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Entretien avec Jean-David Jumeau-Lafond (Naissance du fantôme)

Jean-David Jumeau-Lafond est historien d’art, spécialiste de la période symboliste… et maître ès fantômes…

Depuis les terreurs enfantines qu’inspirent les trous d’ombre aux rêveries que suscitent brumes et greniers endormis dans leur léthargie poussiéreuse, en passant par un attrait immodéré pour ces spectres engendrés par les écrivains, les peintres et les cinéastes, je puis dire qu’entre les fantômes et moi, c’est une histoire de toujours. Mais qui pourrait n’en pas dire autant… Quoi d’étonnant, alors, qu’au terme de ma rencontre avec Jacques Damade je lui aie demandé si je pouvais emporter Naissance du fantôme  ? Une anthologie que le titre à lui seul rend attrayante – séduction rehaussée encore d’une couverture gris-de-brume, couleur d’entre-deux-mondes… je goûtai à sa lecture un ineffable plaisir. Mais qui ne me suffisait pas et me rendait curieuse : outre la profonde beauté des textes, tous d’une élégance insigne, je découvrais aussi des notices d’introduction et des commentaires d’une très grande finesse, empreints d’une érudition immense mais pliée avec art au désir de la rendre compréhensible par le plus grand nombre.
 
Y est cernée avec une telle pertinence la spécificité des fantômes que l’on croise dans les œuvres de la fin du XIXe siècle que j’en vins à me dire que l’architecte de ce volume un peu brumeux d’aspect devait, à ses heures, entretenir quelque commerce fantomatique… Soucieuse d’en apprendre davantage sur la genèse du livre, sur cette fin de siècle, aussi, qui longtemps m’attira sans que je dépasse jamais le stade d’un attrait rêvé, je sollicitai un entretien auprès de Jean-David Jumeau-Lafond. Il accepta aussitôt et proposa que l’interview ait lieu chez lui. Nul autre cadre – sauf peut-être une cathédrale en ruine grandie par une pleine lune au mieux de sa forme – n’aurait pu mieux seoir au sujet de la conversation prochaine… L’appartement est plongé dans une pénombre légère, le silence s’y écrase sur d’innombrables œuvres d’art et objets précieux (livres, tableaux, gravures, sculptures…) chargés d’années, d’histoires, d’émotions et au creux desquels bruissent des présences. C’est un lieu où l’on sent vibrer non pas une époque particulière mais plutôt une sensibilité, une inclination de l’âme.
L’entretien commence, à voix presque basse, comme s’il fallait se conformer à quelque tacite invitation au murmure. Et tout le temps qu’il dura, les spectres en respectèrent le cours : aucune vapeur phosphorique, aucun courant d’air glacé ne vinrent le troubler…


Vous avez publié il y a quelque temps Naissance du fantôme, aux éditions de la Bibliothèque, et en visitant votre site, on réalise que vos intérêts sont loin de se limiter au symbolisme et aux mouvements esthétiques de la fin du XIXe siècle. Pourriez-vous évoquer votre parcours, vos sujets d’étude ?
Jean-David Jumeau-Lafond :
C’est toujours très difficile de se présenter, surtout en France, où l’on a tôt fait de coller des étiquettes en fonction de ce que les gens font. En fait d’étiquettes, j’en ai beaucoup trop, elles se collent les unes aux autres et ça finit par faire quelque chose d’assez bizarre. À la base je suis historien de l’art – c’est la branche que j’ai choisie pour mes études, que j’ai menées jusqu’au doctorat. Je suis spécialiste du symbolisme, plus exactement de la fin du XIXe siècle. S’il fallait déterminer une étiquette globale, ce serait celle-là. Mais à partir du moment où on travaille sur cette période, qui se caractérise par de constantes interconnexions entre les différents arts, et entre ceux-ci et la science, on ne peut pas se cantonner dans un domaine, ou une discipline : on risque de ne pas saisir grand-chose de ce qui se joue en poésie, en littérature, par exemple, si on n’a pas une petite idée de ce qui se passe en musique, en peinture, ou dans la recherche médicale – c’est du moins ainsi que je vois les choses. Je connais des historiens d’art qui sont incapables de comprendre la musique, des littéraires qui ne comprennent pas du tout la peinture… et à un moment ou à un autre, ça se voit, ça se lit et ça s’entend ! je pense que la synthèse des arts est vraiment indispensable. Je suis historien d’art, certes, mais je suis amené à travailler sur la littérature, le théâtre, la musique, et surtout sur les relations entre tous ces arts.

Vous êtes un descendant direct de Carlos Schwabe, est-ce cette parenté qui a motivé votre intérêt pour la fin du XIXe siècle, ou bien y a-t-il une part d’affinités purement personnelles ?
Il est certain que j’ai longtemps vécu à l’ombre de cette figure familiale qu’est Carlos Schwabe, peintre illustrateur symboliste qui a lui-même été très proche des grandes figures littéraires de l’époque. D’ailleurs, j’ai fait ma thèse de doctorat sur son œuvre. Mais je ne pense pas que cela suffise à expliquer mon intérêt ; il doit y avoir, aussi, une adéquation entre ce que représente l’art à cette période-là et ma personnalité – peut-être ai-je, au fond, un tempérament mélancolique qui correspond à tout ce spleen un peu idéaliste qui baigne cette fin de siècle. Cela dit, je ne veux pas faire de l’auto-analyse de bazar ! L’époque en elle-même a largement de quoi attirer : c’est une période très ouverte, très riche ; ce qui peut paraître paradoxal parce que les artistes et les poètes d’alors avaient un sentiment très aigu de fin du monde. Ils avaient le sentiment d’évoluer dans un espèce de brouillard où on ne voyait pas d’avenir. Mais l’on s’aperçoit que les arts de ce moment portaient en germe tout ce qui va suivre. C’est une époque de métamorphose, de transformation, d’ouverture, où tout se mélange, mais aussi très contrastée : on trouve à la fois des espèces d’envols idéalistes très éthérés, et une profonde morbidité ambiante. C’est très ambivalent – on pourrait dire que c’est une époque maniaco-dépressive… C’est donc cette complexité, associée au souvenir de Carlos Schwabe, qui m’a poussé à m’intéresser à la fin du XIXe siècle. Puis ensuite on est comme pris dans une sorte d’engrenage, et on n’en sort plus…

Vous vous intéressez aussi à l’art contemporain. Y a-t-il des interconnexions entre les arts de la fin du XIXe et cet art d’aujourd’hui appelé « contemporain » – une expression qui, je pense, excède le seul sens chronologique ?
Il n’y a que très peu de temps, en fait, que l’on parle d’art contemporain : c’est une particularité de notre époque de se pencher sur l’art du passé au point de devoir désigner, par opposition à ce dernier, l’art d’aujourd’hui par « art contemporain ». Autrefois, l’art était par définition contemporain.
C’est pendant mes études que je me suis intéressé d’assez près à cet « art contemporain » : j’avais des amis artistes et cela m’a amené à côtoyer leur milieu – je dois dire que j’en suis un peu revenu… Il y a actuellement un foisonnement multiforme, où chacun a sa propre esthétique, et j’avoue que par moments j’ai un peu de mal à voir ce qui fait la différence entre le simulacre et l’œuvre authentique. L’un et l’autre pouvant produire les mêmes formes, il est très difficile d’avoir une appréciation juste ; je crois qu’on n’a pas encore le recul suffisant pour faire le tri. Les critiques d’art particulièrement avisés, ou les historiens les plus brillants, eux, sont capables de percevoir au présent ce qui vaut la peine. Lorsqu’on examine a posteriori les orientations de la critique à l’époque symboliste, on s’aperçoit qu’elle n’a défendu que de grands artistes – cela paraît facile et évident aujourd’hui, mais une telle justesse de jugement sur le moment est vraiment extraordinaire.
Le symbolisme, qu’on a voulu très souvent voir comme une espèce d’excroissance dans la chronologie, un peu hors de l’Histoire, s’avère, en définitive, être une des sources de l’art du XXe siècle. Au fond, les symbolistes sont des conceptuels avant l’heure… ils placent l’Idée avant toute chose ; la vision passe avant la matérialisation plastique. Et l’on sait la place que tient le concept dans l’art contemporain – parfois même ce n’est que ça ! (rires) D’où, je pense, cette déconnexion croissante entre cet art et le grand public. Outre cette filiation, on retrouve dans certaines catégories d’œuvres contemporaines cette morbidité, cette fuite face au réel qui caractérisaient l’art des symbolistes.

Mais les formes que revêt cette morbidité aujourd’hui sont un peu différentes, non ?
Oui, mais au fond, il s’agit d’un fonctionnement identique, d’une réaction aux mêmes phénomènes : aujourd’hui comme à la fin du XIXe siècle, on réagit au recul du spirituel, au surdéveloppement urbain, à l’emprise croissante de la science qui prétend tout expliquer – avec les différences induites par le progrès bien sûr… Ce qui se traduisait jadis par un refuge dans le rêve, l’inconscient ou le mythe, par une façon de revisiter le passé lointain, et s’exprime aujourd’hui par le pullulement des sectes, par le succès d’Harry Potter et des romans d’heroic fantasy, signifie en définitive un même malaise face à un monde sans avenir qui n’a d’autres perspectives que la gestion du matériel et de l’économique. Les gens se réfugient dans ce qu’ils peuvent… on essaie de s’échapper, de trouver une piste dans la spiritualité, le mysticisme… ou dans des pratiques plus fantaisistes comme le feng shui !

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Comment est né le projet de Naissance du fantôme ? Comment avez-vous rencontré Jacques Damade ?
J’ai fait la connaissance de Jacques Damade grâce à des amis communs. Nous avons publié ensemble un premier livre, en 1999 [Professeur de beauté, Robert de Montesquiou et Marcel Proust, coll. « Les Billets de la Bibliothèque » – NdR] et ensuite j’ai eu l’idée de lui proposer cette anthologie, qui s’inscrivait dans ces recherches tournant autour de la spiritualité, de ce qu’on peut représenter ou non, du visible et de l’invisible. Présidait aussi à ce projet la perspective de rendre disponibles des textes qui n’avaient pas été réédités depuis 50, 60, 80 ans ou plus – même si certains sont plus accessibles que d’autres, tels ceux de Poe ou de Villiers de l’Isle-Adam. L’intention globale était de réunir des textes qui montrent comment le fait de convoquer le fantôme, le spectre – au-delà du côté anecdotique – est une façon de dire « où est l’esprit ? ». « Esprit es-tu là ? », comme disent les médiums… à travers leurs invocations de fantômes, qui sont les esprits des morts, ces écrivains se demandent, en définitive, ce qu’il est advenu de l’âme des vivants dans ce monde tout entier voué au matérialisme triomphant et qui ne se préoccupe plus guère de spiritualité. Les textes retenus pour cette anthologie répondent un peu à ce questionnement-là – qui, d’ailleurs, vaut encore aujourd’hui selon moi : quand on regarde ce qui se passe, les attentats…etc., on peut en effet se demander si nos contemporains ont encore une âme.
Bien sûr, le choix des textes demeure arbitraire, mais il fallait choisir… En tout cas, on retrouve dans chacun d’eux un côté très « écrit » : tous, ou presque, émanent de grands écrivains. Et puis le sujet lui-même confère à l’écriture une dimension spirituelle : le fait de parler de fantômes, de spectres… implique une recherche approfondie au niveau du langage qui va élever le registre stylistique, lui donner un raffinement spécifique. À mes yeux, « Véra », de Villiers de l’Isle-Adam, et « Morella », de Poe, sont parmi les plus beaux textes qui aient été écrits sur ce thème – d’ailleurs, ils se ressemblent beaucoup. C’est en grande partie pour cela qu’ils figurent en tête de l’anthologie.
Et pour parachever le tout, on a choisi une couverture grise, un peu floconneuse… fantomatique à sa façon ! Il y a eu un vrai travail éditorial sur l’objet-livre lui-même – et c’est une chose que j’apprécie beaucoup chez Jacques Damade : la fabrication du livre est toujours soigneusement pensée, le papier est beau, les couvertures sont faites à l’ancienne, au plomb… Ce qui est particulièrement adapté pour aborder la période symboliste, où la bibliophilie était florissante. Les symbolistes étaient, en général, très attachés au livre en tant qu’objet. De toute façon, pour parler des fantômes, il fallait un beau livre : ils apparaissent en suaire, pas dans des rideaux en tergal (rires)…

En ce qui concerne le choix des textes, j’imagine que vous aviez au départ un corpus assez conséquent ; est-ce que ça a été douloureux d’élaguer ?
Non, pas tant que cela : je connaissais à peu près, dès le départ, le calibre de ce type de volume – je savais donc que je ne devais pas retenir un trop grand nombre de textes. Mais j’en avais tout de même prévu quelques-uns de plus… et en fin de compte il a fallu renvoyer quelques apparitions dans leurs cavernes ! Nous voulions d’abord proposer des textes intéressants, tout en élargissant le propos – ce à quoi nous sommes parvenus, me semble-t-il, en incluant des textes sur la photographie et le récit-témoignage de la séance de spiritisme chez Huysmans. Puis il y avait un autre critère de choix : la brièveté de certains textes qui les rendent impossibles à publier ailleurs que dans des anthologies comme celle-là – par exemple le texte de Rodenbach, qui fait deux pages… Ce genre de petit volume est idéal pour les mettre à la disposition du public. Mais je sais que les libraires n’aiment pas beaucoup ces ouvrages, parce qu’ils ne savent pas trop où les ranger – ils leur posent un problème technique ! 
Toujours est-il que ce livre a été fait avec cœur, dans un souci de clarté et de lisibilité. J’ai beau avoir écrit et soutenu une thèse, je n’enseigne pas à l’université ; j’échappe un peu à ce jargon, à cet esprit parfois un peu pesant. On peut être scientifique, rigoureux, et en même temps aimer écrire, avoir envie de transmettre un message compréhensible : si c’est pour que vos propos restent dans l’obscurité totale, ce n’est pas la peine de les tenir. Pour communiquer le goût de lire de beaux textes, il faut les présenter de manière écrite, qui « coule »… ça me paraît indispensable. Si on rebute le lecteur d’emblée, dès la présentation, il n’aura pas envie de passer outre l’introduction et d’aller plus loin. Les préfaces, les présentations qui expliquent et légitiment le projet d’une anthologie ne doivent donc être ni absconses, ni trop longues, et encore moins amphigouriques. 

Est-ce qu’il y a dans l’air des projets de réédition de ces textes demeurés inédits ?
Oui, on commence à rééditer pas mal de choses et il y a des gens qui travaillent là-dessus en ce moment – d’autant que l’époque symboliste a été particulièrement féconde, notamment en textes assez longs – tel L’Araignée rouge, de Delphi Fabrice, récemment réédité par les éditions Terres de brume. Mais il y a encore beaucoup de textes à retrouver, à ressusciter. Ce qui ne veut pas dire que tous sont des chefs-d’œuvre injustement oubliés : leur disparition du circuit éditorial est parfois justifiée. En même temps, cela ne signifie pas non plus qu’ils sont inintéressants, qu’ils n’ont rien à nous dire aujourd’hui. Reste que pour faire la part des choses, il faut bien connaître la période. Et surtout hanter – c’est le cas de le dire… – les bibliothèques. Notamment la Bibliothèque Nationale – bien que le site où elle se trouve aujourd’hui soit moins propice aux hantises que les locaux de la rue de Richelieu…

Quels sont vos projets aujourd’hui ? Dans quelles études êtes-vous engagé – pour autant que vous souhaitiez ou puissiez en parler ?
Eh bien dans l’immédiat, c’est l’été, donc le moment de prendre un peu de vacances ! sinon, j’ai récemment écrit une préface pour une nouvelle édition des Fleurs du mal – un « beau livre » qui doit paraître à la rentrée aux éditions Diane de Selliers. Il s’agit de mettre en rapport l’intégralité des poèmes avec la peinture fin de siècle. Le choix iconographique est certes arbitraire et subjectif – pratiquement aucune des peintures choisies n’ont été faites pour illustrer Baudelaire – mais c’est néanmoins un parti pris intéressant parce qu’il permet de voir comment les peintures de la génération d’après peuvent être mises en lien avec les textes de Baudelaire. La démarche peut paraître gênante, délicate, mais en fin de compte l’ensemble fonctionne bien ; il montre à la fois la richesse de la poésie de Baudelaire et la grande polysémie des images de l’époque symboliste. Cet assemblage a été pensé par l’éditeur ; je n’ai été associé au projet que sur le tard, uniquement pour la rédaction de la préface. Mais cela m’a donné l’occasion de me replonger dans Baudelaire, ce que j’ai d’autant plus apprécié que mon aïeul Carlos Schwabe a illustré Les Fleurs du mal. C’est un livre rare tiré à 77 exemplaires, dont tous ne sont pas localisés. Cette édition de bibliophile a été faite par Charles Meunier, un grand relieur de l’époque, et Carlos Schwabe a réalisé pour elle une douzaine d’illustrations principales, ainsi que des décors floraux figurant des fleurs un peu vénéneuses, maladives, à mi-chemin entre l’animal et le végétal.
Pour en revenir à mes projets, il y a plusieurs petites choses encore trop floues pour que je puisse en parler. Mais aussi une échéance plus certaine malgré le sujet que je vais aborder : en octobre je participe à un colloque à l’université de Clermont-Ferrand dont le thème est « L’automne », et mon intervention portera sur… le brouillard – le brouillard symboliste, qui est d’ordre métaphysique, à la différence du brouillard des peintres impressionnistes qui, lui, reste réaliste.

 

Bibliographie de Jean-David Jumeau-Lafond

 

Le symbolisme idéaliste en France, catalogue de l’exposition présentée au Japon d’avril à novembre 2003
Les peintres de l’âme (Paris-musées, 1999)
Carlos Schwabe, symboliste et visionnaire (ACR éditions, 1994)
Mnémosyne, textes sur des photographies de Michel Dubois (éditions Louise, 1992)
L’heure du thé, textes sur des photographies de Michel Dubois (éditions Louise, 1990)
Reimpré : le peintre et la rumeur du monde (éditions Fragments, 1990)

 

Préfaces et présentations

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal – illustrées par la peinture symboliste et décadente, éditions Diane de Selliers, 2005 (à paraître)
Naissance du fantôme textes d’Edgar A. Poe, Villiers de l’Isle-Adam, Jean Lorrain, Édouard Dujardin, Camille Mauclair, Jules Bois, Victor-Emile Michelet, Henry Kistemaekers, Georges Rodenbach, Jean-Paul Avice, suivis de : Gustave Boucher, « Une Séance de spiritisme chez J.-K. Huysmans », éditions de La Bibliothèque, 2002
Professeur de beauté – textes de Robert de Montesquiou, Marcel Proust et Paul Verlaine, éditions de La Bibliothèque, 1999
Bleu gazon, plein air sur la peinture, catalogue de l’exposition organisée sur l’esplanade de l’Hôtel de ville d’Issy-les-Moulineaux, 15 mai – 4 juin 1990
Autour de Jean Dubuffet, Miradors (textes et gravures réunies à l’occasion de l’inauguration de la commande de l’État : « La Tour aux figures »), octobre 1988
Co-direction avec Pascale Dubus du n° 8 de la revue L’écrit-voir, « Figures de la mort »


Et au terme de cette lecture, une petite visite sur le site de J-D Jumeau-Lafond s’impose…

   
 

Propos recueillis par isabelle roche au domicile de Jean-David Jumeau-Lafond le 8 juillet 2005.

 
     

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Naissance du fantôme, une anthologie

Une anthologie délectable qui se propose de mettre en évidence le nouveau fantôme qui naît en littérature aux environs de 1870

Il faut d’emblée, et avant tout autre considération, louer la conception de l’ensemble : son architecte Jean-David Jumeau-Lafond s’y comporte en guide de premier choix, qui prend soin de préciser son projet dans une brève introduction d’une rare qualité, aussi concise que riche et pertinente. Il y explique notamment qu’il ne s’agit pas de dresser ici la taxinomie des différentes formes que l’homme, au fil de son histoire, a pu donner au fantôme en tant qu’agent de l’au-delà, ni d’analyser les rôles que les arts ont assigné, au cours de leur histoire, à cette figure pour le moins difficile à décrire, à qualifier. Non, son propos sera beaucoup plus… chirurgical, si l’on peut oser le mot : il remarque avec finesse qu’aux alentours des années 1870 / 1880 un fantôme nouveau prend place dans la littérature ; un fantôme qui cesse d’être un simple ingrédient narratif mais devient, en quelque sorte, un manifeste idéologique, vecteur des conceptions et des interrogations philosophiques des écrivains et poètes.

Au lieu de défendre sa thèse par le moyen d’un essai de type universitaire, il invite à plonger directement dans la matière première de sa réflexion : les textes. Il n’y a pas lieu, ici, de discuter ses choix : la constitution d’une anthologie comporte toujours une part d’arbitraire, a fortiori quand elle n’a pas d’ambition scientifique ; elle reflète la sensibilité de son concepteur et s’apparente à une visite sommaire de sa bibliothèque privée. Ainsi que nous le remarquions plus haut, Jean-David Jumeau-Lafond est un guide parfait : chaque texte est introduit par une présentation rapide qui précise bien en quoi il s’inscrit dans le projet qui a gouverné à la préparation de l’anthologie. L’on ne perd ainsi jamais de vue que nous avons entre les mains un tout cohérent qui entend mettre en évidence la signification particulière que prend le fantôme dans les dernières décennies du XIXe siècle – une fin de siècle à la fois symboliste et scientiste, pleine d’incertitudes, de contradictions, et qui porte la marque d’une certaine détresse métaphysique.

L’on commence sa visite en terrain connu – les deux premiers textes sont signés respectivement Edgar Alan Poe (« Morella ») et Villiers de l’Isle-Adam (« Véra »), deux auteurs qui rayonnent encore dans notre paysage littéraire et dont le nom n’a pas été réduit au flou avec les années. Mais ce n’est pas cette notoriété seule qui leur vaut d’ouvrir les portes de cette anthologie : l’on reconnaît vraiment dans chacune de ces nouvelles ce fantôme métaphysique que traque Jean-David Jumeau-Lafond – la métaphore de cette âme que l’homme du temps est en train de perdre dans son ivresse matérialiste. Et aussi bannière brandie en réponse à l’esthétique naturaliste.
À travers les neuf nouvelles réunies ici – les trois derniers textes du recueil relèvent du témoignage, de l’analyse – et par-delà le style propre à chaque auteur, on perçoit très clairement un art commun de faire vibrer au creux des mots cet Ailleurs dont participe le fantôme, une façon de guetter puis de circonvenir par l’écriture les palpitations secrètes de l’inerte – meubles, bibelots… – qui n’appartiennent qu’à cette époque et à ses poètes. À travers ces textes s’esquisse aussi, outre la variété des figures fantomatiques, le portrait du « côtoyeur » de fantômes – un véritable type littéraire : enclin à la solitude, en proie, souvent, à un grand désarroi psychologique, il vit détaché des contingences de la vie quotidienne, il se voue à l’étude, à la lecture, à la rêverie. En d’autres termes, il est déjà, avant même d’être confronté aux fantômes, comme à mi-chemin entre l’ici-bas et l’Au-delà.

Pour clore son recueil, Jean-David Jumeau-Lafond quitte le terrain de la prose de fiction pour le témoignage et l’analyse – un récit de Gustave Boucher rapportant une séance de spiritisme chez Huysmans puis deux textes traitant de la photographie naissante, l’un écrit récemment par Jean-Pierre Avice, l’autre dû à Jules Bois, un écrivain dont l’œuvre se déploie à la charnière des XIXe et XXe siècles. Notre chasseur de fantômes fin-de-siècle montre ainsi combien ceux-là sont ambivalents : convoqués à l’envi par les tenants d’un idéalisme esthétique et philosophique, ils le sont tout autant par les adeptes de la science-reine qui cherchent par tous les moyens à leur donner corps grâce aux nouveautés techniques mises à leur disposition – ici en l’occurrence la photographie.

L’on regrettera que l’agréable et légère déambulation textuelle que propose Jean-David Jumeau-Lafond ne se prolonge pas davantage ; l’on eût aimé poursuivre encore longtemps cette exploration de l’intangible par l’intermédiaire de ces auteurs fin-de-siècle dont la plume vibra si fort au diapason de l’au-delà, avec une intensité telle qu’elle nous émeut encore aujourd’hui. L’on aurait d’autant plus apprécié de continuer ce voyage littéraire qu’il est animé avec finesse et intelligence, que le savoir y est dispensé avec clarté, et que les notes, références et introductions, au lieu d’ensevelir les textes, de les déflorer, les mettent parfaitement en valeur. Remarquons enfin que beaucoup des textes rassemblés ici sont aujourd’hui inaccessibles au grand public hors de ces pages ; l’on entraperçoit ainsi un peu des immenses chantiers de résurrections littéraires qu’il faudrait entreprendre tant sont nombreux les écrivains de jadis qui ne méritent pas la chape de silence sous laquelle ils sont enfouis…

Auteurs convoqués dans ce recueil :

– Edgar Alan Poe, « Morella » in Histoires extraordinaires
– Auguste Villiers de L’Isle-Adam, « Véra »
– Jean Lorrain, « Réclamation Posthume »
– H. Kistmaeckers, « L’heure du sang »
– Edouard Dujardin, « Le Dharana » et « Un testament »
– Camille Mauclair, « Naissance de fantômes  »
– Georges Rodenbach, « La Chambre parallèle »
– Victor-Emile Michelet, « L’inquiétante rose »
– Gustave Boucher, « Une séance de spiritisme chez J.K Huysmans »
Annexe : la photographie et les fantômes.
– « Marville et les fantômes du réel », par Jean-Paul Avice
– « Une visite chez Hypolyte Baraduc », par Jules Bois

isabelle roche

   
 

Naissance du fantôme, une anthologie présentée par Jean-David Jumeau-Lafond, La Bibliothèque, coll. « Les Billets de la Bibliothèque », 2002, 198 p. et 7 illustrations – 14,50 €.

 
     
 

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