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Vincent Borel, Mille regrets

Un flot de mots précieux et justes lancés dans la tempête de la verve, de l’intelligence et de l’humour

Outre des livres, il nous arrive de rencontrer sur notre route des fous de lecture qui roulent leurs coups de cœur – ou de gueule – dans leurs pensées silencieuses et n’aspirent qu’à en parler. Et nous sommes heureux de leur ouvir nos pages… Samuel Vigier, non content d’enseigner les lettres, sait aussi parler de ses lectures et c’est avec enthousiasme qu’il évoque le dernier roman de Vincent Borel… 
La rédaction

Comme un flot de mots précieux et justes lancés dans la tempête de la verve, de l’intelligence et de l’humour, Mille Regrets de Vincent Borel est un roman qui bouillonne de belles phrases sertissant les réalités les plus nobles – comme les plus crues – au creux d’images raffinées et délirantes. L’Histoire, les dieux et les hommes en prennent pour leur grade, et on comprend vite que derrière la folie barbare et sanglante d’une époque éloignée, ce sont les excès de la nôtre qui sont tournés en dérision.

En plein milieu du XVIe siècle, la mer Méditerranée n’est pas une mer de plaisance, loin s’en faut ! Prise entre des royaumes et des empires dont les dirigeants n’ont pas grand-chose du brillant que l’histoire leur a donné – Charles Quint avec son faciès d’idiot un peu perdu au milieu des événements, François Ier en roi aux transports lubriques et usuriers, Cortès devenu un trafiquant minable, mais conservant néanmoins quelque chose du rêveur magnifique et cynique… etc. – une galère illustre de l’Armada (La viole de Neptune) ressemble à un drôle de club Med flottant où les galériens se distraient comme ils peuvent, et où les récits de leurs destins singuliers s’égrènent, graves et nostalgiques, chacun plein de ces Mille Regrets que chante si bellement le chantre châtré et enferré Nicolas Gombert.

À la suite d’une tempête bien effrayante pour son capitaine, ayant encore un peu de foi mais dont la conscience est peu claire, l’embarcation, devenue une folle et médusante chapelle flottante d’où sont lancés des chants superbes d’une chorale à la composition quelque peu surprenante, participe à une expédition de grande envergure sur Alger, malheureuse car vouée aux caprices d’une divinité dangereusement schizophrène provoquant une nouvelle tempête, fatale, elle. Car dans ce beau livre, le ciel aussi participe de la folie du monde : Yahvé, Allah et Dieu le père sont aux premières loges et ne manquent pas d’intervenir pour compliquer le spectacle que leur offrent ces créatures divertissantes, laissant un archange plutôt rupin décider de leur sort avec un cornet de dés légèrement pipés, délégant leurs besognes à de vieilles divinités oubliées des hommes.

Commencent alors de singulières aventures pour trois de nos galériens, aux fortunes diverses mais jamais ennuyeuses, échoués à Alger : Nicolas Gombert et son compagnon le Turc Garatafas, aussi généreux que séduisant, sont rachetés par le bey d’Alger. Ils traversent, ainsi que le malheureux Sodimo di Cosimo, orfèvre de génie dont le charme juvénile n’a pas fait l’heur, un Islam rutilant, fiévreux, où se jouent des intrigues politiques aux motifs toujours bien dérisoires…

On l’aura compris : avec beaucoup de talent, et un usage jamais superflu d’une belle verve qui couvre de lustre les grands et les idoles de ce monde pour mieux les égratigner, les tourner en dérision, Vincent Borel donne à son roman un rythme enivrant, où l’on sourit souvent, mais jaune et non sans penser que cet univers où la médiocrité et la barbarie côtoient de si près noblesse et beauté – ces dernières magnifiquement évoquées par les chants tristes de Gombert – rapelle beaucoup notre propre époque, cynique et où l’intégrisme continue de sévir. 

Comme ces beaux personnages auxquels on s’identifie facilement, Mille Regrets consume notre cœur. C’est beau, et c’est triste.

Lire notre entretienavec l’auteur à propos de Baptiste

samuel vigier

   
 

Vincent Borel, Mille regrets, Sabine Wespieser Coll. « Littérature française », 2004, 400 p. – 22,00 €.

 
     

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Entretien avec Vincent Borel (Baptiste)

La musique est le diable parce que son pouvoir nous dépasse et qu’il est pourtant bien de ce monde

 La commedia della musica 

Afin de rendre hommage au roman Baptiste (Sabine Wespieser, 2002) de Vincent Borel, les questions-réponses qui suivent empruntent leur forme – autant que faire se peut – au style du XVIIe, magnifié par le roman de l’auteur.

Il Medico della Peste :
Moult biographies de Giambattista Lulli sont consultables céans, pour quelle raison voulûtes-vous en ajouter une nouvelle ? Qu’allâtes-vous faire en cette galère ?
Capitan Vincente :
Monsieur, il serait fort audacieux de qualifier Baptiste de biographie puisqu’il ne s’agit que d’un roman, avec toutes les libertés que ce genre offre à ses adeptes. Cependant, j’ai essayé de me tenir au plus près de la vérité historique de Lully, personnage sur lequel courent force rumeurs et légendes et dont on sait bien peu de choses relatives à sa jeunesse et à ses années de formation (grosso modo entre 1632 et 1653). Il est vrai que Messires Beaussant, et plus récemment De La Gorce ont écrit l’un comme l’autre de remarquables pavés, chacun de copieuse et musicologique facture. Mais le lecteur peut se retrouver là devant un écueil culturel.
S’il n’est point musicien dans l’âme, que diable irait-il faire dans ces savantes analyses de l’instrumentarium lulliesque comparé à celui d’un Monteverdi ? Pour ne point parler des complexités de l’ornementation comparée entre France et Italie ? J’ai voulu en fait, par le biais du romanesque, introduire le lecteur dans la tête de Lully, faire sentir les enjeux de son temps, et surtout, en employant cette première personne du singulier (avec laquelle Grimmelhausen et Tristan L’Hermite ont imaginé de superbes romans d’apprentissage), lui faire endosser le caractère de ce personnage si décrié. Quant à cette galère, je dirais que c’est par amour que je suis descendu dans sa chiourme, sans jamais me poser la question de l’actualité, de la banalité ou du démodé (argument que j’ai maintes fois entendu) du sujet.
Il y vingt ans, alors que j’étais un pauvre khâgneux au lycée Cézanne d’Aix en Provence, je tombai par hasard, en écoutant France Musique, sur la résurrection radiophonique d’Armide ; interprétée par Rachel Yakar dans le rôle titre et Philippe Herrewegue à la direction. La suave voix de Philippe Beaussant présentait l’œuvre… Le choc de cette musique, cette joie voilée, ce sens de la danse qui sont les atouts de Lully, me mirent en lévitation pendant de longues heures. Je n’eus alors de cesse de courir après l’enregistrement (chez Erato, aujourd’hui épuisé, hélas !). Et puis il y eut le fameux Atys, et là Lully devint un de mes amants culturels … Lui et moi devions un jour ou l’autre nous rencontrer. C’est chose faite, avec cette autofiction historique.

Il Medico della Peste :
Les sentences et autres histoires qui abondent en cet ouvrage paraissent tout autant emprunter leur fait à la vie même de celui qui deviendra « le roi des violons » qu’à votre extravagante fantaisie. Comment nous est-il loisible partant de faire le tri ?
Capitan Vincente :
Je tiens à dire que de véracité je n’eus point trop souci. Je m’entends. Savoir si Persée fut donné à droite ou à gauche du bassin d’Apollon, si La Rochois avait un ruban cramoisi ou pourpre accroché à son bâton, n’a pas bouleversé le repos de mes nuits. Mais j’ai fait en sorte de ne pas glisser d’erreurs majeures (du style Marie-Antoinette dit bonjour à Mazarin, ou bien intervertir l’ordre de création des œuvres sous prétexte de se ménager des facilités de plan) car un roman historique, même fantaisiste, ne peut pas induire son lecteur en erreur. Au contraire, il doit, avec joie et humour, le nourrir d’informations en sus du plaisir de la lecture. Ainsi rentrera-t-il dans ses frais…
Il est vrai que l’on ne croise pas un tel personnage sans se demander comment il pouvait agir. Les mémoires du temps, avides de pipole à perruques, mais bien peu des valets besogneux, n’accordent que peu de place au rôle d’un violon. C’est donc entre les lignes de Tallemant des Réaux, de Dangeau, de la Grande Mademoiselle, de Mme de Sévigné, que j’ai pu trouver quelques occurrences (oh, pas grand chose, en tout et pour tout trois pages de textes sur plus de 4000 pages dépouillées ) sur ce qu’était la vie et le rôle d’un musicien tels qu’ils pouvaient être vécus à l’époque. Pour le reste, l’imagination, nourrie d’une écoute gargantuesque de toute la musique de ce Siècle, plus d’abondantes sessions au Louvre et au Musée Carnavalet, ont fourni de roboratives denrées à mon imaginaire. On peut encore, et sans honte, lui faire confiance, à rebours de tout ce que Christophe Donner ou Guillaume Dustan ont pu éructer contre lui ces dernières années.
Ceci dit au passage ! Comme Lully je ne puis m’empêcher de picoter un peu.

Il Medico della Peste :
Le madré Giambattista se révèle fort vicieux dès son jeune âge : cela vous a-t-il ému et rendu tout printemps que de lui prêter aussi verte et caracolante impulsivité ?
Capitan Vincente :
Vous vous trompez et faites bien le moralisateur, monsieur, que de prêter du vice à un enfant ! Vous souvient-il encore de celui que vous fûtes ? Vous remémorez-vous vos premiers émois ? N’avez-vous jamais eu de pollutions nocturnes quand les premiers poils vous vinrent ? Je n’irais pas plus avant dans ce questionnaire un tantinet graveleux car nous savons, vous et moi, que l’enfant est désir. Pour ce qui est de sa pureté, il faut être l’un de ces descendants des passagers du Mayflower pour le penser … Quant à cette question de jeune âge, les gamins d’alors étaient éveillés encore plus vite que ne le sont les nôtres. Voyez l’âge d’un Jean Bart ou d’un Condé lorsqu’ils gagnèrent leurs premières batailles.
Enfin, il me semble que l’écoute attentive de la musique de Lully nous fait entrevoir un personnage éminemment sensuel et voluptueux. Il m’eut été plus difficile de rendre Vincent de Paul érotomane… Mais Ignace de Loyola le fut bien lui …

Il Medico della Peste :
Chacun se trouve, par vos écrits, au pied du fait accompli sinon du forfait : les faveurs masculines et l’abandon a l’appétit sodomite se doivent-ils concevoir comme les égéries de tout musicien ?
Capitan Vincente :
De tout musicien ou de tout créateur ? Je ne sais pas. Gaudi avait des mœurs monacales et il nous a pourtant laissé des créations d’une immense volupté charnelle. Mais, dans le cas de Lully, je continuerai de développer ce que j’ai tenté d’aborder ci-dessus, à savoir qu’on ne crée pas une telle musique amoureuse (je pense à ses récitatifs, à ses ariosos, à la complexité des affects amoureux, explorés et redonnés avec les vers subtils de Quinault) sans l’être soi-même de la vie. Vous parlez d’appétit sodomite, monsieur, je dirais, plutôt appétit libertin dans le sens où là réside, pour l’époque, l’enjeu de la liberté personnelle. S’il faut bien du panache pour conchier Mère Église, notons aussi qu’historiquement nous en sommes encore aux premières conséquences du Concile de Trente. L’homosexualité, quoiqu’au XVIIe siècle, plus facile à vivre dans les hautes couches sociales que dans les basses, fait encore partie du paysage, comme à La Renaissance et dans les meilleurs moments du Moyen-Age (XIIe et XIIIe siècle), pour ne rien dire de l’Antiquité méditerranéenne.
Si elle est officiellement vouée à l’enfer, elle reste dans la pratique un passage relativement normal.

Il Medico della Peste :
Baptiste
, malgré qu’on en ait, sonne comme un miroir princier de la guerre sous toutes ses coutures : guerre de pauvres contre les riches, du populaire contre l’aristocratie, de l’homme contre la femme, des Italiens contre les Français, de la licence contre la prude théologie. Cela signifie-t-il conséquemment qu’un diabolus réside toujours dans la musica ?
Capitan Vincente :
La musique est le diable parce que son pouvoir nous dépasse et qu’il est pourtant bien de ce monde. Songez tout de même : quel mystère que celui d’entendre surgir la sensibilité et l’émotion de personnes disparues rien qu’en jouant leur musique. Comment trois notes gravées sur une feuille de papier peuvent-elles à ce point contenir l’âme ?Quelle puissance ! Oui, songeons au diable, mais voyons-le comme Lucifer, l’archange porte-lumière et non point comme le Malin des exorcistes. La musique est sans doute le plus subtil et le plus redoutable des arts car il nous parle au-delà de la raison, par delà les mots. Raison pour laquelle les talibans et les intégristes ne l’aiment guère.

Il Medico della Peste :
Force nous est de constater, bayé par votre plume, que le plaisir et le pouvoir, la musique et la gloire, coïncident entre eux, aux confins de ce siècle de lumière et de la grandeur solaire sans nulle pareille du Roi Louis. Mais riment aussi, las !, avec corruption et méchanceté intrigante. Faut-il percevoir là un état des choses contingent aux ans 1653 et tutti quanti, ou une tare bien universelle, à l’humanité de tous temps accrochée telle la vérole à un homme de mauvaise vie ?
Capitan Vincente :
Vous voulez sans doute dire état des mœurs contingentes à toute époque ! Bien sûr que oui, mais avec les particularités culturelles et sociales relatives à chacune.
Précisons : en 1653, les réseaux du pouvoir, tels les rayons solaires, convergent vers la personne royale et font que l’intrigue aulique est la règle générale. L’inestimable Mazarin a porté le système à des hauteurs rarement atteintes. Mais opportunisme, endogamie, népotisme sont-ils démodés ? Regardez aujourd’hui les fils de… (presse, politique, médias). Qu’a fait de plus, par exemple, un Jean-Louis Debré si ce n’est être le fils de son père ? Castaldi serait-il monsieur Loft sans avoir été de la famille à Signoret ? Et je vous passe mes pensées profondes sur Georges Bush junior, ses grandes oreilles pourraient les entendre… La liste, de nos jours, concernant les us et coutumes dépravées des gens de pouvoir (n’importe quel pouvoir d’ailleurs) est quasi infinie.

Il Medico della Peste :
Si tant est que l’on puisse prêter à Baptiste, par delà cris, humeurs et estocades comiques, les qualités tragiques d’une « commedia della musica », sous le loup de quel personnage seriez vous le plus à même de vous dissimuler ?
Capitan Vincente :
Dans la culotte de Pantalon.

Dans les rôles principaux :
Capitan Vincente : Vincent Borel
Il Medico della Peste :
Frédéric Grolleau

   
 

Propos recueillis par frederic grolleau le 26 juin 2002.

 
     

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