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LSD, et autres champignons ? Pipi de chat que tout cela ! Pets de lapin, babines de bichon !!! venez donc voir les vampires danser la carmagnole avec les extraterrestres dans leur aéronef blindée, sous l’œil allumé d’un bon vieux spectre de derrière le cimetière…

Entretien avec Jérôme Camut (Malhorne : Anasdahala)

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Maurice G. Dantec, Satellite Sisters (+ La querelle Dantec/Ring)

Maurice G. Dantec offre à sa trilogie une apothéose space-west ignée. La querelle Dantec/Ring

A l’épopée des années 2000 (La sirène rouge (1993), Les racines du mal (1995) et Babylon Babies, (1999) tous parus chez Gallimard) qui lui donne sa pleine notoriété aujourd’hui – ou disons pour être plus juste, ce qu’il en reste – l’insaisissable Maurice G. Dantec, le trublion des lettres patentées, offre ici son apothéose space-west ignée (laquelle exige tout de même du lecteur qu’il souffre dans le silence de toute une première partie abstruse avant de voir le jour de la compréhension se lever sur la ruine de ses efforts herméneutiques).

Focalisé autour de Mars et de ses colonies, le combat fait rage entre certains des personnages et mutants des œuvres précédentes (ils iront de leur île du Pacifique vers le Las Vegas de l’espace, avant de viser la Planète rouge) et les agents de la fin du monde orchestrée par une ONU 2.0, avec en sus des entrepreneurs, tel Richard Branson, aussi visionnaires que nombrilistes. Entre combustions/mutations tous azimuts, arts martiaux valeureux remis au goût du jour et innombrables armes, de la plus surannée à la plus hype, cette résistance d’une poignée d’hommes libres, menée par le mercenaire Hugo Cornelius Toorop, les jumelles Ieva-Sara Zorn et la Plante-Codex apparues dans B.B, tient en haleine d’un bout à l’autre de l’épais roman – c’est bien plus beau quand c’est inutile, souffle l’antienne- tant Dantec-le-prophète s’est documenté sur les innovations (nano-)technologiques les plus pointues et livre un space-opera à couper le souffle.

Encore que. Les puristes ne manqueront pas de faire remarquer que cet opus relève moins de la science-fiction (et de ses subtiles dichotomies de genres) que de l’anticipation : il y a certes de L’Odyssée de l’espace là-dedans mais il semblerait que ce soit surtout des dérives de notre temps que nous entretienne Dantec (après tout, qui n’évoque déjà en 2012 le tourisme spatial privé, les périples organisés sur Mars ou le spectre des manipulations génétiques de tous types ?), au gré d’un techno-space-thriller bien délicat à classer – ouvrage mutant lui-même alors que dédié au prisme explosif de toutes les métamorphoses concevables. Parfois d’ailleurs à la limite du supportable mais tantôt en une sorte d’apesanteur quand sont évoqués pêle-mêle cosmomorphisme, ADN mutagène, les 3 degrés Kelvin de la radiation primordiale et autres biophotons…

On est bien loin ici des circonvolutions peu convaincantes d’Artefact ou du maniérisme postmoderne de Cosmos Inc. C’est qu’en 2030, temps du récit, la terre n’est plus à la fête comme l’annonçait déjà le sombre Villa Vortex (Gallimard, 2003) où la planète menaçait de disparaître – et la liberté de l’espèce humaine (petite-bourgeoise, cela va sans dire) avec elle, dans une apocalypse new age sous le poids de ses propres contradictions techniciennes. Ainsi nous faut-il de nouveaux héros pour enterrer « le dernier homme » moqué par Nietzsche et faire advenir une pleine humanité.

La thématique n’est donc en soi pas nouvelle ; force et de reconnaître toutefois qu’elle trouve sous la plume d’un Dantec particulièrement inspiré, qui cite tant Leibniz, Deleuze que Saint-Ex., des appas fort séduisants : en multipliant les descriptions high-tech à un point rarement égalé (mais au regard de 4 pages consacrées à l’arc anglo-gallois, le Long Bow…), les moments ultra-violents d’affrontement, les contemplations spatiales d’une poésie absolue, le tout au gré d’une langue comme libérée de tous les carcans (tant dans les emprunts consentis à l’anglais que dans les néologismes ou les âpres rudoiements d’une ponctuation-staccato), Satellite Sisters acquiert une aura stellaire qui propulse manu militari le roman au royaume du hors-norme. Et les pistes de se brouiller infiniment (voir l’extrait ci-dessous).

Quand le style dis-joncté rejoint la narration effusive, le grand-œuvre n’est jamais loin de la Vérité. Celle ici des humains ayant colonisé l’espace mais en désertant leur propre espèce, celle des sentiments animés (au sens de l’anima latine) qui demeurent quand tout le reste, quoique en orbite, s’écroule, ce qui peut constituer, on le sait, une assez bonne définition de la culture. Avant de rêver à la conquête spatiale du nouveau millénaire induite par feu le reagannien programme Star wars, l’urgence serait sans doute – les philosophes nous le répètent depuis longtemps – de commencer par se connaître soi-même. Alors, Go up, get high, space out ? Pas si sûr.

A la folie festive du texte s’ajoute, manière de pied de nez tout aussi déjanté, la bombe éditoriale qui secoue le monde des lettres et l’univers de Satellite Sisters puisque, le génialissime ovni livresque à peine paru (dans une maquette qui plaira a priori aux amateurs car elle se veut clin d’oeil envers la couverture et la qualité d’impression de Babylon Babies – les éditions Ring s’acquittent là d’un premier ouvrage impeccablement réalisé, il faut le souligner), son auteur s’échine à le faire retirer des ventes, à attaquer son éditeur pour malversation et autres abus, tout en étant semble-t-il interdit de communication sur son oeuvre et débouté par première décision du tribunal (ne tirez plus sur l’ambulance !), ce qui ne fait que propager de l’huile sur le feu. Le lascar Dantec aurait-il voulu orchestrer de main de maître son come-back qu’il n’aurait pu mieux faire*.

frederic grolleau

Maurice G. Dantec, Satellite Sisters, Ring, 23 août 2012, 515 p. – 22,00 euros.

*Partout la Toile s’affole, l’internaute peut faire le tour de la question, sans métastase orbitale, en cinq points :
. Maurice Dantec tente de faire interdire son dernier roman dans L’Express
. Maurice G. Dantec entre fiction et simulacres sur Gonzaï
. A qui va profiter le succès de Satellite Sisters ? sur Novopress
. Editions Ring contre Dantec : « prisonniers d’un monde perdu » sur Actualitte
. Dans le vortex de l’autodestruction dans le Soir

Lire notre entretien avec l’auteur au sujet du Laboratoire de catastrophe générale (gallimard, 2001)

Lire , du même auteur, notre critique de :

. le Laboratoire  de catastrophe générale (gallimard, 2001)

. Périphériques, essais et et nouvelles (Flammarion, 1999)


Un extrait des premières pages  « Satellite Sisters » de Maurice Dantec :

Lorsque Hugo Cornélius Toorop mourut, le 7 décembre 2029, dix-sept heures quarante-cinq GMT, il venait d’atteindre l’âge honorable de 69 ans. Des milliers d’étoiles étaient clouées vives dans un ciel plus noir que toutes les ténèbres qu’il avait connues, toutes les obscurités dont sa vie avait fait collection. Les astres lointains ne scintillaient pas. Points fixes à la luminosité invariable, ils ensablaient de leur silice stellaire undésert sans fin, aux dimensions inconcevables pour l’oeil et l’esprit humains, un désert peuplé de leur présence monochrome, irradié d’un soleil proche dont les reflets pouvaient consumer la rétine, animé d’une Lune néon-radium toujours pleine, toujours ronde, ne dévoilant sa face cachée qu’à ceux pour qui la nuit est un moment de la lumière.
Il emporta cent hommes avec lui, cela lui semblait la moindre des choses après toutes ces années passées aux côtés de la Faucheuse. Un contre cent. Un : le nombre incarné primordial, l’individu indivisible de nature opposé à la masse toujours informe, du berceau au cercueil, et atomisée à l’avance… Le rapport Thermopyles : un contre cent, quand ceux qui étaient restés sur le carreau avaient non seulement gagné la guerre, mais effrayé la mort elle-même, et imprimé l’histoire d’une pointe incandescente qui avait tout cautérisé d’un seul coup, pour les siècles des siècles.
La proportion Motorcycle-Club d’Oakland : un pour cent, Hell’s Angels, premier chapitre, blousons de cuir noir ayant recueilli la sueur, le sang et les larmes au-dessus de Dresde, Berlin ou Peenemünde, uniformes rescapés pour piloter les avions de guerre de la route, Harley-Davidson grosses cylindrées, Colt 45 auto US Army ou Winchester du Wild Wild West en sautoir. Le nombre fétiche de ceux qui naissent, vivent, meurent, survivent, même au milieu de la météorologie hybride nuages de feu / orages d’acier, juste un peu au-dessous du ciel.
Ceux qui ne pouvaient oublier que les anges nocturnes de ce firmament dardé de métal brûlant avaient le phosphore en feu pour seul ami. Toorop mourut les écouteurs aux oreilles. Quintessence sonique de la musique de son siècle. Il mourut un livre à la main, dont il récita les dernières lignes avant de tout détruire. Jusqu’à ce jour, personne ne sait de quel ouvrage ni de quel enregistrement il s’agit. Aucune arme sinon lui-même et la machine dont il s’était fait l’ultime résident, la dernière « tête chercheuse ». Aucune arme sinon son cerveau qui avait pensé, son corps quiavait agi, son âme qui avait offert un sourire glacial à la mort.
Coordonnées espace-temps du sacrifice : 2h01 GMT plus quatre cent trois millisecondes, argument du périgée : 59,1245 – anomalie moyenne : 42 – excentricité : 0,001245 – inclinaison : 7,2154 – altitude : 324 NM. L’instrument de la destruction massive : un dispositif en gigogne, programmable avec une précision d’horloge atomique. Pour chaque subdivision, un explosif spécifique créant son impact dévastateur avec une synchronisation établie pour provoquer le plus de dégâts possibles sur les machines de conception humaine comme sur celles qui croient appartenir à l’espèce en question. Créée pour la démolition microchirurgicale des structures complexes, en configurations planaires, verticales, souterraines, solides ou fragiles, habitées ou désertes. Des immeubles, des bunkers, des centres de recherche, des réseaux de communication, des usines, des aéroports, des routes, des ponts, des tunnels, des pipe-lines. Des ruines. Des tours. Des avions. Des missiles. Des fusées. Toorop consacra son couronnement. Royauté altimétrique : il lui offrit le premier attentat kamikaze orbital de l’Histoire. Celui qui l’emporterait avec lui, bien plus loin que tous les champs de bataille qu’il avait traversés, celui qui attacherait à jamais son nom à cet acte premier, martial, fatal et terminal.
Et à la beauté encore inédite. Celle du laser à infrarouge : émission de lumière monochromatique cohérente dirigée pleine focale sur les blindages métalliques. Orifice immédiat, circulaire, d’une précision micrométrique. Voie d’entrée, dépressurisation instantanée de l’espace alentour, pénétration assurée 100 % nominale pour celle du jet de plasma, gaz-liquidesolide, un petit morceau de soleil naissant pile au bon endroit, au bon moment, à la très haute température nécessaire. Et amplement suffisante.
Cette substance aux trois états simultanés rayonna à la vitesse de la lumière à l’intérieur de la structure cible qu’elle désintégra jusqu’au dernier atome. Système gigogne suivant : la projection de l’aérosol inflammable sans présence d’oxygène, nuée ardente de microsphères à haute vélocité, fit s’élever la chaleur de plusieurs milliers de degrés centigrades en quelques fractions de seconde dans un rayon de plus de deux cents mètres, anéantissant net-éclair tous les engins co-orbitants. Ultime configuration : anéantir ce qui restait, la structure principale, le centre de commandement, – ce qui avait contrôlé à distance l’assemblage des satellites tueurs coordonnés en meute silencieuse, cette chose qui avait été une des Reines tueuses de l’orbite. Frappée de plein fouet par l’impulsion électromagnétique, elle tournoya sur elle-même pour plonger droit vers les couches supérieures de l’atmosphère, d’où sa chute, aimantée par le centre de gravité terrestre, allait la transformer, vélocité 28 000 kilomètres-heure, en nuage météorique de métal en fusion.
Hugo Cornélius Toorop n’était déjà plus qu’un tourbillon de molécules pyriques se dispersant dans l’espace, il ne seraitpas comptabilisé parmi les morts de cette guerre qui n’avait pas encore de nom, pas même dans la colonne « disparus », il  n’avait rien laissé là-haut de son existence singulière, aucun témoignage de son passage sur Terre, ni de son passage au-delà de la haute frontière, rien non plus sur ses méthodes, ni sur ses motivations profondes. Sa vie se cristallisait papier à électrophorèse  en une série de dossiers ultraconfidentiels classés discrètement dans les archives des services de renseignement croates, serbes, bosniaques, turcs, afghans, pakistanais, indiens, brésiliens, chinois, iraniens, irakiens, libanais, canadiens, indonésiens, philippins, britanniques, israéliens, russes et américains, autant dire tout le monde.
Il avait traversé le tournant du siècle, arme fantôme plus dure que le diamant, minéral absolu pouvant rayer jusqu’à l’inrayable, planté fulgurant dans la blessure traumatique grande ouverte, lésion terminale d’un siècle qui avait duré au moins mille ans. Outil de chirurgie, précis, froid, et presque compatissant envers la chair historique que la lame du scalpel ouvrait, il avait poursuivi sa course haute vitesse, sa collision-course, jusqu’aux organes vitaux, en compagnie de sa destinée secrète. Durant près de 35 années, il s’était fait connaître de par le monde sous une liste interminable de patronymes, sa seule véritable identité : cette multitude de réfractions qui faisait sens, sans avoir de forme stable.Hugo Cornélius Toorop était un expert. Hugo Cornélius Toorop était un clandestin professionnel. Hugo Cornélius Toorop avait disparu depuis longtemps lorsqu’il mourut à 600 kilomètres d’altitude. Un authentique sacrifice reste un secret qui ne peut être révélé que par lui-même. Déchiffré. Il était naturel que personne ne sache vraiment pourquoi, pour qui, ni comment l’homme dont l’acte de naissance portait le nom d’Hugo Cornélius Toorop s’était ainsi sacrifié, anonyme, dans le grand espace vide qui circonscrivait sa planète d’origine.
Et jusqu’à ce jour, personne ne le sait.
Pas encore.

 

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Entretien avec Frederic Fromenty (Bouquiniste S-F)

Partons à la découverte d’un bouquiniste passionné, un peu funambule, qui nous ouvre les portes des Littératures de l’Imaginaire. Prêts ? Embarquez !

Frédéric Fromenty, dit « Fred » pour les amis, est un jeune homme à l’esprit vif qui a choisi la vie au grand air pour réaliser son rêve. Passionné par les récits de science-fiction, il travaille tous les week-ends, brave le froid, la pluie et le vent pour le plus grand bonheur des adeptes de livres épuisés ou rares et de ceux qui aiment les ouvrages de seconde main à petit prix. Il est vite devenu un incontournable du marché aux livres du Parc Brassens de Paris. On le reconnaît facilement à sa silhouette frêle de rouquin, sa camionnette bariolée et sa gouaille ! Il livre, en exclusivité pour les lecteurs de lelitteraire.com, une petite interview atypique autour d’une tasse de thé.

Bonjour Frédéric. Peux-tu, en quelques mots, te présenter et nous parler un peu de ton parcours ?
Frédéric Fromenty :
Difficile de répondre à ce genre de questions ! D’habitude on décline son état civil (sourire). Alors : Frédéric Fromenty, 30 ans, né en Haute-Savoie. J’ai un parcours plutôt atypique et des expériences hétéroclites. J’ai quitté le lycée à 20 ans, pour faire trois ans d’Histoire à Lyon sans aucun succès. Puis, j’ai été bidasse pendant dix mois avant de travailler successivement comme agent de nettoyage, manutentionnaire dans diverses grandes surfaces et compagnies de transport, conducteur de véhicules de location, auxiliaire de vie auprès de personnes âgées, archiviste au siège social d’une banque et enfin libraire à la librairie Arthaud de Grenoble. Après tout ça, je me suis dit que ce serait pas mal de recommencer à zéro et j’ai repris un cursus d’Histoire. Cette fois la réussite était au rendez-vous et après le DEUG, j’ai intégré l’IUP métier du livre de Grenoble pour la première année, préférant Paris pour la seconde. Et j’ai décidé que cela suffisait pour réaliser mon rêve de toujours : travailler dans les livres.

Et que fais-tu maintenant ?
Je suis libraire, travaillant plus souvent le livre d’occasion que le livre neuf mais uniquement pour des raisons financières. Mes thèmes de prédilection sont ceux de la littérature que l’on peut qualifier d’imaginative : science-fiction, fantastique, contes, légendes, mythologie. Il faut rajouter un peu de romans policiers, des BD et des comics, ainsi que des revues en rapport avec les thèmes que j’ai déjà cités. Ah ! Un détail qui a son importance : je n’ai pas de boutique, puisque la librairie est ambulante. Je m’installe sur les marchés, les salons ou les brocantes selon les saisons, les opportunités et les envies.


Mon bô camion, roi des marchés…

Justement, qu’est-ce qui t’a donné envie de travailler dans les livres ? 
L’envie, je dirais que je suis presque né avec, puisque depuis l’âge de six ans je fais partie des « dévoreurs » de livres : ceux qui ne peuvent passer deux jours sans avoir fini un livre. Je me savais destiné à un métier en rapport avec cet objet fascinant mais l’idée de la librairie elle-même n’a vraiment germé dans ma tête qu’en 1999. Le déclencheur a été la femme qui partage ma vie. Elle m’a fait réaliser que je ne serais vraiment heureux qu’en faisant le métier qui me plaît. Or je lis de la science-fiction et de la Fantasy depuis que je sais lire, enfin presque ! L’association des deux s’est faite automatiquement.

Comment on fait pour sauter le pas ? 
À tout bien y réfléchir, ce genre d’activité ne se décide pas du jour au lendemain. Ça demande de la persévérance et de la ténacité. Un projet dans ce genre se nourrit et se réfléchit mûrement. Dans mon cas, entre le moment où j’ai envisagé de faire cette librairie et la création effective de l’entreprise, il s’est écoulé six ans. Beaucoup de choses ont changé entre l’esquisse initiale et la réalisation concrète. Il a fallut être ouvert d’esprit et se heurter à la dure réalité des choses : personne ne croit vraiment à ce que vous faites, personne ne vous aidera réellement sauf les personnes très proches. Même les collègues mettaient en doute la viabilité de l’entreprise. Il a fallu convaincre, rassembler les énergies, faire d’un faisceau d’idées une stratégie sur plusieurs années. Comme je n’avais pas de fortune personnelle pour monter une librairie dans des murs, j’ai réuni des capitaux afin d’acheter une camionnette, un parasol de marché, et quelques centaines de livres d’occasion. Puis j’ai commencé à faire le tour des brocantes et vide-greniers de la région parisienne. Cela a duré six mois au bout desquels la librairie itinérante Omerveilles est née.

Et tu vends de quoi, comment et quand ? 
Des livres ! Toujours des livres ! Parfois je ne les supporte plus tellement il y en a chez moi. Blague à part, je vends surtout des livres d’occasion, c’est-à-dire qui sont déjà passés par la case librairie et la case client. Ce sont surtout des particuliers qui me les amènent mais je travaille aussi avec des collègues pour rentrer des grosses quantités. Ce n’est pas tous les jours que des collectionneurs viennent se délester. Les ventes se font en direct lorsque je monte le stand sur le marché au livre du Parc Brassens (Paris 15e), les samedis et dimanches. Mais aussi sur Internet qui est devenu un outil indispensable et un espace de vente incontournable. En plus du site de la librairie, trois autres sites marchands accueillent les livres que j’ai en stock : priceminister.com,
livre-rare-book.com et chapitre.com.


Des livres, des livres, et encore des livres…

Pourquoi ce secteur spécifiquement ? 
Pourquoi l’occasion ? Eh bien parce que l’achat de livres de seconde main nécessite moins d’argent que les livres neufs, tout simplement et il n’est pas obligatoire d’avoir une boutique. Quant au choix de la SF et du fantastique, ce sont des domaines très vastes, qui sont de plus en plus présents dans notre actualité culturelle par l’intermédiaire des films et de la télévision. Il suffit de voir les grosses productions de ces dernières années (Harry Potter, Le seigneur des anneaux, Spiderman…) Le public me semble mûr pour ce type de littérature qui le sort de son quotidien trop terre à terre ou qui répond depuis longtemps aux questions d’avenir que tout le monde se pose (l’environnement, le développement technologique, le voyage spatial…). Bref, à l’heure de la télé-réalité trafiquée, je fais le pari du rêve, de la magie et du mystère.

À terme, tu espères aller où ? Ouvrir ta propre librairie en dur ?
L’objectif un peu fou de ce projet est d’ouvrir une grande librairie qui proposerait des livres neufs et d’occasion, ainsi que des produits dérivés. J’aimerais la créer sur Grenoble, qui est une ville où j’ai envie de vivre. Mais de nombreux critères rentrent en ligne de compte pour que ce rêve encore lointain devienne réalité. La passion et les livres ne suffiront pas, il faut aussi de l’argent et on ne trouve pas les sommes nécessaires à la création d’une librairie aussi facilement que ça. Il y a donc encore beaucoup de travail en perspective.

Soyons fous ! Tu fais des remises pour les clients qui viennent de la part du Littéraire ?
Bien sûr ! Mais il faut dire que je fais souvent des remises quand on me le demande. La clientèle du livre d’occasion aime discuter les prix.

Question bonus : si tu avais dû travailler dans un autre domaine, tu aurais fait quoi ?
Bibliothécaire, bien sûr !!!

Pour le rencontrer :
Tous les samedis et dimanches, au Parc Brassens de 9h à 18h et lors de différents salons et foires du Livre dans toute la France.
Renseignements sur le site Omerveilles ou auprès de l’intéressé.

 


L’antre merveilleux, tout de toile tendu.

   
 

Propos recueillis par anabel delage  le 10 janvier 2005.

 
     
 

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Vernor Vinge, Au tréfonds du ciel

Avez-vous peur des araignées ? Si oui, le dernier roman en date de Vernor Vinge n’est pas pour vous. L’auteur avait déjà témoigné d’un sens inné de la geste d’anticipation. Il pousse cette fois-ci l’extrapolation fantastique à son comble. Un peu trop loin, diront peut-être les puristes du genre. Au tréfonds du ciel, qui a reçu le prix Hugo 2000 (Vernor Vinge l’avait déjà décroché en 1993 pour Un feu sur l’abîme), est en effet une somme tellement imposante qu’elle frise l’indigestion à répétition.

Le point de départ est pourtant plutôt stimulant : réputés pour leur sens du commerce, les Qeng Ho entreprennent une mission extrême afin de visiter l’étoile Marche-Arrêt d’où émanent des émissions radio, indices d’une vie minimale. Mais sont déjà présents autour de l’étoile, obéissant à un cycle de renaissance et d’extinction spécifique, les Émergents, civilisation humaine inconnue qui leur propose une alliance afin d’exploiter les ressources de la planète – qui n’est peuplée que d’araignées sous-évoluées ! Mais les Émergents déclenchent une guerre-éclair et terrassent les Qeng Ho, en s’appuyant sur leur arme de prédilection : la Focalisation, « sida mental » qui annihile la volonté d’autrui et en fait un légume corvéable à merci. Toutefois, à côté de ces zombies que vampirisent les Émergents, la résistance Qeng Ho s’organise lorsque refait surface un homme au destin incroyable, Pham Nuwen, fondateur millénaire de l’empire Qeng Ho. Les relations se tendent au maximum lorsque chaque protagoniste apprend qu’il faut attendre l’essor de la technologie des araignées afin d’en profiter pour quitter Marche-Arrêt…

Formulé dans une langue remplies de néologismes, le propos de Vinge est d’autant plus ambitieux que les araignées, allégorisées au possible, sont elles-mêmes en guerre entre elles ! Alors, qui gagnera contre qui ?, telle est la question. Les plus philosophes en concluront que les pulsions thanatiques n’ont ni frontières ni genres, pouvant culminer jusqu’Au tréfonds du ciel. Les plus pressés – s’il y en a – se diront que 800 pages pour délivrer ce constat, c’est un peu beaucoup…

frederic grolleau

Vernor Vinge, Au tréfonds du ciel, Le Livre de poche, 2004, 982 p. – 12,20 €

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Arthur C. Clarke, La Cité et les Astres

Le postulat de ce roman de Clarke est d’un grand intérêt car ce texte de 1956 n’hésite pas à évoquer une humanité dans un avenir des plus lointains : coupée de tout référent à la réalité telle qu’appréhendée au XXe siècle, notre espèce a évolué vers une utopie artificielle, conditionnée par un Ordinateur central hyperpuissant, mais il serait plus juste de dire qu’elle a dévolué. Car, mis à part le jeune Alvin, être Unique qui fait exception dans ce système invariant, les hommes viennent désormais au jour de manière cyclique, par clonage, puisés dans les banques mémorielles de la cité de Diaspar, dernier refuge sur Terre des hommes qui y ont été repoussés par des Envahisseurs ayant bien failli les supprimer jadis. Nul ne naît, nul ne meurt vraiment sur Diaspar. Les citoyens s’y épanouissent au gré de « sagas », technologiquement assistées, qui permettent aux rêves et aux fantasmes de se déverser sans que quiconque ait besoin d’aller voir à l’extérieur de la cité ce qui s’y passe – ce qui est d’ailleurs interdit !

Toute notion de changement est proscrite, la menace d’altération par le contact avec l’extérieur étant écartée par une organisation millimétrée (absence de conflit, nourriture chimiquement composée, relations charnelles réduites à l’accouplement sans souci de procréation…). Alvin, qui vient de naître pour la première fois, à la différence des millions d’autres habitants qui enchaînent vie sur vie successives, représente le parfait grain de sable dans cette machinerie : mû par d’autres désirs, d’autres envies, il veut savoir ce qu’il y a au-delà des limites de la cité, voyager comme ses ancêtres dans l’espace infini et les myriades d’étoiles. Assisté par Khedron, le bouffon officiel, Alvin accède bientôt à un chemin oublié de tous, qui mène à la cité de Lys, où lui sera révélé le secret de sa naissance en même temps qu’il découvrira d’autres hommes, remettant ainsi en cause les mythes fondateurs de Diaspar…

Sans doute pas le plus grand roman de Clarke, ne serait-ce qu’à côté de 2001, L’Odyssée de l’espace, La Cité et les Astres reste cependant une lecture idéale pour les adolescents. La plupart des thèmes clefs du célèbre romancier américain sont réunis mais il manque à l’ensemble le souffle polémique et épique d’une rencontre avec l’Ennemi pour transformer cette quête initiatique en véritable parcours du combattant.

frederic grolleau

Arthur C. Clarke, La Cité et les Astres, Folio SF, 2002, 347 p. –  7,50 €

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Entretien avec Ayerdhal (Transparences)

Ayerdhal signait il y a peu son premier thriller, Transparences. Il livre à Anabel Delage quelques aspects de ce livre et de son oeuvre


Ayerdhal, connu jusqu’à maintenant pour ses romans de SF, signait il y a peu son premier thriller, Transparences. Mâtiné d’espionnage et aussi de fantastique avec un personnage de tueuse en série dotée de l’étrange pouvoir de se rendre transparente, cet épais roman de 550 pages est bien plus qu’une intrigue complexe impeccablement menée : sont questionnées au passage nombre d’horreurs qui ont rempli le siècle précédent, et chaque lecteur se devrait d’intégrer à son temps de lecture celui de la réflexion.
Transparences méritait bien que notre rédactrice Anabel Delage interroge l’auteur sur quelques aspects de ce livre et de l’ensemble de son oeuvre…

Parlez-nous de la genèse de votre ouvrage Transparences
Ayerdhal :
Transparences est né de la lecture d’une série de romans de Roland Wagner, Les Futurs mystères de Paris, dans laquelle il a créé un personnage qui s’appelle Tem, diminutif de « Temple Sacré de l’Aube Radieuse ». Tem est un personnage transparent, c’est-à-dire qu’on le voit tellement peu qu’il est obligé de porter un chapeau vert fluo pour que les gens le remarquent. Ceci lui pose de sérieux problèmes. Dès que j’ai lu la série, j’ai eu envie de créer un personnage dans un univers contemporain, dont la transparence ne serait pas le problème mais pour qui ce serait plutôt un atout.

Il y a un thème récurrent, dans votre oeuvre, qui semble très important pour vous : celui de la quête d’identité.
Je ne sais pas si l’on peut parler de quête de l’identité, mais assurément d’une recherche de positionnement de l’individu dans la société. Généralement, je mets en scène des individus asociaux, ce qui est d’autant plus cocasse et d’autant plus bancal qu’ils traversent ou subissent des situations souvent épouvantables ou extraordinaires.

Un autre thème revient, celui de l’équilibre – surtout si on met Transparences en parallèle avec Étoiles Mourantes, ouvrage que vous avez co-écrit avec Jean-Claude Dunyach. Que pouvez-vous en dire ?
Dans Étoiles Mortes, qui précède Étoiles Mourantes, Jean-Claude Dunyach mettait en scène un artiste qui construisait des équilibres impossibles, faits pour durer un certain temps et s’effondrer d’un seul coup. C’est une vision de l’art assez symbolique qui en fait quelque chose de temporel. Quand nous avons travaillé sur Étoiles Mourantes nous avons essayé de reproduire cette notion d’équilibre instable à l’échelle d’un univers complet et, plus exactement, de quatre ou cinq civilisations. Ce n’est jamais que le principe de l’entropie. L’évolution met un terme définitif à l’état qui précède le changement.

C’est se qu’on se dit quand on referme votre dernier roman, et qu’on regarde le parcours de Stephen…
Les deux personnages principaux, Stephen et Ann X, se croisent d’un point de vue, celui du tempérament. Au départ, Stephen, est quelqu’un qui est pétri de certitudes, pour qui l’univers fonctionne très rond, où tout est équilibré, tout est simple, tout est facile. Ann X c’est exactement le contraire. Leurs destinées, la façon dont ils se rencontrent ou dont ils ne se rencontrent pas les amènent à s’inverser ; l’une se découvre une forte envie d’équilibre, l’autre cherche une instabilité qui le mette dans une situation d’inconfort. C’est en ce sens que leurs destins se croisent : l’un va se déconstruire pendant que l’autre va s’inventer une stabilité. Au bout du compte, la quête de l’individualité chez l’un comme chez l’autre les amène à prendre conscience de certains vides dans le système et, surtout, dans leurs systèmes personnels. Ils vont donc évoluer l’un par rapport à l’autre, sans se croiser vraiment et sans parvenir à établir réellement de relation.

Pourquoi avoir créé des personnages qui soient antipathiques pour le lecteur, auxquels il ne peut – et surtout ne veut pas – s’identifier ?
Je voulais être vrai. N’ayant personnellement aucune affinité avec les flics et les tueurs en série, je n’ai pas eu de difficulté pour les décrire comme je les ressentais. Néanmoins, il était hors de question de juger et encore moins de condamner les uns ou les autres. Il s’agissait au contraire de montrer, non pas les mécanismes de la rédemption, en tout cas pas au sens chrétien du terme, mais le droit qu’a chacun d’avoir une existence, de porter un passé et d’être aujourd’hui tout à fait quelqu’un d’autre. Cesare Battisti en est un excellent exemple. De quel droit jugerait-on des actes qui ont quinze, vingt ou vingt-cinq ans sans tenir compte de ce que la personne qui les a commis est devenue ? Comment peut-on condamner quelqu’un sur la foi de ce qu’on le suppose avoir été ? Ceci dit, même si Ann X qui évolue petit à petit en se débarrassant de ses phobies, de ses douleurs et de ses névroses, cesse d’être une tueuse psychopathe, elle continue à tuer. Il arrive simplement un moment où même un lecteur ronchon commence à l’apprécier et finit par franchement la comprendre… c’est très vicelard de la part de l’auteur d’avoir fait ça. Si je le connaissais j’aurais deux mots à lui dire ! Quant à Stephen, dont on pense rapidement qu’il est plutôt inhumain, parce qu’il ne s’intéresse aux autres que dans la mesure où cela contribue à son intellect, à l’avancée de son enquête ou au soulagement de ses gonades, on lui découvre doucement plus qu’une simple fragilité, que tout ça n’est pas facile à vivre tous les jours, et qu’au moment où il est confronté à quelqu’un qui a décidé de remettre en cause tout son monde, il ne lui reste plus que le refuge dans la dépression et à « péter un câble ». Donc ce qui les rend humains, c’est ce qui rend humain tout le monde.

C’est le thème de cette humanité qui revient avec le personnage de Michel, le SDF…
Michel est le seul personnage authentique. C’est quelqu’un que j’ai côtoyé sur ce fameux banc et que j’ai perdu de vue en déménageant. Je ne sais pas ce qu’il est devenu, s’il vit encore, s’il a fait son chemin, s’il est resté… enfin je n’ai aucune idée. J’ai raconté ce que je connaissais de lui, et c’est le seul personnage qui, à mon sens, n’évolue pas dans l’histoire. Ce sont les circonstances qui l’amènent, à un moment donné, à dire « bon ben là, tiens ! ça suffit, j’en ai marre d’être sur mon banc, je vais ailleurs. »
Mais ce qu’il a en tête il l’a déjà depuis très longtemps, probablement depuis le moment où il a basculé, où il s’est laissé déchoir par la société et où il a décidé que, finalement, c’était une situation qui n’était pas plus inconfortable que d’autres. Bref, Michel c’est le seul personnage vraiment humain de mon bouquin. Parce que même si j’ai un faible pour Ann X, pour Naïs, même si je déteste profondément Stephen, il n’y a que Michel à qui je pourrais payer un pot ou retourner partager un café-croissant sur son banc.

On sent un univers très sudiste dans votre roman. Même au début, quand on est dans une ville d’Amérique, on a l’impression que vous décrivez déjà Lyon. Il y a un côté très « chez soi », pour ne pas dire régionaliste. C’était voulu ?
Oui c’était voulu dans la mesure où je cherchais un effet de réalisme et qu’on ne décrit jamais aussi bien que ce qu’on connaît. Du coup, à l’exception de Berlin, toute mon histoire se passe « dans les villes du Sud », pour autant qu’on puisse considérer Lyon comme une ville du Sud ! Ceci dit : pourquoi le Sud ? Je n’en sais rien. Parce que j’ai du mal à grimper au nord de la Loire, parce que je suis un dépressif saisonnier et que les dépressifs saisonniers sont des gens qui souffrent du manque de luminosité, donc de soleil.

Je vais sauter d’un pourquoi à un autre : pourquoi le polar ?
Je ne pouvais pas raconter mon histoire autrement. Ce que j’avais à dire concernait des événements et la façon dont nous sommes désinformés vis-à-vis d’eux. Ni les politiciens, ni les médias, ni ce qu’on peut trouver sur le net n’est facilement vérifiable et surtout n’est ni complet ni objectif. Je voulais essayer de montrer cette période-là avec un regard, pas critique, mais qui dise « posez-vous des questions ! » S’il y a un thème dans Transparences c’est « ne prenez jamais ce qu’on vous dit pour argent comptant ». Essayez d’aller voir plus loin. D’ailleurs, c’est la conclusion du livre. Le polar était ce qui me permettait le mieux de le raconter puisqu’il s’agissait de mettre en place les pouvoirs supra-nationaux qui font que le monde est ce qu’il est. Ou qui en tout cas le manipulent avec des intentions particulières. Voilà, c’est la seule raison.

D’un point de vue plus mercantile, vous passez d’un genre, la science-fiction, qui est un peu en déclin en France aujourd’hui, à un genre tout aussi mal considéré il y a peu encore, et qui est en pleine revalorisation. Aviez-vous besoin d’un ouvrage alimentaire, pour retourner ensuite à vos amours, ou est-ce que c’est vraiment le genre qui vous tenaillait ?
Non, c’est vraiment le genre qui me tenaillait et il n’y en avait pas d’autre. Ça n’a rien d’alimentaire. D’ailleurs je ne sais pas ce que donnera ce bouquin. Ce que je sais c’est que je n’ai pas à me plaindre de mes ventes en science-fiction. La science-fiction a une très mauvaise image de marque et, aujourd’hui, la plupart des éditeurs arrêtent ou ralentissent leurs collections parce qu’elles ne sont pas assez rentables. Entendez que pour respecter un objectif de quinze pour cent de marge, par exemple, il est moins risqué de se débarrasser de tout ce qui marge en dessous que de faire chuter la moyenne avec des titres à huit ou dix pour cent. Voilà pourquoi le genre disparaît des rayons, alors que c’est un des rares genres qui ne perd jamais d’argent. D’ailleurs, en termes de chiffres moyens de vente, la SF est globalement mieux placée que le polar.
En conséquence, ce serait plutôt un risque d’écrire du polar aujourd’hui, à moins de s’appeler Daeninckx, Pouy ou Grangé. C’est-à-dire d’avoir déjà une clientèle fidélisée et un talent sûr. Moi, c’est ma première expérience dans le domaine, le moins que l’on puisse dire c’est que je me suis beaucoup amusé, mais que j’en ai aussi énormément bavé. C’est aussi pour ça que j’avais envie d’écrire du polar : par défi, pour faire autre chose, pour dire « je ne suis pas un écrivain de science-fiction, je suis un romancier, point ». Je suis à l’aise dans la construction d’histoires, à l’aise avec des personnages. Et puis si j’ai envie de faire un roman historique, ce qui sera probablement le cas la prochaine fois, bah je ferai aussi un roman historique. Et cela ne m’empêchera pas d’y mettre ma patte. Je me suis discrètement éloigné de la question, là. (sourire)

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Mais on y revient… quand vous dites que vous êtes nouveau dans le polar, vous avez tout de même un « public Ayerdhal », qui est derrière vous, qui achète votre production. Il va vous suivre ! C’est quand même une police d’assurance, on ne change pas de genre innocemment.
Je ne me suis jamais posé la question en ces termes. Enfin, je veux dire, concernant Transparences. Par contre, je suis quelqu’un de très réaliste, j’ai travaillé dans le marketing donc je sais assez bien comment tout ça fonctionne. C’est vrai que j’ai un public, qu’il y a un certain nombre de milliers de personnes en France qui lisent tous ou presque tous les Ayerdhal. Ils liront probablement aussi Transparences. Mais c’est un calcul que devait faire mon éditeur, ce n’est pas un calcul que je ferai moi. Mon envie, en écrivant Transparences, c’était d’essayer de montrer à un certain nombre de lecteurs qui ne lisent jamais de science-fiction, et à un certain nombre de journalistes qui ne veulent pas s’y intéresser que, parmi les auteurs dits de SF, il y a des romanciers qui peuvent s’exprimer dans n’importe quel genre avec une égale et, je l’espère, indéniable qualité. Pour ne pas paraître trop vantard, je citerais Pierre Bordage. Pierre est un écrivain de talent, quel que soit le domaine dans lequel il écrit. J’ai eu envie de mettre les points sur les i. J’ai eu envie de dire « voyez, moi je suis romancier, c’est vrai, je ne suis pas un philosophe, je ne suis pas un poète, je suis un romancier, mais à ce titre je peux raconter n’importe quel type d’histoire. Si vous aimez mes polars, essayez d’aller jeter un œil sur mes space opera ou sur mes anticipations, ou sur le reste de mon boulot ».

Ce n’est pas un secret puisque vous l’avez déjà dit, vous travaillez, ou vous envisagez de travailler sur un ouvrage de Fantasy. C’est aussi un genre que les lecteurs de science-fiction, pour emprunter un stéréotype, n’aiment pas. Est-ce que vous cherchez à élargir votre public ?
Je cherche très clairement à élargir mon public, mais c’est pas par ce que j’écris. Je cherche à élargir mon public… Hum… Comment le formuler ? Ça, c’est très intéressant ! Par exemple, j’aimerais bien que Transparences devienne un film. Et là j’élargirai mon public, vraiment. Ce n’est pas en changeant de genre, parce que grosso modo, je vais faire le même nombre de lecteurs. À moins d’avoir un coup de génie mais ça j’y crois pas au coup de génie, je veux dire on en a un par siècle et le mien je l’ai déjà eu. Encore que… je n’ai eu que celui du siècle dernier, j’ai peut-être encore une chance pour celui-là. Non, j’ai envie de toucher à plein de choses. J’en suis arrivé, depuis 1997, à en avoir marre d’écrire. Alors, pour bosser, j’ai besoin de motivations supplémentaires, d’aller tâter de terrains que je n’ai jamais foulés. Après, que ça élargisse le public, je n’en doute pas, particulièrement si je m’essaie à la Fantasy sans trop me planter. Le genre va bien. J’espère donc que ça contribuera à mettre du beurre dans mes épinards… quoique la margarine avec les épinards c’est carrément infâme et que je préférerais manger autre chose.

Pour continuer dans ce registre plus personnel, qu’est-ce que vous avez véritablement lâché de vous dans Transparences, que vous n’aviez pas mis dans vos autres romans ?
Ma fascination pour la violence. Et quand je dis fascination, dans les autres romans, je m’en suis toujours servi comme d’un moyen d’expression, de rébellion, de révolution, en tout cas ceux qui en usent sont des gens qui essayent de bouger leur société. Ce sont généralement des femmes, la plupart de mes mecs sont assez mous, idéologues, ont du mal à prendre des décisions et ne sont pas jusqu’au-boutistes. Dans Transparences j’ai poussé le bouchon. Naïs ne flingue pas parce qu’elle a une grande idée révolutionnaire. Non, elle flingue parce qu’elle est complètement asociale, parce qu’elle s’est marginalisée de façon extrême. Elle a établi ses propres règles et elle les fait évoluer toute seule. Elle en vient même à dire quelque chose comme « Pourquoi on me poursuit moi, qui n’ai jamais tué que mille personnes, alors qu’on ne poursuit pas un certain nombre de généraux ou d’hommes politiques qui sont responsables de dizaines, voire de centaines de milliers de morts ? » Vis-à-vis de la mort et de la violence, nous vivons un monde d’une hypocrisie redoutable. Par exemple, on prétend réduire le nombre de morts sur la route en baissant drastiquement des limitations de vitesse qui n’existent que pour faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’État, et on ferme les yeux sur les milliers de personnes qui meurent chaque année de maladies nosocomiales, dans les hôpitaux dont on réduit tout aussi drastiquement les budgets.

D’où Naïs. D’ailleurs, elle a beaucoup été comparée à l’héroïne de Kill Bill… Mais elle a d’autres origines, à chercher dans le manga, notamment la figure de la jeune femme qui n’accepte pas la société et que l’on retrouve comme poncif dans ce genre, non ?
Ça va faire plaisir à ma fille mais, à part ça, je n’ai pas vu Kill Bill et j’ai lu très peu de mangas. Moralité, le rapprochement ne risque pas de me paraître évident, surtout en ce qui concerne Kill Bill.

Ça doit être le sabre.
Oui mais alors à ce moment-là, il vaut mieux remonter aux Sept samouraïs.

En principe, la femme est censée être maternelle, maternante, amoureuse… mais chez vous, on la voit souvent basculer dans le côté négatif, sans pour autant gommer toutes ces qualités de douceur. Douceur dont, en plus, elle a besoin puisqu’elle en a été privée. Est-ce que c’est un hasard ou est-ce que c’est quelque chose de réfléchi ?
C’est vraiment réfléchi. Je ne dirais pas le côté négatif mais « the dark side of humanity ». En fait, quand j’ai commencé à écrire, on devait être en 88 je crois – mon premier bouquin a été publié en 90 mais on devait être en 88 – la science-fiction française, comme l’essentiel de la SF mondiale, était extrêmement phallocrate, machiste. Les personnages féminins n’étaient que les faire-valoir des personnages masculins, ou de simples « bons coups ». Je n’ai pas grandi dans un milieu comme ça, moi, mais alors pas du tout. Je ne me suis donc jamais reconnu dans ce genre de trucs. C’est tout naturellement que j’ai à la fois voulu écrire quelque chose de vrai et bousculer mes camarades auteurs… qui à l’époque ne l’étaient pas (des camarades auteurs) puisque je n’étais pas encore auteur. Mais j’avais envie de mettre les pieds dans le plat et j’ai commencé comme ça, puis je me suis aperçu que, finalement, je décrivais des personnages féminins assez proches des femmes que je côtoie. Il y a aussi et bien sûr le côté fantasmatique : j’aimerais bien que la femme change le monde puisque, manifestement, l’homme n’en est pas capable. À part bien sûr, madame Thatcher, comme chante Renaud ! Bref, c’est un thème récurrent chez moi, que j’exploite peut-être encore plus dans Transparences, essentiellement parce que le personnage de Naïs est jusqu’au-boutiste et parce que c’est le seul personnage féminin qui a réellement un poids constant. Elle pèse comme une chape de plomb sur tout le bouquin et sur tous les autres personnages.

Dans Transparences, vous avez réagi face à des événements récents. N’y a-t-il pas un effet catalogue, à parler de tout ce qui s’est passé ces quinze dernières années ?
Non. J’espère que non. En tout cas, c’est pour éviter cet effet catalogue que j’ai supprimé mille pages de la version originelle. Je ne voulais surtout pas être exhaustif, ni pesant, pour une fois… parce que j’ai tendance à l’être dans chacun de mes bouquins. Je ne crois pas être moins engagé dans Transparences que je ne l’ai été dans d’autres livres, mais je suis assurément moins gueulard, moins éducateur. J’ai juste envie que le lecteur se pose des questions.

Pour finir, on sent l’auteur en quête de quelque chose, mais de quoi ?
D’un deuxième souffle, comme je le disais tout à l’heure. Depuis 97, j’en ai marre d’écrire, donc j’ai besoin de nouvelles motivations dans l’écriture. Ce n’est pas seulement que j’aime toujours ça, c’est que je sais rien faire d’autre et que, apparemment, je ne suis pas trop mauvais dans cet exercice-là. Moralité, il faut que je me trouve de nouvelles motivations et, le plus simple, c’est de m’inventer des défis. Écrire un polar en était un. Le prochain sera peut-être de bosser un roman historique. Non, le prochain c’est un space opera, mais il y aura un roman historique dans un avenir proche. Il y aura aussi un autre thriller, de la Fantasy, etc. Il faut que je me remotive en permanence et je crois que c’est le cas de tous les auteurs qui font la même chose depuis longtemps. En tout cas pour en avoir discuté avec pas mal d’auteurs, dont certains sont des amis, oui, au bout de dix-quinze ans d’écriture, il faut se remotiver.

   
 

Propos recueillis par anabel delage le 6 juillet 2004.

 
     
 

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Pierre Bordage, La Fraternité du Panca – tome 5, Frère Elthor

Pierre Bordage renouvelle le Space Opera

Voici le cinquième et dernier volet de La Fraternité du Panca, attendu avec impatience depuis les premières pages de Frère Ewen, le tome un. La Quinte est constituée. Le premier élément doit se rendre dans Les Nuages de Maldan, comme le lui souffle la Fraternité. C’est Bent Beautlan, de la planète Iox, qui assume ce rôle bien malgré lui. Mais, il est riche des expériences des maillons précédents.
Bent, a été dénommé Elthor, un choix peu judicieux dans la partie de la Voie Lactée où il se trouve, car c’est le nom du jumeau maléfique d’Elkar, un vrai salopard ! Il se fait embaucher sur le Phosphelius, un vaisseau affrété par un groupe de chasseurs qui veulent traquer, sur les Nuages de Maldan, un gibier encore inconnu dans la galaxie. Des scientifiques profitent de ce voyage pour aller étudier cette mini galaxie. Sous la férule de Maliloa, une jeune femme qui ne le laisse pas indifférent, Elthor est chargé de surveiller la coque pour déceler toute déformation due à la vitesse ADVL.
Un homme, parmi les scientifiques, lui annonce qu’il est là pour le tuer et qu’il va le faire… prochainement.
Parallèlement, LiJi, une ancienne médialiste réussit à convaincre Xeline, une apprentie venue l’interviewer, de la réalité de la menace qui s’apprète à déferler sur la galaxie. Elle l’envoie mobiliser des membres influents du Parlement. Après deux échecs, elle trouve l’oreille attentive de Jeb Bardö, un vieux parlementaire sensible aux charmes féminins.
Mais une course contre la montre s’engage. D’après les observations de Manos Octoy, un astrophysicien, la nuée maudite sera sur Les Nuages de Maldan dans dix jours. Le Phosphelius doit ralentir à cause d’une déformation dans la coque. Et le tueur passe à l’acte…

La Science-Fiction fait partie de cette littérature dite, avec condescendance, de genre. Cependant, elle offre aux auteurs d’énormes possibilités d’expression par le déplacement de l’action dans l’espace et dans le temps ou sous couvert d’une intrigue débridée. Pierre Bordage fait partie de cette poignée d’auteurs qui, par ce biais, abordent de front les grands problèmes, les défis de notre société et défendent des valeurs humanistes. Observateur attentif de notre civilisation, il porte un regard, à travers l’histoire qu’il raconte, sur les dysfonctionnements de nos comportements, analyse nos attitudes, émet remarques et réflexions sur des situations. Il en expose les différentes facettes, en montre les excès comme les limites.

Dans chaque livre, Pierre Bordage explore aussi des formes de sociétés et des catégories sociales. Dans Frère Elthor, il s’attache aux parlementaires. Il s’appuie sur Jeb Bardö pour suivre les ténors de la politique, leur fonctionnement, leurs motivations et faire une description des arcanes du pouvoir. Il brosse de la classe politique un portrait sans complaisance, mais d’une grande pertinence. Il montre des hommes responsables de décisions concernant des millions d’autres gouvernés par leurs hormones ou uniquement préoccupés de marchandages pitoyables. Il conjugue, avec ce personnage, l’évolution de l’individu confronté à la vieillesse, les contraintes et les restrictions qu’elle impose.

Il donne à sa fresque une dimension biblique avec le don de soi, cette acceptation sans restrictions de tout abandonner pour vivre un idéal au service de l’humanité. Il prend ses héros parmi les gens ordinaires, de simples individus que la mission qu’ils ont acceptée transcende. Il revient aussi sur des idées qui lui sont chères comme le partage, le devoir de mémoire, de préserver l’héritage issu des générations précédentes..

Avec la nuée dévastatrice qui menace l’humanité, l’auteur ne développe-t-il pas une parabole et n’évoque-t-il pas notre propre sursis si les ressources de la Terre continuent à être gaspillées au rythme atteint aujourd’hui.

Il faut relire cette œuvre pour en saisir toute la richesse. En effet, Pierre Bordage écrit une histoire prenante dont on brûle de connaître la conclusion, survolant, de fait, des passages qui nous semblent d’un moindre intérêt pour l’action, manquant, ainsi, les éléments, les réflexions, les pépites dont le romancier truffe son récit.

Avec La Fraternité du Panca, Pierre Bordage renouvelle le Space Opera, lui conférant une dimension sociologique, ethnologique, menant un travail d’anthropologue. Il donne à ce cycle un souffle, une puissance romanesque, une force narrative peu usuels, accélérant son récit de volume en volume, jusqu’à une chute en cohérence avec l’esprit qui anime cette saga.
La Fraternité du Panca est un pur joyau dans l’univers littéraire.

serge perraud

   
 

Pierre Bordage, La Fraternité du Panca – tome 5, Frère Elthor, coll. « La Dentelle du Cygne », Editions de l’Atalante, mars 2012, 424 p. – 22,00 €

 
     

 

 

 

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Susanna Clarke, Jonathan Strange & Mr Norrel

Interférences magiques dans l’Angleterre du début du XIXe siècle… à découvrir dans un premier roman parfaitement maîtrisé

Au début du XIXe siècle, la magie n’est plus qu’un lointain souvenir dans le cœur des Anglais bien que cette dernière ait été à l’origine de leur puissance. Les « magiciens » que l’on trouve désormais ne sont que des théoriciens qui dissertent sur le passé en croyant savoir de quoi ils parlent. Mais un jour, un homme capable de pratiquer la magie décide de leur montrer ce qu’il sait faire et de priver ces pseudo érudits de leurs livres et de leurs titres. Mr Norrel devient ainsi le seul véritable magicien d’Angleterre. Il s’installe à Londres pour aider le pays à vaincre les troupes de Napoléon Bonaparte et retrouver sa grandeur passée, mais il se heurte bien vite à l’indifférence du gouvernement. Pour mettre fin à cet isolement forcé, il rend la vie à Lady Pole, la femme d’un ministre, avec l’aide d’un garçon-fée. Or ce dernier s’octroie la moitié de la vie de la jeune femme en l’obligeant à errer avec lui toutes les nuits dans le royaume des fées. Mr Norrel préfère fermer les yeux sur cette petite infortune et profite désormais de sa nouvelle position dans le monde, jusqu’au jour où un second magicien s’installe à Londres : Jonathan Strange. Bien content de pouvoir enfin échanger avec quelqu’un, Mr Norrel prend le nouveau venu sous son aile, jusqu’à ce que ce dernier décide de suivre son propre chemin et se retourne contre son ancien maître…

Dès les première pages (et il faut dire qu’il y en a beaucoup !), on est vite bluffé par la maîtrise de l’écriture et du sujet. On ne doute pas bien longtemps qu’il y a effectivement eu de la magie en Angleterre, et on se délecte des notes de bas de pages renvoyant à de fausses références avec tellement d’aplomb qu’elles paraissent tout à fait vraisemblables. En plus, Susanne Clarke nous raconte la vie et les travers de ses personnages avec un humour piquant et une touche de profondeur qui n’est pas sans rappeler l’univers de Jane Austen, l’un de ses écrivains préférés. Difficile dès lors de croire qu’il s’agit de son premier roman (et un roman de 850 pages !), ce qui a dû un peu la changer des sept nouvelles qu’elle a écrites auparavant et qui avaient déjà été saluées par la critique. Il faut avouer qu’au bout de quelques centaines de pages, une certaine lassitude s’installe par manque de nouveauté et de rebondissements. Car ce n’est qu’à la toute fin du livre que les personnages sortent enfin de leur retenue so british pour changer comme il se doit la face du monde !

Enfin, les éditions Bloomsbury (qui doivent leur succès à un autre magicien dénommé Harry Potter…) ont eu la bonne idée de réaliser avant tout un objet original, disponible sous deux formes différentes : soit le livre est entièrement noir (de la couverture jusqu’à la tranche), soit il est entièrement blanc. Une œuvre qui ne passera certainement pas inaperçue dans nos bibliothèques.

sophie aigrot

   
 

Susanna Clarke, Jonathan Strange & Mr Norrel (traduit par Isabelle D. Philippe), Robert Laffont, février 2007, 848 p. – 23,00 €.

 
     

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Mark Z. Danielewski, O Révolutions

O Révolutions atteste jusqu’au bout des possibilités infinies par lesquelles la langue se fait monde et revisite l’Histoire

L’Identique n’est pas le Même

Après l’expérimentation hors normes de La maison des feuilles qui a fait en 2002 tant le bonheur que les choux gras des éditions Denoël, Danielewski revient avec un nouveau roman tout en exubérance qui explose littéralement à la tête du lecteur. L’objet O Révolutions – le qualifier de livre serait le rabaisser au rang d’un vulgaire opus standardisé – multiplie en effet, à l’envi et jusqu’au tournis, notes invasives dans les marges, caractères de formats différents, textes tête-bêche et lettres de couleur, faisant éclater la mise en page de la typographie classique.

Le contenant visuel et formel l’emporte donc d’emblée sur le contenu, le fond substantiel. Pour autant, est-ce nécessairement un bien ? demanderez-vous ; n’y a t-il pas là promesse d’un artifice/simulacre sur le modèle de l’arbre cachant la forêt ? Ce serait encore aller vite en besogne dans la mesure où ce long poème en prose qu’est O révolutions nous présente, au travers d’une dérive automobile semi-réaliste dans une Amérique de carton-pâte (laquelle ne déplairait pas à un Baudrillard) et d’un siècle séparant l’abolition de l’esclavage de l’assassinat de Kennedy, un périple de deux adolescents fougueux comme fugueurs, Sam et Hailey, escortés de tout un cortège d’animaux et de plantes dans une Nature personnage à part entière de cette épopée, qui ne manque pas de panache.

Ce road-movie/trip livresque qui repense le mythe antique de l’amour éternel et moque les codes narratifs en les dynamitant de l’intérieur propose au passage, ce n’est pas le moindre de ses mérites, une méditation plus soutenue qu’il y paraît sur le cercle. Entre le tour complet sur soi-même qu’implique toute révolution et les 360 degrés renvoyant à la figure du O, le lecteur saisit combien ses repères usuels vont être mis en danger dans cette mise en page systèmatiquement inversée (le premier cercle) au gré des 360 pages (chacune composées de quatre blocs de texte de 90 mots, dont la police va en diminuant !), le tout strié de sortes de dépêches journalistiques qui offrent un relatif cadre chronologique à la saga des deux amis. La forme circulaire du roman confine de facto à un point de fuite quasi physique, comme si l’histoire se développait dans un cadre non seulement temporel mais aussi spatial la menant vers une chute inéluctable (il n’est pas dit que l’amour nous sauve tous des vicissitudes de notre époque).

Indépendamment de la trame du récit, on pourrait souligner alors combien la structure imposée au cadre empêche paradoxalement le texte de se libérer de ses propres modes énonciatifs. Ce qui fait, de ce point de vue, que l’expérimentation initiale tourne court, hormis pour le traducteur Claro* qui signe là un véritable exploit tant les délires verbaux, les emprunts argotiques, les néologismes, les syntagmes intraduisibles et les mots-valises abondent, l’on s’en doute, dans le texte originaire de ce qui est à part égale roman et objet.
Ceux qui s’engagent dans ce voyage infernal à travers les USA doivent s’attendre à un matériau littéraire où le moyen l’emporte sans cesse sur la fin, l’accent étant porté, comme c’est le cas de tout bon road movie à l’écran (on pense à Sailor et Lulla ou à Thelma et Louise, le genre cinématographique supposant souvent un couple qui chemine), davantage sur les conditions du voyage que sur sa destination. Encore est-on emporté vers ce lieu de nulle part par une syntaxe aussi hallucinante que jubilatoire, ce qui n’est pas rien.

Le fou furieux Mark Z. Danielewski, qui n’est ni un enfant de la beat generation ni un écrivain « de la route », réussit ainsi son pari de mettre en scène un nouveau chef-d’œuvre graphique qui n’est pas sans loucher du côté du blason médiéval avec un texte aligné en quatre quarts, dont la moitié de la page imprimée à l’envers. Certains cependant seront peut-être lassés par la systématicité des nombreuses polices, des diverses couleurs et des majuscules qui sont légion. Sans parler ici du fait, on a gardé le meilleur pour la fin, que l’éditeur conseille de lire huit pages de chaque récit, d’un côté l’autre du livre, étant entendu qu’ils sont imbriqués l’un dans l’autre. Il est vrai que parfois trop de symétrie tue la symétrie et que ce roman qui se peut lire par les deux bouts (en tournant le livre à 360° !), afin de passer d’un narrateur à l’autre, est fort répétitif.
Mais c’est là que se trouve justement tout l’interêt de la démarche, qui fait penser à l’apologie de la répétiton que clamait le sage Kierkegaard : la reprise du récit en changeant le point de vue (et la sexuation) du locuteur invite à relire, réinterpréter les mêmes événements, lesquels s’ouvrent alors à une autre dimension. Voici l’écart, entre événement brut et réminiscence d’une situation déjà narrée, mais autrement vécue, où s’installe désormais le lecteur qui parvient à dépasser les artifices graphiques d’un texte lancinant.

On est assez loin alors d’une geste de la jeunesse américaine (qui serait le grand livre manquant à la litterature US) ou d’une vague resucée de la quête d’un Romeo et d’une Juliette punk dont ni la pente sexuelle ni le versant trash ne sont novateurs. O révolutions atteste jusqu’au bout, digne héritier de l’Ulysse joycien, des possibilités infinies par lesquelles la langue se fait monde – tout en s’écartant résolument de la matière de ce dernier – et revisite l’Histoire. Tout en attirant notre attention sur le fait que la société américaine, n’en déplaise à nos deux chantres jeunistes, malgré son hymneà l’initiative individuelle et à la conquête, n’est guère parvenue qu’à accoucher d’un individualisme mortifère… auquel la Nature elle-même est en train de céder.

* Claro a reçu au printemps 2006 le prix Baudelaire de traduction de l’anglais à l’occasion de la sortie de Shalimar le clown de Salman Rushdie (Plon).

frederic grolleau

   
 

Mark Z. Danielewski, O Révolutions (traduit de l’américain par Claro), Denoël coll. « & d’Ailleurs », septembre 2007, 365 p. – 25,00 €.

 
     
 

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Ugo Bellagamba & Thomas Day, Le double corps du roi

On se croirait en Hellade. A cela près que la civilisation dominante n’est pas mycénienne, mais déméterienne

Fréquenter l’un des lieux les plus prestigieux de l’enseignement supérieur, soit le Lycée militaire de Saint-Cyr, n’exclut pas que l’on noue des liens autour de sujets plutôt distrayants. Ainsi notre « grand chef » Fréfédéric Grolleau, chronqiueur et romancier de talent mais aussi professeur de philosophie et passionné entre autres de science-fiction a-t-il croisé un de ses élèves, Maxence Guillon, sur les routes obscures des univers parallèles que tant d’auteurs se plaisent à ouvrir dans leurs romans, qu’ils soient étiquetés « fantastique », Heroic Fantasy », « uchronie »… ou tout autre appellation que la critique trouvera bon de leur donner. 
Inscrit en « prépa Eco » à Saint-Cyr, Maxence est donc un accro de « littératures de l’imaginaire ». Mais il est aussi un adepte des sports de glisse, un fou de montagne… et comme si toutes ces cordes ne suffisaient pas à son arc, le voilà qui fait ses premiers pas de chroniqueur. Qu’il soit le bienvenu sur notre site !
La rédaction

Un coup d’État se prépare, et la monarchie millénaire de Déméter, le royaume des hommes, est à l’agonie. Absû Déléthèrion, grand général de l’empire, convaincu du déclin de celui-ci, est le fer de lance du complot. Soutenu par le clergé et une partie de l’armée, l’irrémédiable advient et Yskander meurt, ne laissant aucun héritier…

On se croirait de prime abord revenu en Hellade. En effet la carte du monde dévoilant la Grèce et une partie de l’Asie mineure et des noms bien connus tels que Larissa nous laisse croire à une autre saga antique ! Seulement tout est chamboulé et un examen plus poussé nous révèle une vision tout autre, la ville majeure et capitale de l’empire se nomme Déméter et se situe sur les lieux de l’antique Sparte tandis que la Crète correspond à un territoire sylvestre mystérieux appellé la Canopée. Ici la civilisation non mycénienne mais déméterienne règne sur le monde connu.

La genèse de celui-ci repose sur un mythe fondateur envoûtant et mystèrieux mettant en scène un artefact puissant : l’Hérakléion, véritable double corps des rois… L’aventure débute alors pour un jeune poète aux allures de « V » (le héros de V for Vendetta), qui pour l’amour d’un roi déchu se lance dans une quête impossible où le courage et le panache se mêleront parfois à la folie du desespoir et au désir de vengance.

Pour le lecteur averti, certains grands thèmes philosophiques tels que l’éloge de l’état de nature dans la sylve canopéenne ou la recherche de l’État politique idéal à travers les tentatives du roi Yskander pour mettre à bas les privilèges et la société d’ordre, directement inspiré du système médiéval, donnent une tout autre dimension à l’œuvre ! Celle-ci devient le théâtre d’une réflexion dans laquelle les personnages principaux entraînent le lecteur déjà perdu dans la tourmente des événements.

Le dénouement, semblable à l’apparition du messie sur Terre pour régler les problèmes des hommes et imposer l’égalité et la démocratie à tous, peut laisser esquisser un sourire. L’Homme serait-il incapable de se suffire à lui-même ? Mais n’oublions pas que nous sommes dans un univers de fiction, et ce roman entraînant est presque trop court !

Maxence Guillon

   
 

Ugo Bellagamba & Thomas Day, Le double corps du roi, Gallimard coll. « Folio SF », mai 2007, 393 p. – 7,20 €.

 
     
 

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Thomas Gunzig, 10000 litres d’horreur pure

Cinq étudiant envahissent un chalet hanté au bord d’un lac. La maison voisine abrite d’étranges occupants dont les manières sont rugueuses mais efficaces !

Cinq étudiants ayant terminé leurs examens partent dans un chalet perdu au bord d’un lac pour un week-end qu’ils regrettent déjà tous une fois en voiture. Deux couples et un célibataire. Certains ne se font guère d’illusion sur leur conjoint, d’autres aimerait pouvoir exprimer leurs fantasmes les plus fous. La première soirée se passe dans une humeur exécrable. Chacun se couche tôt. Alors que JC tente de saouler son amie et de la faire fumer à outrance pour mieux pouvoir la sodomiser, un intrus dans les bois vient les perturber. Aussitôt dehors, le couple provoque une réaction en chaîne d’horreur. Lui, mange le sol d’un coup de pelle avant d’aller boire la tasse au fond du lac. Elle, se fait enlever et une fois attachée et dénudée, s’attend aux pires exactions et à souffrir. Leurs cris ont réveillé les autres qui tentent tant bien que mal de s’organiser. Mais plutôt que de rester groupés, ils se séparent pour mieux affronter 10.000 litres d’horreur pure. Au hasard d’un frigo et d’une baignoire, les preux chevaliers en herbe découvrent des personnages d’une autre époque et d’un autre monde, issus d’une vieille tradition ancestrale barbare, qui jetait des nouveau-nés dans le lac.

Honneur et Horreur

Thomas Gunzig est un aficionado de ces films de série Z, somptueux nanars entre fantastique et horreur. Nul doute qu’il regrette Avoriaz et les glorieuses heures de son festival, et qu’il possède l’intégralité des Ze craignos monsters où l’on peut se régaler d’illustrations kitchissimes et de textes affriolants et fort intéressants. Avec 10.000 litres d’horreur pure, il remet à l’honneur le roman gore d’horreur sans ménagement ni honte. Pire, il renoue avec une recette franchement éculée à outrance, celle qui consiste à mettre des personnages dans une maison hantée, puis à les faire se séparer pour que chacun de leur côté ils découvrent l’horreur dans toute sa splendeur. Et tout ça en assumant parfaitement sa trame. Dans une introduction jouissive autant que nostalgique, Thomas Gunzig se justifie alors même qu’il n’en a pas besoin. L’homme voue un attachement certain à ce qu’il nomme une sous-culture, partie prenante de ces mauvais genres qui font le charme de la littérature et du cinéma. L’ouvrage, illustré par Stéphane Blanquet, qui signe aussi la couverture, propose un suspense haletant. Chacun des protagonistes est embarqué dans une aventure qui est aussi l’occasion pour lui d’affronter son histoire, ses démons et d’appréhender son futur si un jour il en a un. Le livre est tout en rythme et Thomas Gunzig ne se donne pas de limite. Il n’a de cesse de repousser les frontières du ridicule pour notre plus grand soulagement. Car notre esprit aime et redemande 10.000 autres litres d’horreur pure et surtout pas diluée.

Ouvrages à avoir obligatoirement dans sa bibliothèque en plus de 10.000 litres d’horreur pure : Ze craignos monsters, réunion en trois tomes des Mad Movies, par son rédacteur en chef Jean-Pierre Putters, aux éditions Vents d’Ouest. Ces très beaux livres en couleur proposent de revenir sur 80 ans de films d’horreur ou fantastiques avec des textes érudits juxtaposés à de splendides et nombreuses illustrations de monstres qui n’ont rien à envier à ceux du roman de Thomas Gunzig.

j. vedrenne

   
 

Thomas Gunzig, 10000 litres d’horreur pure (illustré par Stéphane Blanquet), Au diable vauvert, août 2007, 252 p. – 15,00

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Fabrice Colin, La Mémoire du vautour

Ce roman choral, jouant à la lisière du réel, du rêvé et des mémoires troubles, envoûte mais demeure difficile à suivre

William Tyron vit de boulots à la con. Après avoir passé une petite annonce, il reçoit une nouvelle proposition de travail de surveillance assez saugrenue. En effet, il s’agit de surveiller une ancienne G.I. afin de la préserver de tout choc psychologique ou émotionnel, pour qu’elle ne retrouve pas le souvenir d’un événement traumatisant qui aurait eu lieu au cours de son service pour l’armée américaine. Intrigant, mais surtout lucratif, ce travail intéresse Bill. Il ne tarde pas à tomber amoureux de la jeune femme, Sarah, mais celle-ci est gravement malade. Bill se met alors à fouiller dans le passé de Sarah pour combler le « trou noir », espérant par ce biais la sauver. Employeur mystérieux, amour passionnel et impossible… voilà l’intrigue lancée, enchaînant des situations-clichés et des tournures assez « faciles ». Fin du premier chapitre. La quête de la mémoire perdue se poursuit au chapitre suivant, mais à présent, le lecteur se retrouve dans la peau d’un autre personnage, dans une autre époque et une autre ambiance, conférant ainsi au roman le qualificatif de « choral ».

Six chapitres composent le roman et sont autant d’éclairages qui visent à reconstruire… quoi donc au juste ? La vérité ? Le passé ? Tous ces points de vue ne semblent insister que sur la ténuité des souvenirs et la difficulté (voire l’impossibilité) de reconstruire vraiment le passé et de connaître le pourquoi et le comment présent. Le temps qui passe n’est pas le seul responsable de ces distorsions. Ce serait trop simple. Si les souvenirs se perdent, c’est aussi à cause de l’individu qui se perd lui-même, qui hallucine au sens fort du terme. Qui est le « je » qui pense, quand celui-ci commence à goûter à la vie communautaire hippie, consomme de la drogue, tente d’atteindre le nirvana ? L’individu est complètement dissous. Il peut même devenir animal, et dans cet état naturel, étendre ses possibilités de « sentir » le monde différemment. Les repères sont flous et ces expériences limites côtoient la mort. Omniprésente et glorifiée en exergue du roman, Death by beauty. Death by sensitivity. Death by awareness. Death by experience. Death by landscape, elle obsède chacun des personnages.

Au fil des nombreux détours et rebondissements, le lecteur en oublie le fil du premier chapitre, très rythmé, s’apparentant à un scénario de téléfilm. Le reste du roman ressemble à un voyage « lynchien » comme le suggère la note d’intention éditoriale en quatrième de couverture. En effet, l’errance dans les souvenirs des différents personnages nuance la frontière entre réel, fiction, rêve, drogue, mémoire… Si la science apporte certaines réponses (William lit quelques articles sur la mémoire), c’est peut-être plutôt l’art qui aurait le dernier mot, à travers la voix de l’étrange Io-Tancrède, professeur d’arts plastiques fasciné par la mort, mettant en place diverses performances. Comme chez Lynch, le résultat est complexe, tordu… mais envoûtant. Peut-être un peu trop pour ne pas avouer, déçu, en fermant le livre : on n’y comprend rien. En lisant ce récit aux allures de roman d’anticipation où il est question des capacités et des limites du cerveau, le lecteur se demande si le sien n’a pas disjoncté…

mathilde piton

   
 

Fabrice Colin, La Mémoire du vautour, Le Diable Vauvert, avril 2007, 305 p. – 20,00 €.

 
     

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Christopher Priest, Une femme sans histoires

Quand la réalité devient l’a-réalité, le lecteur est un peu déçu

C’est l’inconvénient des auteurs dont les précédents titres nous ont marqués : une fois qu’on a lu Le Monde inverti, Le Prestige, Futur intérieur et Les Extrêmes, tous jugés génialissimes, comment voulez-vous qu’il soit possible de se contenter, sous la plume du grand Christopher Priest, de cette fort modeste Femme sans histoires, aux confins de la SF et du roman psychologique ?

La trame et l’écriture sont des plus simples : l’écrivaine Alice Stockton habite un village du sud de l’Angleterre qui a été contaminé par un accident nucléaire français ; le ministère de l’Intérieur a saisi son dernier livre, et sa voisine, Eleanor, a été retrouvée assassinée… tandis que l’héroïne se débat avec son éditeur et des problèmes de santé dus aux radiations, elle rencontre le fils d’Eleanor, Gordon Sinclair, un homme étrange dont elle devient en quelque sorte la proie au fur et à mesure qu’elle décide d’écrire une biographie d’Elenaor.
Comme toujours chez Priest, cette histoire est d’une fausse simplicité, et l’auteur insiste sur des thèmes qui lui sont chers, la création littéraire et la mémoire, qu’on retrouve dans La Séparation et La Fontaine pétrifiante. Le but du jeu est de nous exposer la vie de la narratrice sertie dans un univers paranoïaque en l’entrecoupant de documents annexes, mêlant rêve et réalité, sur l’objectivité putative desquels il devient de plus en plus délicat de se prononcer. Comme si un monde légèrement parallèle se mettait alors doucement en place, induisant des décalages qui faussent la perception même de ce qu’on nomme réel.

Bref, entre lettres, souvenirs d’enfance et éléments de rêves non avoués (au lecteur habile de faire le tri !), les repères s’effacent, les noms se mélangent et l’on passe sans coup férir de la réalité à l’a-réalité. Le mérite indéniable de Priest est certes ici de soustraire petit à petit, entre vérité et fantasme, les éléments faisant fond sur le réél pour déposséder in fine celui qui le lit de représentations assignables, sorte d’écriture à l’envers qui irait du superfétatoire à l’essentiel afin de mettre en relief l’absence (l’ab-sens dirait Lacan) qui est source de toute création.
Mais la chute est moins maîtrisée que dans La Séparation et le lecteur éprouve une frustration rentrée – bien rélle celle-là – lorsqu’il parvient à la dernière page du roman, qui ne livre aucune révélation fracassante, aucun tour de passe-passe qui pemettrait de sublimer ce jeu de dupe littéraire auquel il a consenti.

Moins réussi que ses autres romans, brouillon d’un future grande œuvre encore en gestation, The Quiet Woman, écrit en 1990, a tout le moins le mérite de nous éclairer sur la difficulté et les doutes de l’écrivain, avec en sus cette belle idée d’un organisme étatique pseudo-européen obscur dont les buts secrets sont d’interdire l’accès des œuvres aux lecteurs en versant des subsides aux auteurs nécessiteux qui acceptent par ce biais d’être délestés de leurs sujets de réflexion. Mais l’on attendait mieux.

frederic grolleau

   
 

Christopher Priest, Une femme sans histoires (traduit par Hélène Collon), Gallimard coll. »Folio SF », 2007, 385 p. – 7,20 €.

 
     
 

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Stan Nicholls, Orcs – L’intégrale de la trilogie / La Relève

Un challenge intéressant mais pas forcément évident : Des Orcs pour héros !

Nos héros, les orcs !Lorigine des Orcs (ou Orques) se perd dans la nuit des temps. Les plus anciens témoignages proviennent du célèbre Tolkien, qui se serait lui-même inspiré d’obscures légendes nordiques. Les orcs se situent entre les trolls et les gobelins et sont parfois confondus avec ces derniers. Si leurs descriptions diffèrent d’un monde à l’autre (Terre du Milieu, Warcraft, Warhammer…), on peut difficilement les confondre au fond d’un bois avec leur grande taille, leur aspect massif, leur peau grise et rugueuse et leur visage bovin garni de défenses de sanglier. En général d’une intelligence limitée et d’un caractère mauvais, ils ont un point commun : un gout immodéré pour la baston. C’est leur principal centre d’intérêt, le seul vous diront les mauvaises langues.
 
Avec ça, on sentait Stan Nicholls bien mal barré pour faire de ses Orcs les héros d’une saga en trois volumes réunis ici par les éditions Bragelone (le tout complété par une nouvelle). Ce n’est pourtant pas la première fois que des obscurs ou des sans-grade deviennent les héros de cycles d’heroic fantasy. On pensera à La Compagnie noire de Cook ou à L’Elfe noir, de Salvatore. Simplement, les protagonistes principaux nécessitant de susciter un minimum d’empathie avec le lecteur, on assiste ici à une véritable gageure de la part de l’auteur.
 
Sur le monde de Maras-Dantia, les « Renards » forment une compagnie d’Orcs comme les autres, à ceci près qu’après avoir lamentablement foiré leur dernière mission et connaissant le prix à payer en cas d’échec, ils préfèrent s’enfuir et se retrouvent renégats. Pourchassés par leurs anciens comparses, pas vraiment copains avec les trolls, les gnomes et tout le bestiaire habituel de la fantasy, ayant surtout de sérieux antagonismes avec les humains, la petite compagnie n’a pas le temps de s’ennuyer, et nous non plus.

Cette petite troupe est composée de quelques gradés : Stryke, le chef, légèrement plus intelligent que la moyenne mais pas trop quand même, faut pas exagérer. Coilla, la seule femelle Orc du groupe, aux idées plutôt modernes. Haskeer, l’un des sergents de la bande, légèrement moins intelligent que la moyenne mais bien balaise et toujours en bisbille avec Jup le nain, sergent lui aussi mais pas toujours bien accepté par le reste des Orcs… en même temps, un nain parmi les Orcs, ça fait un peu tache.

M
alheureusement, c’est là où le bât blesse, toute cette équipe est un peu trop gentille, un peu trop « humaine ». On se demandait comment Stan Nicholls allait s’en sortir, c’est simple : il triche. En tout cas, il abuse d’anthropomorphismes avec ses Orcs. Les humains, eux, font figure d’ennemis pas toujours très subtils. L’auteur fait une parabole entre le massacre des indiens d’Amérique et le sort de ses malheureux Orcs qui se retrouvent soudain bien respectueux du monde qui les entoure, voire carrément écolos, on aura tout vu.
 
En même temps, le livre se lit avec plaisir. On est tenu en haleine d’un tome à l’autre par un auteur qui fait preuve d’un excellent sens du rythme. L’action est menée tambour battant, sans temps mort. On finit par s’attacher à ces Orcs (malgré leur manque de défauts) traqués de toutes parts mais plutôt sympathiques avec leur côté « on fonce dans le tas, on réfléchit après ». L’histoire s’avère, en définitive, pleine de rebondissements et de péripéties mais moins originale qu’elle ne le laissait supposer au départ.
nicolas klemberg

   
 

Stan Nicholls, Orcs – L’intégrale de la trilogie suivie de La Relève (traduit par Isabelle Trouin), Bragelonne, janvier 2007, 671 p. – 25,00 €.

 
     
 

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Neal Stephenson, Zodiac

Un héros écolo engagé qui se bat contre les méchants pollueurs, un thriller tout à fait sympathique et bien enlevé

Vous ne le savez pas mais Boston est le théâtre d’agressions environnementales de plus en plus caractérisées. En clair, un terrain fertile pour les pollueurs en tout genre. Ainsi, de nombreuses entreprises n’hésitent pas à se débarrasser de leurs déchets en les versant dans le port. Mais en patrouillant à bord de son zodiac, Sangamon Taylor tente de mettre un frein à toutes ces activités délictueuses. Écolo activiste, chimiste de son état, le héros utilise des méthodes pas toujours très orthodoxes mais toujours originales pour livrer ses combats.

Nous avons ici davantage affaire à un thriller qu’à un roman de science-fiction. On pense à Carl Hiaasen, auteur de polars écologiques (et à Chuck Palahniuk pour l’humour débridé) même si Stephensen avoue s’être plutôt inspiré de James Crumley.
Bien qu’écrite en 1988, l’histoire, contemporaine ou située dans un futur proche, tient encore la route. Les actions plus ou moins musclées des associations écolos répondent aux méthodes toujours plus douteuses des pollueurs. Malgré, donc, l’étiquette science-fiction du livre, on se doute que Stephenson s’est sérieusement documenté. Comme disait Greg, la réalité dépasse l’affliction.

On pourra regretter que les personnages secondaires, souvent originaux, ne soient pas plus développés. Le héros est plus nuancé : à la fois modèle du militant à la Greenpeace et cynique revenu de tout, il offre une personnalité plus ambiguë.
Si l’intrique proprement dite tarde un peu à démarrer, on ne s’ennuie jamais, le ton est truculent, souvent caustique. Neal Stephenson s’amuse – et nous aussi par la même occasion – avec les poncifs du thriller. Au menu, secte de toxicos fans de heavy metal, savants irresponsables, industriels mafieux et tueurs à gages. On a même droit à une course poursuite en zodiac, c’est dire.

L’auteur s’attaque aux industriels indélicats (pour le moins) en faisant mener à son héros de véritables investigations. En fin de compte, il dresse, sous couvert d’ironie, un tableau plutôt inquiétant. Après avoir lu ce livre, les plus influençables des lecteurs refuseront sans doute à tout jamais de se baigner ailleurs que dans leur baignoire. Pour ma part, je dois avouer m’être surpris à me laver les mains plus souvent que d’habitude…

nicolas klemberg

   
 

Neal Stephenson, Zodiac (traduit par Jean-Pierre Pugi), Gallimard coll. « Folio SF », avril 2006, 401 p. – 7,00 €.

 
     
 

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Juan Miguel Aguilera, Le Sommeil de la raison

A l’aube du règne de Charles Quint, l’humaniste valencien Luis Vives est appelé dans l’entourage du souverain. De hautes sphères habitées par la sorcellerie

1516. Luis Vives, humaniste valencien exilé à Bruxelles, qu’une étroite amitié lie à Érasme, est appelé à devenir le précepteur du neveu du seigneur de Chièvres, favori de Charles Quint. Mais avant de rejoindre son élève, Guillaume de Croÿ, il doit remplir une mission de confiance : se rendre en Espagne en compagnie du jeune souverain et de sa cour, afin de déterminer si la folie de la reine Jeanne – la mère de Charles Quint – est d’origine naturelle ou magique. Le sieur de Chièvres prête à Vives les compétences requises parce que celui-ci travaille à la rédaction d’un Traité de l’âme, et qu’il jouit de l’estime d’Érasme… 
Le voyage vers l’Espagne sera bien plus qu’une aventure maritime : Luis Vives est confronté à des manifestations surnaturelles des plus surprenantes ; il se rapproche d’une belle sorcière, Céleste, qui l’initie aux prodiges de la soupe du Samedi, croise de sinistres figures dont celle de Bernardo, un inquiétant moine dominicain, comprend que le roi est victime d’un envoûtement… et se retrouve douloureusement renvoyé à son passé. Quelle matière pour son Traité de l’âme ! Mais il lui faudra traverser bien des épreuves, selon la formule consacrée, pour enfin pouvoir y travailler tout son soûl.

Ce mélange de sorcellerie et de faits historiques, cette imprégnation des hautes sphères du pouvoir par la magie pourrait être du meilleur effet, d’autant que l’auteur témoigne une fois de plus d’un indéniable talent de conteur, qui sait ménager ses effets et agencer les foyers narratifs de telle manière que le suspense s’installe fort bien. Côtoyer au fil des pages Érasme, Copernic, Charles Quint, et tant d’autres personnages cruciaux de notre histoire est fascinant. L’auteur s’engouffre avec aisance dans les zones obscures du passé pour y faire éclore brillamment son imagination – il propose ainsi sa version de la mort du peintre Hyeronymus Bosch dont, paraît-il, on ne sait pas grand-chose…
Cependant la lecture est vite gâtée par la confusion de certains passages descriptifs étendus – les combats, les scènes de rituels magiques notamment – où l’on se heurte à des répétitions, où l’on s’enlise dans des phrases peu précises. Et l’on verra que la langue proposée par le texte français est, aussi, source de gêne…

Quiconque aura suivi depuis son premier opus la production de Juan Miguel Aguilera finira par avoir, avec ce quatrième roman, le vague sentiment que l’auteur applique une recette éprouvée dont il se contenterait de décliner les composantes selon des variantes plus ou moins… variées. On retrouve ici le voyage par voie de mer, et ce même combat onirico-magique déjà livré dans La Folie de Dieu puis dans Rihla contre les forces du Mal – ici le Messie Imperator des sorciers qui, bien sûr, n’est que momentanément terrassé, le temps de laisser aux personnages historiques convoqués dans la fiction aller au bout de leur destin tel que l’Histoire l’a donné à connaître. Comme dans les ouvrages précédents, les cadavres dépecés, les blessures sanguinolentes et les corps pantelants abondent – rien que de très normal dans une telle situation. L’on aprréciera l’environnement onirique dans lequel se déroule la lutte contre Sigurd – l’un des noms du Messie Imperator – et ses démons, cet outre-monde que l’on ne pénètre que sous l’influence de la « soupe du Samedi », et la vision ultime de l’arbre universel.

Mais ce qui aurait pu être une magnifique envolée imaginaire est gâchée par un détail – un détail a priori insignifiant mais ô combien envahissant : une marée capillaire ! Eh oui : l’une des « armes » de Sigurd consiste en d’innombrables tentacules de cheveux, des masses de poils… À force de lire poils, touffes de poils sombres… et autres expressions similaires, l’on finit par rire franchement – est-ce à cause de la matière elle-même ou bien de l’emploi récurrent du vocable « poil » ??? Voilà des nuances comico-grotesques introduites dans le récit, de façon assez déroutante, qui achèvent d’installer cette impression indéfinissable qui se lève très tôt, née d’un certain malaise face à l’omniprésence de tournures familières, ou trop ancrées dans notre parler d’aujourd’hui pour seoir au contexte du récit – par exemple Depuis qu’il l’avait vue, il avait résolu de coucher avec elle et il la collait du matin au soir. Ennuyeux aussi, cet usage quasi systématique du terme type pour désigner un individu de sexe masculin… En français, ce « type »-là ressortit à un niveau de langue peu châtié, qui ne s’accorde guère avec les personnages centraux du récit, ni avec le nom latin donné aux six parties du roman – « Introïtus », « Graduale », « Dies irae »… etc. – assortis d’épigraphes savantes, peut-être factices du reste…

Il convient, ici, de se demander dans quelle mesure ces choix lexicaux correspondent à l’espagnol. Et si les effets pileux, autant que l’équivalent du « poil » français ont, en espagnol, le même potentiel drolatique que dans notre langue… Parce qu’il est bien évident que ces étrangetés – qui feront peut-être le bonheur de certains lecteurs tandis que d’autres les exècreront d’emblée – se ressentent à la lecture du texte français, et qu’il ne saurait être question ici de porter la moindre appréciation sur le « style » de l’auteur sans lire son œuvre in texto. Contentons-nous de souligner qu’en matière d’effets déroutants, il est impossible de déterminer ce qui appartient à l’auteur et ce qui est imputable à la part d’interprétation du traducteur…

NB – Le premier roman de Juan Miguel Aguilera, La Folie de Dieu, publié au Diable Vauvert, a reçu le prix Imanginales et le prix Bob Morane « étranger » en 2002.

isabelle roche

   
 

Juan Miguel Aguilera, Le Sommeil de la raison (traduit de l’espagnol par Antoine Martin), Le Diable Vauvert, octobre 2006, 532 p. – 24,00 €.

 
     
 

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Neil Gaiman, Anansi Boys

…Avoir la ruse du Tigre, l’acuité de l’Aigle, avoir la patience du Serpent…

Anansi Boys, Neil GaimanAnansi Boys, un titre comme une énigme et dés lors on sait qu’ils sont plusieurs. Une couverture extravagante et presque fluo représentant l’araignée, ou l’Araignée.
Plutôt effrayante, au milieu de l’orage, jaillissant d’une toile qui semble provenir de l’univers infini… On se dit qu’il s’agit de science-fiction, qu’il s’agit peut-être d’un polar, ou d’un thriller, énigmatique et fantastique. Voila bien les termes qui pourraient le mieux représenter ce dernier opus de Neil Gaiman ; mais c’est bien plus que cela : déroutant, magique, sentimental, effrayant, drôle et même burlesque.

C’est un conte autant qu’une saga, un univers en soi et l’on y est projeté dès les premières pages à pleine brassée. On tente bien de surnager, de garder encore un peu de ses convictions, de ses repères, mais déjà il est trop tard. L’on est saisi par les filets du Dieu Araignée et il est impossible de s’en défaire.

AnansiBoys est l’un de ces livres que l’on ne peut lâcher une fois commencé. Il faut avoir deux, trois heures devant soi pour bien faire, sous peine de subir la frustration terrible du lecteur qui doit attendre pour connaître la fin.

Il y a Gros Charlie Nancy, il y a aussi son reflet, son frère, Mygal. Il a un drôle de surnom ; Gros Charlie Nancy, il existe dans ce monde bien réel : il est un homme plutôt banal, comptable de son état, avec une petite vie bien rangée, il est même fiancé. Faut-t-il inviter son père à son mariage ? La question tombe à vide lorsqu’on apprend le décès de celui-ci. Un décès comme point de départ de l’aventure. Une mort, mais est-ce bien le cas, qui force les remises en question et amène des réponses des plus inattendues.
Gros Charlie va alors entamer son voyage, son initiation. Il renoue, par la force des choses, avec sa famille, son histoire. Passé et souvenirs rejaillissent, bouleversant sa vie et ses convictions. C’est une introspection éprouvante qui va cependant mettre à jour son courage et sa force.
Seulement, il y a aussi l’autre. Quelques jours auparavant il n’avait pas d’existence, et pourtant le voila, il est là, on l’a appelé et il est venu. Définitivement il est là : Mygal.

Un drôle de nom, aussi, et un frère bien étrange. Il est un peu comme une hallucination. Au départ on doute, on ne lui laisse pas prendre corps. On se dit : paranoïa, drogue, conspiration ? Mais au fil des pages, le lecteur est bien obligé d’accepter sa présence. Le voila, ce frère quasi imaginaire, ce reflet, qui chamboule tout sur son passage, avec folie, décadence et irrespect, sans tabous, et malgré tout avec affection ! Une caricature de frère en quelque sorte, presque celui qui pourrait trotter dans la tête de tout un chacun. On se prend au jeu, et finalement on l’aime bien. Mais dans la vie de Gros Charlie, rien ne va plus et c’est même de pire en pire ! De la romance au sentimentalisme on passe au roman noir, jusqu’au meurtre. Et tout se chevauche… l’espace, le temps et les univers : car il y a des dieux, leurs histoires et surtout leurs règles. Il n’est pas aisé pour Gros Charlie d’y croire, d’y voir clair et encore moins d’y prendre part. Les circonstances autant que les rencontres vont lui imposer des choix fous. Pourtant ces provocations seront les clés de son parcours initiatique.

Neil Gaiman, encore une fois, et après le succès d’American Gods en 2002, nous livre un conte extravagant et sauvage dans la veine des grandes œuvres de la nouvelle vague du fantastique contemporain. Chaque personnage, du principal au figurant, réussit à nous toucher, voire à nous imprégner. C’est une prouesse d’écriture, une façon, une réussite. C’est aussi l’éventail des talents de l’auteur qui nous emmène dans cette profusion d’univers, de concepts, de regards sur la sensibilité du monde. La subtilité de cette approche mais encore plus, son ingénuité, représente la matière première de l’auteur autant que sa propre mythologie. Déjà, dans American Gods il s’agissait de dieux : des dieux anciens et des nouveaux dieux.

 Ici, le personnage lui-même, l’homme, fini par se révéler être un dieu. Un dieu gentil, un dieu du foyer, un dieu animiste.
Mais n’avons-nous pas souvent tendance à nous comparer à eux ? Avoir la ruse du Tigre, l’acuité de l’Aigle, avoir la patience du Serpent… N’y a-t-il pas toujours eu un petit peu d’eux en nous ? Peut-être l’avions-nous simplement oublié un instant ?

karol letourneux

   
 

Neil Gaiman, Anansi Boys (traduit de l’anglais par Michel Pagel), Au Diable Vauvert, avril 2006, 491 p. – 22,00 €.

 
     
 

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Fabrice Colin, Vengeance

A force d’en faire trop, F. Colin perd le lecteur

Ne lisez pas le quatrième de couverture ! De toute façon, ne pas lire le quatrième de couverture devrait être érigé en règle pour tous les romans. Dans le cas présent, c’est plus de la moitié du livre qui est résumé en l’espace d’un unique paragraphe ! Certes, l’exercice est périlleux et moi-même je dois m’y prêter sous peu… Bref, si les promoteurs du livre se sentent obligé de dévoiler la moitié de l’intrigue, nous, de notre coté, on sera bien capable de soupçonner quelques faiblesses à ce niveau.

 Tirius Barkhan s’est laissé accuser à la place de son maître, le frère de l’imperator des Asenah. Trahis sans le savoir par ce dernier, il parvient néanmoins à s’échapper. Après quelques mésaventures, notre héros, un peu naïf, va subir, pour le moins, de cruelles déconvenues. De leur coté, les Senthaï, créatures démoniaques et sanguinaires, envahissent peu à peu le territoire des Asenah. En résumé, de l’intrigue de château sous menace d’invasion… On a déjà vu ça.

Le livre se rapproche de la dark-fantasy. Ainsi, l’envahisseur Senthaï est très méchant. Du genre à violer la femme sous les yeux du mari et à manger les petits enfants. Mais les monstres ne sont pas toujours ceux qu’on croit et Turkiam, le jeune Iswen, finira par s’en rendre compte dans la douleur et le désespoir.
Fabrice Colin nous fait partager les affres de son personnage principal, ne nous épargnant aucune de ses avanies. Mais à force de trop en faire, plutôt que de nous émouvoir, il finit par nous perdre. Enfin, tel fut mon cas. De l’empathie, je passai bientôt à l’apathie.

Dès les trois premières pages, on pouvait voir le héros se lever contre la tyrannie mais il faut attendre encore les trois quarts de l’ouvrage pour que ses yeux se dessillent. Même si la fin est originale, on ne peut s’empêcher d’être déçu par cette vengeance. Malgré le titre du livre, ne vous attendez pas à un nouveau Monte-Cristo. Personnellement, j’ai eu du mal à digérer l’éternelle naïveté du héros. Alors peut-être suis-je simplement déçu parce que je m’attendais à une histoire de vendetta pleine de bruits et de fureur, plutôt que de peurs et d’horreurs ?

Qu’importe, le livre est bien rythmé, il plaira s’en doute aux amateurs de dark-fantasy et la fin est bien pensée. Mais l’intrigue est des plus classique et son développement en rebutera plus d’un, à commencer par moi. 

nicolas klemberg

   
 

Fabrice Colin, Vengeance, Bragelonne, septembre 2001, 304 p. – 17,00 €.

Edition de poche : Le Livre de Poche, octobtre 2003, 312 p. – 6,50 €.

 
     

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Stephen King, Cellulaire

Un monde de communication où personne n’a plus rien à se dire et préfère dévorer son animal de voisin

Ça pulse grave chez les morts-vivants…

Voilà un roman, Cell en v.o, qui était des plus attendus. Tant parce que son auteur, le prolixe Stephen King, avait annoncé que, peut-être, il n’écrirait désormais plus grand-chose après l’accident qui faillit lui coûter la vie en 1999 (cf. Ecriture) – à quoi il faut ajouter la dégénérescence maculaire de l’œil qui le rend progressivement aveugle – que par le thème abordé, entre hommage au film de série B et fantastique : imaginez seulement un virus mortel transmis par les téléphones portables qui frappe soudain les États-Unis (sans doute, le monde entier) et provoque le pire des scenarii catastrophes – un cataclysme que même Tom Clancy, expert en complots terroristes high tech n’aurait pu prévoir !

 Vous êtes dans Cellulaire, jouissif thriller du maître incontesté en la matière, après des titres aussi faramineux que Carrie, Shining, Fléau, Ca, Misery, Bazaar, Sac d’Os, 28 jours après, Tout est fatal, Roadmaster… Avec plus d’une cinquantaine de romans et recueils de nouvelles, tous largement best-sellers et traduits dans le monde entier, notre homme, rappelons-le, est l’un des auteurs les plus vendus sur la planète avec 350 millions de livres écoulés
Fidèle au gimmick de certains de ses textes fondateurs, comme Le Fléau (dont les premiers chapitres relatent la chute des Ètats-Unis sous l’action dévastatrice de la Super-Grippe), Dreamcatcher, les Tommyknockers ou la Tour Sombre, King fait reposer le ressort essentiel de l’action sur un « ka-tet », un petit groupe de singularités réunies dans l’adversité et combattant pour préserver leur liberté dans un univers devenu hostile : Clayton Riddell, dessinateur du Maine de passage à Boston pour y vendre ses dessins, rencontre ainsi, suite au lancement de « L’impulsion » (the pulse) un 1er Octobre qui provoque la folie du monde en grillant le cerveau de tous les utilisateurs de téléphone portable, Tom un homo moustachu et Alice, une ado, qui ont réchappé par miracle aux accidents, attaques diverses et autres égorgements à dents nues par lesquels le chaos vient de remplacer la normalité.

On ne saura jamais quelle est l’origine dudit signal (un canular cybernétique, expérience scientifique , un sabotage terroriste ?) mais une chose est sûre : tous ceux qui utilisent leur portable pour prendre des nouvelles de leurs proches renforcent à leur tour la pandémie et deviennent aussitôt des « siphonnés »(des phone-crazies) se comportant tels les pires zombies sanguinaires du réalisateur Romero à qui King dédie ce livre, en compagnie de l’auteur SF Richard Matheson…
Clef du récit alors : la décision de Clay, coûte que coûte, de retourner en compagnie des deux survivants dans le Maine pour savoir si sa femme et son fils de 12 ans sont vivants. Organiser ainsi la « résistance » contre les « siphonnés » au fil d’un périple initiatique (vers le nord, vers une réserve indienne ne permettant pas aux portables de fonctionner et où est censée se cacher la clef du mystère) qui permet au romancier en verve de régler quelques comptes avec la belle modernité US, qui fait qu’on en est arrivé là. Un monde de communication où personne n’a plus rien à se dire et préfère dévorer son animal de voisin.

Un im-monde où les zombies se rassemblent en troupeaux pendant le jour, ne laissant pour seule possibilité aux « normaux » que de vivre la nuit, période que les siphonnés, tombés comme en léthargie, mettent à profit pour recharger les accus du programme de l’Impulsion qui a effacé leur disque dur cérébral… Mais, moins qu’un virus, l’Impulsion est surtout une sorte d’onde effaçant toute capacité de réflexion, toute trace d’éducation, toute inhibition du cerveau des victimes. Fantastique prétexte romanesque pour décrire à la vitesse grand V un retour à l’état d’homme des cavernes, chacun n’aspirant plus qu’à exécuter son prochain.
Il est fort tentant de ramener dès lors Cellulaire à un pamphlet politique tourné contre les cauchemars d’une Amérique post 11/9, consumériste à outrance et détruite par ses propres icônes. Abondent d’ailleurs les critiques contre l’administration Bush (« Où est la Garde nationale ? », demande un survivant ; « En Irak », lui répond un autre. « C’était si peu une plaisanterie que Tom ne sourit pas »), même si les reproches demeurent en la matière un tantinet désuets, surtout chez un auteur qui n’hésite pas à renvoyer quelques pages plus loin à titre de lieux communs à Eminem ou Britney Spears !

On voit bien comment King se régale sur une prémisse telle que : un portable sonne, toute la civilisation s’écroule avec la suite logique – massacres de morts-vivants, membres arrachés, yeux crevés, carotides déchiquetées… – une ode gore prochainement adaptée au cinéma par Eli Roth, le spécialiste du cinéma d’horreur hollywoodien (Cabin fever, Hostel).
Reste que l’ensemble du roman n’est pas aussi maîtrisé qu’il le devrait. Outre que le scénario est un peu faible au sujet de cette zone neutre, le TR 90 que King met dans la plupart de ses derniers romans, que ce monde en proie à la désorganisation abasolue n’est guère décrit ni approfondi – on en reste tout du long à la seule intropsection des protagonistes… -, l’hémoglobine l’emporte avec allégresse sur la psychologie des personnages, en particulier celle du dessinateur de fantasy Clay, alors qu’on s’attendait précisément à ce que Stephen King développe ici la nostalgie du créateur condamné à abandonner ses héros de papier – credo par excellence de la Tour Sombre. Sans doute le romancier a-t-il eu peur de verser dans un Fléau bis au happy end convenu, ce qui l’a contraint à ne pas abattre toutes ses cartes initiales pour les garder dans la manche, au cas où. Paradoxalement, la médiation même des téléphones mobiles comme arme de destruction massive des hommes du XXIe siècle est assez gratuite sinon allusive….

Malgré quelques coquilles et écarts de traduction (avec au passage un splendide « interconnection » perdant dans la tourmente son X à la page 124), Cellulaire est donc à la fois efficace et captivant par l’intrusion sans crier gare de l’horreur dans la vie ordinaire qu’il met en scène, mais il n’atteint pas la magie des plus grands opus du Maître. Il vous fera toutefois regarder d’un autre œil – empli d’espoir ou de haine, là est (toute) la question – la personne qui est en train de s’égosiller pour confier les plis et replis de sa vie pas si privée que ça pendant trois heures trente dans le TGV entre Paris et Marseille.
Réconfortant, non ?

frederic grolleau

   
 

Stephen King, Cellulaire, (trad. William-Olivier Desmond), Albin Michel, mai 2006, 403 p. – 22,00 €.

 
     
 

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Glen Cook, Les Annales de la Compagnie noire

Sommes-nous enfin arrivés à la fin du cycle de la Compagnie noire ? Les tomes 12 et 13 qui viennent de sortir chez l’Atalante seraient-ils les derniers ?

La diversité des chemins menant au Littéraire ne laisse pas d’étoner… Rencontré dans le cadre d’un échange de livres, Nicolas Klemberg a été aussitôt recruté par un Frédéric Grolleau impressionné par l’étendue de sa bibliothèque de science-fiction…
Qui est donc Nicolas K. ?
Écrivain raté, amer et aigri, il se venge bassement dans des critiques systématiquement négatives. Un chroniqueur à suivre pour élaguer vos choix de lecture.
C’est totalement faux ! ajoute-t-il dans son courriel de présentation. Comme quoi Nicolas semble rien aimer tant que jouer à cache cache avec divers masques – mais au fait, à quelle « fausseté » se réfère-t-il ? Sans doute pas à ces critiques systématiquement négatives ! Ce qu’il nous dit des derniers tomes des Annales de la Compagnie noire est plutôt élogieux, ce qui ne l’empêche pas de pointer quelques faiblesses. En d’autres termes, il loue et fustige d’un même mouvement, avec un style aussi piquant que personnel. Nous n’en attendons pas moins d’un « élagueur de choix de lectures »…
La rédaction

Sommes-nous enfin arrivés à la fin du cycle de la Compagnie noire ? Les tomes 12 et 13 qui viennent de sortir chez l’Atalante seraient-ils les derniers ? Oserez-vous prendre le risque d’imaginer voir le bout de cette superbe et flamboyante épopée ? Vous le saurez en temps voulu…

Au fil des romans, divers protagonistes se sont succédé dans le rôle du narrateur mais c’est Toubib que l’on retrouve ici, ce qui ne manquera pas de faire plaisir aux aficionados de la série. N’est-ce pas lui, le premier chroniqueur des Annales, remplacé au gré des aventures par Murgen, Roupille ou Madame ? On les retrouve tous ici, enfin… les survivants. Ils se sont planqués, ont repris des forces et fait l’acquisition de nouveaux alliés. La dernière compagnie franche du Khatovar a fait le plein, tant en contingent humain qu’en nouvelles forces magiques et ils sont prêts à se venger de leurs vieux ennemis. D’abord de Volesprit et de son premier commandant Mogada, dont le génie militaire leur donnera bien du fil à retordre, puis de la déesse Kina, dont l’avènement signifierait mort et chaos de par le monde.
 
Comme d’habitude, l’atmosphère est sombre et inquiétante même si l’humour est toujours présent, noir comme il se doit. Cook mélange la petite histoire à la grande, nous plonge dans les méandres de son héros vieillissant comme dans les combats épiques. (Non, je n’ai pas parlé de combat final, je ne me trahirai pas si facilement). Pourtant, il y aurait à redire sur cette cuvée : Cook, justement, nous avait habitués à plus de subtilité dans les combats. La compagnie est bien connue pour préférer la ruse à l’affrontement direct. Roupille, le nouveau commandant, semble avoir oublié cette règle de base. Ensuite, on pourra regretter une faiblesse dans le développement de certains personnages. Sans compter ceux qui disparaissent assez brusquement (et souvent assez brutalement), rajoutant à la frustration.

Malgré ses défauts, le livre se dévore en un rien de temps. Si les autres tomes ont pu s’avérer inégaux, sachez que celui-ci est excellent. Certes, les batailles sont moins importantes mais le récit laisse la part belle aux introspections de Toubib qui devient de plus en plus cynique. Enfin, si Glen Cook apporte nombre de réponses et résolutions, il laisse encore plusieurs interprétations et questions en suspens.
Alors, oui, puisque vous insistez, c’est sans aucun doute la conclusion tant attendue de cet excellent cycle. Maintenant, je ne serais pas étonné outre mesure de retrouver les aventures de la Compagnie noire, avec, qui sait, de nouveaux chroniqueurs… ce ne serait pas la première fois.

nicolas klemberg

Lire l’article d’Anabel Delage consacré à l’ensemble du cycle de la Compagnie noire

   
 

Glen Cook, Les Annales de la Compagnie noire (traduit par Franck Reichert) « Soldats de pierre » (en deux tomes), L’Atalante, janvier 2006

-  Tome 1, 379 p. – 17,10 €.
-  Tome 2, 379 p. – 17,10 €.

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James Blish, Un cas de conscience

Des mérites et des dangers de l’éducation et de la socialisation

 Toujours, les romans de science-fiction auront leurs adeptes. Toujours, ils auront leurs détracteurs. Parfois tout de même, une comète livresque strie le firmament des conventions et clichés inhérents au genre SF et parvient, l’espace de quelques pages, à mettre tout le monde d’accord. Un cas de conscience est de cette trempe-ci. Aussi, à supposer que vous soyez rétif au concept du fantastique (pris au sens large, point n’est besoin ici d’entrer dans les rivalités fratricides entre fantasy, space-opera, hard science et consorts), cette histoire est faite pour vous car elle vous montrera, ô combien !, que la science-fiction peut produire des textes de grande qualité, littéraire et intellectuelle, tout en faisant cogiter le lecteur.

Le contexte est plutôt classique pour ce qui est du futur dans lequel Blish nous immerge : persuadés que le prochain conflit atomique les fera disparaître de la surface terrestre, les hommes ont décidé de se réfugier dans des Abris souterrains anti-atomiques. Parallèlement, ils ont développé un programme d’exploration des espaces intersidéraux afin d’y trouver de nouvelles formes de vie et de nouvelles richesses. Ce qui les mène sur la planète de Lithia où quatre savants sont délégués sur place pour déterminer le sens à accorder à cette autre forme de vie évoluée (ses habitants, pacifiques, sont des reptiles hauts de trois mètres) qui s’y déploie de manière absolument remarquable.
Ainsi les premières pages du roman s’ouvrent-elles sur les médiations du Père jésuite, Ruiz-Sanchez, faisant partie du comité décisionnaire et hésitant quant aux vertus trop « paradisiaques » de Lihtia en lesquelles il subodore bien plutôt un « malin génie » à l’œuvre. Sur le point de rendre leur rapport au gouvernement des Nations Unies, les quatre scientifiques se crêpent de fait le chignon, deux d’entre eux étant séduits par les ressources minérales de la planète (à exploiter au prix de l’esclavage des Lithiens) tandis que le père Ruiz-Sanchez, par ailleurs spécialiste en biologie réputé (tout comme James Blish lui-même) – délaissant son exègèse du Finnegans wake de Joyce – voit dans cette planète la tentation suprême destinée à abuser les hommes.
S’ensuit un passionnant débat entre les tenants de la conquête technologique prométhéenne et l’apologiste d’une position plus religieuse et éthique. Un épineux problème de casuistique donc, d’où le titre, et qui pourrait bien sceller le sort de l’humanité…

Paru en 1958, ce roman surprend, au bon sens du terme, par la qualité des informations scientifiques (biologiques, physiques) qu’il distille ainsi que par la réflexion philosophique déployée eu égard à la théologie et à la nature humaine. Si les scènes d’action ne sont pas légion et décevront de ce point de vue les amateurs de romans SF contemporains, tous ceux qui aiment penser en lisant célèbreront là un récit atypique tout en rupture avec les codes narratifs de l’époque (raison pour laquelle sans doute Blish reçut le Prix Hugo pour cette œuvre). Si la première partie du livre plante simplement le décor exotique de Lithia, la seconde, qui narre le devenir d’Egtverchi, embryon lithien confié à Ruiz-Sanchez en souvenir de la planète afin qu’il croisse sur Terre, est très stimulante : elle permet un portrait au vitriol d’une société humaine décadente et rongée par les médias, où certains hommes paraissent de vrais extraterrestres pour leurs semblables (pas besoin d’aller les chercher dans les étoiles semble conclure Blish).
Le romancier livre alors des formules bien senties en ce qui concerne les mérites et dangers de l’éducation et de la socialisation dans le processus de formation identitaire des êtres – auquel le parcours dévastateur de Egtverchi sert de repoussoir. Cela sans qu’on sache jamais au juste où se situent désormais la raison et la folie, le bien et le mal, le vrai et le faux, le sacré et le profane, ce qui donne tout son sel à cet ouvrage épatant.

frederic grolleau

   
 

James Blish, Un cas de conscience (A case of conscience – traduit par J.-M. Deramat &Thomas Day) Gallimard coll. « Folio SF », 2005, 356 p. – 6,40 €.

 
     

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Andreas Eschbach, Le dernier de son espèce

Un suspense du non-suspense qu’entretient un cyborg rêvant de redevenir humain

Remarqué à la rédaction du Littéraire avec Jesus video, plébiscité ensuite avec Des milliards de tapis de cheveux, Andreas Eschbach, nanti de nombreux prix littéraires, n’a plus besoin d’être présenté. Il nous revient avec un texte atypique, d’un plus court format que d’habitude mais au contenu toujours aussi stimulant. Il suffit d’être observateur pour en apprécier immédiatement la teneur grâce à la belle couverture qu’a confectionnée Manchu pour les éditions de l’Atalante. Que voit-on ? Un solide gaillard fouetté par les embruns d’un âpre paysage qui se tourne de trois-quarts, dévoilant ainsi un oeil droit particulier… d’où émane une lueur rouge.

Les pages qui suivent vont nous expliquer que cet homme, Duane Fitzgerald, est en fait un cyborg. Un ancien soldat américain ayant accepté au début des années 80 de subir une multitude d’opérations hautement technologiques afin de devenir une sorte d’universal soldier. Débarqué du projet, avec cinq autres de ses camarades de combat d’alors, pour cause de dysfonctionnements répétés et de modifications de politique gouvernementale, Duane coule depuis des jours paisibles en tant que retraité de l’armée à Dingle, petit village d’Irlande. Mais le calme ne va pas durer car le héros va bientôt découvrir qu’il est, le titre du roman l’explicite, « le dernier de son espèce » – un dernier témoin fort gênant de la dérive offensive américaine qui va devoir être éliminé par son propre camp.

Curieux canevas que celui-ci donc, qui louche constamment entre L’homme qui valait trois milliards et les archétypes de superhéros empruntés aux comics US, et qui ne donnerait certainement pas grand-chose sous la plume d’un romancier moins inspiré qu’Eschbach. Mais voilà, c’est un grand monsieur, bien documenté sur l’Irlande et les procédures des stratégies de l’armée américaine en matière de biopouvoirs, qui est aux commandes. Et qui a la bonne idée de panacher les pérégrinations tout en contrariétés de Fitzgerald avec des citations de Sénèque, le philosophe étant assimilé en quelque sorte à un mentor par Duane, à la manière dont le Torop de Maurice G. Dantec dans Babylon Babies renvoyait constamment dans ses pensées, faits et gestes à L’art de la guerre de Sun Tzu. L’artifice, maîtrisé, confère beaucoup d’épaisseur à l’intrigue et laisse entendre d’emblée le stoïcisme, mâtiné d’un brin de scepticisme avec lequel le héros envisage son avenir.

Et le lecteur de lire chapitre après chapitre cette histoire abracadabrante d’un surhomme en droit « incassable » qui multiplie les échecs à cause du délire techniciste et prométhéen du programme Steel Men n’ayant jamais envoyé au front aucun de ces membres de commando d’élite. Jusqu’au bout on y croit. On espère que Duane va se tirer du traquenard où il est embourbé grâce ses mégapouvoirs. Tout cela consonne avec un suspense du non-suspense qu’entretient fort bien le caractère désabusé du cyborg rêvant de redevenir humain, sans qu’à aucun moment une once de délire fantastique ne nous fasse sortir du lit étroit du réalisme.

C’est bien cela le plus étrange en définitive : en le conjuguant au passé, Eschbach parvient sans peine à nous faire accroire que, loin de toute extrapolation de pure science-fiction, le projet Steel Men pourrait être des plus plausibles. Un constat qui fait froid dans le dos… et donne envie de relire un peu de la sagesse du grand Sénèque.

frederic grolleau

Lire notre entretien avec A. Eschbach

   
 

Andreas Eschbach, Le dernier de son espèce (traduit par Joséphine Bernhardt & Claire Duval), L’Atalante, 2006, 292 p. – 19,00 €.

 
     

 

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Johan Heliot, Faerie Hackers

Un récit décapant qui bouleverse le petit univers très figé de la Fantasy actuelle

Difficile de résumer un livre aussi décalé et si novateur ! Disons alors que ça parle d’un Royaume en perdition, de créatures fantastiques qui vont partir à sa rescousse et de démons qui oeuvrent tant qu’ils le peuvent à sa destruction. Les méchants sont vraiment méchants et sans pitié, les gentils sont adorables et même leurs défauts ont un côté mignon. Evidemment, c’est une gentille rebelle qui va sauver la mise à tout ce beau monde… Rien de neuf sous le soleil jusque-là, surtout qu’on en vient évidemment à apprécier le nain, malgré son caractère de cochon mal embouché.
Comme prévu, c’est avec un plaisir indéniable qu’on observe les deux protagonistes principaux se jauger du coin de l’oeil avant de décider – certes contraints et forcés : le protocole est sauf – de faire temporairement alliance. Les manipulations politiques sont à l’oeuvre, les vilains manigancent depuis les ombres et définitivement, on lit de la Fantasy. Pourtant, lorsque la fée se met à prendre le volant en écoutant quelques grands classiques de la musique moderne, on est comme saisi d’un doute… Mais la magie opère et c’est avec un sourire ravi que le lecteur tournera les pages suivantes.

Ce qui est si remarquable, c’est la façon quasi naturelle dont Johan Heliot réussit à faire cohabiter des univers parallèles dont on peut affirmer qu’ils sont clairement incompatibles, et l’aisance avec laquelle on navigue entre les deux. Ceci grâce à un découpage du récit assez surprenant (pour le genre, tout du moins), un rythme plutôt enlevé, une trame réfléchie et cohérente. L’ensemble est soutenu par un style très steampunk et quelques saillies pas piquées des hannetons. Chacun en prend pour son grade et pas un personnage ne laissera le lecteur indifférent.

Comble de bonheur, le récit fourmille de références à la capitale française, ses monuments et son style de vie inimitable. Il y a un petit « quelque chose » qui fonctionne bien et qui devrait séduire le public francophone. D’autant que la scène (presque) finale et les affrontements qui la jouxtent sont dantesques ! Le lieu du combat en fera rire plus d’un et les critiques assez corrosives qui se dégagent de ce récit fantastique donnent une coloration très particulière à ce roman, qui est vraiment à des kilomètres des pseudo classiques édulcorés qu’on nous sert en ce moment.

Alors, avec autant d’atouts, pourquoi cet ouvrage n’atteint-il pas le haut des listes des ventes ? Initialement publié chez Mnémos en 2003, il a été desservi par une couverture terne et peu en rapport avec l’univers décrit, et par un prix plutôt élevé si on le rapporte au nombre de caractères contenus… Les éditions Gallimard offrent donc une seconde chance à ce petit texte rafraîchissant en le dotant d’une nouvelle couverture beaucoup plus probante et efficace, d’un prix décent et d’une visibilité au sein d’une collection dont les amateurs de Fantasy connaissent la qualité et l’éclectisme.

C’est donc avec un plaisir indéniable que l’on se lancera dans cet opus, qui vient nous secouer les neurones et créer un lien entre deux mondes qui n’étaient (vraiment) pas faits pour se rencontrer.

anabel delage

   
 

Johan Heliot, Faerie Hackers, Gallimard coll. « Folio SF » (n°221), 2005, 331 p. – 6,40 €.

 
     

 

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Dan Simmons, Les Chiens de l’hiver

Un universitaire revient sur les lieux de son enfance, hanté par son passé, mais pas seulement !

Dale Stewart, universitaire dépressif, revient à Elm Haven, une bourgade perdue de l’Illinois où il a grandi. Il a décidé de s’installer dans la vieille ferme de Duane, son ami d’enfance, pour y écrire un roman. Désireux de fuir les fantômes de son passé, c’est pourtant à ceux-ci qu’il va être rapidement confronté. Son roman s’inspire en effet de ce qu’ont vécu ses copains d’enfance, Duane en particulier, qui périt déchiqueté par un engin agricole. Ce qui n’a pas l’air de plaire aux esprits qui hantent la ferme : des phénomènes étranges ne tardent pas à survenir. Bruits provenant de l’étage condamné, messages en vieil anglais ou en allemand qui viennent s’incrire sur l’ordinateur de Dale sans aucune mention de l’expéditeur… Et ces chiens noirs surgis de nulle part, menaçants, qui rôdent autour de la ferme. Où est la part de réel dans tout cela ? Dale risque de le découvrir au péril de sa vie, ou du moins d’y perdre la raison.

Dan Simmons avait frappé fort avec L’Echiquier du mal. Il nous revient ici avec un roman fantastique trés noir, beaucoup moins alléchant. Réel et hallucinations se mélangent confusément ; Dale, obsédé par son passé, oscille souvent entre folie et raison. Certains passages sont bien longs, les délires universitaires de Dale, personnage peu attachant au demeurant, ennuient parfois et le vide qui occupe sa vie finit par engloutir le lecteur. Quant au dénouement, il ne laisse guère de place au suspense.

Pourtant, il faut reconnaître à Dan Simmons une grande maîtrise des thèmes les plus classiques du fantastique : maison hantée, folie, créatures monstrueuses… Ces chiens noirs évoquant Cerbère pourraient baliser les portes de notre enfer personnel. Ils sont là pour avertir Dale de la dérive de sa vie, le mettre en garde contre son désespoir et son absence d’amour. Et leur morsure pourrait bien causer sa perte.
Le livre comporte de nombreuses références à la littérature allemande, anglo-saxonne ou à la mythologie égyptienne, qui ne manqueront pas de susciter la curiosité du lecteur.

Dan Simmons réussit tout de même à nous tenir en haleine par endroits, notamment lors de cette conrse-poursuite en 4×4 entre le héros et un groupe de skinheads dans un paysage enneigé quasi-désertique. Cette scène est un beau morceau d’anthologie – étonnamment cinématographique – qui, hélas, ne parvient pas à compenser totalement les trop longues pages d’ennui : la morsure de ces Chiens de l’hiver ne devrait pas laisser de cicatrices ; les blessures de Dale seront certainement plus vives que celles du lecteur une fois le roman achevé…

franck boussard

   
 

Dan Simmons, Les Chiens de l’hiver (traduit de l’américain par Guy Abadia), Le Livre de Poche, octobre 2005, 441 p. – 7,50 €.

 
     

 

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Graham Masterton, Le Glaive de Dieu

29 minutes dans une vie, c’est peu semble-t-il ! Mais pas quand vous ignorez ce que vous avez fait pendant ces 29 minutes

Conor O’Neil travaille pour un grand magasin de luxe en tant que chef de la sécurité. Il doit veiller sur le magasin ainsi que sur sa chambre forte dans laquelle certains riches clients ont déposé des biens précieux. Or, il s’aperçoit un jour que vingt-neuf minutes de sa vie lui manquent. Simple amnésie, ou véritable complot ? Conor opte tout de suite pour la deuxième solution, quand il découvre que le contenu de sept coffres forts réputés inviolables a disparu pendant ces vingt-neuf minutes. La chose est d’autant plus étrange que le lendemain, d’autres malfrats essaient de dérober à nouveau le contenu des mêmes coffres. Fait tellement incroyable que les soupçons de la police se tournent alors vers Conor qui, plusieurs années auparavant, avait envoyé une bande de ripoux derrière les barreaux.
Conor, devenu le suspect idéal, est recherché par toutes les forces de police. Il ne peut compter sur personne pour découvrir ce que dissimulaient ces coffres, et qui se cache derrière cette affaire surréaliste. Une longue enquête commence alors pour lui, la plus compliquée et la plus dangereuse qu’il ait eu à mener.

Graham Masterton s’est imposé en quelques années comme un des maîtres de l’étrange et de l’horreur. Il a souvent été salué par ses pairs, tel le grand Stephen King.
Si la qualité de sa bibliographie est parfois inégale, il réussit à revenir au premier plan avec Le Glaive de Dieu.
Dès les premières pages, le lecteur est séduit par l’étrangeté des événements vécus par le héros. L’auteur rythme son roman à connotation fantastique par de courts chapitres où l’action déborde. Très vite, certains faits sont expliqués au lecteur, sans lui livrer cependant une once du dénouement possible. Je ne vous cacherai donc pas qu’après de longues recherches, Graham Masterton a décidé de se servir de l’hypnose comme une des clefs du roman. Mais bien sûr, ce n’est qu’une petite partie de l’énigme, et il faudra de nombreux chapitres avant de comprendre de quoi il retourne exactement.

L’auteur a su faire de son personnage principal un héros au sens le plus noble du terme : prêt à tout pour protéger ses proches et retrouver son honneur bafoué, Conor risquera sa vie à maintes reprises pour sauver le monde. Un vrai James Bond, me direz-vous ? Pas si sûr, car le profil de Conor est plus complexe, tout comme l’intrigue. Des surprises attendent le lecteur jusque dans les dernières pages.
Bravo à Mr Masterton d’avoir si bien su allier thriller et fantastique !

franck boussard

   
 

Graham Masterton, Le Glaive de Dieu (traduit par François Truchaud), Fleuve Noir coll. « Thriller fantastique », septembre 2005, 496 p. – 9,30 €.

 
     
 

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Ugo Bellagamba, La Cité du Soleil et autres récits

Un jeune auteur livre ses premiers récits de space opera

Trois récits trop longs pour être qualifiés de nouvelles, trop courts pour faire vraiment des romans. Ils sont réunis sous le titre explicite La Cité du Soleil et autres récits héliotropes.

La Cité du Soleil
Laura Firpo est une jeune femme pleine d’entrain. Pourtant, quand son ami Paul Grimal n’est pas là pour l’accueillir à son retour, c’est avec des larmes plein les yeux qu’elle quitte l’aéroport. Mais elle retrouve vite son énergie : Paul a disparu ! Il n’est ni chez lui, ni à l’université où il enseigne et son ordinateur portable n’est plus là. Laura se lance alors dans une quête incroyable, rassemblant petit à petit les éléments que Paul a semés derrière lui. Elle parcourt ainsi la Provence, suivant les indices, résolvant les énigmes. Plus elle se rapproche du but, plus ce qu’elle découvre dépasse ce qu’elle pouvait imaginer. À tel point qu’elle se demande même si le Paul qu’elle rejoindra sera bien celui qui l’a quittée…

L’Apopis républicain
Giordano Trismegista est un révolutionnaire membre des Francs Maçons, embarqué sur le vaisseau impérial qui mène l’Aiglon, le prince héritier de l’Empire, vers Titan. Dévolu à la cause démocrate, Giordano a pour mission de tuer l’Aiglon, pendant que sur Terre les troupes profitent de la pagaille créée pour attaquer son père, l’Empereur Cyprien II et renverser la monarchie. Seulement, les besmessides, tueurs implacables de la garde de l’Aiglon, veillent. Et la découverte que l’enfant s’apprête à faire est une véritable révolution scientifique. Giordano est perplexe, persuadé qu’une telle relique truffée de technologie extraterrestre doit être conservée. Pourtant, elle est aussi tout un symbole et ne peut être gardée, sous peine de laisser une chance à ceux qu’il combat…

Dernier filament pour Andromède
Les Guerres galactiques ont cessé. Le Grand Partage a eu lieu et les Hu vivent désormais dans la Voie, sous le gouvernement des Archontes. Ils ont reçu la charge d’entretenir la Mnémothèque, ce lieu presque mythique où l’on ne pénètre pas. C’est la caste des Haruspices qui s’en occupe. Hu-Jon, jeune Infrarouge plus enclin à danser avec les naines blanches qu’à visiter les planètes, ces objets froids qu’il n’aime pas, est un jour convoqué par les Consuls – autorité suprême parmi les Hu – pour prendre le poste de Gardien. Sans trop savoir de quoi il retourne, Hu-Jon accepte et se retrouve à garder les accès de la Mnémothèque. Et là, face au savoir immense qui est stocké, il rêve. Pourtant, les Archontes ont prévu la destruction finale de la Voie et les temps sont proches. Mais les Haruspices ne l’entendent pas de cette oreille et n’imaginent pas disparaître aussi simplement…

L’écrivain propose ici l’ensemble de ses textes : jeune auteur, il n’a pas encore beaucoup publié, mais pourtant des éditeurs lui font déjà confiance et il est annoncé comme un fils spirituel d’Umberto Eco. Le compliment est joli ! Ces récits convaincront les lecteurs de space opera très technique et les amateurs de chasses au trésor parsemées d’indices historiques. Mais si vous n’appartenez pas à ces catégories, vous n’y trouverez guère votre compte : on est loin d’une lecture plaisir ou d’une réflexion intense. L’auteur débute, et il serait tentant d’énumérer ses défauts. On ne retiendra qu’une chose, qui définit déjà de manière fondamentale sa production : Ugo Bellagamba est un auteur sérieux. Il s’appuie sur des faits, des réalités, des paradigmes réels pour écrire. L’imagination vient seulement s’y superposer. Alors oui, les ficelles employées pour la rédaction sont grosses, oui on perçoit facilement les passages un peu lourds, les explications trop longues. Mais ce sont des erreurs de jeunesse, que l’on pardonnera facilement. Par contre, on serait tenté de dire « non » aux digressions scientifiques trop longues et trop pointues. Surtout lorsqu’elles manquent d’humour.

Ugo Bellagamba s’explique sur ses motivations, l’écriture et ces techniques dans un appendice intitulé De la nécessité de faire ses gammes… On pourra ne pas contredire l’auteur sur ce qu’il explique, mais on restera peut-être réservé sur les moyens qu’il entend employer : demander à ses lecteurs de critiquer ses textes par mail. L’idée peut paraître intéressante, cependant elle court-circuite un acteur très important dans l’élaboration d’un livre : l’éditeur. On peut répliquer que le travail est déjà fait, qu’il s’agit de réactions a posteriori, visant à améliorer les prochains textes. On s’étonnera quand même de cette offre, en ce qu’elle révèle un manque de contact avec le public. Et c’est dans les signatures, les débats et les rencontres que l’auteur pourrait éventuellement trouver des réponses. Mais souhaitons-lui de contredire cet avis et saluons la proximité offerte : bien des auteurs préfèrent rester dans leur tour d’ivoire et s’en tenir aux critiques de leur entourage et de professionnels.

En ce qui concerne l’ouvrage proprement dit et le plaisir qu’il suscite, on s’opposera surtout à des schémas qui, en définitive, brident l’imagination du lecteur… Car rien n’est plus dommage que d’ouvrir un livre et de le reposer sans avoir des étoiles qui brillent au fond des yeux.

anabel delage

   
 

Ugo Bellagamba, La Cité du Soleil et autres récits héliotropes, Gallimard coll. « Folio SF » (n°215), juin 2005, 391 p. – 6,80 €.

 
     

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Jack Vance, Croisades

Folio SF édite un petit opus accueillant quatre nouvelles de Jack Vance : du pain bénit !

Croisades réunit quatre nouvelles du maître de la science-fiction qu’est Jack Vance. La Grande Bamboche raconte un épisode de la vie de Gilbert Duray, le petit-fils d’Alan Robertson, qui se retrouve pris au piège de la création géniale de son grand-père. En effet, Alan est un idéaliste ayant découvert le moyen de rallier les univers parallèles. En homme persuadé de la bonté de ses concitoyens et de leur envie absolue de calme et de sérénité, il a oeuvré pour que chacun puisse avoir, après quelques travaux d’intérêt commun, un lieu à lui, correspondant à ses désirs. Mais tout se grippe lorsque la famille de Gilbert est enlevée. Et leur ravisseur exige une bien étrange rançon pour la lui rendre : Gilbert doit en effet venir assister à une Grande Bamboche…

Les oeuvres de Dodkin narrent quant à elles l’ascension de Luke Grogatch au sein d’une société hyper réglementée, dirigée par une administration ahurissante permettant dans le principe de faire le bonheur de tous les citoyens, en fonction de leurs mérites. Luke est un homme têtu, trop indépendant pour vraiment suivre les règles du jeu. Descendu au bas de l’échelle, il explose quand une directive quelconque lui impose de ramener sa pelle chaque soir et de la reprendre le matin dans un entrepôt sis à plus d’une heure de son lieu de travail. Cette fois, c’en est trop ! Et il commence à remonter les travées des donneurs d’ordres : il veut dire droit dans les yeux ce qu’il a sur le coeur à celui qui a réellement pris cette décision. Mais son chemin ne le conduira pas forcément là où il le pense…

Les faiseurs de miracles est un petit bijou qui traite de l’histoire de Sam Salazar, ce jeune grouillot pendu aux basques du chef envoûteur Heïn Huss. Dans un univers ayant perdu les connaissances de base des sciences, la magie est reine. Mais Sam croit qu’un autre modèle existe, et à force d’expérimentations, redécouvre les rudiments de la chimie et de la physique. Sauf que, aux portes des habitations humaines, le Premier Peuple campe et entend reprendre son bien aux parasites que forment les envahisseurs. Sam trouvera-t-il l’alternative nécessaire assurant la survie des hommes ?
Enfin, les Maîtres de Maxus dessine une galaxie où les races cohabitent en paix, sous le gouvernement des Maîtres de Maxus. Cependant, un prophète commence à faire des remous, tandis que certains peuples sont littéralement asservis. D’où viendra la révolte, et surtout, qui peut bien être assez puissant pour réussir à renverser les Maîtres ?

Jack Vance est un écrivain de génie, dont les oeuvres font systématiquement mouche. Au travers des quatre nouvelles compilées ici, il amène ses lecteurs dans des univers incroyablement denses en quelques mots, crée des personnages justes et touchants, installe des mondes complexes et plante habilement le décor. Mais ce qui est le plus bluffant, c’est la façon dont il arrive à poser des questions sans vraiment les formuler, juste avec de petites touches disséminées tout au long du récit. Et comme tout bon écrivain, il n’hésite pas à jouer avec les sentiments, nous faisant passer du rire aux larmes en un tour de main ! L’auteur de Lyonesse et du Cycle de Tschaï nous offre une escapade vivifiante dans des aventures pleines de saveurs exotiques qui contenteront tous les lecteurs.

anabel delage

   
 

Jack Vance, Croisades (traduit par Jacques Chambon, Jean-Marie Dessaux, Marcel Battin, Pierre-Paul Durastanti), Gallimard coll. « Folio SF » (n°205), avril 2005, 422 p. – 7,50 €.

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Robert Heinlein, Marionnettes humaines

Dans la lignée de son Histoire du futur, Robert Heinlein offre un nouveau récit prospectif plein d’humour

Sam Cavanaugh est un agent très spécial : en effet, il appartient à un service qui n’existe pas. Et quand le Patron lui offre une équipière des plus sexy pour une mission extraordinaire, il ne peut s’empêcher d’accepter. Malheureusement pour lui, il va se retrouver au contact d’extraterrestres pour le moins invasifs. Contaminé par l’un d’eux, il fera tout pour cacher les informations capitales dont il est le détenteur, espérant retarder suffisamment la colonisation de la Terre pour que son équipe réagisse et sauve l’espèce humaine. Mais les bêtes vont vite, très vite. Elles nous connaissent et utilisent nos propres systèmes pour mieux nous duper. C’est alors une véritable course contre la montre qui s’engage : chaque espèce devra faire preuve d’ingéniosité et d’une capacité d’adaptation hors du commun pour espérer remporter la bataille et anéantir son adversaire.

Dans la lignée de son Histoire du Futur, Robert Heinlein offre un nouveau récit prospectif plein d’humour et de personnages hauts en couleur. Il marie science-fiction et polar pour conter les aventures hilarantes d’un homme pas vraiment comme les autres. Bien avant Men in Black ou James Bond, il crée le personnage du Patron – homme mystérieux incarnant une fonction avant d’être un homme – , des locaux officieux cachés en des lieux plus incroyables les uns que les autres ainsi que des gadgets très évolués.
L’histoire, bien que très classique, n’en reste pas moins prenante et sacrément entraînante. La plume alerte de l’auteur, son sens du suspense, ses connaissances techniques lui servent de base pour construire une histoire presque plausible et haletante, dont le lecteur ne sort pas indemne. À vrai dire, il est surtout prisonnier d’un texte qui se laisse dévorer en quelques heures et qu’il est difficile de laisser de côté avant de l’avoir fini.

Les amateurs ne seront pas déçus par la critique sous-jacente de la société américaine moderne, l’étalage de l’incompétence chronique des élus, leur lobbying et surtout la lourdeur qui résulte des structures mêmes. La lecture peut rester superficielle et l’ouvrage se contenter d’être un bon roman policier, ceux qui veulent une vue plus profonde ne pourront s’empêcher de sourire face au cynisme et à l’acidité des caricatures présentées. Le meilleur moment résidant certainement dans l’inévitable histoire d’amour et les réflexions qui la précèdent.

Ce roman a été adapté au cinéma par Stuart Orme sous le titre Les Maîtres du monde.

anabel delage

   
 

Robert Heinlein, Marionnettes humaines (traduit par Alain Glatigny), Gallimard coll. « Folio SF » (n° 223), 2005, 371 p. – 6,80 €.

 
     
 

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Christopher Priest, Futur intérieur

Vivons- nous ou ne faisons-nous que rêver notre vie ? Ne sommes-nous pas que les produits de notre imagination ?

Au-delà du réel…

 Récompensé du Prix de la British Science Fiction Association pour Les extrêmes, et du World Fantasy Award pour Le prestige, Christopher Priest n’usurpe en rien sa réputation d’auteur de science-fiction le plus original, une prédilection certaine pour le time-travel qui fait de lui un maître incontesté du genre, à l’égal de Philip K. Dick.
Mais si le quesitonnement habituel, sous sa plume, du lien entre perception humaine et réalité, fait l’unanimité du public et de la critique, il semble que ce Futur intérieur – qui traduit joliment en français A dream of Wessex – soit jugé comme l’un des titres les plus décevants de l’auteur. Avis que nous ne partageons pas puisqu’il nous semble au contraire que cet opus constitue l’une des meilleures introductions possibles à l’oeuvre singulière de Priest. De fait, l’histoire est assez élémentaire (rudimentaire peut-être) eu égard aux scenarii autrement alambiqués dont nous gratifie le romancier dans Le monde inverti ou Le prestige, mais l’on retrouve sans peine ici les piliers du système priestien.

Tout commence donc en 1985 avec le projet Wessex (nom d’une île indépendante de l’Angleterre), soit la démarche scientifique de trente-neuf savants, économistes et historiens qui construisent par projection mentale un avenir possible distant de cent cinquante ans. Condensées dans le projecteur de Ridpath (du nom de son inventeur), les pensées inconscientes des participants permettent le déplacement mental de leur auteur dans un univers commun tandis que le corps du sujet demeure enfermé dans un tiroir ad hoc, dans l’attente du retour au « réel »…
Ce monde neurohypnotique projeté diffère bien entendu de celui du XXe siècle dont il a pour charge (heuristique) de rendre compréhensible l’évolution future : dans ce futur « idéal », plus de guerres, plus d’inégalités. La surpopulation, le terrorisme et la pollution ont disparu. Au profit il est vrai d’un Royaume-Uni de 2150 où la religion musulmane a supplanté toutes les autres pratiques du culte, un séisme, provoqué par un forage géothermique, ayant détaché du reste de l’Angleterre soviétique un Wessex devenu une île touristique… 

 A force de projections multiples cependant, certains participants, dont la géologue Julia Stretton, développent une tout autre définition du projet : ce qui n’était au départ qu’une simulation, le Wessex futur, est devenu pour elle une réalité tangible, une « fin en soi ». Dans ce paradis devenu réel et non pas la simple extrapolation de la conscience, Julia peut assouvir ses fantasmes (notamment aux côtés du séduisant David Harkman) et échapper justement à une réalité dirimante où elle est toujours poursuivie par l’ombre de son ancien amant, le sadique Paul Mason… lequel réapparaît soudain dans sa vie en tant que nouvel administrateur de la fondation finançant le projet. Mason décide alors pour se venger de Julia de se projeter lui-même et de changer radicalement les règles du jeu.
Dans ce Wessex où les identités changent au gré des caprices de l’inconscient, Priest se joue des antagonismes des uns et des autres et propose au fil des permutations des passerelles temporelles entre présent, futur et passé une réflexion très féconde sur les enjeux du voyage – conscient /inconscient – dans le temps. Il s’agit bien de savoir si l’expérience se détache de la mémoire ou si, comme le ressent David Harkman qui n’existe que dans l’inconscient de Julia, elle ne s’élabore que dans les seuls souvenirs – auquel cas on ne « fait » à proprement parler aucune experience, réduite qu’est celle-ci dans sa donation phénoménologique à une pure anamnèse – au risque de se confondre avec une illusion mentale : Les événements étaient bien à l’origine de la mémoire, non ? Cela ne pouvait être l’inverse.
Car, en partie créé par l’inconscient, le Wessex une fois projeté devient plus réel que la réalité, c’est bien le problème ! Un problème (vieux cauchemar cartésien) qui touche partant à la définiton de l’histoire (étant désormais tournée vers l’avant et non plus la lecture critique du présent imposée par le passé) et qui s’arc-boute en toute conséquence sur ces questions cruciales : Existait-il une réalité intérieure de l’esprit, plus plausible que celle des sensations externes ? Pouvoir toucher quelque chose le rendait-il réel ? L’esprit ne pouvait-il pas créer, dans le moindre détail, toute expérience des sens ? Le monde réel n’est-il pas qu’une projection parmi d’autres alors ?

Caractéristique de la spécificité de son oeuvre, la question posée par Priest de la définition même de « l’expérience » a de quoi perturber le plus endurci des philosophes. En effet, à la convergence illusoire et fort dickienne du monde fantasmé et du monde réel, la consistance de la réalité perd tout substrat lorsque la seule certitude hantant le sujet est celle d’un malin génie alentour qui vampirise les rêves d’autrui pour les façonner à son image. Une situation de crise (Vivons-nous ou ne faisons-nous que rêver notre vie ? Ne sommes nous pas que les produits de notre imagination, notre monde existe-t-il seulement ? Cruel dilemme borgésien…) d’autant plus aiguë lorsque Paul Mason choisit de créer une autre projection dans le futur, dirigée vers un passé similaire (mais pas identique) à celui des participants du Wessex de 1985… Ce qui va entraîner pour le lecteur une mise en abyme spectaculaire et, quant au rapport entre conscience et temporalité, une spéculation spéculaire si l’on ose dire. 

Alors, pas intéressant ce Futur intérieur ? Un peu de sérieux tout de même !

frederic grolleau

   
 

Christopher Priest, Futur intérieur (traduit par B. Eisenschitz), Gallimard coll. « Folio SF », octobre 2005, 329 p. – 6,20 €.

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Thomas Burnett Swann, La trilogie du Minotaure

Un roman de Fantasy ancré dans le monde antique où Thomas Burnett Swann montre autant son talent de conteur que de magicien des mots

Cette histoire commence de façon que l’on pourrait qualifier de naïve. En effet, Lordon est un jeune homme devenu voleur et sa cousine Hora est une des plus belles courtisanes d’Égypte. Tous deux orphelins très jeunes, ils grandissent comme ils le peuvent et un meurtre commis de façon accidentelle les oblige à quitter leur pays natal. Ils embarquent alors sur un bateau qui les amène à proximité des côtes crétoises. Et là, le récit bascule dans le merveilleux. Une Harpie attaque l’esquif et nos héros rejoignent un village en espérant y trouver un accueil favorable. Malheureusement pour eux, leurs métiers ne sont pas vus d’un bon œil et les griffons sont bons gardiens : une tentative de vol tourne court et voilà les deux condamnés à l’exil dans le Pays des Bêtes. Effrayés, condamnés à une mort certaine, ils sont accompagnés jusqu’à la lisière du bois bordant le village et entrent à contre-cœur dans les fourrés… pour y faire la plus belle des rencontres et y vivre des aventures passionnantes !

Thomas Burnett Swann est un conteur né. Magicien des mots, maniant sa plume comme les plus grands peintres leurs pinceaux, il dessine un univers chatoyant, doux et cruel à la fois, à l’image des légendes qui nous faisaient écarquiller les yeux quand nous étions petits. Nul besoin d’aligner ici les légers travers de cette trilogie : ils sont très bien expliqués dans la préface et se pardonnent sans difficulté, d’autant qu’ils sont involontaires.
Une fois passé le premier chapitre, on se laisse prendre par le ton doux et poétique, les descriptions pleines de tact, la fougue des protagonistes les plus jeunes et on rit de bon cœur avec les habitants de la forêt quand un centaure un peu saoul s’emmêle les pattes ! Et on pleure aussi lorsque les tragédies s’enchaînent… Mais les (bons) sentiments exposés ici, les qualités de l’écriture, le charme des thèmes abordés n’ont pourtant pas formé un tiercé gagnant du vivant de Thomas Burnett Swann. L’auteur a eu bien du mal à se faire publier, et pour cause ! Sa Fantasy ne ressemble pas au canon imposé par Le Seigneur des Anneaux, loin de là. La féerie naissant dans un univers antique, finalement très peu éloigné de notre réalité, a effrayé les éditeurs en quête de nains, d’elfes et de dragons. Ce constat est affligeant en ce qu’il suppose un formatage des goûts du public, souhaitant lire sans arrêt le même remix d’une histoire aux ficelles maintenant bien connues… Mais pour ceux et celles qui ont la curiosité d’ouvrir cet ouvrage à la couverture peu amène, pour ceux aussi qui commencent à en avoir marre des princes aux grosses épées et des histoires de châteaux assiégés, la Trilogie du Minotaure est une véritable bouffée d’oxygène. La tendresse qui se dégage des textes, l’humour sain – bien que parfois narquois – et les images éblouissantes qui défilent dans nos têtes sont sans commune mesure avec les récits stéréotypés publiés à la chaîne ces dernières années.

Nul besoin, qui plus est, d’être un fin connaisseur de la mythologie grecque pour déguster ces textes !Ils forment au contraire une très bonne introduction à la matière, ce qui rend cette trilogie accessible à de jeunes lecteurs. L’auteur, en véritable passionné, nous initie à une forme d’harmonie, une philosophie qui poussera les plus curieux à ouvrir quelques classiques pour voir si un émerveillement similaire naît à la lecture des textes d’Homère, Sophocle ou Virgile.
Un ouvrage à partager, assurément !

anabel delage

   
 

Thomas Burnett Swann, La trilogie du Minotaure (traduit par Sophie Viévard et Marc Février), Gallimard coll. « Folio SF » n° 204, 2005, 551 p. – 8,00 €.

 
     

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Graham Joyce, Lignes de vie

Un roman intimiste qui fera le régal du lectorat féminin et des amateurs de textes historico-romanesques

Entre roman historique et fantastique, Graham Joyce emmène ses lecteurs dans les tribulations d’une famille anglaise durant la Seconde Guerre mondiale. Et quelle famille ! Sept sœurs, soudées autour d’une matriarche régnant sur ce petit monde avec une poigne de fer. La guerre passe et déchire Conventry, tandis que Cassie, la plus jeune des filles, la plus imprévisible aussi, brave les bombes et aide sa patrie au milieu d’une nuit pleine de flammes, de cris et de morts. Mais comment pourrait-elle, elle la dévergondée, élever ce petit garçon qu’elle n’a pas eu le cœur d’abandonner aux bons soins d’une étrangère sur les marches de l’église ? Comment lui faire confiance, alors qu’elle a des « crises » où elle oublie tout de ses actes – pour le moins étranges ? Mais la mère veille, elle qui reçoit de surprenantes visites… Cassie gardera son fils, héritier d’un fardeau qui lie les membres de cette famille. Et le petit va grandir, confié tour à tour à ses tantes.
Mais qu’en est-il de son secret ? Pourra-t-il le garder assez longtemps pour lui seul ? Et qui est cet « homme-derrière-la-vitre » aux requêtes si déroutantes ?

Aux frontières de la vaste ligne éditoriale de Bragelonne, ce roman attirera un public féminin, pas forcément lecteur de science-fiction ou de fantasy. La traduction, pleine de finesse et de tact, a été confiée à l’écrivain Mélanie Fazi, dont la plume saisit avec justesse le quotidien décrit ici. L’ensemble est séduisant, les rebondissements surprenants et les pages défilent sans que l’on y prenne forcément garde.
L’écriture est élégante et classique, la trame solide : on sent l’auteur déjà confirmé qui prend un malin plaisir à lancer ses lecteurs sur de fausses pistes pour mieux les dérouter. Il se permet un rythme lent, insérant les drames et les petits tracas du quotidien comme autant de perles qui s’enfilent les unes à côté des autres pour tisser un vaste motif aux couleurs pastels, comme ces souvenirs que l’on chérit précieusement – même si ce ne sont pas toujours les plus agréables. Les propos ont une coloration très intimiste et on sourit parfois à des rappels de scènes que l’on a soi-même vécues.

Difficile de trouver des défauts à un texte soigné, publié dans un format agréable – bien que peu pratique à tenir d’une main dans les transports aux heures d’affluence – et dont la traduction et la relecture ont été léchées. Pourtant, les amateurs de livres pleins de nains, d’elfes et de mondes à sauver auront un peu de mal avec ce récit, qui finalement ne baigne pas autant que cela dans le surnaturel. Mais peut-être seront-ils séduits par la poésie, les descriptions fines et la reconstitution historique de la ville natale de l’auteur… qui cumule les distinctions et les prix littéraires. En effet, en l’espace de presque quinze ans, avec à son actif dix romans et beaucoup de nouvelles, il a été récompensé par le Grand Prix de l’Imaginaire en 2003, quatre British Fantasy Awards et Lignes de vie a reçu le World Fantasy Awards !

Une œuvre qui vient inciter un public nouveau à rejoindre les lecteurs déjà nombreux d’une petite maison d’édition qui monte, qui monte…

anabel delage

   
 

Graham Joyce, Lignes de vie (traduit par Mélanie Fazi), Bragelonne, août 2005, 354 p.- 20,00 €.

 
     
 

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Maurice G. Dantec, Cosmos Incorporated

Le dernier roman de Dantec ne se laisse pas enfermer dans une feuille de papier – et pas davantage dans une page web

Écrire sur Dantec. Écrire Dantec, plutôt. Cosmos Incorporated. Le dernier roman de Dantec ne se laisse pas emprisonner par une feuille de papier, il s’échappe comme l’homme du camp (référence au livre). Dantec a fui l’Europe pour s’exiler au Québec. Là-bas, il est un écrivain nord-américain de langue française. Sa dégaine de rockeur en descente de LSD, sa plume parano sous influence mystique en fait sûrement rire plus d’un, mais ses bouquins, eux, ne sont pas drôles. Dans La Sirène rouge ou dans Babylon Babies – un très grand roman – les sujets abordés sont la fin de siècle, la technologie omniprésente, les drogues aussi, de vrais hommes avec des fusils et des gens très méchants de l’Est ou d’ailleurs.

C’est assez plaisant finalement. Quand dans son enfance on n’a pas lu Alexandre Dumas, les aventures de Rocambole ou Croc blanc mais plutôt Philip K. Dick, le cycle de Conan le Barbare ou Le mythe de Cthulu, on se sent chez soi dans ses livres. Dantec, c’est une génération : celle de la fin du monde, des fêtes jusqu’à quatre heures du mat, 1 gramme dans le sang jusqu’à midi, allongé nulle part la clope au bec, après 68 mais juste avant l’an 2000, pas l’Apocalypse mais un peu après. On peut dire que Dantec est fou, mais c’est un grand écrivain. On peut dire qu’il dérape, mais c’est un grand écrivain. On peut dire qu’il gerbe des bêtises, mais une fois encore c’est un grand écrivain. Ses prises de position ne laissent personne indifférent, il y a dans son discours, parfois des vérités, d’autres fois de vulgaires brèves de comptoir. Dantec est une montagne russe, un déséquilibre, Dantec m’enchante mais je garde mes distances. Tout le monde n’est pas obligé de croire aux catastrophes, lui y croit et nous les décrit, voilà. La littérature est un virus, elle est sa parole qui s’insinue dans la tête de son lecteur, selon lui. Cosmos Inc.

Quelque chose se passe dans la tête de Plotkine, ON/OFF, il vient d’arriver à Grande Jonction. Il loge à l’hôtel Laïka, de drôles de gens y habitent, il traîne dans les quartiers de bout du monde de cette ville aux confins du néant et de la civilisation. Le monde est gouverné par une instance mondiale, L’unimonde humain. L’UMHU a une devise : « Un monde pour tous, un dieu pour chacun ». La technique n’est plus capable de progrès. C’est la fin de l’homme mais aussi de la technique. Bienvenue dans Cosmos Inc.
Plotkine est l’homme de la fin (p. 287), il arrive dans un coin où tout est à vendre, où l’on est au bout du bout. Plotkine est venu pour tuer le maire de cette ville, en cours de route ça va un peu déraper, vers autre chose, disons. Il tombe sur des anges, ils ont une mission pour lui, un truc vraiment important à faire et tout de suite.

Après, Dantec tombe dans la mystique, dans une mystique machinique, avec des chiens qui parlent et des enfants-boîtes. Cosmos Inc. est un trou noir dans la narration universelle, un maelström de sensations infinies, une écriture mystique, une expérience. C’est un roman de science-fiction, bien sûr, c’est aussi une étape pour l’écrivain qui achève de briser sa chrysalide. Après La Sirène rouge et Les Racines du Mal, une première étape, après encore Babylon Babies et Villa Vortex – seconde étape -Dantec entre dans une nouvelle phase, il se tourne vers la théologie et explore l’homme du XXIe siècle un peu plus encore. En fait, on ne saurait trop dire si Babylon est une transition entre deux blocs mais ce dernier roman est aussi une continuation de Villa Vortex, c’est à l’appréciation des lecteurs réguliers de l’auteur.

Indépendamment de la perpétuelle affaire Dantec à cause des journaux – Le théâtre des opérations, dont il a annoncé le dernier volet avec le tome III – il accompagne cette métamorphose littéraire d’un changement de maison d’édition. Maintenant publié chez Albin, il espère ne pas se faire caviarder son journal. D’ores et déjà, chacun peut en être sûr, il sera caviardé, sous peine de procès en cascades. Dantec est libre de penser ses imbécillités comme ses idées de génie, il faut savoir apprécier les écrivains avec leurs défauts. Cherchez pas, lisez seulement, faites-vous votre propre idée. La fin du monde est pour bientôt, ce sont les livres de Dantec qui le disent, alors, en attendant, je me prépare…

medhi clement

   
 

Maurice G. Dantec, Cosmos Incorporated, Albin Michel, août 2005, 568 p. – 22,50 €.

 
     
 

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Robert Heinlein, Histoire du futur

L’auteur de Starship Troopers nous conte l’avenir de l’humanité. Laissez-vous embarquer !

Histoire du futur est une fresque gigantesque faite de nouvelles et de récits suffisamment longs pour être qualifiés de romans. Cette liberté de forme donne une coloration particulière à l’histoire incroyable qui nous est présentée. Et comme bien des contes extraordinaires, celui-ci débute par le rêve d’un enfant. Rêve qui, aujourd’hui, ne semble pas si inaccessible que ça : le petit bout de chou voulait juste marcher sur la lune… Mais voilà, ce qui devait être un but se trouve être en fait la première étape d’une épopée galactique. Tout ça grâce à l’obstination d’un adulte qui ne voulait pas grandir sans avoir atteint son objectif !
Revenons au découpage des différentes séquences du récit : l’auteur ajuste la longueur de ses textes aux nécessités de la narration.
Du coup, certaines périodes sont sautées et on va droit à l’essentiel de façon naturelle. Ce procédé gagne en élégance car, si les auteurs de cycles et de longs romans maîtrisent l’art de l’ellipse, Robert Heinlein en a fait un mode d’écriture à part entière et lui donne un aspect presque esthétique, permettant des respirations et la création de tensions très particulières. Les amateurs de space op connaissent la difficulté que représente un saut d’un demi-siècle dans le temps, alors plus de deux ! Pourtant, ici cela ne pose pas de problème et une fois le premier saut de réalisé, on s’aperçoit avec plaisir que l’ensemble fonctionne bien et ne perd pas en cohérence, loin de là…

Ainsi, le lecteur est déjà mis en garde : ce qu’il va lire n’est pas si traditionnel que ça… même si le style rédactionnel classique peut conduire à penser l’inverse lors de la lecture des premières pages. Les thèmes peuvent eux aussi, de prime abord, sembler un peu banals. En effet, qui n’a pas lu aujourd’hui au moins deux textes racontant la conquête de l’espace par les terriens ? Oubliez-les ! Aucun ne vaut celui-ci. Et pour cause : l’auteur a fait preuve d’une rigueur impossible à quantifier. Imaginez : il a vérifié que chaque élément dont il parlait pouvait théoriquement exister ou être découvert. Rien n’est laissé au hasard, ni les éléments purement physiques, ni ceux anthropologiques, psychologiques ou biologiques.
Difficile alors de croire qu’il ait pu laisser aller son imagination. Et là encore, la surprise est de taille. Car Robert Heinlein est un visionnaire. Sa projection de la colonisation de notre satellite le prouve. Et si les nouvelles qui ouvrent ces recueils ne tendent pas à vérifier d’entrée de jeu ces propos, les suivantes sont tout de suite plus convaincantes. Quant aux deux derniers textes, ils forment un final absolument époustouflant ! On en oublierait presque les précédents, pour ne retenir que ceux-là. Mais ce serait un tort que de s’en tenir à leur lecture. En effet, les précédents forment le substrat qui conduit à ces bijoux, et ils ne doivent leur sel si particulier qu’aux références faites aux évènements décrits auparavant.

Là encore, Robert Heinlein s’en donne à cœur joie en faisant se croiser les personnages d’un texte à un autre ou en faisant allusion à des épisodes anciens. Quelques passages peuvent sembler être de sacrés détours, mais on s’aperçoit ensuite qu’ils ne sont qu’un préalable à une situation à venir. L’auteur est rusé, synthétique et quelque part, économe. Seuls les faits utiles lui importent, et le lecteur ne s’ennuie jamais. Il passe tour à tour d’un univers furieusement capitaliste à un monde poétique, d’un huis clos à une forêt ou des étendues immenses, d’affrontements à la paix. Le tout, évidemment relevé d’un humour discret mais facétieux, auquel seul le qualificatif d’« élégant » convient.

Que dire de plus de cet ensemble de textes qui de prime abord ne paie pas de mine ? Eh bien, que l’on ne peut que conseiller d’acheter les quatre tomes d’un coup, pour éviter de retourner précipitamment chez son libraire et de s’apercevoir avec angoisse que, mince !, on est dimanche… Car assurément, la journée risque de sembler longue, très longue…

anabel delage

   
 

Robert Heinlein, Histoire du futur, Folio SF, 2005 :
-  tome 1 : L’homme qui vendit la Lune (traduit par Pierre Billon, Jean-Claude Dumoulin, Knight Damon), n°207, 378p.- 6,80€
-  tome 2 : Les vertes collines de la Terre (traduit par Pierre Billon, Jean-Claude Dumoulin, Pierre-Paul Durastanti), n°208, 347p. – 6,80€
-  tome 3 : Révolte en 2100 (traduit par Pierre-Paul Durastanti, Frank Straschitz), n°209, 372p. – 6,80€
-  tome 4 : Les enfants de Mathusalem, suivi de Les orphelins du ciel (traduit par Frank Straschitz), n°210, 457p. – 7,50€

 
     
 

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Japser Fforde, Délivrez-moi !

Métafiction ludique qui ouvre une porte vers un univers dont la lecture est le centre

Prenez un fond de physique quantique modèle Stephen Hawking, allongez-le d’une sauce humoristique d’origine britannique à la Monty Python, jetez-y un assortiment de savoureux classiques de la Littérature anglophone et saupoudrez de nouilles alphabet, de sorte qu’elles épellent uniquement « Terry Pratchett »…

Hé bien, vous n’aurez dans votre assiette qu’une pâle imitation du festin royal préparé par l’excellentissime Jasper Fforde pour les passionnés de livres que nous sommes !

Vous ne pouvez pas rater cette saga délirante, dont voici le second tome (good news : il en reste plusieurs autres à traduire).

Thursday Next, l’astucieuse détective littéraire de l’Affaire Jane Eyre, est de retour pour de nouvelles aventures aussi réjouissantes qu’intellectuellement motivantes ! Après les péripéties du premier épisode, Thursday aspirerait à un peu de tranquillité, d’autant plus qu’elle vient d’épouser Landen, l’improbable homme de sa vie, et que Pickwick, son dodo clôné, vient de pondre un oeuf. C’est compter sans la pression des interviews, inaugurations de bibliothèques et autres invitations aux plus ridicules émissions télé, orchestrées par Cordelia Flakk, son horripilante agent RP. Ces temps-ci, la dernière mode des magazines féminins est au naturel grunge, tendance Thursday Next, qui se demande bien quand tout ça va se calmer…

Justement, il se pourrait bien que tout ça se termine… dans moins d’un mois ! C’est la nouvelle que son père -toujours voyageur clandestin temporel- vient lui annoncer : très bientôt, le monde disparaîtra sous une étrange gelée rose, mais c’est top-secret. Déjà, l’espace-temps de l’Angleterre des années 80 a des ratés, précipitant Thursday de déjà-vu en vujà-dé. Comme les ennuis n’arrivent jamais seuls, la corporation Goliath insiste pour récupérer Jack Maird, emprisonné depuis la fin du premier tome dans un poème de Poe. Ce qui serait le cadet des soucis de Thursday, si Goliath n’était allé jusqu’à « effacer » son mari de la réalité pour faire pression sur elle. Personne ne se souvient de Landen, alors qui est donc le père de son futur bébé ?

C’est pas tout ça, mais il faut aussi travailler sérieusement, et les OpSpecs sont sur le pied de guerre depuis l’apparition inopinée d’un inédit de Shakespeare qui semble authentique. Coïncidences, synchronicités, paradoxes, le danger surgit de partout, quelque chose ou quelqu’un traque Thursday Next, avec la subtilité d’une Buick chutant des soutes d’un zeppelin sur la couverture de pique-nique de notre détective littéraire. Heureusement, oncle Mycroft lui prête sa dernière invention : un entroposcope permettant l’analyse statistique des mesures naturelles du taux de coïncidence, en se basant sur les proportions d’un mélange de riz et de lentilles.

Donc, tu es en train de dire que les coïncidences vraiment très bizarres sont dues à une baisse d’entropie ?

Pour sauver Landen, le monde et sa santé mentale, Thursday Next doit retourner se perdre dans les livres. Elle entreprend une formation accélérée à la Jurifiction, sous la tutelle de la fantasque Miss Havisham, des Grandes Espérances. Lâchée dans la Bibliothèque de tous les dangers, Thursday se glisse de Kafka à Beatrix Potter, parcourt Dickens, visite Lewis Carroll, s’égare dans Austen…

Si vous m’avez suivie jusque là malgré le pourcentage élevé de confusion ambiante, alors ruez-vous sur cette série de Jasper Fforde. Comme Isabelle Roche vous l’a signalé dans la chronique du premier tome, il est impossible de rendre justice à ces livres en se contentant de résumer l’intrigue. Car des intrigues, il y en émerge au détour de chaque page, comme une avalanche de personnages excentriques, une tétrachiée d’inventions rocambolesques, de majuscules foisonnantes, de notes de bas de page incontournables, de spéculations métaphysiques, de philosophie loufoque, bref, du déferlement littéraire d’un génial toqué des bouquins, manuscrits, opuscules et autres incunables !

Oeuvre de métafiction ludique et originale, cette série ouvre, pour les lecteurs, une porte vers un univers fformidable dont la lecture est le centre. Impossible de résister à l’envie de le faire partager, que du bonheur !

stig legrand

Fforde Grand Central – le site officiel de Jasper Fforde
Whatever Next – son fan-club

   
 

 Japser Fforde, Délivrez-moi (traduction Roxane Azimi – Titre original : « Lost in a good book »), Fleuve Noir, mai 2005, 412 p. – 18,50 €.

 
     
 

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Laurent Botti, Fatale lumière

Un hymne au cinéma, puis une critique de ceux qui évoluent dans les sphères financières qui le nimbent

Hollywood will never die

En matière de critique littéraire pas plus que dans tout autre domaine il n’est bon de se fier aux apparences. Ce Fatale Lumière ne dépare pas à la règle, qui nous propose un voyage au pays du nouvel Hollywood – à Navity, la nouvelle Mecque du cinéma installée en Australie après un tremblement de terre, le Big One, qui a détruit Los Angeles – et au coeur d’une enquête menée dans le milieu du cinema high tech par un flic en plein sevrage alcoolique. Bon, le scénario, pourquoi pas ?, la couverture du livre n’est guère captivante, la 4e de couverture paraît fort fade, et pourtant…

Pourtant, il y a dans ce texte inventif et enlevé de réelles trouvailles liées à ce monde du cinéma du futur et le suspense est au rendez-vous. Tout commence (et finit d’ailleurs, mais chut !) par des meurtres filmés en direct sur Internet. Une sucession de meurtres qui viennent bientôt menacer certaines célébrités du gotha de Navity, notamment le couple de stars formé par Iris et Chris Gaylor autour desquels tourne, tel un moteur de cinema, l’intrigue. L’inspecteur Wode va certes avoir fort à faire pour démêler les fils de l’écheveau où dominent perversions sexuelles et assassinats mais, moins que l’enquête elle-même, c’est surtout la qualité psychologique des personnages auxquels s’attache le romancier qui emporte l’adhésion ici.

Après Pleine Brume et La Nuit du Verseau, déjà plébiscités par le public (110 000 et 340 000 vendus en France, mazette !), Laurent Botti propose avec Fatale Lumière un thriller cinématographique à l’ambiance envoûtante même si elle tarde un peu à s’installer (il faut que le lecteur s’habitue d’abord à l’univers du du tout numérique quotidien où évolue Wode, à mi-chemin de 1984 et de The Truman show). Il faut préciser que ce gros roman – malaisé à manipuler le soir dans son lit, c’est le reproche qu’on lui fera… – est avant tout un hymne au cinéma, puis une critique de ceux qui évoluent dans les sphères financières qui le nimbent, autrement dit les transfuges hollywoodiens : les bien nommés « Ephémères ». Découpés en plans-séquences, les chapitres se suivent sans temps mort et invitent chacun à revisiter cette éternelle guerre des images et du pouvoir qu’est l’industrie cinématographique, pris en tenailles ici entre nostalgie enfuie et futurisme délétère.

Si ce portrait – finalement contemporain – de Hollywood ne surprend personne, il a le mérite de montrer les limites ataviques du 7e art dans un récit emballé et emballant : bref, à quand une adaptation au cinéma, histoire que le serpent se morde enfin la queue ?

frederic grolleau

   
 

Laurent Botti, Fatale lumière, XO, 2005, 400 p. – 21,00 €.

 
   

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Un vaisseau fabuleux et autres voyages galactiques

Folio poursuit la réédition des nouvelles de Philip K. Dick et cela nous enchante !

Est-il encore utile de présenter le maître qu’est Philip K. Dick ? Vingt-trois ans après sa mort, ses récits restent d’une actualité hallucinante ! Visionnaire dément, il mena une vie à la mesure des mondes explorés dans ses œuvres : pleine de rebondissements et d’interrogations. Les nouvelles qui constituent ce recueil de sont d’une qualité certaine et se savourent à belles dents. Elles conjuguent un aspect rafraîchissant à une réflexion acerbe et paranoïaque – tendance qui s’observe dans l’ensemble des écrits de l’auteur – et mettent en relief de façon élégante les travers de nos contemporains.

Ces histoires galactiques font la part belle à l’intelligence de nos voisins extraterrestres, à l’incompréhension et au manque d’empathie congénital qui frappent les êtres humains. Les grands thèmes du space op’ sont au rendez-vous : conquête de planètes, création d’un vaisseau piloté par un cerveau d’homme, contamination par des entités non humaines, survie en milieu hostile…
Les personnages sont touchants, attachants ou exaspérants, quand ils ne sont pas carrément détestables. Leurs actes font mouche et créent l’émotion chez le lecteur, bien plus que les descriptions de mondes nouveaux.

Et c’est là que le génie rédactionnel de Philip K. Dick apparaît : sa plume ne livre que l’essentiel. Les paysages sont brossés à grands traits, les répliques sont calibrées pour aller droit au but et rien n’est superflu. La nouvelle est un art, l’auteur un virtuose du genre. Certes, les amateurs de science-fiction seront parfois déçus par des fins un peu convenues et des figures devenues fréquentes mais le plaisir reste intact. D’autant que l’éditeur a harmonisé les traductions, livrant ainsi une petite compilation agréable.

L’histoire qui ouvre ce recueil est touchante : on goûte à l’humour fin et pourtant sans prétention de l’auteur. Quant à celle qui le clôt, elle est tendre et pleine de poésie. Les autres ont chacune leur touche. Les lecteurs connaissant les romans de Philip K. Dick s’amuseront à repérer les textes préfigurant certains romans et les thèmes de prédilection de l’auteur. Il y a en effet de beaux passages servant presque de brouillon à des œuvres encore en gestation.

Encore un numéro de référence que nous propose la collection Folio SF. Tout amateur de science- fiction devrait l’avoir sur ses étagères, s’il n’en possède pas déjà une édition.

frederic grolleau

   
 

Philip K. Dick, Un vaisseau fabuleux et autres voyages galactiques (traductions revues et harmonisées par Hélène Collon), Folio SF n°213, 2005, 373 p. – 6,20 €.

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Greg Bear, L’Echelle de Darwin

L’humanité est en train de préparer la venue d’une nouvelle espèce

Une famille néandertalienne momifiée est retrouvée dans les Alpes par Mitch, un paléontologue. Curieusement, l’enfant possède des traits contemporains qui ne correspondent pas à ceux de ses parents.
Mise à jour d’un nouveau charnier en Géorgie. Caractéristique étonnante : toutes les femmes étaient enceintes. Kaye Lang, une jeune généticienne de talent, est envoyée sur place.
Dans le monde entier, des milliers de femmes subissent des fausses couches dues à un virus baptisé SHEVA, inscrit dans les gènes de l’humanité depuis toujours mais qui s’est brutalement réveillé, entraînant la réactivation d’autres virus. Des émeutes déferlent et viennent accroître la paranoïa collective qui voit dans SHEVA la menace d’une extermination de l’espèce humaine.

Kaye et Mitch vont tenter de comprendre le processus qui vient de s’enclencher : s’agit-il d’une nouvelle maladie, particulièrement meurtrière puisque endogène, ou bien la manifestation d’un nouveau paradigme biologique ? Et si la théorie de l’évolution darwinienne se révélait inapte à saisir le principe même de l’avancée de l’espèce humaine ? Les impératifs sanitaires et politiques vont se heurter aux attentes de quelques généticiens persuadés que l’humanité est en train de préparer la venue d’une nouvelle espèce.

Visiblement Greg Bear possède les connaissances suffisantes pour asseoir son intrigue et interroger le fondement même de la biologie. L’arrière-fond scientifique et les hypothèses véhiculées paraissent à la fois crédibles et audacieuses. Face à une mutation inconnue, la réflexion hésite entre l’étiquette simpliste de « pathologie » ou l’acceptation risquée des voies inconnues de la nature. Ce qui entraîne une ré-évaluation du concept même d’humain.
Une réflexion intelligente qui légitime un roman efficace et séduisant.

frederic grolleau

   
 

Greg Bear, L’Echelle de Darwin, L.G.F, 2005, 798 p. – 8,50 €.

Première édition : R. Laffont, 2001, 515 p.

 
     
 

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Pierre Bordage, L’Evangile du Serpent

Ce premier roman contemporain de Pierre Bordage fut l’une des très bonnes surprises de la rentrée littéraire 2001

Il ne fait pas bon être prophète dans son pays, encore moins poser au nouveau Messie, surtout quand il s’agit d’une France arquée sur ses privilèges, arc-boutée sur ses illusions de croyance et de propriété. Or vient d’apparaître au regard de tous l’agitateur Jésus, « le Christ de l’Aubrac », un Indien Desana réchappé du massacre de sa tribu colombienne et élevé dans la Lozère. Multipliant les miracles, ce Christ new age qui se fait appeler Vaï-Ka’i (le Maître-esprit), sème chez ses disciples les germes révolutionnaires du néo-nomadisme enjoignant chacun d’ abandonner travail, biens et argent pour s’ouvrir à la générosité de la toile communautaire – qui relie tous les hommes désireux d’accéder à la maison des lois et des esprits.

Faute de quoi l’humanité ne sortira pas de son impasse d’autoconsumation dont les paroles de « Fin d’immonde », le rap apocalyptique de Taj Ma Rage, annoncent bien la couleur :
Ton seul futur : néant, liquidation (…) / Les savants et les prophètes le clament (…) / Feu sur la calotte, feu sur les culottes !
Emblème cyclique de ce vaste programme et des passerelles entre les espèces, le double serpent de l’ADN fleurit bientôt dans le monde entier, remettant en cause la spéculation capitaliste, le monopole sexuel comme la confiscation politique du pouvoir. Telle est « l’insupportable légèreté de l’errance ».

Sous la plume de Pierre Bordage qui livre ici son premier roman contemporain, quatre personnages principaux vont progressivement accéder à la sagesse de Vaï-Ka’i : Yann le fidèle compagnon du Maître, Marc le journaliste sur le retour, Mathias le tueur professionnel et Lucie la cyberstripteaseuse reconvertie. De ces quatre fils de trame épars, l’auteur tire la substance d’une étoffe de première qualité : un « théo-thriller » où humilité, respect, avidité et égoïsme sont combinés dans un scénario explosif mettant en relief l’éternel danger du prosélytisme au regard de l’orthodoxie et de l’élitisme technocratique. Ainsi services secrets, terroristes, gotha politique se donnent-ils la main, concoctant attentas et complots, afin d’éradiquer celui qui rend caduque toute notion de frontière quand il célèbre LE détachement absolu.

Mais dans un monde régulé par les euros des marchands du temple pour qui le Net vaut comme « nouvelle carte aux trésors », le hacker suprême n’a pas nécessairement besoin d’un ordinateur pour marquer les consciences. Une fois refermé ce diable de livre faisant son beurre romanesque de la paranoïa de l’Eglise face au chamanisme, les valeurs sociales et morales ne sont (enfin) plus ce qu’on croit – c’est tant mieux ! On aurait pu s’y attendre ; maintenant c’est sûr : L’Evangile du Serpent est la « bonne nouvelle » de la rentrée littéraire 2001.

frederic grolleau

   
 

Pierre Bordage, L’Evangile du Serpent, Au Diable Vauvert, 2001, 560 p.

 
     
 

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Christophe Lambert, La Brèche

Sommes-nous les esclaves de la télévision et de l’ère du divertissement ? Ou allons-nous devenir des victimes du grand show ?

États-Unis, 2060…

Mitch Kotlowitz est un historien pas comme les autres. Chercheur, il enseigne dans une université renommée. Mais ce n’est qu’une facette de sa personnalité, car son « truc », c’est de reconstituer les batailles du passé dans des jeux de rôles grandeur nature, pour voir exactement comment se déroulaient les combats. Interviewé sur Historia Channel, il est remarqué par le général Myron Opfermann alors qu’il doit faire face à ses détracteurs habituels et défendre l’intérêt de passer à des reconstitutions employant des balles réelles.
À l’autre bout du monde, Gary Hendershot photographie la guerre et les horreurs qu’elle entraîne. Blasé, il reste cependant humain et à l’écoute de ses contemporains. Être là lui permet de ne pas penser, de noyer son chagrin et d’éviter d’avoir à faire le deuil de sa compagne, décédée six mois auparavant dans un atroce mais banal accident de voiture. Au beau milieu d’un camp, au cœur des conflits, un hélicoptère vient le chercher : il semblerait que lui aussi ait été remarqué par le général Opfermann.
Dans les locaux de KWN, Benton Jennings est un jeune loup créatif qui rêve de progresser dans l’organigramme d’une des sociétés de télévision les plus regardées au monde. Alors que le suicide de Marilyn Monroe fait seulement 33% des parts de marché, il propose un concept de génie : envoyer deux gars à Omaha Beach pour filmer le Débarquement et même mieux : y participer ! La technologie des voyages dans le temps, désormais maîtrisée par les militaires, ouvre des perspectives démentes en matière de divertissement. Et celui-là promet d’être vraiment fort en émotions !

À l’heure où les émissions de télé-réalité polluent nos petits écrans, Christophe Lambert imagine un concept qui serait sûrement exploité si la technologie nous le permettait : voyager dans le temps et envoyer des gens dans le passé qui assistent en direct aux événements et y prennent part. Il propose par là-même une réponse à une question d’envergure : est-il possible de modifier le passé sans intervenir sur le futur ? Pire encore (car telle est LA vraie question que pose cet ouvrage) : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour nous divertir ?
D’une plume acérée et claire, l’auteur dépeint un futur qui ne donne vraiment pas envie de le rejoindre. Télévision omniprésente, inhumaine et à l’affût de la moindre faille (individuelle ou collective) pour s’y engouffrer, dictat de l’audimat, nécessité de rentabilité… Bref, rien de bien excitant, sauf pour les commerciaux endurcis et autres personnes bénéficiant grassement des dividendes d’un capitalisme forcené. Difficile de se sentir bien dans cet univers. Pourtant, la magie opère et le lecteur s’identifie vite avec les deux hommes envoyés à l’aventure. Ensuite, tout s’enchaîne et l’on dévore ce roman sans en perdre une miette tant il est facile et plaisant à lire. Il faut préciser que l’auteur n’en est pas à son coup d’essai : La Brèche est son vingt-huitième ouvrage, et nos benjamins le connaissent déjà bien. Écrivain prolifique, il sort trois livres pour cette seule année !
Doué et imaginatif, Christophe Lambert se pose dans la lignée des auteurs de Science-fiction, interrogeant sans détours la société dans laquelle il vit, critiquant de toutes les manières possibles un monde qui lui déplaît. On voit ainsi une charge rapide s’esquisser contre l’univers de l’audiovisuel (univers qu’il connaît bien pour y avoir travaillé), les militaires et leur culte du secret sont aussi épinglés, de même que les téléspectateurs « moyens », souvent ravis de se trouver sous le feu des projecteurs et abandonnant alors toute pudeur.

On regrettera alors une fin trop convenue, qui rend ce livre certes abordable pour un public jeune mais donne l’impression d’une certaine facilité. À voir toute la matière qui pouvait être exploitée, on en ressort quelque peu frustré et on aimerait lire des textes plus denses, et plus longs. Quitte à perdre en légèreté et à devoir digérer un pavé !
Ce texte simple rendrait presque l’uchronie accessible à tous les publics…

anabel delage

NB – Consulter le site NoosFere, spécialisé dans les littératures de l’imaginaire. Un très beau site, très complet, où vous trouverez également une chronique de La Brèche.

   
 

Christophe Lambert, La Brèche, Fleuve Noir coll. « rendez-vous ailleurs », 2005, 210p. – 15,00 €.

 
     
 

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Glen Cook, Les annales de la Compagnie noire

Faite de récits subjectifs d’une bande de mercenaires pouilleux et revanchards, cette série d’annales est un must que tout lecteur de Fantasy se doit de connaître

Initiée avec les trois premiers ouvrages formant la trilogie des « Livres du Nord », cette série fait partie des incontournables de la littérature de Fantasy actuelle. Et tout amateur du genre y vient forcément. Ces récits sont si typés qu’on ne peut rester tiède : soit on est conquis dès les premières lignes, soit on rejette, purement et simplement. Pas de demi-mesure donc, et c’est là le premier de ses charmes. L’histoire pourrait être résumée de façon simple : un annaliste relate les hauts faits et les déroutes d’une bande de mercenaires (à la durée de vie sacrément réduite) qui se trouvent au centre d’un combat titanesque entre le Bien et le Mal. Sauf que la question n’est pas de savoir pour qui on se bat mais combien on touchera à la fin du mois. Le capitaine décide, les hommes suivent. Pas d’interrogations philosophiques, la parole de la Compagnie noire est engagée, et quoi qu’il en coûte elle sera respectée. Pour le reste, sur les champs de bataille, tout est permis. Car le seul vainqueur, au bout du compte, c’est celui qui peut raconter l’épilogue en buvant une bonne bière et oublier l’espace d’un moment la boue, le froid, la faim et les camarades tombés au combat. Et pour durer, faut être rusé. La rouerie n’est pas ce qui manque le plus à l’appel : la Compagnie est principalement formée de brutes, de truands, de gens qui doivent se faire oublier dans leur contrée. Ce qui arrange tout le monde : l’efficacité prime, et si pour vaincre l’ennemi les trois quarts des hommes doivent y passer, ça fera autant de brigands en moins.

Les premiers livres sont tenus par Toubib, médecin attitré de la troupe. Son style brut et elliptique ne flirte pas avec la grande littérature mais le son des épées et les cris des mourants ne requièrent pas d’enjolivements : la guerre est laide, quelle que soit la manière dont elle est narrée. Cynique, blasé, l’annaliste maintient la tradition léguée par une longue série de plumitifs avant lui : relater les faits et, quand c’est possible, lire des extraits des anciennes annales à la Compagnie. Ces livres sont autant de témoignages dans lesquels puiser lorsqu’on est coincé. Il faut dire qu’en l’espace de plusieurs siècles d’existence, la Compagnie noire a eu le temps d’accumuler bon nombre d’expériences, toutes plus désagréables les unes que les autres. Et si elle existe encore, c’est bien parce qu’elle a su trouver des solutions pour déjouer les traquenards et éliminer ses opposants par la suite. Outre le fait de constituer une source quasi inépuisable de tactiques retorses, ces livres, précieusement conservés et sans cesse réécrits, fascinent Toubib car ils parlent aussi du Khatovar, lieu mythique dont proviendrait la Compagnie originelle. Et c’est là qu’il faudra retourner pour remettre les siècles et les siècles d’annales qui ont été conservées jusqu’alors.

Au fur et à mesure des tomes, le lecteur découvre une maturité chez ces troupes capables de renaître littéralement de leurs cendres. Ainsi, prises entre des manœuvres politiques douteuses, tiraillées par des luttes intestines sanglantes et engluées dans un combat qui semble ne jamais finir, les mercenaires de la Compagnie noire jouent leurs dernières cartes plus souvent qu’à leur tour. Le pire côtoie le pire et le moral n’est pas souvent à la fête. On assiste au quotidien, de façon crue et réaliste, à la mort de certains personnages auxquels on avait fini par s’attacher, aux batailles en étant placé aux premières loges, pataugeant dans la terre détrempée par les fluides des compagnons éventrés. Ici, il arrive que seul compte l’approvisionnement en eau ou la réussite d’un piège pour qu’un maximum de monde s’en sorte. Et on retient son souffle. Au fil des pages, et selon la sensibilité des différents annalistes, on voit se former une fraternité, on rit des espiègleries de deux des sorciers farceurs, on sourit des nouveaux venus, de leurs gaffes et des surnoms dont ils sont affublés, on trépigne d’impatience juste avant un assaut décisif, on se fait tout petit en passant dans le dos de l’ennemi pour le pousser dans un piège… Et on suit avec intérêt les amours des uns et des autres. De loin, et avec pudeur, comme ces autres gaillards qui chambrent à tout va ces chanceux mais respectent intimement ces trop rares instants que d’autres ont la veine de connaître.

Ce qui aurait pu être une simple trilogie a muté. L’auteur, poussé par le succès, a dû en raconter davantage. Alors, tous ont grandi, les femmes s’en sont mêlées et la gent féminine – part non négligeable des lecteurs, même si elle est plus discrète – apprécie de les voir s’imposer, chacune avec ses travers mais toutes aussi retorses que leurs compagnons d’infortune. Habiles en politique, expéditives et pragmatiques, elles impriment leur marque de manière plus tangible dès la seconde trilogie, baptisée « Les Livres du Sud ». Et elles suivent le long chemin permettant le retour aux sources de la Compagnie noire, comme une mère poule veille sur ses poussins rentrant au bercail : avec compréhension. Séduisantes, amies, ennemies, traîtresses, filles, femmes ou grand-mères acariâtres, elles donnent un second souffle à un cycle long dont certains tomes entiers ne sont que des transitions et plombent parfois l’ensemble. Il est certes difficile de maintenir un tempo aussi effréné tout au long d’ouvrages dont on pourrait croire qu’ils sont produits à la chaîne, reconnaissons-le. Mais il aurait été mesquin de trop faire attendre les lecteurs, car l’univers a créé une addiction certaine chez plus d’un. Il s’avère utile de prévenir les fans qui choisissent les ouvrages parus en format de poche : ils s’en mordront les doigts. Car entre dépareiller sa bibliothèque et crever d’impatience, le choix est rude !

Il faut alors souligner que l’éditeur, une fois de plus, a vu juste. La Compagnie noire a un charme fou – tout comme les Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett, cycle dont le registre est toutefois très différent. Ainsi, la traduction, confiée à Patrick Couton pour le premier tome puis à Alain Robert, pour enfin échoir à Frank Reichert, reste de qualité malgré des sensibilités individuelles notables. La série est rehaussée par les illustrations de couverture réalisées par Didier Graffet. Ses dessins sont vivants et ne trahissent en rien l’univers qu’ils illustrent, bien au contraire ! Ce sont de véritables invitations au voyage dans le monde très medieval fantastic de Glen Cook. Revenons à nos mercenaires, hommes et femmes. Leurs aventures sont parsemées d’embûches, de magie, de démons à affronter, de demi-dieux à renverser, d’amulettes à cacher une fois retirées des mains des pires salauds qui soient, et de quelques autres vacheries encore que l’on a grand plaisir à découvrir. Des larmes, du sang, de la boue. Voilà qui pourrait résumer bien des passages de cette série. Mais ce serait oublier le fantastique, la poésie qui jaillit au détour d’une colline, le relâchement qui suit la victoire – trop chèrement acquise – les instants de doutes où l’annaliste fait preuve d’une humanité poignante et tous ces petits moments chatoyants comme autant de joyaux parsemés çà et là. Et c’est un motif entier qui apparaît alors, au fur et à mesure que l’on dresse mentalement la carte des pérégrinations de la troupe. C’est d’ailleurs un grand bonheur de ne pas trouver de carte ou de plan : ils sont souvent trop contraignants et limitent l’imagination quand ils n’influent pas de façon encore plus néfaste sur le fil de la lecture.

Arrivée là, il me faut maintenant mentionner les travers de cette série aguichante. Pour rester honnête, je dois préciser que certains choix narratifs peuvent être critiqués. Il y a donc des ratés, des moments de flottement ou de vide et des tomes qui auraient gagné à être davantage travaillés. L’appel des sirènes capitalistes devient patent dès la deuxième trilogie. Pire encore, le parti pris d’une « mauvaise écriture », rendant le style imbuvable pour certains lecteurs, et hautement accessible pour d’autres. Tranchons pour une troisième catégorie : il est difficile d’écrire « mal » et de rester lisible, il y a donc du travail, tant au niveau de la rédaction première que de la traduction. Les détracteurs les plus virulents vont jusqu’à blâmer les anachronismes que les amateurs, eux, trouvent drôles. À chacun son bonheur. Restons neutre sur ce point aussi : on peut sourire en les lisant et ils ne choquent pas plus que cela dans un roman qui ne prend pas le genre de la Dark Fantasy trop au sérieux. Par contre, s’ajoutent à cela des ellipses à répétition, vite épuisantes, et des rappels trop fréquents, que le lecteur n’appréciera pas forcément : on revient sur ce qu’il a lu et souvent déjà intégré. L’auteur utilise une pirouette, ressemblant à celles des séries télé avec le fameux « Précédemment, dans les derniers épisodes de… ». Prévoir d’espacer ses lectures – ou de sauter des pages – pour rendre le procédé un peu moins lourd.

En d’autres termes, les thuriféraires de Tolkien seront déçus : pas de gentils Hobbits ici ou de dragon (enfin pas dans les huit tomes actuellement traduits du moins) et pas de vilains acharnés à tout détruire dans les rangs de la Compagnie noire. On n’est donc ni chez les « gentils », ni chez les vrais « méchants » mais l’on côtoie des personnages plus nuancés, qui demandent rarement à se trouver là où ils sont… Et qui réussissent en plus à se faire prendre en étau par les deux parties ! Pas de moralisme mais des remords parfois, des regrets souvent, les annales servant aussi de journal intime malgré elles. Car en définitive, ces gars comme vous et moi ayant mal viré n’aspirent qu’à se poser dans un coin et vivre au calme, loin de la rumeur des combats. Et s’il leur arrive de se demander dans quel camp ils combattent et si c’est vraiment juste d’être là au point de trouver la situation insupportable, ils désertent. Car dans les rangs, il n’y a pas de faux-semblants possibles. Et là, les amateurs de David Gemmell trouveront leur compte avec cette série, dont ils apprécieront la rédaction râpeuse et les phrases courtes, ainsi que les combats, d’un rendu très réaliste.
Pour qui aime, tous ces défauts ne sont que le revers d’une médaille qu’on accepte car faisant partie du tout. Comme le silence, personnifié à plusieurs reprises, tant il semble nécessaire à la Compagnie dans sa douloureuse quête.

Il est difficile de parler d’une série que l’on aime et dont on accepte les défauts pour le seul plaisir de retrouver une ambiance. Cela donne l’impression de retourner boire une mauvaise bière dans un café parce qu’on savoure sa décoration et le langage fleuri de la patronne. Et on hésite toujours à y emmener un ami, de peur qu’il ne soit trop critique et d’en ressortir déçu et dessillé. Pourtant, il suffit de mettre le premier tome justement intitulé la Compagnie noire dans les mains de qui ne la connaît pas encore pour être fixé. Et s’il rejoint le clan des amateurs, alors on se retrouvera à l’écouter nous lire quelques passages, pour partager un bon mot ou un instant de tension. Dans le cas inverse, la littérature de Fantasy est assez vaste pour que chacun y trouve une plume à son goût et on regrettera seulement de ne pas pouvoir épiloguer sur les aventures de ces drôles de gueux avec un converti de plus !

anabel delage

   
 

Glen Cook, Les annales de la Compagnie noire ; l’Atalante coll. »La dentelle du cygne ».

-  La Compagnie noire (traduit par Patrick Couton), 1998, 36,00 €

-  Le château noir (traduit par Alain Robert), 1999, 17,10 €

-  La Rose Blanche (traduit par Alain Robert), 1999, 17,10 €

-  Jeux d’ombres (traduit par Alain Robert), 2001, 15,20 €

-  Rêves d’acier (traduit par Alain Robert), 2001, 17,10 €

-  La pointe d’argent (traduit par Alain Robert), 2002, 17,10 €

-  Saisons funestes (traduit par Alain Robert), 2003, 18,90 €

-  Elle est les ténèbres – Tome 1 (traduit par Frank Reichert), 2004, 15,20 €

-  Elle est les ténèbres – Tome 2 (traduit par Frank Reichert), 2004, 15,20 €

-  L’eau dort – Tome 1 (traduit par Frank Reichert), 2005, 15,20 €

-  L’eau dort – Tome 2 (traduit par Frank Reichert), 2005, 15,20 €.

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