’erreur. C’est pourquoi je ne publie pas de littérature romanesque : il faut avoir une sensibilité particulière, une certaine habitude, et un jugement sûr pour estimer a priori ce qui, étant de qualité, va se vendre. Or s’il ne dispose pas d’une équipe de sept ou huit professionnels pour se prononcer, se concerter, et appuyer la décision de publication, l’éditeur a 90 chances sur 100 de se planter. Et je n’ai pas les collaborateurs nécessaires pour ma lancer dans l’édition purement littéraire. De toute façon, je ne crois pas du tout à la pertinence absolue d’une analyse faite en comité de lecture parce qu’il y a des paramètres qui échappent. Et ce n’est qu’une fois sur le terrain qu’on en prend conscience. Mais je ne m’interdis pas de revenir sur cette position si, par exemple, demain, je tombais sur un auteur qui a une belle plume, qui imagine des histoires se déroulant dans notre région, et dont les ouvrages sont accessibles à tout le monde – je pense à un lectorat qui serait celui des auteurs de l’école de Brive, notamment – là je n’hésiterais pas à l’éditer. Mais pour l’instant, je ne connais pas de tels auteurs.

 

Même avec des sujets très « ciblés », le risque d’erreur existe, non ?
Oui, bien sûr, mais il est moindre qu’avec la littérature dite « générale ». Et puis je minimise encore les risques en procédant uniquement par souscription ; c’est la condition de base, sinon, c’est trop aléatoire. Quand on atteint des coûts de fabrication de l’ordre de cinq mille euros, voire dix mille euros, l’échec commercial est interdit ! pour s’engager dans la fabrication d’un livre, il faut être sûr qu’il intéressera le public régional. Jusqu’à présent, pour tous les ouvrages que nous avons publiés, les coûts de fabrication ont été intégralement couverts. Je dispose d’un fichier client assez important, et je diffuse mes appels à souscription dans la presse locale et aussi par distribution directe dans les foyers. Je fixe des délais assez courts pour souscrire, et dès que j’ai reçu approximativement le nombre de souscriptions convenable, alors je lance la fabrication du livre.
Cela étant, la souscription elle-même représente une petite prise de risque financier : ainsi, récemment, je lançais une souscription en diffusant une publicité dans la presse locale – à savoir La Dépêche du Midi – pour rééditer un ouvrage qui traite de la Résistance dans le Lot en 1944. Ce livre, que j’avais édité il y a cinq ans, était en fait la réédition d’un livre publié vingt-cinq ans auparavant mais qui était épuisé et que l’on avait un peu oublié. Cette opération m’a coûté assez cher – environ mille deux cents euros – mais j’espérais qu’en retour, elle amènerait quelque chose comme deux cent cinquante souscriptions. Je n’en ai reçu que cinquante ! La souscription a été un échec… mais si j’avais d’emblée investi dans la fabrication du livre, ç’aurait été une catastrophe financière. Je pense que mon erreur a été de ne pas mesurer suffisamment à quel point les jeunes générations pouvaient se désintéresser de la Seconde Guerre mondiale. Toujours est-il qu’il faut être extrêmement prudent, et que même en évitant la littérature pure, on ne sait jamais avec certitude où l’on va.

 

À l’échelle régionale, il y a quand même des éditeurs qui publient de la littérature – je pensais notamment aux éditions du Rouergue…
 Oui, je m’apprêtais à vous en parler. Voilà un bon exemple… les éditions du Rouergue ont été créées – avec beaucoup de pertinence, d’ailleurs, puisque cette maison est maintenant reconnue au niveau national et que ses livres sont diffusés par Actes Sud – par Mme Dastugue, l’ex-patronne de la Maison du livre à Rodez, qui est la grande librairie de la ville. Ils ont d’importants moyens, aussi peuvent-ils développer un catalogue d’ouvrages appartenant à ce que l’on appelle la « littérature exigeante » et s’offrir les services d’un diffuseur national. Mais pour le moment, ce secteur littéraire n’en est qu’à ses débuts, il faut encore attendre pour juger de son succès.
Il y a bien sûr d’autres éditeurs qui, dans la région Midi-Pyrénées – à Toulouse notamment – publient quelques romans, mais je n’ai encore jamais vu l’un d’eux tomber sur le livre béni dont le tirage – vingt, trente mille exemplaires – serait assez important pour renflouer convenablement la trésorerie. Or il ne faut pas se voiler la face : le nerf de la guerre c’est l’argent. Donc à moins d’avoir de gros moyens financiers, un éditeur doit impérativement avoir une juste perception du « bon » ouvrage parmi tant d’autres, et pouvoir aussi estimer quel sera le moment le mieux adapté pour le sortir. Une circonspection indispensable, à moins d’avoir à son catalogue un auteur connu dont les lecteurs achèteront systématiquement toute la production parce que c’est une écriture, des univers qui leur conviennent.

 

Pour en revenir aux éditions de la Bouriane, vous avez combien de titres au catalogue ?
Oh, très peu : actuellement, une douzaine. Mais j’ai l’intention de donner une impulsion nouvelle à la maison, et je vais lancer une petite campagne médiatique pour inciter les gens du coin à m’envoyer des manuscrits – que ce soient des romans, des guides de toute espèce, des documents… etc. Si les textes nous conviennent, les éditions de la Bouriane le publieront, sinon on tâchera de leur conseiller un autre éditeur. Je pense que cette initiative sera la bienvenue car vous savez, pour quelqu’un de chez nous qui écrit, ce n’est pas évident d’avoir les contacts adéquats. Tenez, j’ai eu beaucoup d’appels de gens qui avaient écrit des livres pour la jeunesse. Or la jeunesse est un secteur dont je préfère ne pas m’occuper parce que c’est beaucoup trop onéreux pour une diffusion nationale, et trop aléatoire. Donc dans l’immédiat, notre but est de nous faire connaître, de faire savoir que nous sommes en mesure de donner un avis sur la qualité d’un ouvrage, et aussi que nous recherchons des textes publiables.

 

C’est un appel à textes que vous lancez là…
Oui, absolument. Cet appel va passer trois fois par semaine pendant trois mois dans La Dépêche du Midi, il sera diffusé aussi dans le Périgord, et puis nous verrons ce qu’il en sortira. Mais je pense qu’il y a beaucoup de gens qui meublent leurs heures libres – par exemple des retraités – en écrivant. Et nous devrions recevoir quelques manuscrits. En espérant que peut-être nous trouverons la perle rare : un livre bien écrit, abordable, à même de séduire un large public… Vous savez, je crois que l’objectif numéro un de la lecture, c’est d’apporter un moment de détente ; lorsque je demandais aux clients de la librairie qui cherchaient des conseils ce qu’il attendaient d’un livre, ils me répondaient en général qu’ils souhaitaient « passer un bon moment ».

 

Est-ce que les éditions de la Bouriane ont un site internet ?
Nous avons un petit site internet, mais qui n’a pas été actualisé depuis un an et demi ! je vais à nouveau m’en préoccuper maintenant, et je vais le modifier complètement. Et peut-être vais-je y diffuser cet appel à texte. Je pense qu’avoir un site internet est un plus appréciable pour un éditeur, ça lui donne une bonne image de marque, mais pour commercialiser nos livres, par exemple, je ne crois pas que le recours au commerce en ligne se justifie – pour le moment du moins…

 

Si d’aventure vous avez, lecteurs fidèles, l’âme, le cœur et la plume – surtout la plume ! – couleur Quercy – ou Périgord… et quelques manuscrits dans ces tons-là qui dorment au fond de vos tiroirs, n’hésitez pas à contacter Claude Soulié : les éditions de La Bouriane sont en quête d’auteurs !

M. Claude Soulié
Éditions de la Bouriane et du Quercy
BP 10
46300 GOURDON
E-mail :
libr.edit.bouriane@wanadoo.fr

 

   
 

Propos recueillis par isabelle roche en terrasse (saison estivale oblige…) à Gourdon en Quercy, le 6 août 2004.

 
   

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Entretien avec Laurent Gazeau (librairies-éditions les Trois Épis )

L’enseigne des Trois Épis est née à Brive en 1947 et regroupe aujourd’hui trois librairies, une entreprise de diffusion, et une structure éditoriale

 L’enseigne des Trois Épis existe à Brive depuis 1947, année où trois anciens résistants fondèrent, sous ce label, une librairie. Ce motif agricole, symbole de fécondité et de prospérité, se réfère sans doute au blason de la ville, qui comporte trois fois trois épis ; peut-être, aussi, désigne-t-il les trois fondateurs, ainsi identifiés à leur ville ? à moins qu’il ne faille y voir un signe maçonnique… Toujours est-il que, sous l’impulsion de la famille Gazeau, les Trois Épis sont devenus gerbe – et quelle gerbe : cette enseigne regroupe aujourd’hui trois librairies – à Brive, Guéret et Carcassonne – une entreprise de diffusion, et une structure éditoriale indépendante en cours de structuration.
Nous avons rencontré Laurent Gazeau qui, ayant pris la succession de son père au décès de celui-ci, a parmi ses priorités immédiates de donner un nouvel essor au secteur strictement éditorial. Il participe aussi très activement à l’organisation de la Foire du Livre de Brive, dont la notoriété n’a cessé de croître depuis sa naissance. Laurent Gazeau est un libraire et un éditeur d’une extrême lucidité économique, mais qui a su conserver intacte sa passion du livre. Et autant vous dire qu’elle est communicative !

 

Comment, de libraire, êtes-vous devenu éditeur ?
En ce qui me concerne, on peut dire que le métier de libraire est chromosomique : mes parents sont devenus libraires sur le tard, en 1977, et je les ai rejoints en 1995 après avoir fait bien d’autres choses pendant dix ans. C’est un choix personnel, que mes parents n’ont à aucun moment téléguidé ; un choix que m’a dicté ma passion du livre. Pour ce qui est de l’édition, mon père a créé cette activité en 1993 à la suite d’une demande récurrente de la clientèle : certains de nos clients déploraient le manque de beaux livres consacrés à notre région, le Limousin, qui pâtit du voisinage d’autres régions plus touristiques comme le Quercy ou le Périgord, et reste un peu en marge. Il a donc eu l’idée de réaliser lui-même un ouvrage qui répondrait à cette demande en sollicitant les auteurs de l’École de Brive pour les textes, et l’un des employés de la librairie, photographe de formation, pour la partie iconographique. Ainsi est né un album intitulé Balade en Corrèze, dont le texte est signé Michel Peyramaure. Ce fut la première aventure. Le livre s’est plutôt bien vendu, et dès lors, la Corrèze a appelé le Lot, le Lot a appelé la Creuse, la Creuse la Haute-Vienne et ainsi de suite…
De 1993 à 2001 s’est donc développé petit à petit un catalogue de beaux livres à caractère régionaliste qui ont assez bien marché, et à partir de là nous avons commencé à nous lancer dans l’édition de romans mais sans avoir de ligne éditoriale prédéterminée ; il est toutefois patent que nos choix étaient plus ou moins motivés par ce que nous pouvions observer des habitudes de lecture de notre clientèle, issue en grande partie d’un milieu plutôt rural. Nous avons donc publié, dans un premier temps, des romans dit « de terroir ». Aujourd’hui, notre production s’ouvre à d’autres genres comme le policier, le roman contemporain, le fantastique…etc. Nous travaillons beaucoup sur ce créneau-là ainsi que sur la publication de documents régionalistes.
Mais nous avons pour ainsi dire abandonné le domaine du « beau livre » depuis 2001 : c’est un secteur où il est de plus en plus difficile de trouver un équilibre économique, compte tenu d’une part des coûts de fabrication très élevés, et d’autre part des risques d’échecs en termes de vente. Les gens sont de moins en moins disposés à investir plus de 45 euros dans l’achat d’un livre mais en même temps, lorsqu’ils pensent « beau livre », ils ont en tête La Terre vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand… et ce type d’ouvrage coûte cher à la fabrication. Or si on propose un ouvrage de moindre prix, mais qui sera plus petit, ou moins riche en images, on risque fort de ne pas vendre le livre en question. Il faut dire aussi qu’en prenant la suite de mon père, qui est décédé en 2001, j’ai décidé de développer cette activité d’éditeur, de publier plus de titres – et donc de me concentrer plus particulièrement sur le domaine du roman. Toujours sans adopter de ligne éditoriale prédéfinie : notre catalogue n’a d’autre unité que d’être constitué par des auteurs « de chez nous » qui, en dehors de cet ancrage régional, n’ont pas grand-chose en commun. On publie ce qui nous plaît et qu’on estime bon pour la publication, tous genres confondus. Ainsi, cette année, nous avons sorti deux romans policiers et le premier tome d’une saga fantastique écrite par un professeur d’histoire-géographie du Cantal…
À partir de septembre nous allons séparer le secteur éditorial de notre activité de vente et créer une véritable structure d’édition sous le label Les 3 Épis, avec une responsable éditoriale, un maquettiste qui réalisera les maquettes et les couvertures et, si tout se passe bien, à partir de février 2005, il y aura un troisième interlocuteur qui sera chargé d’assurer la promotion de nos livres et leur référencement auprès des librairies de premier niveau et des grandes enseignes que nous connaissons.

 

Donc si je vous ai bien suivi, vous fonctionnez au coup de cœur par rapport aux manuscrits que vous recevez ?
Totalement au coup de cœur. Nous recevons beaucoup de manuscrits… On procède à un premier tri, forcément aléatoire et frustrant pour tout le monde, à l’issue duquel les textes qui paraissent intéressants tant dans la forme que dans le contenu sont soumis à un comité de lecture – à géométrie variable si je puis dire, mais qui comporte un noyau dur de 6 gros lecteurs qui acceptent de lire les manuscrits. Ils font des fiches de synthèse et d’analyse assez factuelles, qui n’entrent pas dans l’appréciation même. Si le manuscrit passe ce cap, l’intégralité du comité de lecture le lit, et s’il ne suscite aucun refus motivé, il gagnera le droit d’être publié. La seule restriction que nous nous imposons est de ne pas retenir les textes que nous serions incapables de vendre ; nous assurons en effet nous-mêmes la diffusion de nos livres, par nos propres moyens commerciaux, et nous avons donc nos limites. Or c’est tout de même la vente qui fait exister un livre. Pour le moment sont donc exclus de nos sélections les ouvrages de jeunesse – mais je pense que c’est un secteur qui s’ouvrira sans tarder, dès qu’on aura pris confiance en nous – ainsi que les ouvrages de poésie et de théâtre, qui ont des ventes plus confidentielles et qui sont beaucoup plus difficiles à promouvoir. Mais là encore, je pense que ce type d’ouvrages pourra s’ajouter à notre catalogue dès lors qu’on aura un interlocuteur capable d’aller promouvoir ces petits chefs-d’œuvre auprès des librairies de premier niveau hors de notre région.

 

Quels sont vos rapports avec les libraires en ligne comme amazon ou alapage ?
Pour le moment, je m’efforce simplement d’être référencé chez eux ; ce sont des bases de consultation qui sont devenues très importantes, et grâce à ce référencement, nous recevons régulièrement des commandes émanant de libraires de toutes tailles, situés un peu partout en France. Mais faute de relations régulières avec ces structures, nous ne parvenons pas vraiment à leur présenter l’ensemble de notre catalogue, ni à leur proposer les autres titres d’un auteur dont ils ont un ouvrage en référence. Tant que nous ne serons pas en mesure de promouvoir activement nos titres auprès de ces entreprises, je pense que nous n’avons pas grand-chose à attendre de la vente en ligne. Mais, bien sûr, figurer dans les listes d’amazon ou alapage nous permet d’avoir une vitrine beaucoup plus vaste que celle offerte par nos points de vente ou ceux de nos clients que nous fournissons en tant que grossistes.

 

Les éditions Les 3 Épis ont-elles un site internet ?
C’est en cours de développement. Aujourd’hui nous avons un intranet mais c’est un site professionnel -compliqué, peu accessible, et qui n’a rien de convivial. Nous l’utilisons en tant que grossistes pour communiquer avec nos clients détaillants qui sont principalement les maisons de presse. Mais je pense que ce site va évoluer dans les mois qui viennent : pour l’ouvrir au grand public, nous devons le rendre plus attractif, et surtout plus facile d’accès. Ce sera surtout, selon toute probabilité, une vitrine destinée à mettre en valeur nos propres productions, et je doute que ce site à venir permette l’achat en ligne – du moins dans l’immédiat.

 

Aujourd’hui, combien avez-vous de titres à votre catalogue ?
34. Il y en aura cinq de plus au mois de septembre, et six encore au mois d’octobre pour la foire du livre de Brive qui aura lieu les 5, 6 et 7 novembre. Nous aurons donc 45 titres au total, dont une vingtaine de romans. Et je pense qu’avec l’instauration prochaine d’une véritable structure éditoriale on devrait accroître encore notre rythme de publication l’année prochaine, tout en essayant de garder notre philosophie. Nous allons aussi créer une collection de poche vers le mois de mars 2005 pour une mise en place chez nos clients aux alentours des vacances de Pâques. Une vingtaine de titres des 3 Épis sortiront dans cette collection. J’espère qu’on pourra poursuivre ce développement grâce à cette structure proprement éditoriale, mais à condition de garder la maîtrise de ce qu’on publie. Notre ambition n’est pas de « faire des coups » mais de nous inscrire dans la durée. 

 

Onze titres en septembre et octobre… vous jouez à fond la carte de la rentrée littéraire !
Oui et non… en fait nous n’avons pas cherché à nous caler sur la rentrée littéraire : ce cumul de parutions – sur septembre – résulte de retards successifs… sur les cinq ouvrages à paraître, trois auraient dû être publiés beaucoup plus tôt, mais nous avons préféré laisser passer la période estivale, plutôt propice pourtant à la vente de nos titres, et consacrer tout le temps voulu au choix des couvertures et à la relecture des textes. On a choisi de « s’asseoir » sur les perspectives de vente de l’été et de repousser les parutions sur septembre. Quant aux six ouvrages planifiés sur octobre, ils étaient bien prévus pour cette période, c’est-à-dire juste avant la foire du livre de Brive. Nous tenons tout particulièrement à les présenter à cette foire, qui représente la meilleure opportunité d’amener nos auteurs à rencontrer leurs lecteurs. De plus, notre librairie est une enseigne importante sur la place de Brive, et nous participons à l’organisation de la foire du livre.

 

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Et en tant que libraire, comment vivez-vous cette rentrée littéraire ? à quoi correspond ce concept de « rentrée littéraire » selon vous ?
La « rentrée littéraire » correspond à un moment où l’on achète des livres – et ça c’est important. Pourquoi ? eh bien justement parce que les vacances sont terminées : on va moins bouger, moins sortir… le budget pour se mouvoir et se distraire a été considérablement réduit après le printemps et les vacances estivales ; on a davantage envie de rester chez soi… et donc traditionnellement c’est une période où on va acheter davantage de livres. Les ventes de librairie se font à peu près pour deux tiers sur le second semestre d’une année et pour un tiers sur le premier semestre, ce qui représente tout de même une saisonnalité assez marquée.
Cela dit, du point de vue de l’aménagement des rayons, cette rentrée 2004 sera aussi déprimante qu’une autre : elle va donner lieu comme d’habitude à une avalanche particulièrement dévastatrice de titres… cette tornade blanche dans les rayons est une véritable catastrophe… je trouve qu’aujourd’hui on publie beaucoup trop de nouveautés et comme les rayons des libraires ne sont pas extensibles on finit par gérer les stocks en fonction de la date du dépôt légal et non plus en fonction des auteurs ou de l’intérêt des sujets abordés. Outre l’abondance de nouveautés, nous sommes aussi victimes des pressions publicitaires imposées par les grosses maisons : le battage médiatique incite les gens à demander ces titres largement promus par voie de presse ou par la télé ; or nous nous devons de satisfaire nos clients – donc d’avoir ces livres en devanture et d’en posséder un stock suffisant. Ce qui signifie reléguer à l’arrière-plan d’autres ouvrages peut-être plus intéressants mais qui ne seront pas demandés faute de publicité. C’est là une logique mathématique à laquelle on ne peut pas couper – et qui est terriblement frustrante pour le responsable de rayon qui aime à choisir ses livres, ceux qu’il va mettre en avant et proposer à ses clients. Parce qu’avec ce renouvellement trop rapide, un livre cesse d’exister dès lors qu’il n’est plus présent physiquement dans un rayon. Or un ouvrage jugé de qualité lors de sa sortie continue d’être bon six mois plus tard… mais il ne nous est plus possible de le maintenir en rayon aussi longtemps. On voit donc que le métier de libraire relève d’une gestion de plus en plus délicate. Pour continuer d’exister demain, une librairie devra jouir de l’espace nécessaire pour jouer sur deux tableaux : d’une part installer la grosse cavalerie de ces ouvrages que va lui demander le grand public, et d’autre part garder en fonds ces livres moins courus des clients mais que le libraire s’efforcera de leur faire découvrir en leur prodiguant ses conseils. Le rôle du libraire, c’est aussi d’émerveiller sa clientèle en lui ouvrant les portes d’une littérature moins pré-mâchée et plus enthousiasmante, mais il faut avoir les moyens de jouer ce rôle, et c’est loin d’être évident.

 

Pensez-vous qu’un éditeur peut se permettre de ne pas tenir compte de cette échéance de la « rentrée littéraire » ?
Non, parce qu’il a obligation de faire vivre économiquement sa structure ; il est obligé, à un moment ou à un autre, de « faire du chiffre ». C’est là toute la difficulté du monde du livre : on ne peut pas se détacher complètement des réalités économiques mais il faut aussi se battre pour promouvoir la culture, ce qu’on a appelé de façon un peu galvaudée « l’exception française ». Entre le cœur et l’économie, il y a un équilibre à trouver qui est toujours très frustrant : quand on privilégie l’économique le culturel s’appauvrit, et quand on privilégie le culturel souvent l’économique ne suit pas. Mais il y a beaucoup d’expériences, même dans les petites structures, qui démontrent qu’à l’évidence le combat est loin d’être perdu. Et si je m’en réfère aux statistiques, il y a une dizaine d’années on prédisait la mort du livre, enterré par les e-books entre autres mais il semble que la consommation – ce terme n’est peut-être pas le mieux adapté… – de livres se maintienne malgré la télévision et les nouveaux outils de communication. Cela veut donc dire que le marché se recompose – pas toujours en faveur du culturel mais il y a quand même des gens qui lisent, qui viennent à la lecture. Et peu importe, au fond, que les gens soient amenés à la lecture par le biais d’ouvrages très commerciaux : cela signifie que plus tard, ils seront à même de s’ouvrir à d’autres choses, l’essentiel étant que leur soif de découverte trouve toujours à s’étancher.

 

Venons-en à la Foire de Brive. Depuis combien de temps existe-t-elle ? Quelles sont les grandes lignes de son histoire ?
On finit par ne plus savoir vraiment ! Je crois que ça fait 21 ou 22 ans que la foire existe. Il y a eu au départ la volonté de créer un salon du livre provincial qui aurait été un vrai rendez-vous culturel en mesure de répondre au Salon du livre de Paris. Mais les premières initiatives n’ont pas eu l’écho escompté : les organisateurs avaient tendance à avoir des orientations trop pointues, peu susceptibles d’intéresser le grand public. Mon père a alors souligné la nécessité de revoir ces options : si l’on voulait que ce rendez-vous continue d’exister dans la durée, il fallait dépasser la seule satisfaction de réunir un plateau de qualité et s’efforcer d’attirer un public beaucoup plus large. D’où l’idée d’appeler la manifestation « foire » et non plus « salon », terme qui, par sa connotation intellectuelle, peut rebuter les gens qui se sentent loin du livre et de la vie culturelle. On a voulu démystifier le livre : ce rendez-vous littéraire a donc lieu dans un foirail, avec un marché autour. L’accès en est ainsi facilité.
En ce qui concerne l’organisation, elle repose d’abord sur l’ensemble des libraires de la ville, puis sur une association de bénévoles très active, les Amis du livre, qui prennent en charge l’intendance et la communication avec l’aide de la municipalité de Brive, qui joue le jeu depuis le départ. Je tiens à souligner, car c’est très important, que l’implication de chaque libraire dans la préparation de cette foire est totale, et sans faille. Mais chacun, depuis le relais de la gare jusqu’à la maison de la presse en passant par les petits et les moyens libraires, agit au sein d’un collectif : nous sommes « libraires participant à la Foire du livre de Brive » et aucune de nos enseignes n’est visible pendant la manifestation. Nous travaillons tous d’un commun accord, sans difficultés, sans frictions ni jalousies. Notre façon de procéder est très simple : chaque libraire a une liste d’éditeurs à contacter afin de commander les livres et de faire le point sur les auteurs qui pourront être présents ; à charge pour lui d’assurer le suivi logistique, depuis la prise de contact avec les maisons d’édition jusqu’à la vente des livres au moment de la foire. Notre grande force, c’est notre enthousiasme et notre solidarité. Si bien qu’au bout d’une vingtaine d’années d’existence – et après avoir connu beaucoup de concurrence à un moment donné – notre Foire est la seule manifestation de cette envergure qui, en dehors du Salon du livre de Paris et de la Fête du livre de Saint-Étienne, tienne dans la durée.

 

S’agit-il d’une foire généraliste, comme le Salon de Paris, ou bien le régionalisme a-t-il une part prépondérante ?
C’est très généraliste. Au début il y a eu bien sûr une impulsion locale autour de l’École de Brive naissante – une communauté d’auteurs de la région qui n’ont pas grand-chose en commun sinon d’être publiés par la même maison, à savoir les Éditions Robert Laffont. Ces auteurs ont été le moteur du succès de cette foire : étant connus localement, ils ont drainé tout un public qui attendait leurs ouvrages, qui était heureux de pouvoir les rencontrer, leur parler.
Mais aujourd’hui c’est une foire très grand public, dont le parent pauvre est peut-être ce qui est très littéraire, ce qui est catalogué par les libraires comme étant « très parisien »… et là c’est un peu l’antagonisme entre province et Paris qui ressort mais c’est, à mon sens, une fausse rivalité… qui vient peut-être de la frustration que peut éprouver, lors de cette foire, un écrivain émérite comme Franz-Olivier Giesbert qui, assis à côté d’un auteur de l’École de Brive, fera moins de signatures que ce dernier parce qu’il sera moins attendu que l’écrivain briviste qui vient de sortir sa nouveauté. C’est un peu le retour en gloire de la province sur Paris, mais une fois le salon terminé, chacun reprend sa place.

 

Pour l’édition 2004, comment se présentent les choses ? Vous pourriez m’en donner un petit avant-goût ?
Pas vraiment parce qu’il est aujourd’hui trop tôt encore pour savoir quel sera le plateau. Ce n’est qu’à partir de septembre qu’on se rapproche des maisons d’édition ; en fonction des sorties de la rentrée on voit avec chaque éditeur quels sont les auteurs qui seront disponibles et que l’on pourra inviter. Et là il faut tenir compte de plusieurs facteurs : d’abord les titres que les éditeurs souhaitent promouvoir – soit qu’ils veuillent lancer un jeune auteur, ou bien mettre en vedette un auteur confirmé qui aura réalisé de bonnes ventes. Et ensuite, il faut composer avec la personnalité des auteurs : certains aiment le contact avec leurs lecteurs et se rendent volontiers sur ce genre de foire, d’autres au contraire, plus introvertis, se satisfont de ne toucher les gens qu’à travers leurs livres. En fonction de tout cela, on se concerte avec les éditeurs de manière à réunir le plus beau plateau possible – qui commencera à prendre sa tournure définitive vers la fin du mois d’octobre.

 

En dehors des signatures, y a-t-il d’autres animations telles que conférences, tables rondes… etc. ?
Oui. Pendant toute la durée de la foire – trois jours – il y a toute une série de colloques et de tables rondes thématiques relayés par la radio (France Inter et RTL) et coordonnés par des animateurs radio ou par des essayistes très pointus spécialistes des sujets abordés. En fait, ce type d’animation, dont le déroulement s’est considérablement structuré depuis trois ans, a été amené par les médias – notamment la radio – qui souhaitaient rendre l’événement plus vivant. Les libraires ont d’abord eu quelques difficultés à accepter ce genre de démarche parce qu’ils ne voyaient pas ce que cela pouvait apporter sur le plan commercial. Mais l’on se rend compte aujourd’hui que développer ces colloques, ces tables rondes permet justement de donner une autre dimension à la foire et d’éviter qu’elle se réduise à un alignement d’auteurs derrière des tables, avec des piles de livres autour.

 

J’imagine que dès l’édition 2004 terminée, vous commencerez à plancher sur la prochaine ?
Non, pas exactement ; quand on referme la manifestation, on essaie d’abord, et de plus en plus, d’analyser à chaud nos impressions, celles du public et des différents intervenants. On procède aussi à un débriefing concernant ce qui est bon, ce qui ne l’est pas, ce qu’il faut améliorer ou proscrire… tout cela – sauf la comptabilité – va demeurer en sommeil jusqu’au printemps. À ce moment-là, on commence à se réunir pour déterminer précisément ce que l’on va changer ou laisser en l’état, et comment on peut le mettre en œuvre sur le plan pratique – on se concentre, par exemple, sur l’emplacement et la disposition des stands, l’agrandissement de la surface disponible, la répartition des éditeurs… etc. Une fois qu’on est à peu près d’accord sur ces questions-là et que les budgets sont calés, chaque intervenant sait ce qu’il aura à faire – il y a tout de même 20 ans d’expérience derrière ! -et chacun part un peu en vacances. Vient ensuite la préparation du plateau, qui commence fin août début septembre. Puis les choses s’enchaînent presque automatiquement… Et puis on s’entraide beaucoup ; en cas de difficulté, chacun sait qu’il peut appeler ses confrères.

 

Y a-t-il un site internet dédié à la foire de Brive ?
Oui, mais il n’est pas bon, et surtout, il n’est pas à jour ! je crois qu’actuellement, il ne comporte pas le moindre élément concernant l’édition 2004 alors que l’on connaît déjà les dates, par exemple, et quelques autres données que l’on pourrait y faire figurer. Je pense que ce manque vient de ce qu’Internet a été d’emblée perçu comme une vitrine un peu superflue pour une manifestation qui repose sur le contact direct, la rencontre, le dialogue, l’échange. Nous n’avons pris conscience de l’importance du réseau internet – tant pour les auteurs que pour les éditeurs, surtout pour ceux qui ne sont pas de la région – qu’il y a deux ans, mais nous n’avons pas encore réussi à mettre en place une véritable stratégie de communication sur ce réseau-là. Nous allons bien sûr travailler à l’amélioration du site, mais j’ai le sentiment que cette année encore il sera fait de raccrocs, ni très attrayant, ni très convivial. Par contre, tout devrait être en place pour 2005.

 

NB – Pour faire connaissance avec le catalogue des 3 Épis, aventurez-vous dans le pays de Louis le Galoup, ou essayez de trouver quelque Repos sur l’autoroute. Ce sont d’agréables heures de lecture qui vous attendent…

 

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 16 août 2004 dans les locaux de la rue Lecornu.

Les 3 Epis

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Jean-Pierre Rives et Alain Gex, Le Rives

Casque d’Or méritait bien cette somme, tout imparfaite soit-elle

Après une coupe du monde de rugby faite de prestations plutôt moyennes de notre équipe nationale, parvenant malgré cela à se hisser en finale sans pour autant faire rêver (hormis dans la défaite) ses supporters, aujourd’hui beaucoup plus nombreux qu’il y a vingt ans, il est toujours bon de rappeler ce qu’ont été les vraies légendes de ce sport.
Jean-Pierre Rives est l’une d’elles. Capitaine de l’équipe de France à la fin des années 70 à et au début des années 80, certaines images de ce troisième ligne flamboyant – crinière blonde au vent pendant le grand chelem 1977, maillot ensanglanté après un choc victorieux contre les Gallois, visage ému après la première victoire française en Nouvelle-Zélande, le 14 juillet 1979 – ont imprégné l’imaginaire collectif (surtout des plus de quarante ans, il faut bien le reconnaître…).
Même Casque d’or, le surnom que lui a donné le chantre du rugby de l’époque, Roger Couderc, participe de cette construction digne d’une mythologie à la Roland Barthes, et rappelle encore un temps où l’imaginaire collectif s’organisait autour de figures fédératrices, avec des valeurs de courage, de patriotisme et de sacrifices. Bref, le mythe de Rives s’inscrit encore dans l’histoire, plutôt que dans la sociologie appliquée (comme pour l’équipe de foot de 98) ou dans l’éloge de la rigueur professionnelle des années 2000 (avec l’équipe de handball polychampionne, surnommée Les Experts).

Le livre est organisé de manière à faire revivre cette légende (c’est un peu le principe de la collection « Hommage du sport »), et rassemble dans une première partie un florilège d’articles de différentes époques, retraçant le parcours exceptionnel du joueur, alors que dans la seconde partie des textes de lui ou des témoignages divers (amis, partenaires…) permettent de mieux comprendre le rayonnement et la personnalité singulière de celui qui s’est affirmé après sa carrière sportive comme un artiste sculpteur de talent et un homme de l’ombre du rugby français, animateur de ce club élite d’anciennes et de moins anciennes gloires appelées les Barbarians français.
Le tout est abondamment illustré par une iconographie riche, mais parfois maladroitement colorisée, pour certaines photos qui auraient pu rester en noir et blanc. On regrette aussi que la carrière d’après le rugby, notamment celle du sculpteur réputé et talentueux soit juste évoquée.

L’impression finale est mitigée, d’abord du fait de la grande hétérogénéité des textes (il aurait peut être fallu raconter la carrière de JPR a l’aide de textes plus récents et les illustrer d’extraits d’articles judicieusement choisis…), ensuite a cause de la difficulté pour les maintenant nombreux amateurs néophytes du rugby – qui pourraient réellement se passioner pour cet ouvrage – de pénétrer ce très dense tissu de références, de personnages, d’histoires, une trentaine d’années après le temps de la « légende ».
Les afficionados y trouveront certainement leur compte, mais il est peut-être temps de faire sortir le rugby de ses bases arrières pour faire entrer dans le temple des foules qui ne demandent que ça. Il n’en reste pas moins que la légende est bien vivante et méritait au moins cette somme, toute imparfaite fût-elle.

agathe de lastyns

   
 

Jean-Pierre Rives et Alain Gex, Le Rives, coll. « Hommage du sport »), Jacob-Duvernet, août 2011, 145p.- 25,50 €

 
     

 

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Jacques Lemesle, 3000 ans de chasse au sanglier

Littérateurs et artistes de tous poils doivent aider le rustique sanglier à préserver son instinct de bête sauvage

Le propos surprendra sûrement nos lecteurs : quoi donc, un texte pour chasseurs consacré au vil sanglier dans les colonnes du parisien Le Litteraire ? Frédéric Grolleau, Isabelle Roche et Karol Letourneux (a priori réputés pour leur sérieux, envoyons-nous quelques fleurs) seraient-ils devenus fous à lier, pour soudain ouvrir leur porte à un sujet sans commune mesure avec l’ambition affichée de leur support critique ?
Mais justement, répondons-nous, ce livre de belle facture est avant tout un « beau livre » (avec ce que cela implique de recherches, de photos – prises par l’auteur lui-même -, schémas et autres précisions didactiques). Par ailleurs, en dépit des préjugés et autres résistances à l’hétérogénéité des genres livresques, nous remarquons que le sanglier, loin d’un cochon sauvage égaré dans les halliers de la France d’en bas, ou d’un verrat promis au couteau du boucher local – s’inquiétera-t-on jamais assez de l’image funeste qui en est donnée à la fin de chaque album d’Astérix & Obélix ? – , doit bien plutôt être assimilé à la fois à un noble emblème interrégional de la campagne de notre beau pays (disons ce qu’il en reste) et à une icône, assez inattendue certes mais icône quand même, d’une certaine geste littéraire.

Qu’on en prenne pour témoin les récents Le Cri du sanglier (roman, Denoël, 2004 – commis par votre humble serviteur, qui ne chasse pas que des cibles germanopratines à haut talon) et Les sangliers de Véronique Bizot (nouvelles, Stock, 2005 – Prix renaissance de la Nouvelle 2006), la « bête noire » – tel est le surnom du bestiau – ne fascine pas que les chasseurs rêvant d’en extraire civet et pâté.
Par sa puissance sauvage et son intelligence, l’imposant sanglier imprègne depuis des siècles l’imaginaire des hommes, toutes civilisations confondues, qui voient en lui, en ce qui concerne l’art de la chasse, un adversaire de haute volée, qu’il ne convient pas de sous-estimer. Jacques Lemesle ne fait pas ici d’ailleurs que retracer trente siècles de traque, il revisite, sanglierophile convaincu, l’histoire même de cet animal d’abord destiné à devenir le gibier des rois pour en faire le symbole inattendu de la vie et de la résistance à l’ingéniosité humaine.

Regorgeant de détails et d’anecdotes historiques – la chasse des grands animaux se pratiquait déjà sur le continent européen bien avant la période de la glaciation de Würm, au paléoli­thique moyen, il y a presque cent mille ans, apprend-on -, l’ouvrage qui s’orne de nombreuses représentations iconographiques et d’un utile glossaire in fine (à l’instar de celui qu’on trouvait déjà dans Le Cri du sanglier) plaira certainement aux amateurs de l’affût et aux adeptes de saint Hubert, mais il peut tout aussi bien être lu par tout esprit curieux de savoir pourquoi le monde moderne continue d’honorer, sous toutes les formes artistiques d’ailleurs, l’animal qui, du marcassin au quartanier en passant par le ragot, alimente toujours les peurs, les fantasmes et également l’émerveillement de ceux qui le contemplent. Au détour d’un bois, dans un tableau ou au coin d’une enluminure.

Sans doute, comme le stipule Hubert Buiron dans la préface, les compagnies et solitaires qui perdurent ont-ils sauvé, dans les trente dernières années, la chasse française. C’est pourquoi il appartient à nos contemporains, aux chasseurs, aux littérateurs comme aux artistes de tous poils de faire en sorte que le rustique sanglier préserve son véritable instinct de bête sauvage.
Vive le sanglier libre donc !

frederic grolleau

   
 

Jacques Lemesle, 3000 ans de chasse au sanglier, Crépin-Leblond, 2006, 210×297, 232 p. – 45,00 €.

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Vincent Ravalec et Laurent Sazy, Ngenza, Cérémonie de la connaissance

D’un pinceau zen de phrases minimalistes, Ravalec souligne les photos de Sazy pour tracer l’essence de l’iboga

Parallèlement à l’essai Bois sacré, initiation à l’iboga, écrit en collaboration avec le nganga Mallendi et Agnès Paicheler, Vincent Ravalec a signé un beau livre fascinant, richement illustré des photographies de Laurent Sazy, qui ouvre sur la cérémonie d’initiation gabonaise, Ngenza, une voie plus intuitive, par conjugaison de l’image et de la poésie.

Une immersion en profondeur au centre d’une tradition ancestrale, extrêmement évoluée, dont le but est de provoquer l’Expérience d’un nouvel état lumineux de l’Être, l’ouverture du Coeur, la Renaissance…

Embarquement immédiat pour l’inconnu

Trois jours et trois nuits d’une aventure entamée dans la forêt primordiale, quelque part au Gabon. Elle prendra avant son dénouement des détours effrayants et sublimes hors des circuits identifiés, via des dimensions inconnues. Sur le papier glacé de ce carnet de voyage, elle se raconte en trois niveaux entrelacés : page de gauche, quelques lignes claires et synthétiques de Vincent Ravalec, page de droite photographie pleine page de Laurent Sazy, sous-titrée de la parole symbolique traditionnelle, la voix de la plume rouge bwitiste.

Au centre du rituel, la racine râpée d’iboga consommée par les Banzis, les nouveaux initiés qui vont devoir mourir pour pouvoir renaître. Bouchée après infecte bouchée dissimulée dans une banane, son amertume, terriblement purgative pour le corps et l’esprit, est administrée avec fermeté et sollicitude par les ngangas, guérisseurs, guides et gardiens de la genèse du Gabon.

Effacement progressif des consignes de sécurité

Défilé d’archétypes étranges et souriants qui accepte, un instant complice, de s’inscrire sur la pellicule : des femmes, des hommes ou peut-être des esprits, noués de cocardes surréalistes, saupoudrés d’épices minérales, brodés de cent cauris, coiffés de tiares végétales, émergeant de la brume… Laurent Sazy s’écarte du reportage afin de réduire la distance entre son objectif de photographe et son objectif d’initié. Sublimer le décorum pour atteindre le mystère, toile sur laquelle danse la lumière multicolore des âmes humaines, imprimer non plus uniquement sur le film mais surtout, sur la pensée.

Ravalec rend justice à l’intellect occidental : perspective, paramètres, abscisse et ordonnée, équations, évolution, variables, stabilité, configuration, pressions, fréquences, cadre mathématique… Son texte exprime avec calme l’analyse d’une psyché stable et cultivée, confrontée à un système d’information abstrait de son contexte quadri-dimensionnel habituel. Sous le microscope de l’iboga, la raison est inéluctablement dissoute par les Inconnues, aboutissant à la disparition du Moi limité pour s’aventurer sur des plans oubliés où l’on croise de nouvelles hypothèses.

Écholocation d’OVNI sur le radar mental

Allongés sans défense sur le sol du corps de garde, rassemblés autour du feu par les ululations de l’arc à bouche, accompagnés de toute la population du village, les initiés, aussi bien autochtones qu’étrangers, posent sur ce nouveau monde des yeux rougis pleins d’une incompréhension également partagée.

Arrivent alors les visions, les messages, s’établit une cosmogonie empreinte d’une logique autre et imparable. Et les épreuves de Laurent Sazy montrent alors l’agitation des molécules du corps physique qui finalement, autorise l’émergence d’une réalité plus subtile, composée de transparences, de vibrations affranchies du support matériel.

Dans l’étrangeté, le témoignage se rapproche de celui de Jan Kounen dans Autres Mondes, lorsqu’il filme sa propre expérience avec l’ayahuesca auprès des shamans chipibos. Là où ses visions des forces universelles sont modélisées par le biais d’images de synthèse, Laurent Sazy souffle dans la poussière pour matérialiser les ondes des esprits réveillés par l’iboga.

Éclipse définitive de l’ego du pilote

Sous les poudres colorées des maquillages primitifs, l’énergie circule selon des circuits inédits et pourtant immémoriaux. Le sacrement de l’iboga bouscule les masques du quotidien, permet l’expression fractale de la conscience. Vincent Ravalec trace ce parcours initiatique d’un pinceau de phrases minimalistes aux déliés légers, réussit l’exploit de concentrer l’Expérience dans le vide intérieur du zen pour en présenter l’essentiel.

stig legrand

   
 

Vincent Ravalec et Laurent Sazy, Ngenza, Cérémonie de la connaissance, Presses de la Renaissance, Collection « Carnets de Voyage », mars 2004, format : 210×150, 96 p. – 29,00 €.
ISBN : 2-85616-963-5

 
     
 

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Entretien avec Bernard Rapp

C’est au Flore que Bernard Rapp a donné rendez-vous à Frédéric Grolleau pour évoquer la sortie en DVD de son film Pas si grave

N’
en déplaise aux amateurs de clichés, c’est notre chroniqueur qui a commandé une tasse de thé Earl Grey tandis que le cinéaste se contentait d’un café serré. Par un redoutable coup du sort cet entretien d’une heure consacré à un film sur la mémoire n’a pas été enregistré sur la bande prévue à cet effet, et l’on doit à l’excellente mémoire du sieur FG de le voir figurer dans les colonnes du Littéraire…

Pas si grave raconte le périple de Léo, Max et Charlie, trois (faux) frères projetés dans le sud de l’Espagne afin d’exaucer le dernier voeu de leur père adoptif, Pablo, un artiste exilé au temps de la guerre civile qui n’a jamais remis les pieds dans son pays et les envoie à la découverte de son passé dont ils ne savent pas grand chose. Après deux films noirs, vous prenez le risque de la comédie ici ?
Bernard Rapp :
Je n’aime pas être catalogué, que ce soit en littérature, à la télévision ou au cinéma, d’où ma constante volonté de changer ,de surprendre pour ne pas me laisser enfermé dans une étiquette, quelle qu’elle soit. Je portais ce scénario en moi depuis longue date et j’ai ressenti le besoin d’en faire quelque chose qui irait à contresens de ce que j’avais réalisé jusqu’alors. D’où le passage du thriller psychologique au road movie chaleureux et musical (avec des rythmes empruntés à Sergent Garcia, Gladiators, Souad Massi, Dusminguet ou encore Manu Chao, les rythmes latins, du Maghreb, reggaes ou plus classiques…)

N’êtes-vous pas tombé dans le piège de l’auto-référenciation tacite, en multipliant des renvois à des êtres, des situations personnelles mais qui restent gratuites pour le spectateur ? 
Non car je ne suis pas obligé de vous dire que la voiture des trois protagonistes est une Volvo jaune parce que j’ai eu un jour une voiture de cette couleur et que je tenais à ce qu’elle soit présente dans le film pour évoquer le souvenir, la mémoire. Je ne suis pas obligé de vous dire non plus que le capitaine de la guardia civil que je croque existe, ni que j’ai rencontré cette jeune femme superbe et autonome qui distribue des coups de boule – ce qui n’était pas sans poser quelques problèmes dans nos relations ! Maintenant je ne vous cache pas que j’ai été un peu déçu de la réaction du public lors de la sortie du film en salle. Pas si grave a tout de même fait 250 000 entrées, ce n’est pas une catastrophe mais j’avais atteint un score beaucoup plus honorable avec Une affaire de goût.

Cela veut dire que le public, comme la critique, n’aime pas qu’on perturbe ses habitudes et ses repères  ? 
En un certain sens oui, même si j’avoue ne pas me soucier de la critique, dont je me plais seulement à souligner la grande prévisibilité (je m’amuse souvent à deviner quel genre de papier écriront les critiques de Studio, de Télérama ou du Figaro lorsqu’un film – un des miens ou d’un autre cinéaste – sort, et je me trompe rarement !) En ce qui concerne Pas si grave je n’en conclus pas d’ailleurs que j’ai eu tort de vouloir mettre en scène mes souvenirs, ou le thème qui m’est cher de la filiation et du passage de relais entre les générations. Mais que, peut-être je m’y suis mal pris, que je n’ai pas été assez démonstratif et que je ne suis pas allé assez loin dans mes propos.

S’il fallait changer quelque chose dans ce film, que serait- ce ? 
C’est un film qui m’est cher, puisque j’y projette aussi ma propre relation avec mon père, j’ai mis du soin à travailler certaines images, à monter des plans séquences compliqués (comme la seule scène du film ou Leo se confie à Angela), donc je ne renie rien. Simplement j’ai peut être eu tort de ne pas envoyer tout de suite les trois frères à Valence, de les faire traîner en route depuis Liège jusque dans le sud…

Mais il fallait cette lenteur ci pour que le road moavie initiatique s’installe, et que les relations distendues entre eux se tissent, à la longue précisément. 
Oui, d’autant plus que, personne n’y a suffisamment insisté à mes yeux, les échanges entre eux trois passent surtout par le regard. C’est toujours dans le regard de l’un qu’on sait ce qui arrive à l’autre et inversement. Je tenais à cette structure circulaire, en miroir, pour faire comprendre que le voyage va peu à peu les changer, modifier ce qu’ils croient être leur identité pour les révéler à eux-mêmes une fois qu’ils auront accepté de se dé-placer, d’être dé-paysés. Et le voyage en voiture au milieu de splendides paysages était idéal pour cela.

Malgré la fantastique bande originale du film, le soleil ambiant et le desengagno impalpable qui nimbe les journées de nos héros, c’est donc un film sur l’inquiétude au sens propre ? 
Oui mais c’est aussi une comédie qui se veut légère, et qui multiplie les clins d’œil, notamment à Almodovar et à la comédie américaine. Il est possible que le titre du film ait trompé certains qui s’attendaient de ma part à un nouveau film noir et qui ont été surpris par le ton décalé que j’adopte ici. Mais au fond Pas si grave s’inscrit dans la cohérence de mes films précédents : il y est toujours question du lien social, de ce qui nous rattache ou sépare des autres et de la dette que nous nourrissons à leur égard.

On vous a reproché lors de la sortie du film en salles d’avoir donné dans la caricature facile avec les portraits trop accusés du militaire chanteur de cabaret, du torrero infirme et de la belle espagnole fougueuse… 
Je vous l’accorde mais je ne pense pas que l’on ferait grand-chose, et encore moins du cinéma, si l’on devait se soucier de ce qu’en pensera la critique. Par ailleurs il ne faut pas confondre la caricature et la référenciation , or je renvoie de manière directe dans ce film aux sources qui m’inspirent et on peut pas m’accuser de faire dans l’elliptique. Quant aux personnages qui accompagnent les trois frères, je n’ai fait que puiser dans la réalité, dans mes souvenirs pour les faire advenir…

Pourquoi fallait-il que deux des trois artistes soient des intermittents, et des bruiteurs de cinéma de surcroît- ce qui donne lieu d’ailleurs à une des très belles scènes du film ? 
En fait, ils sont intermittents non pas parce que j’aurais anticipé la vague de conflit qui allait s’abattre cet été sur tout une partie de la profession, mais parce que leur métier correspond à ce qu’ils sont dans la vie : coupés de leurs racines et à la recherche d’eux-mêmes, fédérés par l’éducation que leur ont donné Pablo et Pilar, et en bisbille les uns avec les autres, éloignés et ne se retrouvant que lorsqu’un d’eux morfle. Ce sont des intermittents de la vie – et donc dans la vie.

Vous insistez beaucoup dans votre commentaire audio, dans les bonus de cette nouvelle édition, sur le rôle joué par l’art dans le développement de leur personalité… 
La quête dans laquelle ils se lancent est une fausse quête dont ils ne conçoivent pas l’enjeu véritable. Il sont lancés, eux de la génération suivante, dans cette aventure par deux vieillards, anciens combattants de la guerre d’Espagne qui les manipulent pour qu’ils découvrent au nom du rapt d’une  » vierge pourpre  » fétiche, leurs vrais visages. Je n’ai pas voulu cependant faire un film sur la guerre d’Espagne, j’y insiste, mais sur le sens positif aussi de la manipulation (ce qui rejoint certains aspects de Tiré à part et de Une affaire de goût). La création artistique est fondamentale tout au long du film car elle est le vecteur au nom duquel s’animent les personnages, qu’ils soient trompettiste autodidacte, chirurgien aux doigts de fée s’entraînant sur les quartiers de bœuf ou champion de tir homosexuel ! Vous avez vu, n’est-ce pas, que la vierge en question, protégée dans le bastion de la Guardia civil par une commandant de garnisons des plus cocasses est absolument laide, et ne justifie en rien l’engouement à son égard de Pablo pendant la guerre : c’est qu’elle n’est qu’un prétexte aux retrouvailles des uns et des autres avec la place qui leur est propre.

Vos commentaires audio sont très explicatifs et généreux : vous estimez que la sortie en DVD de Pas si grave lui donnera une nouvelle chance auprès du public ? 
Pour dire les choses de manière franche le cinéma se situe pour moi dans la salle obscure au milieu et au contact des autres, qui participent avec vous à ce qui se passe sur l’écran, ce que ne peut pas restituer le dvd à la maison. Maintenant j’estime que le support dvd est en effet une belle occasion de faire (re)découvrir ce film à ceux qui ne l’auraient pas vu (par exemple à cause de la sortie simultanée de L’Auberge espagnole de Klapisch ou de la première semaine de la guerre en Irak qui a découragé beaucoup de gens à se rendre au cinéma). De plus, c’était la première fois que je me livrais au commentaire audio sur l’un de mes films et cela m’a amusé et passionné au plus haut point. Je suis entré dans une salle face au défilement de mes propres images, j’ai pris le micro et, sans filet, j’ai commencé à les commenter. D’un seul coup, tous les souvenirs sur les conditions de préparation du tournage me sont revenus en temps réel et c’était extraordinaire ! J’espère que le spectateur sentira cette générosité-là, qui fait justement défaut au film de cinéma et permet au dvd de délivrer de nombreuses clefs concernant l’oeuvre.

Hegel a écrit que « la naissance des enfants c’est la mort des parents  » : souscrivez-vous à la formule, vous qui avez tourné cette fable sur la filiation (et la transgression qu’elle présuppose) qu’est Pas si grave ? 
Pas tout à fait, je pense plutot que l’on meurt à l’enfance lorsqu’on devient parent soi-même. La principale phrase qui m’ a amené à écrire ce film se trouve chez Dolto qui affirme que, dès qu’ils évoquent la filiation, les enfants pensent régler une dette qu’ils ont envers leurs parents (ici leur père adoptif principalement) , alors que ce sont leur parents qui payent une dette envers eux. Pablo offre ici à ses trois fils l’occasion de se remettre en question, de savoir vraiment qui ils sont et auprès de qui ils veulent réellement vivre. Voilà qui n’est pas si mal, non ?

frederic grolleau

   
 

Propos recueillis le 10 septembre 2003.

Pas si grave – Réalisateur : Bernard Rapp – 19,99 €.

Éditeur : Fox Pathé Europa

Date de parution : 22 octobre 2003

Avec : Sami Bouajila, Romain Duris, Jean-Michel Portal, Leonor Varela, Pep Munné, Pascale Roberts

Bonus :

-  Commentaire audio de Bernard Rapp
-  Making of
-  Un mini reportage sur le sculpteur
-  Présentation des personnages
-  La genèse du scénario
-  Séances d’enregistrements de la BO
-  Galerie de photos
-  Filmographies

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