L’inquiétant et génial Chinois pointe ses yeux verts chez Zulma. L. Leroy et la traductrice A-S Homassel évoquent ce personnage culte
Le Dr Fu Manchu est apparu en 1913 sous la plume de Sax Rohmer – pseudonyme d’Arthur Henry Sarsfield Ward, un écrivain britannique né en 1883 et décédé en 1959, qui entra en littérature en écrivant une première nouvelle à l’âge de 20 ans. Ce mystérieux Chinois doté d’une intelligence hors du commun et détenteur d’une science encore ignorée des Occidentaux, qui a choisi de mettre tout ce potentiel au service du crime, fut d’emblée plébiscité par les lecteurs ; héros d’une quinzaine de romans parmi une production pléthorique, il apporta gloire et fortune à son créateur.
Ses aventures ont bien entendu traversé la Manche depuis longtemps. Mais il était devenu impossible de se procurer une édition courante des romans de Sax Rohmer en dehors du marché de l’occasion. Voilà qu’aujourd’hui Le Mystérieux docteur Fu Manchu revient sur le devant de la scène littéraire grâce aux éditions Zulma, dans une nouvelle traduction due à Anne-Sylvie Homassel et habillé par un David Pearson qu’il faut, encore une fois, féliciter.
Il a réalisé sans doute, ici, le motif le plus figuratif depuis qu’il a la charge des couvertures Zulma. Bien que stylisée, la silhouette est à l’évidence extrême-orientale mais le mystère enveloppant le diabolique Chinois reste intact : pas de visage, et ses fameux yeux verts si caractéristiques sont absents ; le docteur est tout entier incarné par le contour d’un vêtement et une magnifique paire de mains envoûtantes d’où jaillit une nuée d’étoiles. Ne pas avoir donné corps à ces yeux répond très justement au texte qui, malgré les virtuosités descriptives déployées par Sax Rohmer – et relayées par la traductrice – suggère sans représenter : leur couleur, leur éclat, les expressions qui les animent demeurent indéfinissables ; il se forme dans l’imaginaire du lecteur non pas une image mais, plutôt, une force, une magnétique étrangeté. Malgré l’atrocité des meurtres commis et l’atmosphère sombre, malsaine des nuits londoniennes traversées, il y a tout de même des pointes d’humour dont l’écho semble se lire dans la typographie du titre et la manière un peu facétieuse dont les lettres dansent avec la forme des mains.
L’harmonie est donc parfaite, comme de coutume, entre l’extérieur et le contenu du livre… Une réussite livresque de plus à mettre au compte des éditions Zulma.
Au fait, comment ce personnage culte de la littérature policière est-il arrivé dans le catalogue de la maison ?
Laure Leroy :
Je ne sais plus exactement comment j’ai découvert les aventures de Fu Manchu – je crois que c’était à l’occasion d’une émission radiophonique intitulée « Sherlock Holmes contre Fu Manchu », ou quelque chose comme cela. J’ai longtemps gardé en tête le souvenir de ce personnage étrange, mystérieux, et d’un univers romanesque jubilatoire, en me disant qu’un jour, je devrais me pencher sur « le cas Fu Manchu ». Petit à petit l’idée a fait son chemin. Quand je me suis aperçue que les traductions françaises des Fu Manchu, après avoir été publiées par Le Masque puis reprises, entre autres, par 10/18, n’étaient plus disponibles en édition courante, je me suis lancée dans la recherche des ayant-droits et j’ai négocié l’achat des droits des trois premiers romans de la série directement avec l’agent anglais. Pendant tout le temps qu’ont duré mes recherches – ça n’a pas été si simple que cela… – j’avais commencé à parler du « projet Fu Manchu » à Anne-Sylvie [Anne-Sylvie Homassel, la traductrice, qui répond à nos questions en page 2 – NdR] : il me paraissait en effet compliqué de reprendre telles quelles les traductions publiées par Le Masque, qui étaient assez mauvaises, et tout aussi délicat de réutiliser les autres, plus récentes mais qui semblaient avoir subi plusieurs campagnes successives de rewriting maison. On avait l’impression de lire un texte plein de grumeaux, une sorte de mille-feuilles un peu indigeste… Une nouvelle traduction s’imposait ; Anne-Sylvie s’est montrée enchantée du projet, elle a accepté de s’y mettre et, au bout du compte, elle a réussi un superbe travail : le texte de Sax Rohmer en a été considérablement rafraîchi. Il est redevenu tout vif…
Outre que le personnage de Fu Manchu est une figure littéraire bien connue, inspirée d’autres personnages et ayant très probablement alimenté l’imaginaire de nombreux romanciers contemporains de Sax Rohmer ou postérieurs, le roman fourmille d’allusions historiques, de références à la situation politique qui était celle de l’Empire britannique à l’époque où Sax Rohmer écrivait. À défaut d’être un historien émérite et de connaître sur le bout des doigts son « Histoire d’Angleterre », on saisit mal la vraie substance du contexte ; au premier abord – avant que le charme profond du texte opère et que l’on succombe au rythme effréné des péripéties… – on se dit que des explications, même brèves et succinctes, eussent été les bienvenues. Or, contrairement à la plupart des textes publiés par Zulma, celui-ci est livré sans préface, sans avant-propos qui recadrerait tout cela, et aucune note n’est insérée qui éclairerait, par exemple, les termes « Thug », ou « Dacoït »… Une telle nudité surprendra probablement les fidèles de la maison, habitués à ces accompagnements concis et clairs dont bénéficient la quasi totalité des livres et dont on ne cesse de louer la qualité…
Laure Leroy :
La décision de publier le texte nu, sans présentation ni appareil critique d’aucune sorte, tient, d’abord, à une certaine modestie : nous ne voulions pas donner le sentiment de passer derrière Francis Lacassin qui, lorsqu’il a pris en main la réédition de la série Fu Manchu, a rédigé pour chacun des volumes de longues préfaces, très érudites, très complètes sur le plan de l’histoire littéraire. Malgré tout, je ne suis pas sûre que connaître le détail du contexte historique en Chine, l’actualité de l’époque en Grande-Bretagne ou les opinions politiques de Sax Rohmer (dont je ne sais rien, d’ailleurs), ajoute grand-chose au plaisir de lire le roman.
Que les Thugs et les Dacoïts soient des groupes identifiables ou bien des sectes inventées de toute pièce par l’auteur ne change rien à leur fonction dans le roman ; laissons donc libre cours à l’imaginaire des lecteurs !… De même, pour l’aspect « histoire de la littérature ». Savoir quelles ont été les adaptations cinématographiques, ou bien quels points communs les héros de Sax Rohmer ont avec d’autres personnages littéraires appartenant à un même univers est certes passionnant, mais ce n’était pas là mon projet. Et si Fu Manchu est mystérieux, tant mieux. Gardons-lui son mystère !
À diverses répétitions, au séquençage très net des multiples péripéties de l’intrigue et à la façon assez peu liée dont elles s’enchaînent, on croit reconnaître dans le roman l’empreinte d’une diffusion en feuilleton – et les romans eux-mêmes, au sein de la série, s’appréhendent comme autant d’épisodes d’un vaste feuilleton. En annonçant en fin de volume la parution prochaine de la suite – « Bientôt chez votre libraire Les Créatures du docteur Fu Manchu« – l’éditeur s’empare de la marque feuilletoniste et l’exploite pour asseoir son projet éditorial mais, en fait de « parution prochaine », il faudra prendre son mal en patience : ce deuxième tome ne sera pas sur les étals… avant octobre 2008 ! Pourquoi donc un tel effet d’annonce, ce « bientôt » qui s’étire presque jusqu’à l’année entière au lieu de correspondre au très court laps de temps auquel ce terme renvoie d’ordinaire ?
Laure Leroy :
Il faut à la fois tenir les lecteurs en haleine, montrer que la série aura bel et bien une suite, et en même temps respecter certains délais. Nous nous sommes aperçus, notamment, que les libraires avaient besoin de beaucoup de temps pour lire et décider de défendre un livre ; il est indispensable qu’ils se l’approprient avant de le faire découvrir à leurs clients et, sans leur soutien actif, un livre aura du mal à trouver son public, même s’il recueille beaucoup d’articles de presse. Bien que Fu Manchu soit un personnage culte, fort de toute une histoire, nous avons préféré considérer que ce travail d’appropriation par les libraires demeurait nécessaire…
En dehors des aventures de Fu Manchu, Sax Rohmer a publié d’autres romans et de nombreux recueils de nouvelles* – un univers qui fascine Laure Leroy et lui a donné envie de publier quelques-unes des nouvelles qui l’ont le plus marquée. Mais chaque chose en son temps comme dit l’adage et, pour l’heure, son intention est d’abord de remettre Fu Manchu au goût du jour. L’enthousiasme de l’éditeur est là, l’avenir éditorial de l’œuvre de Sax Rohmer dépend donc, désormais, de l’accueil que vous lecteurs allez réserver à ce premier opus…
* L’une d’entre elle, Les Yeux de Fu Manchu, est proposée dans une adaptation audio sur le site de Zulma. Découvrez-la à partir de la page consacrée au livre en cliqant ici.
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Eu égard aux louanges adressées à la traductrice, il nous a paru intéressant de nous tourner vers elle afin d’en savoir plus sur la manière dont elle a abordé ce travail ; sans quoi notre petite approche « périphérique » de cette réédition du Mystérieux Dr Fu Manchu nous aurait paru bien incomplète. Les plus attentifs remarqueront combien le portrait que nous a envoyé Anne-Sylvie Homassel, cette belle image où jouent deux paires d’yeux, entre en résonance averc l’univers romanesque dont il est question et dans lequel les iris viridescents du terrible Chinois ont un rôle si important…
Certains de nos lecteurs se souviendront, entre autres de vous avoir rencontrée dans les pages de la revue Le Visage vert ; quel a été votre parcours de traductrice ?
Anne-Sylvie Homassel :
Je suis venue à la traduction à la fin de mes études de philosophie, un peu par paresse… je cherchais désespérément un sujet de maîtrise et j’ai fini par traduire un inédit de Berkeley. Cela dit, je n’en ai pas fait ma profession. Toujours par paresse, je pense… Mais la rencontre avec Xavier Legrand-Ferronnière à la fin des années 1980 m’a conduite à de nombreuses aventures en parallèle de ma vie professionnelle : Le Visage vert naturellement, un certain nombre de traductions pour Encrage dans les premiers temps, puis pour Terre de Brume, pour Joëlle Losfeld, sur des propositions qui venaient soit de l’éditeur, soit de Xavier (c’est le cas le plus fréquent), soit de mes dossiers à moi, qui sont pleins de bricoles assez variées.
Qui a été l’initiateur du projet de nouvelle traduction de Fu Manchu ? Avez-vous répondu à une demande des éditions Zulma ou bien est-ce vous qui avez émis la proposition ?
Le projet Fu Manchu a été initié par Laure Leroy. On s’était croisées il y a une dizaine d’années, je ne sais plus dans quelles circonstances, même si je revois une discussion dans le jardin du Muséum, à Paris, et nous avions notamment discuté de Wilkie Collins… c’était quelques années avant le grand retour de Collins dans l’édition française, via Phébus, et quelques autres éditeurs, je crois, étaient sur les rangs pour le remettre au goût du jour. Un peu plus tard j’ai travaillé quelque temps au projet Zulma Classics, puis Zulma a repris Le Visage vert. Et Laure Leroy un jour m’a dit qu’elle avait acheté les droits des trois premiers volumes de Fu Manchu. Voulais-je travailler sur les traductions existantes pour faire un diagnostic et reprendre les textes ? Et je me suis donc embarquée dans cette aventure avec l’idée de retaper une traduction, comme je l’avais fait quatre ou cinq fois chez Terre de Brume, avec La Reine de cœur, de Collins, ou le très beau roman d’Ethel Mannin, Lucifer et l’enfant.
Aviez-vous déjà travaillé sur l’œuvre de Sax Rohmer ? Est-ce un auteur que vous connaissez bien ?
Non, je n’avais jamais travaillé sur l’œuvre de Rohmer, et je ne le connaissais que très superficiellement. Comme j’ai la chance, d’une certaine façon, de traduire en parallèle (on va peut-être éviter de dire que je traduis en amateur…), je travaille surtout sur des auteurs que je rencontre en flânant – des Arthur Machen, des Dunsany, des Bramah, des Beerbohm, des Michael Arlen… Cela dit, Rohmer n’est pas extrêmement éloigné de ce monde-là. Ses villas de la banlieue de Londres où grouillent les monstres et les mystères, on les retrouve chez Bramah, ou dans Les trois imposteurs de Machen. Et bien sûr chez Conan Doyle. C’est un monde qui finit par m’être bizarrement familier, comme à un certain nombre de lecteurs de ces auteurs ou du Stevenson du Dynamiteur.
Qu’est-ce qui, selon vous, nécessitait d’être repris dans la traduction existante ?
Les textes disponibles en poche sont déjà des réécritures des traductions de Henri Thiès par Robert-Pierre Castel. Comme elles étaient effectivement un peu composites (les traductions de Thiès sont parues dans les années 30, les reprises de Castel datent des années 70), j’ai donc proposé à Zulma de tout reprendre à partir de l’anglais, pour avoir un texte plus dynamique.
Comment avez-vous abordé ce travail ? Vous êtes-vous souvent reportée à la traduction existante ou bien avez-vous abordé le texte de façon plus « virginale », comme un texte jamais traduit auparavant ?
J’ai complètement évacué les traductions Thiès-Castel. Ce n’est pas une question de qualité, c’est une question d’influence involontaire. Si l’on veut que la traduction ait son propre rythme, qu’elle accède à un statut de texte autonome qui tient debout en français, on n’a pas vraiment le choix.
Quel est, selon vous, l’aspect le plus délicat du texte, ce qui représente le plus de difficulté du point de vue de la traduction ?
Rohmer n’est pas extrêmement difficile à traduire. Cela dit, je suis d’ordinaire plutôt adepte de la traduction qui colle au texte original. Dans cette affaire, Laure Leroy m’a quelque peu poussée au crime. Les personnages de Rohmer ont quelques tics et quelques phobies dont la répétition est parfois fastidieuse. J’ai parfois simplifié, parfois surtraduit pour obtenir un texte encore plus nerveux. Mais vous allez peut-être me parler du Péril jaune et des aspects racistes de la série… Très franchement, j’ai, d’un commun accord avec l’éditeur, réduit le nombre des références à la « race jaune » et autres traits déplaisants du texte, parce que notre but n’est pas de heurter, mais de distraire et de charmer. Réduit, mais pas gommé, ce qui n’aurait pas eu de sens. Qu’on se rassure, le terrible Fu Manchu incarne toujours le Péril jaune dans toute sa splendeur. Et les fantasmes du Dr Petrie sont toujours aussi lascivement moyen-orientaux.
Combien de temps approximativement vous a demandé la traduction du Mystérieux Docteur Fu Manchu ?
En parallèle, comme je vous l’ai dit, d’une autre occupation professionnelle, deux bons mois de travail. C’est-à-dire quelques week-ends et pas mal de soirées.
Est-il prévu que vous retraduisiez la totalité des romans de la série ? Si oui, où en êtes-vous de votre travail ?
La totalité ? C’est une question à poser à l’éditeur… et dont la réponse dépend probablement en partie des lecteurs. Cela dit, je travaille en ce moment sur Les créatures du Dr Fu Manchu, le deuxième de la série.
Propos recueillis par isabelle roche par téléphone et par courriel en février 2008. |
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