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Le monde vit intensément, bouge, brûle sans discontinuer. Certains pourtant savent le saisir à bras-le-corps, en analyser la matière mouvante sous toutes ses formes et le dire avec des mots qui vous plongent au cœur du vécu comme du pensé.
Feu les feuilles se ramassent à la pelle, disait le poète… et les vies illustres à pleines pages. Il leur faut bien le secours des livres, à toutes ces grandes et ces grands de ce monde, pour tenir leur mémoire hors l’oubli quand une stèle de cimetière n’y suffit plus.

Pascal Quignard, Les Désarçonnés

Il est temps que Quignard change d’ornière pour de bon

Cet ouvrage est le septième volume de la série Dernier royaume, où Pascal Quignard poursuit sa réflexion sur la civilisation, sur l’ordre du monde et sur les moyens d’y échapper. Comme les volumes précédents, celui-ci est composé de fragments où le récit se mêle au discours, dont de nombreuses paraboles. Le titre du livre correspond à l’idée d’un moment de la vie où certains êtres quittent le parcours qu’ils suivaient jusque-là, comme un cavalier tombant de sa monture, “désarçonnés“ par quelque événement qui leur fait ressentir “la détresse originaire“, et qui leur fait changer d’existence ou du moins de vision du réel.
D’une manière qui ne surprendra pas les familiers de l’œuvre de Quignard, le nouveau départ des désarçonnés est représenté comme une seconde naissance qui mène, à la différence de la première, non pas à la socialisation, mais au détachement ou au refus radical du monde social. “Au contraire des fonctionnaires, qui fonctionnent, des démissionnaires, qui démissionnent, sont les hommes qui s’arrachent à la mission sociale qui leur était dévolue au sein du groupe où ils g agnaient leurs vies. (…) Perdant leurs soldes ils deviennent sans rôles. Quittant la société ils deviennent asociaux.” (p. 128) Il y a maintes manières de devenir “asocial“ dans le sens que l’auteur donne à ce terme, et il va de soi que la plupart d’entre elles sont incarnées par des artistes ou des lettrés, depuis Pauson, “le premier peintre pauvre“, jusqu’à Quignard lui-même.

Et c’est là que le bât blesse (si l’on ose dire, s’agissant de “désarçonné“) : au fil de la lecture, l’on a l’impression toujours plus nette et agaçante que l’ouvrage entier, avec l’érudition délectable qui s’y déploie, n’est qu’une sorte de défense et illustration de la posture quignardienne. Les prédécesseurs ne semblent être là que pour faire valoir, en l’inscrivant dans une lignée admirable, la figure de l’écrivain qui a quitté sa place sociale pour vivre retiré – ce qui nous fait inévitablement remarquer qu’à la différence de Pauson et de nombreux autres, notre contemporain jouit d’une position où le refus (partiel) du monde ne présente aucun inconvénient.
De fait, le cas d’un écrivain reconnu de longue date, lauréat de prix importants, publiant chez des éditeurs prestigieux et doté d’un lectorat important, qui se pose en figure exemplaire de l’asocial, a quelque chose qui porte (selon l’humeur où l’on est) à rire ou à s’indigner de la façon dont il s’accapare jusqu’à la forme de gloire normalement réservée aux artistes maudits.
Certains volumes précédents de la série faisaient déjà remarquer cette tendance ; ici, elle saute aux yeux à tel point qu’on en vient à souhaiter désespérément que Quignard change d’ornière pour de bon, ce qui nous éviterait de perdre le respect que son œuvre nous inspire depuis des années.

agathe de lastyns

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, septembre 2012, 341 p. – 20,00 €

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Bernard Richard, Les Emblèmes de la République

Un véritable outil de la République et de la pratique républicaine

Bernard Richard s’inscrit dans la droite ligne des travaux de Maurice Agulhon (Marianne au combat ; Marianne au pouvoir), de Michel Pastoureau (Les Emblèmes de la France), et d’Alain Corbin ( Les Cloches de la terre…), qui assure d’ailleurs une préface à l’ouvrage. L’intérêt nouveau de ce livre est de proposer une dimension concrète, une « histoire sensible », « terrestre », de la République, et les propos de B. Richard sont souvent ancrés dans la réflexion appliquée à des exemples significatifs, pris dans le département de l’Yonne notamment. Mais l’intelligence de l’ouvrage est aussi de faire appel, lorsque c’est nécessaire, à des exemples internationaux, notamment ceux concernant la jeune nation américaine. Ayant orienté son travail à partir de l’âge d’or et d’invention réelle de la chose publique, sous la IIIe République, l’auteur va proposer une analyse en trois parties distinctes.

 La première, assez brève, offre un récapitulatif historique et traite, « sous le signe de la liberté », du bonnet phrygien, de Marianne, et des devises de la République. Elle en vient à traiter tout d’abord l’imaginaire fondamental de la République. La deuxième partie s’intéresse aux emblèmes majeurs et aux emblèmes secondaires, à la manière dont s’est construite puis illustrée l’imagerie traditionnelle de la République : le drapeau tricolore dans ses avatars, la Marseillaise, le 14 juillet, l’image du Président de la République, celle du coq gaulois. Les emblèmes secondaires sont aussi analysés : le monogramme « RF », le faisceau de licteur et la « marque graphique de l’Etat en France » (on regrettera l’absence de représentation de cette dernière, ce qui aurait complété utilement le propos et levé tout doute).
Une troisième et plus courte partie est consacrée aux monuments et espaces républicains : après s’être penché sur la républicanisation de l’espace, et les clivages qu’elle suscite, l’auteur étudie le Panthéon, puis les monuments aux morts de la Grande guerre à travers divers exemples.

 M ais, au-delà de l’inventaire savant et glosé, ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage, c’est qu’il met sans arrêt en confrontation les conceptions de la République (ou les haines qu’elles suscite) à droite comme à gauche, à propos de chaque objet commenté. Ainsi se trouve dessiné un véritable parcours politique des emblèmes nationaux, et lorsqu’un contre-modèle est intéressant à étudier, à mentionner, pour ce qu’il révèle, modifie ou cache, l’analyse est poussée à son comble. Le recours systématique aux origines de ces emblèmes permet d’en fixer une fois pour toutes le choix, la portée symbolique et la pérennité, assurant aussi une volonté irénique et pédagogique des institutions de la République (désormais pacifiée) à travers ce qu’elles ont (peut-être) de plus décoratif, et qui peut nous apparaître comme d’autant plus futile.

Or il ne faut pas s’y tromper : analyse savante, cet ouvrage est aussi un véritable outil de la République et de la pratique républicaine, bien plus clair et bien plus fin que tout autre guide de cette institution, et promenade intelligente à travers les soubresauts historiques qui ont contribué à la fonder, puis à la faire durer.

yann-loic andre

Bernard Richard, Les Emblèmes de la République, Paris, CNRS Editions, 2012, 430 p. – 27, 00 €.

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Entretien avec Smaïn Laacher (De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil)

Lorsque le voyage devient enfer…
Combien sont-elles à quitter illégalement leur pays pour tenter leur chance ailleurs ? Du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, du Soudan, du Nigéria et bien d’autres pays africains, elles migrent clandestinement vers d’autres contrées, à la recherche d’une vie meilleure et d’une liberté d’action. Sur la route de l’exil, dans les pays traversés et de transit, ces femmes, originaires d’Afrique subsaharienne pour la grande majorité, (1) partagent avec les hommes des épreuves du voyage clandestin telles que la faim, la soif, la misère, l’exclusion, l’isolation, l’incertitude, la peur, l’angoisse. Cependant, en raison de leur appartenance au sexe féminin, les femmes subissent d’autres violences d’ordre sexuel notamment. Exercées dans des espaces urbains, privés et dans le désert, ces dernières prennent de multiples formes : injures, violences physiques, harcèlement sexuel, séquestration avec viol, exploitation sexuelle, rapt, torture sexuelle, viol collectif…

À travers l’entretien qui suit, Smaïn Laacher, sociologue et chercheur au Centre d’études des mouvements sociaux (CNRS-EHESS) propose une présentation des phénomènes de violences que les femmes d’Afrique subsaharienne ont vécu au cours de leur voyage clandestin.
À partir de récits de ces femmes qui ont cheminé jusqu’au Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Espagne et la France, il reconstitue la cartographie des espaces où s’exerce les violences, répertorie les formes et met en lumière les conséquences physiques, psychologiques, psychiques sur ces femmes sans identité officielle et les effets en termes « d’identité et de réputation ».

 De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil, porte sur les femmes d’Afrique subsaharienne migrantes ayant fait l’objet de violences sexuelles sur la route de l’exil, dans les pays traversés et de transit.

Cet ouvrage traite essentiellement de la population subsaharienne qui se déplace à travers les pays du Maghreb, en l’occurrence, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie et qui tente de rejoindre l’Europe. Et bien évidemment, ces personnes rencontrent un certain nombre de problèmes dont la question de la violence. Notamment celle qui s’exerce auprès d’une fraction spécifique de cette population, c’est-à-dire les femmes.
Les questions qui sont au principe de mon étude examinent, d’une part, la nature de la violence subie par les femmes migrantes subsahariennes en tant qu’êtres vulnérables en raison de leur appartenance au sexe féminin. Je dirai même qu’elles sont plus vulnérables que les hommes. Et d’autre part, les torts qu’elles subissent, les conditions dans lesquelles un tort est reconnu ainsi que la question du recours pour ces personnes réputées être sans identité.
Il est important de souligner le fait que dans leur pays, les femmes qui font l’objet de mon étude, ont une identité, un nom, un prénom, une adresse… Elles peuvent, par conséquent, porter plainte à des institutions qui ont vocation à rendre légitimes leurs plaintes afin de pouvoir leur attribuer des réparations. Mais dans le cadre de leur parcours migratoire, elles se retrouvent dans des conditions tout à fait particulières. Car comment faire reconnaître un tord lorsqu’on n’a pas d’existence officielle ?

En réalité, cet ouvrage fait suite à l’étude que j’avais menée sur les violences faites aux femmes étrangères et d’origine étrangère en France (2). Je voulais élargir cette problématique à d’autres populations vivant dans d’autres espaces. L’objectif étant d’examiner ce qu’est un tort ; comment on fait pour admettre qu’on a subi un tort ; comment s’organise le recours ; comment on demande réparation.
Et si je me suis intéressé à ce thème, c’est parce qu’en réalité, il n’y a strictement aucune littérature qui traite de ce sujet. D’un point de vue sociologique, mon objectif consistait à mettre en lumière les violences quand elles sont exercées auprès des populations extrêmement vulnérables. Je voulais aller voir là où traditionnellement on ne s’aventure pas.

Outre La France et l’Espagne, une très grande partie de l’enquête se déroule dans les pays du Maghreb : Maroc, Algérie et Tunisie. Quels sont les éléments qui ont présidé au choix de ce terrain d’investigation ?

Cette étude a été financée par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugié-e-s (H.C.R.). Et donc le financement a conditionné la nature, l’étendue de la recherche, et en particulier les terrains d’investigation. Les pays du Maghreb sont des régions qui m’étaient familières puisque j’y avais mené plusieurs recherches. Ces pays sont intéressants car ils offrent la possibilité d’examiner des situations universelles dans des conditions particulières. Au fond, on peut retrouver exactement les mêmes cas de figure dans d’autres contrées du monde comme par exemple au Mexique et dans un certain nombre de pays africains voire même en Asie. Ce qui me semblait intéressant dans le cadre de ce travail, c’était d’analyser des questions, des enjeux et des problématiques que l’on retrouve sur les cinq continents.
Pour cette étude, je voulais examiner de manière empirique l’Algérie car ce pays n’a quasiment jamais été étudié sous cet angle là ; le Maroc qui offre une situation tout à fait paradoxale et intéressante ; l’Espagne et notamment la ville de Melilla qui accueille une pluralité de nationalités et la France qui est un pays d’arrivée.
Concernant la Tunisie, j’avais déjà accumulé des matériaux relatifs à ces problématiques lors de mes précédentes investigations de terrain effectuées dans ce pays.

Qui sont ces femmes qui subissent des violences pendant le voyage ? Qu’est ce qui rend vulnérables ces êtres qui n’appartiennent à personne, qui ne sont rattachés à aucun pays ?

Ces femmes n’ont rien de spécifique. Elles sont tout simplement des femmes comme des milliers de femmes à travers le monde. Cependant, leur spécificité réside dans le fait d’appartenir à un genre, en l’occurrence le sexe féminin. Elles sont des femmes qui traversent des pays où il n’y a aucune protection. Elles peuvent donc être possédées par n’importe qui et ce, que ce soit au Sierra Léone, en Côte d’Ivoire, au Mali, en Mauritanie, au Bangladesh, en Inde…
L’appartenance à un genre est donc la première condition ontologique qui produit des affinités entre ces femmes migrantes, indépendamment du lieu de naissance et de la nationalité.
La seconde caractéristique renvoie au fait que ces femmes qui quittent leur pays effectuent un trajet sans identité officielle. C’est- à – dire sans nom, sans prénom, sans filiation ni affiliation, sans nationalité… Tout au long du trajet, elles existent pour elles-mêmes. Bien évidemment, cette dimension renforce considérablement la première vulnérabilité qui est celle d’être une femme. Et le fait d’être sans identité constitue une entrave pour porter plainte car cette dernière est portée en son nom. Et il n’ y a pas de plainte collective dans ce type de configuration. Cela n’a jamais existé.
C’est à partir de ces deux vulnérabilités que j’ai tenté de comprendre et de cerner la nature des violences qui s’exercent contre ces populations tout en veillant à mettre en lumière les effets et les conséquences que ces violences produisent non seulement sur l’identité personnelle mais également sur l’identité sociale de ces femmes.

Cette étude traite d’un thème insuffisamment inexploré. Seuls deux rapports ont fait état des violences faites aux femmes sur le chemin de l’exil : celui du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme (2008) et celui de l’équipe de l’International for Reproductive Health (Université de Gand en Belgique, 2009). Quels sont les limites de ces deux études ?

Le rapport du Réseau Euro-Med est une compilation de notes qui se décline sous forme de recommandations classiques. C’est une étude typiquement bureaucratique et relativement abstraite. Sur le plan méthodologique, il n’ y a aucune indication du déroulement de l’enquête.
Quant au rapport des médecins belges sur les violences faites aux femmes migrantes, il me semble qu’il existe un véritable problème de fiabilité méthodologique étant donné qu’il n’y a aucune indication relative aux conditions de passation des questionnaires. C’est pour cette raison que j’ai précisé dans l’ouvrage que je ne m’appuierai en aucun cas sur ces deux études encore que dans le rapport établi par les médecins belges, il y a des éléments relativement intéressants. Cependant, ces derniers confirment un certain nombre d’enquêtes et d’analyses du HCR et des Nations Unies sur les conditions des femmes et des violences qu’elles subissent en situation de contraintes et d’exil.

Paroles des migrantes

Cette étude est basée sur la parole des femmes ayant vécu des violences sexuelles et autres au cours de leur voyage. Quelles sont les différences les plus importantes entre les entretiens réalisés avec les femmes migrantes qui vivent dans les pays du Maghreb et ceux menés en Espagne et en France ?

Cette étude a été réalisée essentiellement à partir d’observations et d’entretiens en Algérie, au Maroc et en Espagne. En France, la situation s’est posée différemment. Car lorsque les femmes arrivent dans ce pays, elles ne veulent pas aller plus loin. Mais lorsqu’elles sont en Espagne et en particulier à Melilla, elles espèrent rejoindre la grande Espagne et éventuellement le Nord et la France. Mais cette perspective n’est pas toujours systématique car lorsqu’elles trouvent du travail dans cette ville,elles y restent.
Les entretiens ont été réalisés dans une situation de contrainte. Bien qu’il y ait eu des difficultés dans l’accès aux populations interviewées aussi bien au Maroc qu’en Algérie, il semble important de souligner que cette tâche était plus difficile notamment dans le second pays. Et ce, pour deux raisons. D’une part, parce que je suis relativement connu au Maroc et par conséquent, on a plus vite confiance en moi. Et d’autre part, car il existe des organisations qui viennent en aide aux demandeurs d’asile et aux réfugiés. Le HCR dont la mission est l’éligibilité au statut de réfugié a un rôle très actif dans ce pays. Et si au Maroc les conditions d’existence restent difficiles, pénibles et aléatoires, la situation des africains-e-s subsaharien-ne-s vivant en Algérie est encore plus précaire. Leur existence relève de l’ordre de la survie car, très souvent, il leur arrive de ne pas manger pendant deux jours. Si le HCR et l’association « SOS femmes en détresse » ne leur venaient pas en aide, beaucoup seraient probablement pas très loin de mourir de faim. On ne peux pas parler de soi lorsqu’on a faim et que l’on est complètement obsédé par l’impératif de nourrir ses enfants et de leur trouver un abri pour la nuit.
Les personnes sollicitées pour les interviews étaient tellement fatiguées, traumatisées, angoissées, anxieuses quant à leur avenir incertain qu’elles avaient du mal à parler. Ces conditions sont susceptibles d’entraver la conduite des entretiens et risquent d’avoir des conséquences négatives sur l’ampleur de la libération de la parole. Cette contrainte d’ordre financier et matériel bien évidemment produit des effets sur la nature de l’entretien et sur la forme du récit qui sera déposé dans le micro de l’interviewer.

La situation était différente en Espagne. Car les femmes interviewées vivaient dans un centre d’accueil provisoire pour étrangers en situation illégale. Elles étaient nourries, logées et soignées. Dans leur cas, c’était plutôt l’attente qui devenait insupportable pour un très grand nombre.
En France, nous n’avons pas eu de difficultés car les femmes migrantes étaient prises en charge par des associations. Certaines étaient placées dans des familles d’accueil.
Nous avons également effectué un recueil de données à partir d’interviews réalisés auprès de personnes intervenant dans des ONG et auprès du personnel du HCR au Maroc et en Algérie. Les informations relatives au traitement par le HCR de la question des violences faites au femmes sur le chemin de l’exil ont été obtenues sur la base d’observations du traitement des dossiers auprès des agents de cet organisme.

De quel ordre étaient les autres contraintes ?

Il y a une multiplicité de contraintes extrêmement puissantes en Algérie et au Maroc mais de moindre importance à Melilla et en France.
Le premier enjeu consistait à réduire au maximum l’asymétrie qui existait entre l’interviewer et l’interviewée en sachant que cette dernière était en permanence en position de sollicitation à l’égard de tous les étrangers qui sont dotés d’une quelconque autorité. Sur le terrain d’investigation, j’étais perçu comme une personne investie d’une autorité. Par conséquent, la sollicitation de ces femmes était redondante, très pressante et formulée avec un très grand degré d’anxiété. Cette dernière était exprimée de la manière suivante : pouvez-vous m’aider à avoir des papiers ?. Il y avait donc un vrai travail à faire afin de réduire l’asymétrie qui était très difficile voire impossible d’effacer.
Au regard de cette situation, il était compliqué de réaliser des entretiens sociologiques. Il s’agissait plutôt d’entretiens entre des personnes dépossédées de tous moyens et une personne dotée d’une autorité. Le jeu consistait à solliciter l’un en sachant que la personne à qui on demande ne pourra pas répondre à la sollicitation.
Dit autrement, la situation se présentait selon les termes suivants. L’interviewer demandait pouvez-vous me dire ce que vous avez vécu, comment vous l’avez vécu et ce que vous comptez faire en sachant qu’il ne faut rien attendre de moi. Dans ce type de configuration, on peut alors trouver une porte de sortie commune et se mettre d’accord sur un minimum en précisant qu’on le fait pour les autres, pour que les puissants et les institutions entendent, pour qu’à termes, on puisse entrevoir un début de solution ou encore un début de soulagement des problèmes que vivent ces populations dépossédées de tout droit.
En Algérie, le droit à la parole des demandeurs d’asile et des réfugiés est insignifiant contrairement à celui de ceux qui vivent au Maroc, à Melilla et en France.

Les violences et leurs formes

Les violences à l’égard des femmes en cours de route sont-elles systématiques ?

Non. Non. Parmi les femmes qui migrent, il y en a qui n’ont jamais subi de violence chez elles mais qui peuvent faire l’objet de violences sexuelles en cours de route de l’exil. Les femmes qui avaient été violenté et violé dans leur pays peuvent ne subir aucune violence. Mais ce qui m’intéressait, c’étaient les violences pendant le parcours. C’est vrai que le fait d’avoir vécu ou non de violences dans le pays d’origine peut jouer sur le fait de subir encore ou jamais de violence durant le voyage. A l’évidence, celles qui ont fait l’objet de violences chez elles, ont plus de chances d’en subir pendant le parcours. Et c’est pour cela que j’avais qualifié pour ces femmes là ce qu’elles vivaient comme une répétition du malheur. Cet état de fait peut constituer un facteur favorable pour l’obtention du statut de réfugiée au moment de l’éligibilité. C’est – à – dire au moment où ces personnes sont interrogées par le HCR. La répétition du malheur est un profond traumatisme qui peut contribuer à rendre plus attentif l’officier de protection sur les malheurs des femmes migrantes afin qu’elles bénéficient d’une protection nécessaire pour qu’elles puissent se réparer.

Quels types de violences avez-vous recensées ? Quelles sont leurs spécificités ?

Il n’existe aucune spécificité. Au fond, les violences subies par les femmes dans le désert sont les mêmes que celles que l’on peut retrouver mutatis mutandis dans l’espace urbain, en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Egypte, en France, en Angleterre, aux Pays Bas, aux Etats-Unis, au Mexique… Les violences prennent différentes formes : de l’insulte au viol collectif. Ce dernier étant l’ultime acte de destruction totale de la personne. D’autant plus que contrairement à d’autres types de viols, celui-ci est public. Il n’est jamais privé. Cet aspect est très important. Les violences que ces femmes subissent, au delà des violences conjugales et domestiques sont publiques. Et dans le désert, une violence ne peut pas être privée par définition parce que la configuration spatiale l’interdit. Et là, la modification des relations entre le public et le privé est radicale. C’est vraiment une expérience nouvelle que ces femmes vont faire dans ce domaine là. Les conséquences sont véritablement dramatiques puisque si c’est public, c’est fait pour que ça se sache. Et tout le monde le saura. D’abord, au moment du viol bien évidemment puisqu’on saura qui a été violée et qui ne l’a pas été. Puis lorsqu’elles arriveront en ville, on saura également qui a été violée.
Les violences psychologiques et physiques sont de mon point de vue absolument inséparables. Ça commence par une gifle et ça se termine par une possession totale du corps de l’autre.

Quelle est l’origine des violences commises à l’égard de ces femmes sans identité sur la route de l’exil ? Existe-t-il des formes prédominantes et récurrentes ?

L’origine des violences peut être de source différente. Elles peuvent être le fait de milices ou de groupes paramilitaires. Sur la route de l’exil, elle peut être commise par un compagnon de route de même nationalité ou de nationalité différente. Un viol peut être le fait d’un voisin, d’un militaire ou d’un national du pays traversé.
Certaines violences sont semblables. Celles commises par un militaire du pays d’origine et un militaire d’un pays de transit ne sont pas très différentes car elles sont le fait d’individus qui représentent l’autorité. A mon avis, c’est là une destruction définitive de la confiance en une quelconque autorité. Cet aspect est très important. Les configurations des violences sont plurielles mais elles ne sont pas infinies.

« Les récits sur les itinéraires et les espaces où se sont produites les violences et les formes qu’elles ont prises ne peuvent en aucun cas être tenus pour la vérité vraie », écrivez-vous. Quels sont les éléments qui ont conduit à ce constat ?

Effectuer un voyage dans ces conditions est une véritable épreuve physique, psychologique et psychique. Pour beaucoup, le voyage a été traumatisant. Cette expérience laissera des traces définitives sur les personnes et sur leur identité. Car ces violences ont été vécues dans leur chair et ont été subies devant tout le monde. Si on admet que le voyage a été traumatique en particulier lorsqu’on a subi des violences de cette nature, bien évidemment la manière de reconstruire les récits va s’en ressentir. Il va y avoir des événements qu’elles vont oublier. Il y aura des aspects sur lesquelles elles vont plutôt mettre l’accent. Elles vont faire des raccords et des liens qui n’ont pas lieu d’être. Et celui qui réalise l’entretien n’a aucun pouvoir de déterminer ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Le seul pouvoir qu’il possède consiste à rassembler des éléments, à construire une cohérence entre les propos recueillis et à aller chercher ce qui est vraisemblable. Ce n’est pas le problème de la vérité qui doit se poser mais celui de la vraisemblance qui est un enjeu fondamental dans ce type de récit. Mais on peut savoir si les récits sont vrais ou pas. Certains récits des jeunes filles éthiopiennes et ougandaises étaient épiques, romanesques et absolument farfelus. Personne n’y croit. Y compris elles. C’est exactement comme ces femmes somaliennes qui me racontaient dans le Peuple des clandestins (3) qu’elles venaient du même lieu. Même si l’interviewer n’a aucun moyen de savoir si les récits sont empiriquement véridiques ou non, il y a cependant des éléments improbables et très fortement probables. Si ça été vécu ailleurs, de la même manière et raconté par d’autres, c’est-à-dire en d’autres lieux et en d’autres temps, il y a de très grandes chances pour que les récits de ces femmes soient vraisemblables.

La cartographie des violences produite dans le cadre de cette étude est approximative car basée sur une géographie du souvenir, de l’affectif et de l’imaginaire. Cette configuration ne risque-t-elle pas de poser le problème de la fiabilité de la parole recueillie ? La dimension de la fiabilité des propos des femmes est-elle importante ?

La fiabilité de la parole des femmes est importante. Cependant, leurs propos peuvent être maîtrisés. Il faut faire un travail de policier. Cette tâche ne relève pas du rôle du sociologue mais il faut recouper les informations, aller chercher des récits qui dans le passé ont établi à peu près la même chose alors que les personnes ne se connaissent absolument pas. Ces récits ne peuvent être qu’approximatifs. Cependant, cela ne signifie qu’ils sont inexacts car les personnes qui parlent peuvent se tromper dans le nom de la ville traversée, par exemple. Les souvenirs racontés se sont construits tout au long du voyage et des épreuves.
La cartographie est un acte de reconstruction à partir des propos des autres qui formulent des récits après les épreuves. Et lorsqu’on raconte ce que l’on a vécu, on ne rapporte jamais les faits de la même manière. On procède à un tri. Ce qui reste, ce ne sont pas seulement des faits factuels mais parfois des approximations. Cet élément est extrêmement important à prendre en compte car je pense qu’on a méprisé les approximations.
Dans le cas des femmes qui parlent de leurs expériences traumatisantes sur la route de l’exil, l’enjeu principal est de faire croire à leurs malheurs et obtenir un sentiment et de la compréhension afin d’accéder légitimement au droit d’exister officiellement. C’est-à-dire obtenir des documents qui montrent qu’elles sont bien ce qu’elles prétendent être et avoir une identité civile reconnue et une existence normale. Ces enjeux sont extrêmement importants.

La cartographie des espaces de violences met en évidence deux grandes zones : celle de la violence subie et celle de la violence potentielle…. Que recouvre ces deux types de violence ? Qu’est ce qui les distingue ?

Il est très important de ne pas oublier que la cartographie des espaces de violences est réalisée à partir de récits. Les violences réelles sont celles que les femmes ont subies notamment dans le désert. La violence potentielle renvoie à celle qui peut advenir à tout moment car les espaces traversés sont potentiellement dangereux.

Quels sont les éléments subjectifs qui inscrivent les voyageuses dans des relations de dépendance et de soumission durant le voyage ? En quoi ces éléments constituent-ils une protection pour ces femmes ?

L’élément subjectif, c’est celui d’être une femme. Quand on appartient au sexe féminin, on doit être protégé. Les femmes ne peuvent pas protéger les femmes. Il revient aux hommes d’assurer cette fonction. Et quelque soit le lien juridique, celui qui protège doit être un homme. Il peut être un frère, un vrai ou un faux, un compagnon, un mari, un vrai ou un faux, un cousin, un vrai ou un faux, un oncle, un vrai ou un faux. Ce n’est pas très important. Le principal c’est que tout le monde doit savoir que la femme qui voyage n’est pas seule et qu’elle est accompagnée. Et que si on cherche à la posséder, ça peut devenir très conflictuel. Et dans ce type de voyage et de configuration, il est impératif de faire l’économie des conflits.
La protection des femmes par les hommes est un facteur qui inscrit les protégées dans des relations de dépendance extrêmement forte à l’égard des hommes, en général, et vis-à-vis de ceux de leur communauté, en particulier.
Ces liens de dépendance peuvent faire taire les violences que ces femmes subissent. Bien qu’elles soient maltraitées et violentées, le fait d’avoir des protecteurs leur garantit nourriture, abri et sécurité.

Mais il arrive qu’un homme violente la femme avec qui il vit et l’oblige à avoir des relations sexuelles avec d’autres hommes ?

Il peut arriver qu’une femme soit violentée par l’homme avec lequel elle vit et que ce dernier la soumette à l’esclavage sexuel. Le fait qu’une femme ait un homme pour la protéger au cours du voyage n’est pas du tout incompatible avec le fait qu’il soit à l’origine des violences. Elle devient sa propre marchandise et donc il en fait ce qu’il veut.

Vous qualifiez cette violence exercée dans des espaces et des conditions particuliers de violence totale. Quelles en sont les caractéristiques principales ?

Il s’agit d’une violence qui s’exerce sur le corps et l’esprit. Au fond, la notion de totalité abolit deux éléments : le corps et l’esprit, d’une part. Et d’autre part, le public et le privé. Dans ce type de situation, la violence ne se limite à une paire de gifles. Elle est exercée dans les pires conditions. Ce qui rend la situation atroce, c’est qu’elle est pratiquée publiquement. Et ce qui est terrible, c’est que ce type de viol enferme les femmes violées entre elles. C’est ce qui est absolument dramatique. La souillure est inscrite dans le corps des femmes et identifiable dans l’espace. On sait qui a été violée et où se trouvent celles qui l’ont été. Dans ce type de situation, ces femmes ne peuvent plus s’appartenir. Et si elles ne s’appartiennent pas, elles appartiennent aux autres. Elles sont à la disposition des autres.
La violence est totale au sens où la totalité ne laisse plus de place au secret. On ne peut pas être violée et se taire en pensant que les gens ne le sauront pas. C’est pour cela que les médecins ont raison de dire que le viol est un véritable traumatisme.

Selon votre étude, ces femmes ne portent pas plainte. Qu’est ce qui les empêche de faire reconnaître les tortsqu’ellesontsubies au cour du voyage, dans les pays de traversés et de transit ?

<FONTCOLOR=#666666 size= »4″>On pourrait répondre exactement comme elles le font lorsque la question leur est posée : à qui ?.
Pour pouvoir porter plainte, il faut surtout identifier les personnes qui ont commis le tord. Comment voulez-vous les identifier ? Le violeur peut être masqué comme il peut ne pas l’être. Comment voulez-vous porter plainte contre un gendarme algérien ou marocain lorsqu’on est une femme subsaharienne et sans identité ? De ce point de vue là, les femmes sont en position d’anéantissement. C’est-à-dire que la plainte ne traverse même pas leur catégorie saut lorsqu’elles ont le statut de réfugiées. C’est au Maroc où il existe de rares cas de femmes violées par des chauffeurs de taxi qui avaient porté plainte. D’une manière générale, il est très rare que les femmes portent plainte. Et lorsqu’elles le font, c’est statistiquement insignifiant.
Il n’y a pas de plainte comme il n’y a quasiment jamais de plaintes de la part de femmes marocaines et algériennes. En cela, les suhsahariennes ne sont pas différentes des Marocaines et des Algériennes.

À qui vont-elles se plaindre ? Et pour dénoncer qui ? La femme peut savoir qui l’a violée car elle a bien pu regarder le violeur dans les yeux pendant l’acte. Mais comment voulez-vous qu’elle identifie le violeur ? Les conditions pour réunir une plainte audible par les catégories de l’institution sont quasiment impossibles. On porte plainte contre quelqu’un. On ne dit pas on m’a violé, je porte plainte contre le viol. C’est absolument impossible. Alors quand ce sont des autorités, en l’occurrence des gendarmes et des policiers qui sont supposés incarner l’ordre et la protection qui violent, c’est pire. C’est inimaginable de les désigner comme violeurs car ces femmes subissent quotidiennement l’arbitraire, l’injustice et la violence.
Dans les pays du Maghreb, les Africains subsahariens, et en particulier les femmes, font quotidiennement l’objet d’attouchements sexuels, de brimades… On leur met la main au fesses. On leur touche les seins. On les insulte. Ces comportements à l’égard des Africains ne sont pas du tout des phénomènes étrangers. Et il ne viendrait pas à l’idée de ces femmes d’aller seplaindre. Et puis pour porter plainte, il faut rentrer dans un commissariat…

Quels sont les effets immédiats de ces violences commises en public en termes d’identité et de réputation ?

Le fait d’être violées et d’être enfermées dans une position à la fois d’exclusionet d’isolement constitue la réputation des personnes. Ces femmes sont identifiées quasi facilement. On sait quelles sont facilement prenables. Il y a vraiment là une sorte d’éthos de femmes battues et violentées. Ce sont des femmes que les hommes peuvent prendre facilement car elles n’offrent plus de résistance. Au fond, elles n’ont plus de force. Elles ont été vidées. C’est difficile pour elles de dire non.
La réputation consiste à ne plus compter pour les gens mais d’être surtout une femme que l’on possède sans difficulté particulière. C’est également le fait de savoir qu’elle est à la disposition de tout le monde et qu’à tout moment on peut disposer de cette personne. Dans ce type d’épreuves, il est extrêmement aléatoire et pour ne pas dire méthodologiquement néfaste de séparer l’identité personnelle et sociale. C’est pour cela que j’avais employé la notion de totalité. Lorsque ces femmes sont abîmées, elles le sont totalement. Il n’y a plus de parcelles de soi qu’elles peuvent sauver. Car indépendamment de cela, ce sont les conditions d’existence dans lesquelles elles vivent qui rendent leur situation davantage stigmatisante.

Existe-t-il des nuances entre les violences commises en Algérie et au Maroc ?

Pas à ma connaissance. Mais la société algérienne semble beaucoup plus violente que le Maroc à l’égard des femmes, en général, et vis-à-vis des subsahariennes, en particulier. Mais les deux sociétés sont profondément racistes et xénophobes à l’égard de ces populations. Durant mon enquête, j’ai entendu des propos dignes du Front national. Et comparé à ce que j’ai pu entendre, je peux affirmer que par moments, le Front national paraît un parti plus progressiste. Les Chinois n’échappent guère à cette attitude xénophobe sauf qu’au sein de cette communauté, les femmes sont moins nombreuses et statutairement, ils sont mieux lotis que les Subsahariens.
Les propos racistes et xénophobes en vigueur en Algérie et au Maroc ne m’ont pas été rapportés. Je les ai entendus de mes propres oreilles. Pour expliquer ce phénomène, on peut mobiliser les catégories bourdieusiennes. Les Algériens et les Marocains sont des dominés qui ont trouvé plus dominés qu’eux, c’est-à-dire les Noirs. On ne peut pas aller plus bas. Et là, les Africains subsahariens font l’objet de racisme partout : dans la rue, dans les bus, les cafés… C’est inouï à quel point ces sociétés sont profondément violentes à l’égard de leurs propres ressortissants et des Noirs.

Les violences vécues au cours du voyage sont-elles prises en compte par le HCR ? Ont -elles un impact sur les décisions d’octroi du statut de réfugié pour ces femmes ?

Les violences vécues sur la route de l’exil peuvent être prises en compte mais ce n’est pas automatique. Je dirai que c’est même loin de l’être. Les violences que le HCR prend en considération sont celles qui se sont produites dans le pays d’origine. Il faut que l’officier de protection détecte l’état de santé du requérant pour lui poser plus de questions qu’à l’ordinaire en particulier sur les conditions du voyage et surtout lorsqu’il s’agit de femmes. Et lorsqu’il y a répétition du malheur, les violences subies durant le trajet sont prises en compte et raccordées aux violences vécues dans le pays d’origine.
Il n’est pas du tout impossible que les femmes les plus violentées et les plus atteintes, notamment celles qui arrivent prostrées devant l’officier de protection ou celles qui ont énormément de mal à parler soient sollicitées par l’officier pour parler des violences vécues dans le pays d’origine et de raconter le voyage durant le parcours. Très souvent, les officiers de protection sont des femmes. C’est peut-être pour cette raison qu’elles sont plus sensibles à la question des violences exercées sur les femmes dans le pays d’origine et durant leur trajectoire migratoire.

La situation de la population migrante subsaharienne dans les pays du Maghreb est plutôt catastrophique. Existe-t-il dans ces pays une politique publique en matière migratoire ? Quelles sont ses caractéristiques ?

EAlgérie, en Tunisie et au Maroc, il n’existe aucune politique migratoire. Il y a des étrangers. Et un étranger est en situation régulière ou irrégulière. Peu importe. Il n’y a pas de politique publique d’accueil et d’intégration. Il n’y a que des politiques répressives. C’est-à-dire qu’il n’y a qu’un droit des étrangers qui est plutôt répressif. Les trois pays du Maghreb sont signataires de la Convention de Genève. Mais aucun n’a un droit d’asile interne. On se retrouve donc devant la situation suivante : les immigrés clandestins qui veulent passer en Europe ou qui veulent rester dans ces trois pays peuvent demander l’asile au HCR. Dans ce cas là, ce dernier est seul habilité à octroyer ou à refuser le statut de réfugié. Mais une fois que le requérant devient un réfugié, il n’est pas du tout au bout de ses peines. Car ces trois pays n’octroient pas aux réfugiés des cartes de résidents. Le migrant se retrouve donc dans la situation suivante : il a été reconnu internationalement comme quelqu’un ayant besoin d’une protection internationale et c’est le HCR qui la lui délivre dans le cadre de son mandat. Et comme les trois pays ont signé la Convention de Genève, ils ne peuvent pas se récuser. Mais en même temps, ils ne leur octroient pas de titres de séjour et ainsi la possibilité de travailler et de vivre dans ces pays.
Il arrive également très souvent que les trois pays ne respectent pas les termes de la Convention de Genève et procèdent à des expulsions d’étrangers ayant obtenu le statut de réfugié. Cette situation est très loin d’être rare. Et d’ailleurs on ne voit pas par quel miracle, tout à coup ces pays deviendraient sensibles à l’égard du réfugié et du persécuté s’ils sont méprisants à l’égard de leurs propres ressortissants. On n’a vu aucun état avoir un respect immodéré à l’égard du droit. On ne voit pas pourquoi tout à coup ils aimeraient les réfugiés et les émigrés qui vivent dans des conditions effroyables.

Pourtant ces pays ont de plus en plus tendance à devenir des pays d’immigration…

Sans aucun doute possible, ces trois pays sont en train d’être des pays d’immigration. Car si on devait mener des enquêtes plus exhaustives et empiriques, on s’apercevrait en fait que beaucoup pourraient rester dans ces pays et vivre dans des conditions convenables. Si les migrants pouvaient obtenir un logement et trouver un travail, ils s’installeraient dans ces sociétés.
Ces trois pays demeurent un terrain vierge concernant les problématiques de migration clandestine et d’accueil des migrants venant d’Afrique subsaharienne et d’autres contrées du monde comme la Chine par exemple.

Avez-vous des projets de recherche dans ces pays ?

J’aimerai réaliser une enquête comparative entre le Maroc, la Tunisie et l’Algérie. Mais c’est toujours le même problème qui se pose : trouver des financements et des équipes de recherche locales. Il existe quelques études relatives à ces problématiques. Cependant, elles demeurent extrêmement classiques, traditionnelles et quantitatives pour l’essentiel. Il y a une inclination quasi naturelle au quantitatif mais il n’existe pratiquement pas d’analyses qualitatives et comparatives. Ces études peuvent s’avérer intéressantes car elles donnent des indications précieuses qui peuvent être travaillées qualitativement.
Les flux entre ces trois pays ne sont pas négligeables. Les déplacements des populations entre ces trois pays sont très fréquents et même systématiques. N’oublions pas que dans les années 1990, des Algériens sont allés se réfugier en Tunisie. Ils se sont vus octroyer qu’un seul droit : celui de retourner chez eux ou d’aller ailleurs. Ces trois pays demeurent encore des terra incognita qu’il faudrait explorer.

propos recueillis par nadia agsous le 17 septembre 2011.

Notes
1) Il s’agit notamment du Cameroun, Côte d’Ivoire, République démocratique du Congo, Libéria, Nigéria, Ethiopie, Zimbabwe, Namibie, Niger, Soudan, Rwanda, Ghana, Kenya…
2) Femmes invisibles. Leurs mots contre la violence
3) Ouvrage publié en 2007


Bibliographie
Smaïn Laacher, Femmes invisibles. Leurs mots contre la violence, Calmann- Lévy, 2009, 272 p.- 18,00 € 
Smaïn Laacher, Le peuple des clandestins, Calmann-Lévy, 2007, 214 p.- 16,00 €

   
 

Smaïn Laacher, De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil, La Dispute, décembre 2010, 169 p. – 12,00 €

 
     

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Entretien avec Frédéric Le Moal (La Serbie, 1914-1918. Du martyre à la victoire)

F. Le Moal se penche sur la Serbie pendant la Grande Guerre

Frédéric Le Moal, collaborateur du Litteraire, publie une nouvelle étude historique. Après s’être penché sur les rapports franco-italiens pendant la Première Guerre mondiale, il poursuit ses recherches en s’intéressant cette fois-ci à la Serbie. Docteur en histoire, ce spécialiste de l’histoire des relations internationales enseigne au lycée militaire de Saint-Cyr. C’est dans ces vénérables murs, autour d’une table du « labo d’histoire » encombré de cartes et de livres, qu’il nous a accordé cet entretien.

Dans quel cadre ce livre sur la Serbie pendant la Grande Guerre s’inscrit-il ?
Cette étude inaugure une collection dirigée par le colonel Frédéric Guelton, chef du département de l’armée de Terre au Service Historique de la Défense, et publiée par les éditions 14-18. Elle vise à offrir au plus grand nombre de lecteurs une étude sur chacun des pays qui ont participé à la Première Guerre mondiale.

Pourquoi avoir commencé la collection par la Serbie, pays secondaire fort éloigné des fronts majeurs de l’Ouest ?
Il paraissait logique de commencer la collection par la Serbie. Ce pays, on le sait, a joué un rôle de premier plan dans le déclenchement de la catastrophe et il est, avec l’Autriche-Hongrie, le premier à entrer en guerre dès le 28 juillet 1914. Par là-même, le processus de montée à la guerre pouvait être analysé sous l’angle des affaires balkaniques, fort complexes mais essentielles, pour comprendre les raisons de l’éclatement du conflit. Ensuite, la Serbie rassemble plusieurs caractéristiques majeures de la Grande Guerre tout en ayant un certain nombre de spécificités.

C’ est-à-dire ?
Je m’explique. L’histoire de ce pays nous renvoie aux semaines cruciales de l’été 1914 quand la guerre de mouvement, par sa rapidité, doit décider rapidement de l’issue du conflit. Or, grâce à leurs victoires du Tser, du Jadar et surtout de la Kolubara, les Serbes repoussent l’envahisseur austro-hongrois, stabilisent le front balkanique, ce qui contraint l’Autriche-Hongrie à faire la guerre sur deux fronts. De plus, malgré les drames de la défaite de la fin de 1915, les Serbes ne signent pas de paix séparée et poursuivent le combat jusqu’en novembre 1918. On se trouve ici face à l’une des problématiques majeures de l’historiographie actuelle : comment expliquer cette combativité des soldats, malgré les innombrables souffrances ? Force est de reconnaître que la puissance du sentiment national galvanise les civils comme les militaires.

Le patriotisme est donc très fort chez les Serbes ?
Ne tombons pas dans l’exagération et les outrances de la propagande de l’époque qui nous présente des soldats debout face à la mitraille ! L’attachement à la patrie et à son sol provoque, chez les Serbes, une volonté indéniable de lutter contre l’envahisseur. Cela se fait sans enthousiasme débridé mais avec le sentiment du devoir de défendre sa terre, sa famille et son Etat. Il existe bien un consentement à la guerre chez la plupart des Serbes. Cela dit, la population, comme l’élite dirigeante, est traversée de doutes pendant toute la période. Des tentations de paix séparées s’expriment dès 1914 et l’armée traverse une grave crise morale en 1917, à l’instar de l’ensemble des troupes européennes. La Grande Guerre est une guerre pour la nation. L’oublier, c’est mettre de côté tout un pan d’explication et de compréhension.

On est frappé par la violence subie par les Serbes dès 1914…
C’est tout à fait exact. Là aussi, nous rejoignons une thématique actuelle, celle de la violence sur les civils. C’est d’autant plus intéressant que la Serbie appartient à la liste réduite des pays occupés pendant la Première Guerre mondiale. En effet, dès l’invasion austro-hongroise de 1914, des violences d’une intensité inouïe s’abattent sur les civils. Le fait qu’elles aient été reprises, et parfois amplifiées par la propagande de l’Entente, ne doit rien retrancher de leur réalité. Les ordres donnés par le commandement s’expliquent, certes, par la crainte des francs-tireurs, mais aussi par la volonté de détruire la nation serbe. C’est particulièrement net lors de l’occupation du pays. Les Bulgares sont les plus acharnés à effacer toute trace de la culture serbe, et s’acharnent sur les livres, les icônes, et les hommes. Cela dit, ne faisons pas des Serbes d’innocentes victimes. Ils ont massacré eux aussi des civils pendant les guerres balkaniques et lors de la « libération » des terres slaves de la Double Monarchie. Les Serbes se trouvent à la conjonction de deux violences, celle habituelle chez les peuples des Balkans toujours tentés par l’épuration ethnique, et celle propre à la violence industrielle du conflit mondial.

Comment passe-t-on de la Serbie de 1914 à la Yougoslavie de 1918 ?
Par des chemins très tortueux ! la guerre est l’occasion pour les dirigeants serbes, le roi Pierre Ier, le prince régent Alexandre et surtout le président du Conseil Pašić de réaliser le rêve de la Grande Serbie, première étape avant la « libération » des autres Slaves du sud réunis dans une Yougoslavie dominée par les Serbes. Les obstacles sont très nombreux : les projets concurrents des Yougoslaves de la Double Monarchie, du Comité yougoslave de Londres, les réticences et les arrière-pensées des Alliés, l’hostilité des Italiens et bien sûr les vicissitudes de la guerre. Tous ces éléments poussent Pašić entre 1917 et 1918 à composer avec ses rivaux. Mais, avec un sens consommé de la manœuvre et un cynisme glacé, il parvient tout de même à ses fins. La Yougoslavie naissante de 1918 est bel et bien dominée par les Serbes, en position de force militaire et politique.

Au vu des évènements ultérieurs, on peut s’interroger sur la viabilité de cet Etat yougoslave, non ?
Cette question alimente les querelles historiographiques entre historiens serbes et croates, anglo-saxons et français. L’une des erreurs, à mon sens, a été de suivre le schéma de l’Etat-nation à la française, centralisateur, qui ne prend pas en compte l’existence de minorités nationales. C’était une vision particulièrement inadaptée à l’Europe centrale et orientale. Un tel système politique ne pouvait pas être perçu autrement que comme autoritaire. Mais un système fédéral aurait-il davantage fonctionné ? La réponse se trouve peut-être chez Jacques Bainville qui écrit avec raison : « Qui dit fédération dit fédérateur » !

En un mot, la Serbie pendant la Grande Guerre ?
Une nation qui ne veut pas mourir.

Propos recueillis à Saint- Cyr L’Ecole par Frédéric Grolleau le 10 décembre 2008.

   
 

Frédéric Le Moal, La Serbie, 1914-1918. Du martyre à la victoire, Paris, 14-18 Editions, 2008, 25,00 euros.

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Entretien avec Hélène Fiamma (collection GF- Flammarion)

Deux lettres claquantes et fameuses – GF – qui condensent 45 ans d’histoire éditoriale vouée à la mise en valeur éclairée des grands classiques

Depuis de nombreuses années, Garnier-Flammarion rime pour moi avec « explorations ». D’abord rencontrés dans le cadre scolaire, ces volumes, que souvent les professeurs nous recommandaient parce qu’ils alliaient prix modique et appareil critique de qualité, n’ont ensuite jamais cessé de m’attirer. Chaque fois que j’ai eu envie de lire un texte classique que je ne connaissais pas et qui ne figurait pas encore dans ma bibliothèque, alors même que je pouvais m’offrir de temps à autre le luxe d’un « Pléiade », j’optais presque toujours pour la version Garnier-Flammarion – ainsi ai-je le souvenir ému de mon entrée en terre proustienne par la porte que m’ouvrit, du côté de chez Swann, le premier des dix volumes de la belle édition supervisée par Jean Milly et à laquelle d’éminents spécialistes ont apporté leur concours.
Grâce à ces livres richement conçus mais néanmoins très accessibles, j’ai aussi pu saisir un peu de l’univers platonicien à travers Banquet, République et autres dialogues moi qui n’entends rien à la philosophie…

Toujours précédés d’une introduction qui les contextualise avec pertinence et efficacité, les textes sont par ailleurs éclairés par des notes, et des compléments dont la nature varie quelque peu d’un volume à l’autre. Cet accompagnement exige, pour être pleinement fructueux, d’être lu en deux temps : on le consulte d’abord pour s’acclimater à ce que l’on va lire, on y revient ensuite pour mieux en appréhender les finesses analytiques à la lumière de ce qu’aura apporté la lecture de l’œuvre.
Dossiers ? Commentaires ? Notes ? Fatras que tout cela dont on n’a plus besoin une fois quittée l’école ou l’université penseront certains. Au rebours de ces esprits chagrins, il se trouve beaucoup de lecteurs qui se demandent bien au nom de quoi le désir de se cultiver à la périphérie des œuvres littéraires ou philosophiques tout en jouissant d’icelles devrait disparaître dès lors qu’on n’a plus le statut administratif d’ »étudiant ».
De toute façon, il est des textes qui, n’en déplaise aux partisans de la « lecture nue », ne peuvent se passer de notes explicatives. Par exemple, comprend-on vraiment tel texte du XIXe siècle si l’on ignore ce qu’est une grisette, ou bien que le « ruisseau » est l’équivalent du caniveau et ne se réfère pas seulement au charmant cours d’eau traversant les vertes prairies campagnardes ? Faute de précisions idoines, tous ces mots dont on n’use plus aujourd’hui ou dont le sens a beaucoup changé risquent de conduire à des contresens dommageables. Éditer un texte avec ce qu’il faut d’explications pour éviter, justement, ces contresens qui valent trahison n’est donc rien autre que lui rendre justice.

Opportunément située entre les éditions de poche courantes livrant les textes nus ou presque, et les éditions savantes de type universitaire, la collection Garnier-Flammarion, parce qu’elle propose un large corpus d’œuvres classiques entourées d’un environnement critique de haute qualité, est aujourd’hui, à n’en pas douter l’un des meilleurs moyens d’acquérir une solide culture générale. Elle est l’instrument rêvé de quiconque ambitionne de se faire honnête homme, même s’il n’est pas en mesure de délier trop largement les cordons de sa bourse.

Courroie de transmission d’une vaste histoire littéraire, philosophique et critique, la collection s’inscrit elle-même dans une histoire éditoriale déjà longue, dans laquelle Hélène Fiamma s’est glissée voilà cinq ans. Directrice de la branche « littérature » – à distinguer du secteur « philosophie » – elle nous présente ce qui aujourd’hui ne doit plus être appelé que « la GF« .
On se souvient que François-Marie Mourad avait grandement apprécié l’intelligence et la culture de l’équipe éditoriale de la GF ; Hélène Fiamma en est la parfaite incarnation qui s’est exprimée tout au long de l’interview avec une aisance et une vivacité rares. Elle eut même cette suprême élégance de recourir çà et là à l’imparfait du subjonctif – tournure trop peu usitée, pourtant si douce à l’oreille de qui goûte la musique singulière d’un français châtié – sans une once d’affectation, avec autant de naturel que nous autres locuteurs lambda usons de ces disgracieux tu vois ? t’sais, et autres tout à fait, absolument qui relâchent jusqu’à l’inconfort l’oralité courante…

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Pourriez-vous retracer l’histoire de cette collection aujourd’hui fameuse ?
Hélène Fiamma :

La collection a près de 45 ans ; elle est née au début des années 60 d’un accord conclu entre deux maisons illustres et anciennes : Flammarion d’une part, qui souhaitait créer une collection destinée à accueillir des textes classiques en édition de poche, et Garnier d’autre part, éditrice des fameux « Classiques Garnier », ces volumes jaunes dont la réputation reposait sur leur appareil critique, extrêmement savant et comparable à celui des volumes de la Pléiade. Dans les années 70, cet accord s’est rompu mais la collection a néanmoins perduré, sous l’étrange appellation « GF – Flammarion » ce qui, déployé, donnait « Garnier-Flammarion Flammarion » – une tautologie dont personne ne semblait avoir conscience. C’est pourquoi nous avons travaillé sur la marque en nous attachant d’abord à supprimer le « Flammarion » excédentaire – avec le projet que le nom devienne « GF » tout court – puis en ranimant le très beau logo de la collection, ces deux capitales rouges et rondes qui ont vraiment du jus. 
En ce qui concerne les ouvrages publiés, la GF prolonge fidèlement l’héritage des « Classiques Garnier » : son catalogue est resté classique – avec peut-être une prédilection marquée pour les auteurs du XVIIIe siècle car à l’époque de sa création la collection était entourée de conseillers spécialistes de la période comme René Pomeau ou Michel Launay – et ne comporte aucun auteur contemporain. Et les livres ont gardé pour signe particulier un appareil critique qui, dans ses modalités, n’a pas fondamentalement évolué au fil des années – il se compose invariablement d’une introduction, de notes, d’une bibliographie, et s’augmente parfois d’un dossier ou d’annexes selon le texte édité. La collection s’est nettement distinguée de l’apport Garnier avec l’entrée au catalogue de la philosophie au début des années 80, sur l’initiative de Louis Audibert – aujourd’hui décédé – et de Charles-Henri Flammarion – qui était alors PDG de la maison – qui ont à eux deux lancé l’idée d’entamer un chantier énorme, d’une ambition invraisemblable quand on y songe maintenant : retraduire les œuvres des grands philosophes, en commençant par Platon. Le plus étonnant était que le projet visait à publier ces nouvelles traductions directement en édition de poche, sans passer par le soutien financier qu’aurait apporté une parution en grand format…
Le chantier a donc été initié : une équipe de savants pilotés par Luc Brisson s’est attelée à retraduire tout Platon, puis d’autres spécialistes ont été mandatés pour d’autres projets du même ordre, concernant Aristote, Nietzsche, Plotin… etc. qui sont désormais des auteurs phares de la collection. Il faut ici préciser que littérature et philosophie constituent deux branches distinctes de l’entité GF : je ne m’occupe que de la littérature, assistée de Charlotte van Essen, et la branche philosophie est dirigée par Sophie Berlin. Mais ce sont bien les mêmes grands principes éditoriaux qui régissent les deux secteurs.

L’identité de la collection, que vous avez tout de suite voulu marquer à travers la simplification de son nom et la résurrection du logo, passe aussi par les couvertures dont l’aspect a récemment été renouvelé, me semble-t-il…
En effet. Jusqu’à la fin des années 90, les livres de la collection offraient un aspect assez hétéroclite : on se bornait à rechercher, pour chaque titre, un tableau qui fût à même de se rapporter à l’œuvre publiée – par exemple une toile d’Ingres pour tel texte des années 1830 – et l’on choisissait la typographie qui paraissait convenir. Autrement dit, l’harmonie entre les ouvrages de la collection reposait sur le seul contenu – textes classiques, appareil critique de qualité. A donc été envisagé de recourir à un unique illustrateur qui réaliserait toutes les couvertures, afin que l’identité de la GF soit aussi fondée visuellement. Plusieurs artistes ont ainsi travaillé pour nous, jusqu’à ce que nous rencontrions Virginie Berthemet. Personnellement, j’adore ses réalisations et les auteurs sont eux aussi très satisfaits – « Elle a compris l’œuvre en profondeur », m’ont dit certains d’entre eux. Parmi les couvertures qu’elle a le mieux réussies à mes yeux, je citerais celle de notre édition des Fleurs du Mal sortie l’an passé, ou celle du Manuscrit trouvé à Saragosse, de Potocki…
Charlotte et moi travaillons en étroite concertation avec Virginie : nous lui communiquons une liste des livres qui vont être publiés en joignant, pour chaque titre, un large extrait du texte qui nous semble représentatif, assorti de quelques idées. À partir de ce matériau, elle retient ce qui, selon elle, pourra fonctionner sur le plan iconographique puis élabore plusieurs propositiions. Elle nous les montre, puis les modifie en fonction de nos regards conjoints, jusqu’à ce qu’un choix soit arrêté. Elle saisit très finement l’esprit de chaque livre et je n’hésiterai pas à dire qu’elle est désormais une des âmes de la collection.
 
Comment recrutez-vous les spécailistes qui accompagnent les classiques que vous publiez ? Viennent-ils vers vous avec leurs dossiers comme l’a fait François-Marie Mourad ou bien est-ce vous qui partez à leur recherche ?
C’est une combinaison de tout cela. J’évoquerai d’abord les propositions spontanées. J’en reçois beaucoup ; parmi elles, certaines me séduisent d’emblée parce que la nature de l’édition proposée est intéressante et/ou originale ou bien parce que la personnalité même du porteur de projet est particulièrement brillante. Quand un dossier attire mon attention, je le lis en profondeur, j’en analyse les différents aspects puis, si effectivement je le retiens, je contacte l’auteur qui me l’a envoyé – je parle à la première personne mais dans ce « je » il faut aussi entendre Charlotte von Essen. Nous nous rencontrons, puis nous discutons de ce qu’il est possible de faire et de ce qui, au contraire, ne l’est pas – par exemple, quand François-Marie a proposé de publier un florilège de contes et de nouvelles de Zola, nous nous sommes concertés pour décider du nombre de textes que nous allions publier, du corpus qu’il convenait de constituer… et des modalités de publication. Vous demandiez tout à l’heure à François-Marie pourquoi il y avait deux volumes ; en dehors de la justification littéraire qu’il a soulignée, il y a des raisons éditoriales qui relèvent de ce que j’appellerai la « cuisine interne » : il était parfaitement envisageable de ne fabriquer qu’un seul volume – ce qui, pour nous éditeurs, eût été moins coûteux – mais j’avais le sentiment que deux volumes à 5 euros seraient plus attractifs pour les lecteurs qu’un seul livre, plus gros, et aussi plus cher. Or je souhaitais, précisément, soigner l’accessibilité en termes de prix de ces Contes et nouvelles : voilà pourquoi nous avons opté pour deux volumes distincts.
En dehors de ces projets que nous recevons, il y a ceux que je tente d’initier, selon mes goûts propres, mes tropismes personnels – une collection porte toujours, d’une manière ou d’une autre, l’empreinte de la personne qui la dirige… Par exemple, j’ai une prédilection pour le poète Paul-Jean Toulet ; je voulais le faire entrer au catalogue et je me suis donc mise en quête d’un auteur qui acceptât d’en éditer les textes. Jean-Luc Steinmetz a répondu présent, et c’est ainsi que notre édition des Contrerimes a pu voir le jour et sera en vente courant avril. Le processus a été le même pour Léon Bloy, autre auteur que j’aime beaucoup : j’ai contacté Pierre Glaudes, qui en est le spécialiste incontesté, et je lui ai fait part de mon intention d’intégrer cet écrivain au catalogue de la GF ; il est d’accord pour se charger de l’édition des textes, nous pourrons donc ajouter Léon Bloy à notre corpus d’auteurs…
Et puis il y a une troisième voie par laquelle nous arrivent les projets : le vivier formé par les auteurs-chercheurs qui collaborent régulièrement à la GF et qui nous proposent des choses en lien avec leurs spécialités. Ils nous mettent aussi en rapport avec d’autres personnes qu’ils connaissent et qu’ils nous recommandent… Il y a ainsi toute une dimension de tâtonnements, d’enthousiasmes vifs, de découvertes et de rencontres plus ou moins hasardées qui marque la genèse des différents projets éditoriaux de la GF – et qui rend le travail passionnant !

Les livres de la GF ont tous un appareil critique remarquable ; mais certains portent la spécification « avec dossier ». À quoi correspond-elle ? Qu’est-ce qui distingue une édition GF courante d’une édition « avec dossier » ?
La distinction est, disons-le, assez empirique. En général, le « dossier » est élaboré dans une perspective assez scolaire pour les ouvrages que l’on destine plus particulièrement aux élèves des lycées et pour lesquels l’appareil critique habituel paraît insuffisant. Le « dossier » consiste à founir aux élèves des outils qui leur permettent d’appréhender dans son contexte l’œuvre qu’ils ont entre les mains, ou bien de l’aborder à travers, par exemple, des romans contemporains ou de brèves anthologies thématiques se rapportant au texte qu’ils étudient… Les éléments des dossiers peuvent être d’ordres très divers. Mais il arrive aussi que l’on adjoigne un dossier à des textes non destinés au lectorat scolaire quand on estime qu’ils méritent un accompagnement plus dense encore que celui proposé d’ordinaire – quand une préface, tenant généralement en une quarantaine de pages, ne suffit pas à cerner certains aspects importants du texte publié.

Puisque ces dossiers sont pensés dans une perspective scolaire, j’imagine qu’ils correspondent à des ouvrages qui vont figurer dans les programmes ?
En effet ! Nous sommes très attentifs à l’évolution des recommandations ministérielles concernant les lycées et les universités – les programmes des collèges sont l’affaire d’une autre collection Flammarion, « Étonnants classiques ». Il y a environ deux ans, le roman et la notion de personnage romanesque ont été inscrits de façon plus prégnante dans les programmes des classes de première ; outre que cela venait, à mon sens, combler un vide qui s’était creusé entre ce qui était étudié en seconde et ce qui était abordé en terminale, ces changements m’ont profondément réjouie parce qu’ils allaient nous fournir l’opportunité de rééditer de grands romans et de rechercher des textes peu connus – avec une prédilection pour le XIXe siècle. Cette perspective m’enchantait d’autant plus que j’ai l’esprit très romanesque…

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Le catalogue de la GF comporte plusieurs éditions bilingues ; quels sont les critères qui vous amènent à publier un texte à la fois dans sa langue d’origine et dans sa version française plutôt que sous sa forme traduite uniquement ?
Hélène Fiamma :

Là encore, les choix relèvent de l’empirisme et s’effectuent au cas par cas. Il n’y a pas de règle établie si l’on excepte une tradition en vigueur depuis la création de la collection, qui est de publier en bilingue – à de très rares exceptions près – les textes français du Moyen-Age. Cette habitude éditoriale fonde en partie la réputation de la GF, et je considère comme un devoir de la maintenir.
En ce qui concerne les textes étrangers, les cas de figure sont multiples – aucune tradition ne s’est créée qui pût dicter une ligne de conduite… je vais tâcher de vous donner quelques exemples concrets. Dans le domaine anglophone, nous avons publié en bilingue plusieurs textes d’Oscar Wilde – des pièces de théâtre fréquemment jouées – et des nouvelles de Henry James dans le but de proposer quelque chose qui n’existait pas encore sur le marché des éditions de poche : ces oeuvres n’étaient en effet disponibles qu’en traduction. Il s’agit de textes relativement courts ; une publication biliingue ne posait donc pas de trop gros problèmes de fabrication. À propos d’Oscar Wilde, nous allons publier en avril un ouvrage hybride, qui comportera un texte traduit – De profundis – suivi d’un second – La ballade de la geôle de Reading – donné, lui, en anglais et en français. Nous avons consenti à ce compromis a priori un peu étrange pour des raisons matérielles : publier les deux textes en bilingue aurait abouti à un volume énorme, extrêmement coûteux.
Il est aussi certaines bizarreries littéraires qui imposent le choix d’une édition bilingue… Je pense, ici, à Sud, de Julien Green. Il a écrit cette pièce – qui est sans doute la plus jouée de toute son œuvre dramatique – en français, puis en anglais. Ce sont deux versions semblables, mais en même temps différentes ; les publier ensemble permet, outre de goûter au plaisir de lire l’œuvre dans les deux langues, d’avoir un aperçu du « laboratoire créatif » d’un auteur qui n’écrit pas tout à fait de la même manière selon qu’il s’exprime en anglais ou en français. Et comme les éditions Flammarion sont en train de publier en grand format l’intégralité du théâtre de Julien Green, il m’a paru intéressant d’éditer Sud en bilingue dans la GF.
En matière de bilinguisme, nous avons, pour l’an prochain, un projet très ambitieux qui n’est pas sans poser quelques problèmes : nous préparons une édition en français et en arabe des Mu’allaqât – ce sont de grandes odes préislamiques écrites en arabe aux VIe et VIIe siècles par des bédouins poètes et qui, dans le monde arabe d’aujourd’hui, sont encore très connues, récitées par cœur et transmises de génération en génération. Ces textes ont déjà été traduits en français – notamment par le grand arabisant Jacques Berque – mais ils n’avaient encore jamais été proposés aux lecteurs français dans leur langue d’origine. Je ne vous cache pas que c’est une véritable gageure technique, mais c’est une façon d’offrir un vrai « plus » éditorial à ces odes qui sont disponibles chez d’autres éditeurs et qui vont, pour l’occasion, être l’objet d’une troisième traduction en quelques dizaines d’années. À travers ce projet, nous espérons donner le sentiment que notre intérêt se porte aussi sur des littératures peu connues en France, peu diffusées, et dont les lecteurs se méfient un peu au premier abord.

 

Il arrive que vous publiiez des éditions partielles, ou anthologiques. Sont-elles destinées, à plus ou moins long terme, à déboucher sur des éditions complètes ?
Les éditions de type anthologique sont assez rares – l’une des caractéristiques de la GF étant de publier des textes intégraux. Il y a cependant des œuvres si vastes que l’on ne peut raisonnablement imaginer qu’elles seront un jour intégralement publiées dans la GF et qui pourtant méritent d’être diffusées. En proposant des anthologies, j’espère ainsi faciliter l’accès d’un large public à des textes autrement peu abordables par leur ampleur et par le coût des éditions intégrales. Je vous citerai à titre d’exemple les Mémoires de Saint-Simon, un texte remarquable trop peu lu parce que ses dimensions effraient et que l’édition intégrale d’Yves Coirault, dans la Bibliothèque de la Pléiade, est absolument inabordable. En publiant dans la GF une sélection d’extraits des Mémoires, et d’autre part, en volume isolé, Le Mariage du duc de Berry – un épisode singulier qui se distingue nettement de l’ensemble des Mémoires – nous proposons à des lecteurs qui n’auraient peut-être jamais imaginé de s’y plonger un jour une voie d’accès à un texte qu’il serait dommage de ne pas connaître. C’est une intention analogue qui nous a poussés à publier, à la rentrée dernière, un volume de lettres choisies de Marcel Proust. L’idée était d’initier le lecteur à cette magnifique correspondance à travers une anthologie dont il pourra se contenter mais qui pourra tout aussi bien éveiller sa curiosité et l’inciter à lire l’intégalité de la correspondance proustienne dont il existe une édition de référence en plusieurs tomes parue chez Plon.
Mais ces anthologies sont des projets à part entière, ils ne participent en aucun cas d’une démarche en deux temps qui préparerait une édition d’œuvres complètes par une première publication de type anthologique.

 

Cette intention d’inciter à la découverte via les anthologies vaut, en définitive, pour tous les ouvrages de la GF car les appareils critiques sont conçus de telle façon qu’en plus des éclairages apportés aux textes, ils invitent à poursuivre les lectures à leur périphérie…
C’est en effet l’idée directrice de la collection. La constitution de l’appareil critique représente un travail éditorial de grande envergure car le but est de conjugeur expertise scientifique, apports des états les plus récents de la recherche, et lisibilité pour un public assez large. C’est un équilibre qui n’est pas toujours facile à trouver ! Cela tient même de la gageure dans certains cas, surtout lorsque l’on vise un lectorat plus scolaire – comme, par exemple, avec notre nouvelle édition de Pierre et Jean, le roman de Maupassant dont la préface est peut-être l’un des textes les plus étudiés en lycée. Cette nouvelle édition, établie par Antonia Fonyi, recense des variantes manuscrites apportées par Maupassant lui-même à sa préface – des variantes de toute première importance établies d’après un manuscrit qui se trouve, je crois, aux Etats-Unis et auquel personne n’a encore eu accès. Il s’agissait, pour nous, de mettre en valeur la forte plus-value éditoriale que représentent ces variantes tout en offrant un livre accessible à des élèves de lycée – un vrai travail d’orfèvre…

J’imgine que vous devez être soumise à diverses contraintes éditoriales ; comment abordez-vous le planning d’une année ? Y a-t-il des quotas que vous devez respecter ?
Il y a en effet des contraintes – la première étant que la moyenne des publications, pour l’ensemble de la GF, littérature et philosophie condondues, doit se maintenir entre 25 et 30 titres par an. Mais il n’y a pas à proprement parler de quotas à respecter ; je cherche plutôt à maintenir une cohérence sur le long temre, à travers une répartition pensée des différents titres et types d’ouvrages programmés. Je raisonne par « fourchettes » ce qui permet une certaine souplesse tout en fixant des repères. Comme la collection est ancienne, nous devons bien sûr perpétuer des traditions mais aussi tâcher d’instaurer des choses nouvelles qui, alors, réclament un suivi. Par exemple, le fait d’avoir publié fin 2007 une anthologie de lettres de Proust n’aura de sens que si un autre volume du même genre sort courant 2008 de façon à ce que les lecteurs repèrent la présence de la GF sur le marché des ouvrages de correspondance. La continuité est aussi de mise quand on commence à s’attacher à un auteur en particulier ; je songe ici à Gustav Meyrink, un auteur mineur mais que j’aime beaucoup. Ses œuvres n’étaient plus vraiment disponibles quand j’ai décidé de l’inscrire au catalogue ; nous avons publié quatre romans, en respectant entre chacun d’eux un intervalle de 12 à 18 mois, puis nous avons réuni le tout en coffret. Ce suivi, cette cohérence, participent d’une stratégie visant à assurer notre présence en librairie et à faciliter l’identification de nos livres par les lecteurs – et la stratégie éditoriale sera d’autant plus précise que les initiatives lancées concernent des projets de longue haleine. 
 
Le mot de la fin ?
Nous restons très attentifs aux réactions des lecteurs : s’ils sont enthousiastes, alors il nous est plus facile de l’être aussi et d’avoir foi en nos projets…

Quelques GF sur Le Litteraire :

Alphonse Daudet, Sapho
Prosper Mérimée, Chroniques du règne de Charles IX 
Gustav Meyrink, L’Ange à la fenêtre d’Occident
Edmond Rostand, Chantecler
<FONTFACE=VERDANA><FONTSIZE=2>RaymondRoussel,<AHREF= »HTTP: article2270.html?target= »_blank » http://www.lelitteraire.com><FONTCOLOR=#996600&gt;Impressions <FONTFACE=VERDANA><FONTSIZE=2>d’Afrique

<FONTFACE=VERDANA><FONTSIZE=2><FONT<FONTFACE=VERDANA>Madeleine et Georges <FONTFACE=VERDANA size= »2″>de Scudéry, Artamène ou le grand Cyrrus
Émile Zola,
Le roman expérimental Contes et Nouvelles tomes 1 et 2

   
 

Entretien réalisé par isabelle roche le 14 mars 2008 au Salon du livre de Paris sur le stand Flammarion.

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Christophe Giolito, Comprendre l’histoire de la philosophie

On ne pratique pas l’histoire de la philosophie sans mobiliser plus ou moins consciemment un certain point de vue sur la philosophie

Parce qu’ on ne pratique pas l’histoire de la philosophie sans mobiliser plus ou moins consciemment un certain point de vue sur la philosophie, Christophe Giolito, agrégé de l’université, docteur en philosophie, qui enseigne en classes préparatoires (voie économique et sociale) au lycée militaire de Saint-Cyr et est chargé de travaux dirigés au CIPCEA (Paris I-Ens) revient sur les tenants et aboutissants d’une telle discipline.

Pourquoi un livre sur l’histoire de la philosophie ? N’est-ce pas une activité de spécialiste, d’audience restreinte ?
Christophe Giolito :

Certes, c’est vrai en un sens : l’histoire de la philosophie est une discipline universitaire, relevant d’une haute technicité. Mais en un autre sens, c’est une activité que nous pratiquons tous, dès lors que nous lisons un texte célèbre ou que nous invoquons une théorie platonicienne ou cartésienne. Quels critères mettons-nous implicitement en œuvre dans notre déchiffrage des écrits philosophiques ? Au nom de quoi reconnaissons-nous l’appartenance d’un principe à une doctrine ? Quelles données théoriques isolons-nous, lorsque nous nous rapportons à des philosophies du passé ? C’est pour rechercher des éléments de réponse à ces questions que ce livre explore les grandes théories de l’histoire de la philosophie.

Vous faites une histoire de ces théories. Ne s’agit-il pas en même temps d’une théorie de l’historicité ?
Soit. Mais ne nous payons pas de mots. Mon travail se présente d’une part comme une histoire des conceptions de l’histoire de la philosophie. À ce titre, il est descriptif, et c’est aussi un ouvrage d’histoire de la philosophie comme un autre. Mais il s’efforce d’autre part de constituer une théorie de l’histoire de la philosophie. Dans l’impossibilité de concevoir une pratique neutre de l’histoire de la philosophie, il s’agit de manifester la nécessité de se prévaloir d’une représentation informée de l’histoire.

 

En l’occurrence, quelle position défendez-vous ?
Je prône une attitude réfléchie, critique et pluraliste de l’histoire de la philosophie. L’affirmation d’une obédience théorique ne doit pas interdire l’échange avec les autres pratiques ; elle devrait même idéalement le favoriser. En outre, le fait de se prévaloir de principes caractérisés ne devrait pas interdire de les appliquer avec une certaine souplesse. Je distingue l’attitude méthodique, qui consiste à régler ses pratiques sur des principes, et le travers méthodologiste, qui consiste en cette propension à isoler la méthode de ses applications pour lui reconnaître une valeur en elle-même. Ma défense d’une conception ouverte et pluraliste de l’histoire de la philosophie tente de rendre compte de la diversité des pratiques contemporaines.

Comment utiliser un tel ouvrage ?
Les manières dont on vient de le présenter peuvent induire deux usages de ce livre. Soit, travaillant sur une période donnée, on pourra se référer aux conceptions de l’histoire de la philosophie qu’elle a développées. Soit, voulant réfléchir sur sa propre pratique, on tentera d’identifier les concepts qui permettent de mieux définir les procédés qu’on met en œuvre. Nul ne pourra y trouver de recettes, mais chacun peut prétendre y découvrir des matériaux pour définir sa propre représentation théorique de l’histoire de la philosophie.

   
 

Propos recueillis par frederic grolleau le le 27 mars 2008.

-  Christophe Giolito, Comprendre l’histoire de la philosophie, Armand Colin, mars 2008, 165 p. – 16,80 €.

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Entretien avec Andrei Nakov (Kazimir Malewicz, le peintre absolu)

Andrei Nakov, auteur de la monographie-événement consacrée à K. Malewicz, retrace son propre parcours, et celui de son long travail

Il est admis que, pour comprendre ce qu’exprime l’Autre – par la parole, l’écriture, la peinture, la musique… – il faut partager avec lui un espace minimal d’expérience commune où mots et figures employés par l’un et l’autre peuvent revêtir des aspects suffisamment proches pour être reconnaissables. À cet égard, Kazimir Malewicz et Andrei Nakov, l’artiste et l’historien de l’art passionné par les mouvements d’avant-garde, étaient destinés à se rencontrer : tous deux portent en eux l’empreinte de la « polonité », et ont eu à subir, à des degrés divers certes, un éprouvant voyage sur l’océan de l’expérience totalitaire.
Le fruit de cette rencontre, dont les prémices remontent à quelque quarante années : une intelligence toute particulière de la création maléwiczeéenne d’où a procédé, d’abord, la publication d’un recueil d’écrits essentiels de Malewicz, puis un monumental travail d’exploration de l’œuvre qui a permis l’établissement d’un Catalogue raisonné, puis la rédaction d’une monographie publiée récemment par les éditions Thalia. Lire cet ouvrage relève de l’immersion – expérience aussi passionnante que troublante dont j’ai pu parler avec l’auteur qui, entre deux voyages et plusieurs conférences, a bien voulu me recevoir et évoquer le difficultueux chemin qu’il a dû parcourir pour enfin offrir aux lecteurs la monographie de Kazimir Malewicz.

Quel a été votre parcours ?
Andrei Nakov :
Je suis né en Bulgarie, de père bulgare et de mère polonaise – j’ai ainsi bénéficié d’une double culture, slave-orthodoxe et catholique occidentale. À 18 ans, j’ai souhaité vivre concrètement la « polonité » que j’avais héritée de ma mère et je suis allé étudier à Varsovie. Je suivais à l’époque une formation musicale mais je ne savais rien de l’histoire de l’art, sinon que ce domaine m’intéressait. Puis j’ai découvert que cette matière était enseignée dans le cadre d’un cursus universitaire… Cela m’a causé la même surprise que si j’avais débarqué sur la Lune ! J’ouvre une petite parenthèse pour préciser qu’à Varsovie, l’histoire de l’art était étroitement liée aux écoles viennoise (la partie sud de la Pologne a appartenu à l’empire austro-hongrois jusqu’en 1914) et berlinoise – l’Allemagne du XIXe siècle a été pour ainsi dire le berceau de l’histoire de l’art en tant que discipline universitaire faisant l’objet d’un enseignement à la fois théorique et pratique. Entre 1870 et 1914, il y a eu dans ce pays un développement fulgurant de cette discipline : de nombreux musées et instituts ont été créés, beaucoup de livres ont été publiés. Mais la Première Guerre mondiale et, plus tard, la montée du nazisme ont arrêté ce développement et chassé beaucoup d’historiens de l’art allemands car la plupart d’entre eux étaient juifs. Ceux qui ont survécu à ces tragédies ont émigré en Angleterre et aux États-Unis.
Je me suis donc inscrit en histoire de l’art, et j’ai eu pour professeurs de véritables sommités : Bialostocki, Starzynski, Walikcki – mais je ne m’en suis rendu compte qu’a posteriori… En 1963, pour des raisons politiques, j’ai dû fuir la Pologne en quelques heures, n’emportant qu’un tout petit bagage et, dans ma tête, le savoir que j’avais emmagasiné au cours de mes études. C’est ainsi que je suis arrivé en France, avec pour seul document officiel mon passeport ; comme je n’avais aucun papier qui m’aurait permis d’obtenir des équivalences universitaires, j’ai dû tout reprendre à zéro – je souligne qu’à cette époque, en France, il n’y avait pas de diplôme universitaire spécifique à l’histoire de l’art : si l’on voulait obtenir une agrégation, il fallait s’inscrire soit en Histoire, soit en Esthétique – une branche de la Philosophie. Les choses n’ont changé qu’après 68.
À l’institut d’art et d’archéologie de la Sorbonne, j’ai suivi un cursus classique, jusqu’à la thèse de doctorat. Tout en rédigeant celle-ci, qui portait sur la Renaissance vénitienne – il n’était pas question, dans les années 60 en Sorbonne, de faire une thèse sur l’art contemporain – je m’intéressais de plus en plus aux nouveautés artistiques comme l’art minimal, le pop art… etc. J’écrivais déjà des articles sur ces sujets, tout en achevant ma thèse. Quand j’ai enfin été libéré de mes obligations universitaires, j’ai décidé de me consacrer entièrement à ma vraie passion : l’art moderne et contemporain. Cependant, je me rendais compte que je ne comprenais pas grand-chose à ce qui était en train de se produire, et que je devais, pour y voir plus clair, étudier les grands mouvements esthétiques précédents comme le constructivisme, le dadaïsme… En fait, je n’ai fait que reprendre ce que j’avais dû abandonner en cours de route à Varsovie puisque la thèse que j’avais entamée là-bas portait sur Miikolaias Ciurlionis, artiste lithuanien (et polonais, car il avait étudié à Varsovie) donc la naissance du premier art abstrait polonais. Une fois obtenu mon doctorat, en 1969 je suis parti aux États-Unis : j’avais très envie de voir les musées américains et, surtout, de travailler avec Meyer Shapiro, grand historien d’art, spécialiste de l’art moderne qui me passionnait et qui enseignait à Columbia University (New York).
Ma culture européenne et ma « slavité » m’ont assez vite ouvert des portes et je me suis un beau jour retrouvé à Harvard, où j’ai pu travailler avec le célèbre linguiste structuraliste Roman Jakobson. J’avais là-bas toutes les commodités – extraordinaire bibliothèque – pour étudier ce qui me passionnait, notamment le futurtisme et le constructivisme russes, qui n’étaient presque pas connus en France ; il y avait bien des études sur les « formalistes », les initiateurs du mouvement structuraliste et de la revue Tel quel, mais le centre de leur réflexion était surtout littéraire, donc très peu orienté vers les arts plastiques. Aux États-Unis je ne parvenais pas à m’adapter à la vie américaine. De plus, m’installer aux États-Unis aurait exigé que j’épouse l’anglais américain comme j’avais épousé le français en venant à Paris – ce qui m’avait tout de même demandé un certain temps et pas mal d’efforts – et cela m’était difficile : même si je maîtrise parfaitement l’anglais à des fins de communication, je souhaitais conserver le français comme langue d’écriture. Pour toutes ces raisons, j’ai donc fini par revenir en France.
À mon retour à Paris j’ai retrouvé Raphaël Sorin, à l’époque jeune critique d’art, que j’avais connu à New York. Il était alors en train de monter la maison d’édition Champ Libre de Gérard Lebovici, mû par l’intention de faire la Révolution culturelle à sa manière, et il m’a proposé de rejoindre son équipe. Chacun des collaborateurs avait carte blanche… à condition de faire ce que le Maître voulait ! À partir du moment où nous adhérions à ses idées, il nous laissait une liberté d’action presque totale. J’ai participé à l’expérience Champ Libre pendant une quinzaine d’années – c’est là que j’ai publié, en 1975, les Écrits de Malewicz – puis je me suis séparé de ce groupe de gens parce que je n’appréciais pas que Lebovici m’ait associé aux manifestes qu’il publiait dans Le Monde sans m’avoir consulté au préalable – il agressait tout le monde en signant au nom de toute l’équipe de Champ Libre !
Pendant les années 80, j’ai continué à étudier les débuts de l’art abstrait, le constructivisme, le dadaïsme – surtout le dadaïsme allemand et russe, qui touche les arts plastiques alors que ce mouvement est davantage littéraire en France. Mais comme mes travaux n’obtenaient guère de débouchés, je me suis essentiellement tourné vers l’Allemagne, où l’on m’ouvrait davantage de portes. J’ai beaucoup travaillé à ce moment dans les musées allemands et en particulier à la Nationalgalerie de Berlin.

 

Avez-vous été attiré par l’œuvre de Malewicz du simple fait que vous vous intéressiez de près à l’art moderne ou bien cet attrait est-il consécutif à une sorte de choc esthétique personnel ?
J’avais déjà approché la création de Malewicz au cours de mes études à l’université de Varsovie. Afin de nous apprendre ce qu’était l’art moderne, les professeurs nous recommandaient la lecture des écrits de Wladislaw Strzeminski, le chef de file de l’avant-garde constructiviste polonaise des années 20/40, et qui était l’un des meilleurs élèves de Malewicz. À l’époque de mes études à Varsovie il n’y avait pas en Pologne de censure artistique aussi forte qu’en Russie, j’avais donc accès à une partie des idées maléwiczéennes. Plus tard, au début des années 70, à la suite d’une exposition que j’avais organisée à Londres et dont j’avais rédigé le catalogue, Secker and Warburg, un grand éditeur londonien, m’a demandé de faire un livre sur le constructivisme russe. C’est alors que je me suis penché de plus près sur Malewicz : il était considéré comme un constructiviste, mais j’avais l’intuition qu’il n’appartenait pas à ce mouvement.
J’ai lu ses textes, j’ai étudié ses tableaux (au musée Stedelijk d’Amsterdam), j’ai passé six mois immergé dans son travail, et j’ai compris que c’était un artiste majeur de son époque. Ensuite, en 1974, j’ai préparé l’édition française de ses écrits les plus importants dont je vous ai parlé, et c’est ainsi que peu à peu j’ai été happé par l’univers de ce peintre-philosophe. À noter que mon livre, simplement intitulé Malevitch – Écrits, est régulièrement réimprimé ; il en est aujourd’hui à sa troisième réimpression – le fonds Champ Libre, maison qui n’existe plus aujourd’hui, a été repris par les éditions Ivrea, fondées par Lorenzo, un des fils de Gérard Lebovici.

Dans l’ « avant-lire » du premier tome, vous évoquez les aléas qui n’ont cessé de retarder la publication de la monographie et les immenses difficultés que vous-même avez rencontrées. Bien que vous ayez retracé tout cela en détail dans la préface du Catalogue raisonné, publié en 2002 par les éditions Adam Biro, pourriez-vous en rappeler ici les grandes lignes ? 
Le projet monographique en lui-même est très ancien ; il a pour ainsi dire été initié par Malewicz en personne lorsqu’en 1927 il a effectué son seul et unique séjour en Europe Occidentale. Il avait laissé derrière lui beaucoup d’archives, que ses amis et disciples ont voulu rassembler et publier après la guerre. DuMont Schauberg, grand éditeur de Cologne, a lancé le travail mais Hans von Riesen, l’auteur qui en était chargé, est mort avant de l’avoir achevé. Le projet est ainsi passé d’une personne à l’autre et, de fil en aiguille, les énergies se sont épuisées. Jusqu’au jour où, à la fin des années 70, Wilhelm Hack – à l’époque le premier grand collectionneur d’art moderne russe en Europe, et d’œuvres de Malewicz en particulier, que je connaissais bien – m’a contacté pour me proposer de mener à bien cette monographie. Les nombreuses publications que j’avais à mon actif ainsi qu’une grande exposition que j’avais organisée à Berlin en 1977 attestaient, à ses yeux, de ma compétence en la matière. De fait, en 1979, l’éditeur allemand PVA de Ludwigshafen me confiait la rédaction de cet ouvrage. Dès lors je me suis investi à fond dans ce travail, qui s’est avéré bien épineux pour deux raisons majeures : l’extrême complexité conceptuelle et tout simplement culturelle du sujet, et la quasi impossibilité d’accéder aux archives russes, à l’époque soviétiques, dont j’avais besoin. Sans cette documentation, je ne pouvais pas travailler correctement ; j’étais bloqué.
 Malgré tout, l’éditeur me pressait d’avancer ; moi, je refusais de bâcler le livre, je réclamais plus de temps pour étudier à fond la création de cet artiste, ce qui m’était impossible tant que des pans entiers de son œuvre me demeuraient inaccessibles. De pressions en pressions, nous nous sommes fâchés et le projet du livre est tombé à l’eau ; mes relations avec cet éditeur se sont détériorées au point qu’il m’a fallu en appeler à des avocats pour récupérer les documents photographiques que j’avais amassés…
À partir de 1987, au moment de la Perestroïka, j’ai fait partie de ces gens que les nouveaux dirigeants invitaient en Russie pour montrer combien était profond le changement politique et grande leur volonté d’ouverture. J’ai accepté l’invitation, en demandant, en échange, l’accès libre aux archives d’État concernant Malewicz, et à ses œuvres gardées dans les réserves des musées ; ce qui m’a été accordé. Pendant deux ans, j’ai fait la navette entre Paris et la Russie de façon à emmagasiner les documents qui m’étaient nécessaires pour la poursuite de mon travail – même si je n’avais plus d’éditeur, je ne pouvais pas renoncer à ce projet.
Mais à nouveau des obstacles ont surgi : en s’ouvrant à l’économie de marché, la Russie a suscité bien des vocations mercantiles, et l’on s’est mis à vendre de façon complètement anarchique des œuvres d’art. Du coup, ceux qui, comme moi, en savaient assez pour distinguer une œuvre authentique d’une vulgaire copie sont vite devenus indésirables. Je n’étais plus interdit de séjour officiellement, mais l’on s’est ingénié à saboter mes recherches – en Russie aussi bien qu’en Europe Occidentale – et ce parfois de façon violente. Pour tâcher d’échapper à ces pressions qui devenaient insupportables, j’ai quitté Paris et je me suis installé dans le Morvan, dans une maison que je n’avais que très peu occupée jusqu’alors, et j’ai vécu complètement replié sur mon travail pendant six ans, seul, contre vents et marées, ne voyant ma famille que le week-end. Pourtant, je n’avais toujours pas d’éditeur…
Après ma brouille avec la maison allemande, Éric Hazan m’avait offert un contrat car il était prêt à éditer le livre mais, avant que les choses n’aboutissent, sa maison a été rachetée par Hachette. Une fois de plus, je me retrouvais sans éditeur. Mais j’ai persisté à vouloir finir ce livre, en décidant que désormais j’allais conduire la rédaction à ma guise puisque je n’étais soumis à aucun contrat susceptible de me poser des contraintes. Quand j’ai estimé le livre fini, j’ai obtenu des partenariats étrangers pour aider à la publication du catalogue, et un éditeur, Adam Biro, se disait prêt à publier la totalité de mon ouvrage – c’est-à-dire le catalogue raisonné et la monographie, qui sont complémentaires. Mais à nouveau j’ai eu des déconvenues : Adam Biro n’a publié que le catalogue, de surcroît amputé de la bibliographie et du chapitre décrivant les spécificités de la technique et des modes d’exécution de Malewicz !
Ensuite, Flammarion m’a proposé d’éditer la monographie ; pendant deux ans la maison m’a maintenu dans l’incertitude, ne perdant jamais une occasion de manifester son intérêt, mais en persistant à ne pas me faire signer le moindre contrat… Ces contretemps incessants, au fond, ne m’affectaient pas tant que cela ; j’étais allé au bout du travail que j’avais commencé, et ma véritable victoire était d’être parvenu à comprendre l’œuvre et la pensée plastiques de Malewicz.
Un beau jour de 2005 Aleksandra Sokolov – que j’avais rencontrée chez Adam Biro – a fondé les éditions Thalia, elle m’a proposé de travailler avec elle et de diriger une collection. Apprenant que Flammarion traînait les pieds pour publier mon livre, et que je n’étais toujours pas sous contrat, elle a pris un petit délai de réflexion puis a fini par m’annoncer qu’elle était partante pour publier la monographie. Une fois cette décision arrêtée, j’ai travaillé pendant un an et demi non plus sur le texte en lui-même mais sur la fabrication proprement dite de l’ouvrage – mise en page, choix des illustrations, contrôle des reproductions, corrections… etc. Le résultat final est peut-être un peu trop volumineux, mais le livre existe enfin et c’est l’essentiel.

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Vous évoquez en effet dans l’introduction du tome 3 le nombre probablement excessif de pages qui composent cette étude monographique. Qu’est-ce donc qui, au moment où vous rédigiez ce texte, vous a paru de trop dans cet ouvrage ?
Andrei Nakov : 
Il se peut que je sois revenu de façon un peu répétitive sur certains sujets. Mais il me semblait que leur complexité exigeait que je les reprenne, soit en les abordant différemment selon les chapitres, soit en en les survolant d’abord pour les approfondir plus loin. De plus, il fallait restaurer quelques vérités – beaucoup de fausses informations ont longtemps circulé à propos de Malewicz. Peut-être aussi me suis-je trop étendu sur le contexte historique et intellectuel dans lequel a vécu Malewicz, mais comme la période et les mouvements esthétiques qui l’ont parcourue sont assez mal connus, j’ai éprouvé le besoin de m’y attarder, de façon à ce que le lecteur ait une idée précise de l’atmosphère générale qui a baigné la création malewiczéenne. Sans un minimum d’indications concernant l’expressionnisme ou le cubofuturisme russes – dont on ne sait pas grand-chose encore -, sans une analyse détaillée des œuvres symbolistes de Malewicz – auxquelles on ne s’est quasiment pas intéressé auparavant – le propos du livre aurait été incompréhensible. Il y avait à mon sens beaucoup de choses à dire à la périphérie de Malewicz pour pouvoir appréhender ce qu’il a accompli ; de plus, l’ouvrage a été conçu de façon très généreuse pour que l’iconographie soit de qualité optimale – ce qui suppose un assez grand format, et une mise en page suffisamment aérée. Voilà pourquoi l’ouvrage est si volumineux. Nonobstant, s’il doit y avoir une réédition – et je pense que ce sera très bientôt le cas – je l’aimerais plus légère. Je pense que l’on pourrait procéder, sans dommage, à une réduction physique du volume d’environ 10 %.

La réduction me paraît toutefois difficile ; les textes sont denses et nombreux et, en définitive, la proportion d’images n’est pas si importante que cela en regard du nombre de signes…
En effet ; ce livre a vraiment tous les défauts : non seulement il a la taille d’un « beau livre » mais en plus, il y a du texte – un peu plus de deux millions de signes… – qu’il faut lire (rires) ! Il y a même des chapitres entiers sans la moindre image, le 21 notamment, dans le tome 2…

Votre monographie souffre d’être séparée du catalogue : beaucoup de vos analyses s’appuient sur des œuvres que vous décrivez fort bien mais qui ne sont pas reproduites dans le livre. Ne pas les voir gêne un peu la compréhension de vos développements ; la consultation du catalogue serait précieuse….
Oui, en effet, cela pose un problème. D’autant que se procurer le catalogue, publié en 2002, risque de devenir difficile à court terme : l’éditeur a fait faillite, et l’ouvrage a été soldé par ses successeurs – sans que par ailleurs j’en sois prévenu – enfin bref, il s’est passé plein de choses désagréables. Mais au moins, ce catalogue existe physiquement, et c’est très important pour l’artiste. De mon point de vue, je pense l’avoir conçu de façon assez particulière, au lieu de m’en tenir à un abord strictement chronologique et à des commentaires de type purement statistique (énumération infinie d’expositions), j’ai basé ma classification sur deux éléments essentiels du strict point de vue de l’histoire de l’art moderne : le sujet, et la date d’exécution. De plus, je me suis toujours situé comme défricheur de l’historie de l’art moderne, c’est-à-dire que j’ai présenté les œuvres de Malewicz en montrant leur incidence sur l’histoire de l’art du XXe siècle, par exemple en mentionnant uniquement quand l’œuvre a été réalisée, quand et où elle a été exposée la première fois, quand elle a été publiée la première fois – parce que c’est à ce moment qu’elle entre dans le circuit des images et qu’elle peut inspirer d’autres artistes. C’est cette place dans la continuité de l’art du XXe siècle qui me paraît importante et que j’ai tâché de mettre en évidence. 
Actuellement, le catalogue est encore disponible chez les soldeurs, mais j’ignore pour combien de temps. Peut-être sera-t-il un jour réuni à la monographie, à la faveur d’une réédition… 

Vous insérez de très nombreuses citations dans votre texte, soit en exergue en début de chapitre ou de sous-chapitre, soit dans le fil même de votre propos, distinguées par une couleur de caractères légèrement différente, ce qui crée un niveau de lecture supplémentaire. Les avez-vous choisies et placées au fur et à mesure de votre rédaction ou bien leur insertion relève-t-elle des dernières finitions ?
Je les ai insérées au fur et à mesure au moment de l’achèvement de chaque chapitre, parce que j’estime que c’était une façon synthétique d’apporter un complément à un texte déjà dense et comlexe. Par exemple, dans le premier volume, qui traite de la période antérieure au suprématisme, je me suis amusé à construire un double discours : mon propre texte d’une part, qui « raconte » ce que fait Malewicz et analyse en détail ses œuvres impressionnistes, symbolistes, expressionnistes… et, d’autre part, placées en contrepoint, ces citations, empruntées à ses contradicteurs contemporains, critiques d’art ou confrères… C’est comme une fugue à deux voix dont l’une est celle de ses adversaires, moquant son art qu’ils ne comprennent pas.

Cela nous amène à la mise en page des quatre volumes, très complexe et qui a dû exiger des ajustements très précis. Dans quelle mesure vous êtes-vous impliqué dans l’élaboration de la maquette ?
J’ai participé à la réalisation de la maquette et à la fabrication du livre de très près, et j’ai travaillé en collaboration très étroite avec la maquettiste, Aurore Markowski. Nous avons eu un peu de mal à nous caler au début, parce qu’Aurore prenait le relais d’une autre maquettiste, qui avait réalisé la quasi totalité du premier tome mais dont nous avons dû nous séparer parce que je ne parvenais pas à travailler harmonieusement avec elle. La première chose qui importait à mes yeux était la mise en valeur des illustrations. Le travail de l’imprimeur a fait par la suite l’objet d’un suivi paticulièrement soigneux : je me rendais sans cesse dans les musées pour comparer la justesse de rendu des couleurs, et faire photographier les toiles plusieurs fois au cours de leur restauration. Je crois que l’on a réussi à obtenir des reproductions d’une qualité inédite à ce jour !
En termes de qualité iconographique, je suis particulièrement satisfait du chapitre consacré à l’architecture, qui ouvre le troisième volume : je n’ai utilisé que des photos d’époque, et elles ont été reproduites de façon somptueuse. On voit les œuvres comme on ne les avait jamais vues ; on perçoit très bien l’aspect lyrique de ces architectones – bien autrement selon moi que dans le catalogue de l’exposition qui avait eu lieu au Centre Pompidou il y a une vingtaine d’années consacrée aux architectones suprématistes.
Ensuite, la mise en page devait rendre justice à cette qualité d’image ; Aurore Markowski et moi avons vraiment collaboré de bout en bout ; nous avons fait la composition ensemble, ce qui était une tâche d’une extrême minutie, exigeant beaucoup de précision mais non moins de liberté, donc d’invention.
Pour les couvertures, leurs couleurs ont été choisies d’un commun accord avec la maquettiste, l’éditrice et moi-même. Nous voulions que chaque volume soit d’une couleur différente ; mais il fallait, d’abord, qu’elle mette en valeur l’illustration du premier plat – toujours un autoportrait, représentatif de la période traitée dans le voulume.
Nous avons ensuite été très attentifs à ce que les quatre volumes réunis dans le coffret créent une harmonie chromatique. Je suis très satisfait de l’ensemble, à un détail près : la couleur du coffret ! Je trouve ce jaune pas tout à fait à mon goût… J’aurais voulu un coffret blanc, mais l’on m’a rétorqué que c’était beaucoup trop salissant. J’ai fini par m’incliner, parce que vient un moment où, dans un travail impliquant plusieurs acteurs, il faut consentir à des compromis sans quoi on n’arrive à rien… Mais quitte à avoir du jaune, je l’aurais aimé un peu plus acide.

Votre monographie est imposante, et son contenu très dense. Pourtant, vous vous présentez comme un « défricheur de terrain » et écrivez à plusieurs reprises que ces quatre volumes doivent être lus comme une introduction à de futures études malewiczéennes – à titre indicatif vous signalez, par exemple, qu’un ouvrage consacré au seul enseignement que le peintre a dispensé serait à faire. Vous-même, en tant qu’auteur, pensez-vous continuer longtemps votre route en compagnie de Kazimir Malewicz ? 
Je ne sais pas… mais sans doute suis-je promis à m’occuper de cet artiste pendant encore un bon moment : il y a en effet deux ou trois sujets liés à Malewicz que j’aimerais bien développer et pour lesquels j’ai commencé à prendre quelques notes. D’ailleurs, depuis que cette monographie a été achevée, j’ai publié deux autres essais consacrés à Malewicz et traitant de thèmes qui n’y sont pas suffisamment dévéloppés : l’un est paru en Allemagne dans les Annales de la société Schopenhauer – j’y analyse les liens entre Malewicz et Schopenhauer, le seul philosophe auquel il se réfère dans ses écrits – et le second, en attente chez un éditeur suédois, est encore à paraître ; c’est une étude d’un tableau acquis récemment par le Moderna Museet de Stockholm, œuvre très importante pour ce qui regarde les tout débuts du suprématisme et qui change radicalement l’idée que l’on pouvait avoir jusqu’alors de l’évolution de la création maléwiczéenne. Il ne figure pas dans le catalogue raisonné parce qu’au moment de sa publication, je connaissais l’existence de cette toile mais elle n’avait, pour moi, aucune réalité physique. Je serais très heureux que ces livres soient publiés en français : ils se situent dans le prolongement naturel de la monographie qui, en effet, n’est pas qu’une somme mais devrait surtout ouvrir la voie à d’autres travaux autour de Malewicz.
Personnellement, je m’éloigne un peu de Malewicz dans l’immédiat : je suis en train de préparer deux textes, l’un est consacré à Kandinsky, l’autre au thème de l’Absolu. À part cela, j’accumule de la documentation concernant le concept de non-objectivité chez les pré-romantiques allemands. Et je pense qu’il serait très utile, pour vraiment comprendre d’où vient l’art d’aujourd’hui, d’étendre cette étude de la non-objectivité et de l’abstraction,de procéder à une sorte d’archéologie générale de ces concepts – ce qui, à ma connaissance, n’a pas encore été fait.

De nombreux tableaux de Malewicz sont portés disparus. Pensez-vous qu’à l’instar de celui acquis par le musée de Stockholm dont vous venez de parler d’autres sont encore susceptibles de resurgir ?
J’en doute : lorsque j’ai travaillé à la constitution du catalogue raisonné, j’ai vraiment effectué des recherches très minutieuses et tâché de suivre « à la trace » tous les ensembles d’œuvres localisables – que ce soit en collections publiques ou particulières. Et je pense avoir répertorié à peu près tout ce qui pouvait l’être – au cours de mes investigations, j’ai retrouvé des documents attestant de la destruction des toiles réputées perdues. Je ne crois donc pas que de brutales résurgences soient possibles – sauf, peut-être, une toile par-ci par-là, de façon tout à fait ponctuelle. Mais bien entendu, les surprises ne sont pas exclues : les œuvres d’art ont une faculté de survie absolument étonnante !

Où peut-on voir les œuvres de Malewicz aujourd’hui ?
Les trois <FONTSIZE=2><FONTFACE=VERDANASIZE=2><FONTFACE=VERDANASIZE=2>collections les plus importantes se trouvent d’une part au musée d’art moderne de New York
(MOMA) – détenteur du Carré blanc – à Amsterdam au Stedelijk Museum, qui a acquis, en 1956, la quasi totalité de ce qui constituait la grande exposition berlinoise de 1927 – le musée est actuellement en travaux : la collection est donc momentanément inaccessible – et à Saint-Petersbourg – c’est là que le peintre est mort ; le contenu de son atelier a été transféré dans le musée de la ville quand s’est déclenchée la Seconde Guerre mondiale et, par la suite, le musée s’est porté acquerreur de cet ensemble, qui est venu s’ajouter aux quelques toiles suprématistes achetées auparavant, au début des années 20. Mais il est très difficile de voir cette collection dans son intégralité : les œuvres sont constamment prêtées à droite et à gauche pour des expositions temporaires… Des ensembles moins importants, mais conséquents tout de même, sont visibles au musée Ludwig de Cologne, au musée Wilhelm Hack de Ludwigshafen. À Moscou, la galerie Tretiakov possède quelques toiles importantes , dont le Carré noir. En France, le Centre Pompidou est le seul musée qui ait des œuvres de Malewicz (dont la Croix noire) dans ses collections permanentes. Enfin, quelques tableaux sont disséminés un peu partout – à Stockholm, au Japon… etc. 

Kazimir Malewicz par Andrei Nakov :
Kazimir Malewicz, le peintre absolu (coffret de quatre volumes), éditions Thalia, avril 2007, 1596 p. – 295,00 €.
– Malevitch : aux avant-gardes de l’art moderne, Gallimard coll. « Découvertes », novembre 2003, 127 p. – 13,50 €.
Kazimir Malewicz – catalogue raisonné (en trois volumes), Adam Biro, 2002, 447 p. – 50,00 €.
Malevitch – Écrits (textes présentés par Andrei Nakov), éditions Ivrea, 1975 et 1986 (nouvelle édition revue et augmentée, reimpression de 1996), 436 p. – 38,00 €.

Bien qu’il soit d’usage, en fin d’entretien, de mentionner la bibliographie complète d’un auteur, je me suis bornée, ici, à citer les ouvrages concernant Kazimir Malewicz parce qu’il m’a semblé plus judicieux, pour le reste, de renvoyer nos lecteurs vers le site d’Andrei Nakov – accessible en français et en anglais – que je trouve remarquable. Visuellement très sobre, il est d’une extrême lisibilité, et il est très facile d’y naviguer d’une rubrique à l’autre, chacune comprenant un texte et des illustrations disposés en un bel équilibre. Les sites internet qui parviennent si bien à unir sobriété visuelle et richesse de contenu sont décidément trop rares…

   
 

Entretien réalisé par isabelle roche le 28 novembre 2007 au domicile de l’auteur.

 
     
 

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Entretien avec Jean-Yves Reuzeau (Janis Joplin/éditions Le Castor Astral)

En compagnie de Jean-Yves Reuzeau, découvrez un Castor bien atypique

Le 16 août dernier marquait le 30e anniversaire de la mort d’Elvis Presley. Entre autres événements organisés de par le monde pour célébrer cette commémoration, on mentionnera, en France, la sortie prochaine de la traduction des deux tomes de la biographie que Peter Guralnik a consacrée à la star, Last train to Memphis et Careless love. Les fans savent ce que cela a de retentissant…. Curieusement, ce n’est pas une « maison à best seller » au catalogue rempli de gros tirages à sensation que l’on devra remercier, mais de vrais passionnés de musique pop-rock doublés d’authentiques amoureux de littérature, qui ont posé leurs premières pierres éditoriales en publiant de la poésie sous le label du Castor Astral.

L’un des cofondateurs de la maison, Jean-Yves Reuzeau, nous raconte l’épopée castorienne – éditeur certes mais aussi auteur, il vient de publier dans l’éclectique collection « Folio Biographies » Janis Joplin (Jean-Yves Reuzeau, Janis Joplin, Gallimard coll. « Folio biographies », mai 2007, 417 p. – 8,20 €.).
Petit local étroit, largement éclairé d’une vaste baie vitrée et s’ouvrant sur une cour intérieure au sol pavé, le siège pantinois du Castor tient davantage de la réserve que du « bureau d’éditeur » – sauf que l’on y trouve les mêmes étagères surchargées de livres, et les mêmes feuillets volants posés çà et là en équilibre précaire, à mi-chemin entre chaos et classement prochain. En y regardant de près, l’on voit que sur ces étagères tient toute la mémoire du Castor – les dernières parutions non encore tirées de leurs emballages voisinent avec les plus anciens volumes, dont l’âge se devine à leur empoussièrement, au léger jaunissement de leurs couvertures, et à leur aspect, sensiblement différent des ouvrages récents. Accrochées au mur, une photo de Pérec, une affiche d’un ancien Marché de la poésie, d’autres images encore qui toutes exhalent un effluve un peu beige et nostalgique. Mais le présent et l’avenir immédiat sont bien là, aux couleurs éclatantes et témoignant de la vitalité de la maison : dossiers de presse en cours de réalisation, maquettes de couverture pour de prochains livres… etc. 
Comme le temps s’y prêtait – ce mois de mai 2007 avait des teintes aoûtiennes plutôt que printanières – et que décidément, les « bureaux » manquaient d’espace, l’entretien se déroula « en terrasse », autour d’une petite table presque de jardin – le calme, la brise légère donnèrent à l’interview un petit côté goûter d’autrefois des plus agréables. L’œil clair et la tignasse neigeuse, Jean-Yves Reuzeau commença donc par retracer les débuts du Castor Astral – plongée immédiate dans les années 70, dans l’univers enthousiaste d’une bande de jeunes étudiants épris de l’Esprit de Mai. Tout vif accroché à ses paroles vibre un amour fou pour la poésie avant-gardiste qui ébourriffe le monde et les idées que l’on s’en fait. Oui, la passion un rien débridée est bien vivace. À l’entendre, on se prend à croire que très bientôt on dégottera bel et bien la plage sous les pavés et qu’à l’aube d’un certain 40e anniversaire – rugissant ? – le Temps des cerises sera peut-être précoce… 

Comment est né le Castor Astral ?
Jean-Yves Reuzeau :
L’histoire débute en plein courant post-soixantehuitard, à une époque assez euphorique où les revues de contre-info pullulaient de tout côté, sous les formes les plus diverses… Les échanges entre revuistes révélaient un grand dynamisme, franchement interactif. Cette période formidable – je sens que ces propos ne vont pas plaire à M. Sarkozy… – a duré, grosso modo, de la toute fin des années 1960 à celle des années 1970. Quand est survenue la crise du papier – son prix a pratiquement doublé du jour au lendemain -, la quasi totalité de ces petites revues a disparu. Bien entendu, d’autres motifs, plus politiques ou sociologiques, expliquent aussi la fin de ce phénomène. Mais revenons au cœur de l’euphorie… Nous sommes en 1974-75, à la fac de Talence (Bordeaux). Inscrit en « Carrières du livre », venant de Bretagne, je ne connaissais absolument personne sur place. Le tout premier avec lequel j’ai lié amitié était Marc Torralba, lui-même non-Bordelais et originaire de la vallée d’Aspe. Très vite, avec d’autres étudiants, nous avons créé notre petite revue de contre-info, dont trois numéros sont parus. Devant effectuer des stages longue durée en librairie ou en maison d’édition, nous nous sommes débrouillés pour les effectuer au Québec. Et là-bas, ce fut la révélation. Alors que l’éclosion des petits éditeurs était encore balbutiante en France, nous avons découvert au Québec une profusion de petites structures indépendantes. Les vitrines des librairies étaient souvent occupées en priorité par des livres de poésie, édités par des maisons aux noms plus ou moins délirants – L’Obscène Nyctalope, Les Herbes Rouges… etc. Et il ne s’agissait pas de n’importe quelle poésie, mais de formes poétiques tout à fait avant-gardistes. Exactement ce dont nous étions friands. Alors, on s’est dit que c’était la voie à suivre : se choisir un nom bizarre, et publier uniquement ce qui nous plaisait – c’est-à-dire, à l’époque, essentiellement de la poésie hors norme.
Dès notre retour en France, nous nous sommes concertés pour le choix du nom. L’un et l’autre très inspirés par la mouvance post-surréaliste, nous nous sommes arrêtés sur Le Castor Astral : j’ai proposé « Castor » en référence au Québec et au côté opiniâtre de l’animal, et Marc a choisi « Astral » du simple fait qu’il écrivait alors parfois dans des revues de contre-info sous le pseudonyme du Paranoïaque astral. Joyeuse époque ! Comme les deux mots accollés fonctionnaient particulièrement bien, tant sur le plan sonore que visuel, nous n’avons pas cherché plus loin. Le Castor Astral était né. Vous voyez qu’il n’y a pas une once d’ésotérisme là-dedans ! (rires) À vrai dire, nous n’avions pas l’intention de créer une maison d’édition, nous désirions simplement imprimer et faire circuler des recueils de poésie contemporaine. Nous étions constitués en association « loi 1901 » et il n’y avait rien de très officiel. Bien entendu, nous n’avions ni diffuseur ni distributeur… Notre (toute) petite affaire était totalement artisanale : nous allions imprimer les premiers recueils nuitamment, dans une école dont une copine détenait la clé, sur une machine offset dont nous ne savions absolument pas nous servir. Il nous a fallu je ne sais combien de nuits avant d’obtenir quelque chose d’acceptable ! Ensuite, il fallait assembler et massicoter le tout – nous nous y mettions à une douzaine -, puis nous allions vendre tout ça dans les librairies de Bordeaux et chaque midi sur le campus. Nos tirages ne dépassaient guère les 500 exemplaires, mais les recueils se vendaient finalement plutôt bien.
À la fin de notre cursus universitaire, nos chemins ont géographiquement divergé : Marc a voulu rester en région, tandis que j’avais prévu de longue date de travailler à Paris. Nous avons malgré tout décidé de continuer à collaborer, même à distance, et cela fait aujourd’hui plus de trente ans que nous travaillons ensemble. Près de huit cents livres sont ainsi parus, mais le contexte et les pratiques ont forcément considérablement changé !

La bipolarité Paris / Bordeaux date donc du tout début ?
Pratiquement, oui… Les premiers recueils portant le nom du Castor Astral sont parus en décembre 1974 et je suis arrivé à Paris en 1977. Jusqu’en 1980, notre production s’en est tenue à ces livres de poésie. Puis, soudain coup de folie, nous avons publié un imposant volume de près de 500 pages, L’Anthologie 80, « 10 ans d’expression poétique en France, en Belgique et au Québec ». Le risque était énorme, assez insensé vu notre manque total de moyens, d’autant que le tirage était conséquent. Si le livre ne se vendait pas, c’était probablement la fin du Castor… Heureusement, L’Anthologie 80 a incroyablement bien marché, se vendant à plusieurs milliers d’exemplaires et nous attirant surtout les éloges de toute la presse. C’est à partir de là que nous avons cherché et trouvé un diffuseur et que nos ouvrages sont vraiment devenus visibles en librairie dans toute la France, mais aussi en Belgique, en Suisse et au Québec. Cette réussite a marqué notre entrée dans le « vrai » système éditorial, avec ses contraintes d’offices, ses plannings serrés, ses échéances… etc. Nous sommes alors devenus un peu plus réalistes ; les utopies commençaient à battre de l’aile et il était évident que nous ne pourrions pas tenir longtemps en ne publiant que de la poésie. Comme nous étions attirés par d’autres genres littéraires, notre catalogue s’est peu à peu diversifié. Nous continuons toujours à publier des recueils poétiques dans le même esprit qu’à nos débuts, mais le catalogue propose depuis longtemps des romans, des essais, des documents et des ouvrages consacrés à la musique (surtout pop, rock, blues et jazz). Aujourd’hui, ce secteur représente à peu près 50 % de notre activité.

Vous avez un correspondant au Québec, François Tétreau. Cet ancrage québécois est-il une survivance de votre passage estudiantin là-bas ?
Si l’on veut ! François est en effet un ami de cette époque, même si nous l’avons rencontré en France. Critique d’art et traducteur, romancier, Le Castor Astral a publié plusieurs de ses livres. Grâce à lui, notre maison a un débouché au Canada francophone.

Qu’est-ce qui distingue les livres labellisés « Castor Music » de ceux figurant simplement dans la rubrique « Musique » ?
« Castor Music » est une collection de livres de poche (plutôt luxe) et au look très reconnaissable, vendus entre 9 et 11 euros, dirigée par Philippe Blanchet. Les autres ouvrages musicaux, de formats divers, souvent traduits de l’américain, peuvent être de volumineuses biographies, des essais, des albums à la riche iconographie… Leur prix tourne autour d’une vingtaine d’euros. 

Quelle est la particularité de la collection « Escales des lettres » ?
Animée par Francis Dannemark, cette collection propose des romans, de la poésie, des essais, des anthologies… Elle accueille essentiellement des auteurs belges ou néerlandais, francophones ou non (de langue française et aussi de langue néerlandaise), dont Philippe Blasband, Régine Vandamme, Marie-Ève Sténuit ou encore l’extraordinaire Willem Elsschot. Mais on trouve aussi dans ces « Escales » un livre de Pasolini, un autre de Wilfried Owen. C’est le fruit des aléas de l’édition… et des souhaits inspirés du directeur de collection. Il faut toujours garder la notion de plaisir et éviter d’être prisonnier de cadres trop rigides, même de ceux que l’on s’est soi-même fixés… Francis Dannemark est l’un des auteurs que nous avons publiés à nos tout débuts – son deuxième livre est paru chez nous en 1978. Éditeur dans l’âme, il assure au Castor une présence importante en Belgique.

Et « Les Inattendus » ? Comment est née cette collection ?
L’idée de départ de cette collection est de publier des textes méconnus d’auteurs connus – mais vous remarquerez des exceptions, comme Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, ou Éloge de la Folie, d’Érasme, qui ne sont pas précisément des textes « rares ». Comme je vous le disais, il ne faut pas être trop prisonnier des cadres que l’on s’impose… Quant à la naissance de la collection, elle résulte… d’un inattendu. Un ami libraire s’était amusé à publier Le Dictionnaire des idées reçues, tout seul dans son coin, le vendant uniquement dans les FNAC parisiennes et dans quelques librairies normandes. Un jour, fermant boutique, il a aussi cessé son activité d’éditeur et nous a proposé de reprendre son stock du Dictionnaire flaubertien. Nous étions un peu réticents au départ, étant donné que notre catalogue du moment ne proposait pas de textes « classiques ». Par amitié avant tout, nous avons fini par accepter de le placer chez notre diffuseur, en annonçant juste sa « sortie » dans le bulletin des parutions. Un trimestre plus tard à peine, notre diffuseur nous appelle pour nous demander quand devait être livré le nouveau tirage… D’abord interloqués, nous avons décidé de réimprimer le livre, cette fois avec avec notre label d’éditeur, mais en reprenant l’élégante maquette choisie par notre ami libraire, étant donné qu’elle correspondait parfaitement à ce type de texte. Ce succès a attiré notre attention. Nous avons alors pensé qu’il y avait peut-être un filon à exploiter en fouillant dans les textes anciens, peu ou pas réédités depuis leur première parution. Surtout en les faisant présenter et annoter par les plus grands spécialistes. Nous avons été confortés dans cette intuition par un universitaire qui, peu après la réimpression du Dictionnaire, nous a proposé de rééditer Le Candidat, une pièce méconnue de Flaubert. Puis les propositions, les trouvailles se sont succédé et, aujourd’hui, la collection compte une cinquantaine de titres, parmi lesquels des inédits de George Sand, Colette ou Georges Ribemont-Dessaignes, et bien d’autres pépites littéraires dues à des auteurs comme Balzac, Alfred Jarry, Franz Kafka ou Charles Nodier. Cette collection est imprimée avec le plus grand soin pour un public bibliophile. Une démarche éditoriale très exigeante mais passionnante. Il faut aller vers le texte surprenant. Cela se passe au fil des rencontres, des contacts qui se nouent… Des fils se tendent, se croisent, puis, parfois, en tirant dessus, on trouve au bout une rareté, oubliée depuis des décennies et qu’il faut dépoussiérer, remettre en forme, enrichir d’illustrations, de préfaces, de postfaces, d’annexes et de notes.

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Le nom de l’une de vos collections se réfère explicitement à Georges Perec – « Je me souviens des villes ». Quel genre de livres propose-t-elle ?
Jean-Yves Reuzeau :
Le concept consiste au départ à rassembler des habitants de tous âges autour d’un écrivain qui anime un atelier d’écriture et à inviter un écrivain – ou un collectif d’écrivains, voire un atelier d’écriture – à écrire un livre de souvenirs sur la ville où il vit en suivant le modèle du fameux Je me souviens. Ce livre peut revêtir des formes très diverses ; le plus abouti que nous ayons publié est Je me souviens de Bruxelles. À classer dans la catégorie « beaux livres ». Il y a des nouvelles de différents auteurs et des photographies étonnantes ; un illustrateur a réalisé des dessins comme dans un carnet de croquis… De nombreux habitants de la ville ont même apporté leur participation. Mais cette collection ne peut se développer qu’en partenariat avec les municipalités intéressées par le concept. Au-delà du travail purement éditorial, assez considérable selon les cas, cela implique de solliciter les villes, d’aller vers elles pour leur proposer le projet. 

Établissez-vous des quotas annuels pour chacune de vos collections ?
Oui, mais en gardant tout de même une certaine souplesse. Toutes collections confondues, nous publions une grosse quarantaine de livres par an. La musique, devenue une branche très active de notre maison, représente à peu près la moitié de la production – biographies (Johnny Cash, Elvis Presley, Eric Clapton, Frank Zappa, Ben Harper, Syd Barrett, Leonard Cohen… etc.), essais (sur le rap, la French Touch… etc.), anthologies d’articles (d’Alain Dister, par exemple), livres transversaux comme le tout récent Bordeaux Rock(s) ou l’histoire de la musique à San Francisco ou à Memphis. L’autre moitié de notre production est constituée par la littérature, dont des romans, des recueils de nouvelles, des biographies d’écrivains (Emmanuel Bove, Charles Juliet… etc.), des recueils de poésie, des textes autour de l’Oulipo (Hervé Le Tellier… etc.) et plusieurs « Inattendus ».

Recevez-vous beaucoup de manuscrits par la poste ?
Oui… comme les autres éditeurs ! Entre mille et mille deux cents par an. Mais sur la quarantaine ou cinquantaine de livres publiés annuellement par Le Castor Astral, on compte rarement plus d’un ou deux textes issus de cette manne postale. Il est donc assez rare qu’un manuscrit parvenu par la poste soit édité, mais quand cela se produit, c’est une expérience particulièrement motivante, comme avec Georges Flipo actuellement. D’abord parce qu’on a le sentiment d’avoir débusqué le joyau dans la masse des textes reçus, et ensuite parce que s’opère une rencontre avec un auteur, une écriture, un univers… Comme il s’agit en général de « premiers romans », nous avons vraiment l’impression que tout est possible. Traiter ces centaines de manuscrits représente un travail colossal en regard de l’infime proportion de textes qui franchissent finalement les mailles du filet, mais quand par hasard la pépite surgit, il ne faut pas la laisser passer.

Malgré toutes les contraintes imposées par les calendriers, les plannings, les pressions commerciales, parvenez-vous à ménager des « fenêtres » permettant d’accueillir un éventuel bijou inattendu, et surtout hors norme ?
Comme les autres éditeurs, nous subissons une terrible (mais essentielle !) pression de la part des diffuseurs, qui nous obligent à travailler de plus en plus en amont – par exemple, au moment où je vous parle [le jeudi 24 mai 2007 – NdR], l’auteur d’un roman devant paraître à la rentrée de septembre travaille à la toute dernière version de son texte afin que nous puissions imprimer le livre pour la mi-juin. Les journalistes et les libraires doivent pouvoir lire les nouveautés au moins deux mois avant leur parution. Nous présentons nos nouveautés aux représentants jusqu’à cinq mois avant leur parution. Nous établissons un préplanning sur un minimum de deux ans, ce qui laisse finalement peu de latitude pour les coups de foudre et les ovnis littéraires. Ces délais sont imputables à la lourdeur du système de diffusion, mais tous les éditeurs sont bien sûr logés à la même enseigne. Travailler si longtemps à l’avance possède aussi ses avantages. Et puis, six ou dix mois d’attente, en littérature, ce n’est rien ! Il faut toujours espérer que l’on œuvre un peu pour l’éternité ! (rires)

Vous avez un site internet assez complet. Existe-t-il depuis longtemps ? Pourquoi l’avez-vous développé ?
Le site lui-même existe depuis environ deux ans, mais il y a eu auparavant plusieurs projets. Les catalogues papier ont le gros désavantage d’être pratiquement périmés dès leur parution, et cela pour un prix de revient quasi exponentiel quand on possède des centaines de titres actifs. Les sites sont devenus indispensables, d’autant que les lecteurs les utilisent de plus en plus régulièrement. Pour la constitution de notre site, nous avons obtenu une aide du CNL. Nous y avons intégré tout notre fonds, avec un argumentaire pour chaque livre, et quasiment l’intégralité des couvertures. Mis à jour régulièrement, le site nous permet d’éditer beaucoup moins de catalogues papier, et surtout d’informer en temps réel sur nos nouveautés – aussi bien les professionnels, journalistes, bibliothécaires et libraires, que le public… Aujourd’hui, un éditeur ne peut plus se passer d’un site web.

Quels sont les projets à court et à long terme du Castor ?
À moyen terme, nous souhaitons développer une nouvelle collection, « Les Mythographes », dont le concept, proche de l’Oulipo, consiste à faire se rencontrer un écrivain (Hervé Le Tellier, Paul Fournel…) et un illustrateur (Xavier Gorce, Henri Cueco, Bruno Mallart…). Mais nous allons surtout continuer à nous focaliser sur nos publications musicales, qui connaissent un succès croissant. L’événement de la rentrée – et même de l’année – concerne d’ailleurs la musique : nous allons bientôt publier la traduction de la monumentale biographie en deux tomes (de 900 et 700 pages !) que Peter Guralnick a consacrée à Elvis Presley. C’est un best-seller aux États-Unis, et surtout le livre définitif sur le King. Bob Dylan en personne, à propos de ce double opus, a déclaré :
Elvis sort littéralement des pages de ce livre. Vous pouvez l’entendre respirer. Ce livre annule tous les autres.
Le travail de Peter Guralnick est aussi considéré comme une sorte de modèle ultime de la biographie en tant que genre littéraire. En dépit des difficultés, nous nous sommes lancés dans l’aventure, encouragés par le formidable accueil que les lecteurs et les médias ont réservé à l’autobiographie de Johnny Cash que nous avons publiée voici deux ans. De plus, 2007 marquant le trentième anniversaire de la mort d’Elvis, les deux tomes seront portés par toute une série d’événements et de campagnes de presse, débutant dès le mois de juin. La préparation de ce monument a mobilisé – et continue de mobiliser – l’ensemble de l’équipe du Castor Astral. Malgré tout, les autres publications prévues ne seront pas oubliées pour autant. Parmi elles, des « Inattendus » de Marcel Proust ou de Pierre de Régnier (l’étonnant La Vie de Patachon)… Côté roman, nous fondons de bons espoirs autour du nouveau livre de Patrice Delbourg, Signe particulier endurance, situé en 1956 à Vence, où les outsiders de la littérature de l’après-guerre venaient se faire soigner les poumons : les Henri Calet, Paul Gadenne ou Albert Paraz deviennent alors héros de roman ! Nous suivrons aussi le premier et ambitieux roman de Colette Cambier, Le Jeudi à Ostende, une saga familiale sur fond de bouleversements sociologiques, des années 1870 à 1960. À suivre également, la biographie d’Henri Vernes (l’auteur des « Bob Morane ») par Daniel Fano. Et Coupe du monde de rugby oblige, la réédition du subtil Du rugby d’Éric des Garets ! Un grand éclat de rire pour terminer, avec une autre réédition, Signé Francis Blanche, regroupant ses meilleurs gags et ses textes les plus drôles (une édition présentée par Henri Marc). Tout cela d’ici la fin de l’année 2007. Encore de belles occasions de s’enthousiasmer !

OÙ SIEGE LE CASTOR ?

Le Castor Astral à Bordeaux :
BP 11 – 33038 Bordeaux Cedex
castor.astral@wanadoo.fr

Le Castor Astral à Paris :
52 rue des Grilles – 93500 Pantin
castor.editeur@wanadoo.fr

Le Castor Astral à Bruxelles :
24 rue du Zodiaque – 1190 Bruxelles
francis.dannemark@skynet.be

Le Castor Astral à Montréal :
ftetreau@quebecemail.com

…Et le site internet, bien sûr…

NB – Le Castor Astral est diffusé en France par Seuil / Volumen.
En Belgique, par Volumen et également par Caravelle.
En Suisse, par SERVIDIS.
Au Québec par DIMÉDIA.

LES LIVRES DU CASTOR SUR LE LITTERAIRE :

Jean-Luc Aribaud, Une brûlure sur la joue (Préface d’Eric Brogniet), coll. « L’atelier imaginaire », 2005, 96 p. – 12,00 €.
Prix de Poésie Max-Pol Fouchet.
Charles Baudelaire, La Fanfarlo(éditionpréfacéeparPierre Dumayet), coll. « Les Inattendus », 1990, 57 p. – 12,00 €.
Théophile Gautier, Baudelaire (édition présentée par Jean-Luc Steinmetz), coll. « Les Inattendus », novembre 1991, 142 p. – 12,00 €.
Jef Geeraerts, Sanpaku (traduit du néerlandais par Marie Hooghe), coll. « Escales du Nord », 2003, 224 p. – 15,00 €.
Georges Ribemont-Dessaignes, La divine bouchère, coll. « Les Inattendus », octobre 2006, 285 p. – 15,00 €.

   
 

Interview réalisée par isabelle roche le jeudi 24 mai 2007 au siège pantinois du Castor Astral – 52 rue des Grilles – 93500 PANTIN

 
     

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Yves Citton, Renverser l’insoutenable

Est-ce l’acte qui agit, ou sa légende ?

Une autre pensée politique est possible. Yves Citton, co-directeur de la revue Multitudes, en trace une esquisse dans un livre clair, riche de débats, et novateur dans ses concepts. Peut-on cesser de concevoir la politique comme un problème simple, à résoudre par un acte simple et violent, du style prise de pouvoir ? Peut-on, et par quelle notion, prendre la mesure de la complexité, de la multitude des dimensions de nos problèmes ? Peut-on mobiliser la puissance d’un agir plus continu, et plus doux, comme la pression, ou plus symbolique et déclencheur, comme le geste ? Insoutenable, pression, geste, renversements : un vocabulaire politique nouveau se dessine.

Comment penser l’articulation des formes de l’ « insoutenable » ? Pour Yves Citton, il existe cinq formes conjointes d’insoutenable : l’insoutenable écologique, insupportable psychique, l’inacceptable éthique, l’indéfendable politique et l’intenable médiatique. Cette notion fondamentale à la fois pluralise et articule les dimensions du vécu le plus difficile, tout en dessinant par avance les dimensions de la politique la plus nécessaire. Grâce cette notion d’insoutenable, la multidimensionalité de la souffrance pourrait cesser d’être seulement ce qui nous accable pour devenir précisément ce qui est à penser, l’insoutenable comme ce qui ne saurait ni durer ni être accepté, en raison autant de ses contradictions internes que des souffrances induites. Mais comment le réduire ? Comment mobiliser et exercer des « pressions » politiques ?

Au fond, nous souffrons de pressions (psychologiques, salariales, fiscales, médiatiques), mais nous pouvons aussi bien en exercer. Au lieu de devoir prendre le pouvoir, nous pouvons réaliser que nous en disposons déjà : le pouvoir de faire pression et d’agir sur les pressions en vigueur, en renforçant celle-ci, ou en atténuant celle-là. Progressive et continue, massive et populaire, la pression serait la nouvelle figure d’un agir sans combat ni violence, le paradoxe d’un agir sans action. Comment utiliser et propager des « gestes» politiques ? Comment passer de l’acte au geste ? Et au fond, faut-il agir, ou entrer dans la légende ? Car est-ce l’acte qui agit, ou sa légende ?
Cette question devient inévitable dans un monde si spectaculairement organisé autour de la puissance médiatique. Les faucheurs de maïs transgénique n’ont sans doute détruit à eux tous qu’une petite parcelle de culture. L’acte matériel compte bien peu dans les finances d’un géant comme Monsanto. Et pourtant ce geste, résonnant dans toutes les consciences selon l’immense résonnance de notre bain médiatique, est capable de transférer, fusionner et renforcer des pressions considérables, capables de peser effectivement sur les décisions économiques et écologiques du groupe.

Comment passer de la révolution aux « renversements » ? Face à la révolution, qui est unique et violente, Citton prône une série de renversements, progressifs et locaux, mais toujours décisifs, car contagieux. Plus que de détruire quoi que ce soit, il s’agit plutôt d’inverser des flux, comme ceux qui creusent les inégalités au lieu de les réduire. Apprendre à piloter par ses gestes les niveaux de pression et donc les flux d’un vaste système de vases communicants. Une nouvelle figure du politique se dessine, à hauteur du vécu.
Nous voici bien loin du Descartes qui se voulait « comme maître et possesseur de la nature », et qui conseillait de raser la maison mal bâtie pour en construire une autre. C’est clairement sur la voie de Spinoza, elle des affects et des intensités, que Citton a écrit son traité politique.

jean-paul galibert

Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Seuil, aout 2012, 210 p. – 17,00 €

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Entretien avec Hélène Bonafous-Murat (Morsures)

Malgré des journées saturées, Hélène Bonafous-Murat en a repoussé les limites pour, le temps d’un thé, nous parler de Morsures

Tandis que les cartons d’estampes s’accumulent dans la boutique de Félix Boireau et les catalogues à préparer sur le bureau d’Hortense, sa jeune assistante, un autre envahissement guette cette dernière : celui qu’une mystérieuse estampe signée « Bellangelus » impose à son esprit… Nous sommes là au cœur de Morsures, le premier roman d’Hélène Bonafous-Murat, paru en août dernier aux éditions Le Passage1. Mais la réalité est toute proche – pour peu que vaille le dinstinguo entre rêverie, délire, et monde réel…
Dans
Morsures, tout concourt à ce que l’on ne perçoive plus ces frontières de façon très nette. C’est grâce à un art littéraire très précisément maîtrisé qu’Hélène Bonafous-Murat parvient à un tel effacement sans que son histoire sombre dans la confusion. Une maîtrise qui ne laisse pas de surprendre pour un premier roman… ni de piquer notre curiosité.
Malgré un emploi du temps aussi serré qu’une plaque de cuivre mise sous presse, l’auteur a bien voulu y tailler une petite parenthèse, tracée dans le calme d’un café parisien en milieu de matinée, pour nous ouvrir les coulisses de son roman qui, de son côté, lève un coin de voile sur le milieu des collectionneurs et des marchands d’art…

Vous venez de publier Morsures, votre premier roman. Mais l’on reconnaît dans ce livre une maîtrise du récit et de l’écriture assez étonnante pour une « primoromancière ». S’agit-il vraiment de votre première expérience en matière de littérature de fiction ?
Hélène Bonafous-Murat :
Pas tout à fait. Avant d’être publiée, j’avais écrit deux petits romans – que je qualifierais d’essais à usage purement personnel – très travaillés dans leur construction, qui se déroulaient dans le milieu des arts primitifs – j’avais préféré ne pas aborder d’emblée le milieu dans lequel je travaille, celui de l’estampe. J’ai surmonté cette appréhension grâce à Iain Pears, que je connaissais comme amateur d’estampes puisqu’il venait régulièrement à la boutique. Nous avons sympathisé puis, un jour, j’ai réalisé qu’il était l’auteur d’un roman que j’avais lu en anglais et que j’avais beaucoup aimé, Le Cercle de la Croix… Nous avons pris un verre ensemble à une ou deux reprises et c’est lui qui m’a encouragée : plongée dans les estampes tous les jours, j’avais toute la matière, selon lui, pour en parler de manière intime. J’ai fini par le prendre au mot et à m’atteler à la tâche.
Morsures résulte, si l’on veut, d’une refonte de ces deux romans impubliables dont je viens de parler, puis d’une transposition dans le milieu de l’estampe – que je connais mais que, bien entendu, j’ai transformé de manière onirique. Là encore, je me suis imposé des contraintes, tant de construction que stylistiques : j’ai besoin de ces lignes directrices, de ces cadres contraignants pour parvenir à une écriture efflorescente, épanouie de l’intérieur. Peut-être ce besoin est-il une métaphore de ma vie en général : les horaires de la boutique où je travaille, la masse de catalogues que je dois réaliser représentent des contraintes très fortes – même si je m’y plie avec beaucoup de plaisir.
Pour Morsures, mon intention de départ était d’écrire une histoire linéaire. Puis je me suis aperçue que cette histoire, ancrée dans le milieu de l’art, ne pouvait avoir de sens que s’il y avait des plongées dans le passé. Je me suis donc servie de cette estampe imaginaire décrite au début du roman pour ménager ces incursions dans le passé. Petit à petit, au fil de l’écriture, c’est l’intrigue qui se noue au cœur de l’estampe qui a pris le pas sur le reste, et cette œuvre qui devait n’être, au départ, qu’un outil dans le roman est devenue le lieu d’une rêverie incroyable et très profonde… Tandis que j’écrivais, je voyais sans cesse surgir autour de moi des coïncidences : des dates de naissance qui correspondaient à celles que j’avais attribuées à mes personnages, un signe astrologique – j’ai appris que le duc de Lorraine était Scorpion alors que j’avais inclus, dans le récit, tout un délire sur les Scorpions… je réalisais ainsi qu’il y avait beaucoup plus d’échos que je ne pensais, et le personnage de Bellange a fini par devenir essentiel. Mais je n’imaginais pas du tout en commençant ce roman que j’allais essayer de résoudre l’énigme de sa vie !

Si je vous suis bien, vous avez vécu en tant qu’auteur un parcours similaire à celui d’Hortense qui, dans le récit, se fait de plus en plus manger par l’estampe et ce qu’elle recouvre…
Oui, on peut dire les choses comme ça… en fait je voulais, dès le départ, écrire un roman qui aurait trait à la folie et aurait pour fil conducteur une héroïne se laissant envahir par les images – des images qui viendraient se superposer sur chaque perception ou émotion ressentie par elle. J’avais en tête le personnage de Grenouille, dans Le Parfum, de Patrick Suskind, qui se nourrit de sensations olfactives. Cet envahissement par l’image fournit en permanence un contrepoint à la perception du monde réel chez mon héroïne ; il devient un leitmotiv qui, finalement, contribue à construire le roman. Dès le prologue il est dit que ce qui va suivre est l’histoire d’une folie – reste à découvrir ce qui l’a motivée…
En voulant dépasser la simple satire du milieu des marchands d’art et des collectionneurs, j’ai bien sûr tâché de construire des personnages très typés, avec des idiosyncrasies très marquées mais il me fallait aussi accentuer le côté onirique grâce à la seconde intrigue, celle qui se noue autour de l’estampe. Et à partir d’une intention délibérée, les choses m’ont un peu échappé, j’en suis venue à surinvestir en quelque sorte le personnage d’Aimerie ; c’est elle qui m’a portée, au point que j’ai eu davantage envie de raconter son histoire que celle des personnages du monde « réel » évoluant autour d’Hortense… Je me suis lancée dans mon récit à corps perdu, avec une bonne dose d’innocence et de naïveté – une certaine franchise, aussi, qui me paraît indispensable pour un premier roman. Mais cette entièreté reste tout de même très contrôlée, canalisée par l’élaboration d’une intrigue complexe. Ce qui n’empêche pas le surgissement de choses très profondes, très enfouies, qu’on n’a pas forcément senti venir – des choses qui renvoient certainement à notre passé, à notre imaginaire et qui peuvent s’épanouir dans l’écriture. C’est pour ça – j’y ai pensé après coup – que j’ai appelé mon personnage principal Hortense : c’est la fleur, la floraison, le jardin… Je retrouve là une métaphore très juste, pour moi, de l’élaboration d’un roman : l’écriture s’épanouit dans un cadre très structuré comme une fleur dans l’environnement maîtrisé du jardin – d’ailleurs le jardin est un thème très important dans l’estampe imaginaire de Bellange. Et puis je pense, aussi, qu’Hortense est un peu mon double – un double éloigné.

Vous disiez avoir besoin de vous imposer des contraintes formelles et stylistiques pour pouvoir écrire – des contraintes qui se retrouvent dans votre vie de tous les jours. Comment vous organisez-vous pour écrire ?
Je me mets à l’écriture après ma journée de travail, c’est-à-dire le soir, de 22 h à minuit. De fait, je ne peux écrire que par séquences, à raison d’une page et demie, deux pages par séance de deux heures. Ça m’oblige à travailler par saynètes, ça m’empêche de me lancer dans une œuvre de grande envergure comme À la recherche du temps perdu mais, en contrepartie, je pense que ça donne un certain dynamisme à l’ensemble, voire une certaine force – à condition d’intégrer ces saynètes dans une structure très pensée, faute de quoi on n’obtient qu’une suite de séquences sans lien, sans cohésion. En définitive, cette vie extrêmement trépidante, très pleine que je mène, au lieu de gêner l’écriture, a contribué à la dynamiser, et à assurer une construction très très serrée au roman.
Mais cela ne suffit pas ; une fois la construction « intellectuelle » mise en place, il faut trouver la bonne voix pour que l’histoire tienne debout. Cette voix est une voix physique, qui doit venir des profondeurs les plus intimes et se projeter sur la feuille de papier – ou l’écran d’ordinateur. Et pour que le ton soit juste, il faut donc que l’écrivain soit en accord avec lui-même. Pendant que j’écrivais Morsures, il me semblait, parfois, que la voix était juste, et à d’autres moments qu’elle était artificielle, fabriquée… c’est une sensation très difficile à expliquer, qui m’a poussée à revenir sur certains passages, à les revoir, à les remanier. Mais d’une manière générale, le roman a été écrit d’un seul jet, en dix-huit mois.

Vous avez en effet « joué très serré », comme on dit…
Oui, c’est vrai – mais l’écriture est devenue pour moi un complément indispensable à ma vie. J’exerce une profession très prenante, qui consiste à rédiger des catalogues de vente aux enchères pratiquement à perte de vue – décrire très minutieusement des œuvres sans droit à l’erreur puisque chaque description m’engage juridiquement auprès des commissaires-priseurs, des acheteurs et des vendeurs ; accumuler de catalogue en catalogue des descriptions à la file… – et j’en ressens parfois les pesanteurs de façon très aiguë. Je pense, mais c’est là une interprétation a posteriori, que j’ai voulu m’éloigner de tout ça en le resituant dans le cadre romanesque, qui me permet de donner à mon imaginaire une forme, une structure qui m’est propre. Je ne pouvais plus me contenter de décrire des estampes imposées, confiées par des vendeurs, à l’intérieur d’un beau catalogue très normé dans sa conception ; j’ai éprouvé le besoin de m’exprimer à titre personnel, de sortir du cadre serré de ce travail de fourmi mais en même temps de montrer qu’il était possible d’appliquer cette même rigueur méticuleuse à la création littéraire. Et au bout du compte, je me suis lancée dans l’écriture d’une manière assumée, réelle, définitive.

Sentez-vous parfois la proximité, dans votre activité quotidienne, du danger de basculement dans le « délire iconique » ?
Non, je ne me suis jamais sentie sur le point de « basculer dans le délire » ; par contre, le danger d’envahissement physique, lui, est constant ! Il arrive qu’on nous apporte tellement de cartons qu’on ne sait plus où les stocker. Dans notre boutique, la partie dite « bureau », là où se font les catalogues d’expertises, là où se trouve l’ordinateur, les ouvrages vont vraiment jusqu’au plafond, la table centrale est souvent couverte d’un empilement de cartons. Parfois on s’y perd… Cela dit j’aime beaucoup mon travail et ça reste un plaisir que de voir arriver chaque jour des estampes nouvelles. J’aurais simplement besoin d’un peu plus de temps pour arriver à tenir les délais imposés pour la préparation des catalogues. Ce n’est pas l’envahissement par l’image qui me ronge, mais bien plutôt l’angoisse du manque de temps ! En tout cas, l’écriture n’est pas un garde-fou, une protection contre telle ou telle angoisse ; elle est plutôt le prolongement, la mise à plat du rapport que j’ai avec mon travail.

Dans le roman, vous employez très précisément le vocabulaire spécifique de l’estampe, mais sans adjoindre de notes explicatives. Néanmoins, le roman se lit parfaitement même si on est ignare en matière de gravure. Quel a été votre parti pris de départ ?
J’avais pensé donner quelques indications bibliographiques – notamment les livres où j’ai puisé les détails de la vie de la vie de Bellange, parmi lesquels je tiens à mentionner celui du professeur Thuillier, publié à l’occasion de la grande exposition consacrée à l’artiste il y a quelques années à Rennes. Mais jamais l’idée d’inclure un glossaire des termes techniques en fin d’ouvrage ne m’a effleurée ; je n’ai jamais eu l’intention d’en expliquer plus au lecteur que je ne le fais dans le roman.
En fait j’ai voulu utiliser les techniques de l’estampe de façon métaphorique, en me disant que le lecteur serait certainement heureux de n’être pas pris pour un imbécile, heureux qu’on le suppose apte à comprendre quelque chose qu’il ne connaît pas et dont on lui parle simplement, dans un contexte romanesque. Certes, le jargon est souvent très technique, mais je me suis efforcée d’en faire usage de façon assez ludique ; dans le récit, la succession des différents états d’une estampe apparaît comme un outil littéraire. D’ailleurs, la gravure, qui consiste à laisser une empreinte à partir d’une matrice, se rapproche de l’écriture, qui est trace sur la page, sur l’écran d’ordinateur. Et c’est aussi une empreinte laissée dans le cerveau du lecteur.
Le titre reflète bien ce double niveau de lecture : Morsures se réfère bien entendu à la morsure de l’acide sur la plaque de cuivre telle qu’elle se produit lors de la réalisation d’une eau-forte. Mais il faut aussi entendre, dans ce mot, les morsures psychologiques : la technique de l’eau-forte devient une métaphore de ces empreintes laissées par les images et les émotions amoureuses dans le cerveau de l’héroïne. Il y a enfin une troisième lecture possible : mort-sûre – et de fait, la mort est très présente dans ce récit !

Avez-vous pratiqué la gravure ?
Non, parce que je ne me sens pas assez sûre en dessin – bien que l’on puisse graver sans avoir un dessin très maîtrisé, c’est d’ailleurs une des rares techniques qui permet cela. En revanche j’ai vu beaucoup d’ateliers, surtout des ateliers d’impression, en particulier celui de René Tazé qui est le meilleur imprimeur en taille-douce et qui se trouve dans le Xe arrondissement de Paris. Il imprime les plus grands graveurs ; je l’ai observé au travail, j’ai vu comment il passait la main sur les plaques, comment il les essuyait… il y a tout un savoir-faire ancestral dans le maniement du cuivre : la manière de le tenir avant de le mettre sous presse pour ne pas y laisser d’empreintes de doigts, la façon dont la main va passer sur la plaque pour y déposer juste ce qu’il faut d’encre, le dosage de la pression, aussi, selon le cuivre que l’on imprime… et puis il y a le regard qui va juger de la qualité des épreuves, satisfaisante ou non…
C’est un métier resté artisanal ; le rapport avec les matériaux y est très charnel. C’est aussi un métier où la quête de perfection est permanente, perfection qui dépend d’un juste dosage toujours à chercher – trop d’encre ruine une estampe, tout comme un trait trop appuyé – et il me semble poursuivre une quête identique dans mon écriture. Maintenant que je suis passée « de l’autre côté de la barrière » de la création – du côté du tâcheron qui se met au travail des mots – il me semble que je comprends mieux la démarche de ces graveurs que je fréquente et qui sont aussi des peintres, des sculpteurs.

1- Hélène Bonafous-Murat, Morsures, éditions Le Passage, août 2005, 269 p. – 16,00 €.

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L’estampe attribuée à Bellange, dans le roman, est imaginaire. Mais elle est décrite avec une précision extrême. D’où vient-elle ? L’avez-vous dessinée au préalable ? Avez-vous créé cette estampe à partir d’une image existante dont vous auriez transformé certains détails ?
Hélène Bonafous-Murat :
Il m’est très difficile de dire comment ça s’est passé… J’ai d’abord voulu qu’il y ait une estampe au cœur de l’intrigue. Puis je me suis dit qu’un élément sentimental devait figurer sur cette estampe – ce qui impliquait la présence d’un homme et d’une femme. À partir de là, j’ai imaginé un couple où l’homme serait sensiblement plus âgé que la femme, qu’il fallait, ensuite, placer dans un décor. Le premier élément auquel j’ai pensé a été une table. Puis me sont revenues en mémoire certaines estampes où le symbolisme des objets est très fort, ainsi que les Armoiries à la tête de mort, de Dürer, dont on peut dire qu’il s’agit d’une œuvre qui se célèbre elle-même – la multitude d’objets qui sont représentés n’ont pas de réelle raison d’être, sinon celle de témoigner de la maîtrise de l’artiste à rendre la texture de matières très diverses – la plume, le poil, les étoffes…etc. J’ai voulu procéder un peu à l’identique, en recherchant une diversité visuelle – volume, texture, matière… etc. mais aussi une valeur symbolique à travers le puits, notamment et l’eau qu’il recèle. En ce qui concerne les symboles, ce n’est qu’en cours d’écriture que les bribes d’interprétation me sont apparues – et j’ai inséré dans mon récit ces démarches interprétatives par l’entremise de deux de mes personnages, Hortense et Dolorès.

Pourquoi Bellange comme artiste graveur ?
Parce que c’est l’un des graveurs sur qui on sait le moins de choses. Le seul élément nouveau découvert récemment est son acte de décès : il est mort en 1616. À part cela, on ne connaît de sa vie que des bribes, et c’est très propice à l’imagination. C’est le type même de personnage dont un romancier peut s’emparer pour nourrir sa rêverie romanesque : combler de façon purement imaginaire les blancs de sa vie ne pose pas de problème puisque, de toute façon, personne ne pourra remettre en cause ce qui est dit dans la fiction… De plus, sur le plan artistique, il a un côté fascinant : il s’inscrit dans un courant maniériste mais, en même temps, il a une façon de dessiner qui lui est propre ; il déforme les figures et s’éloigne de tout réalisme, il est vraiment en dehors des modes de son époque. J’ai fait de lui un portraitiste, mais c’est une extrapolation tout à fait contestable : ce qu’on sait de son art n’autorise guère à penser qu’il aurait pu se montrer soucieux de graver avec autant de précision le visage du duc et de sa petite maîtresse ! 
Et puis il se trouve qu’autour de ce roman se sont nouées toute une série de coïncidences – je suis en général très attentive à cela, à ce que les Surréalistes appelaient les « hasards objectifs » et que Morsures essaie de traduire. L’une des plus étonnantes s’est produite en juillet dernier : en visitant l’exposition consacrée à la peinture française dans les collections allemandes, au Grand Palais, le premier tableau que je vois est un tableau de Bellange – ce qui est rarissime ! et sur ce tableau, on voit une tête d’ange, un ange qui tient deux lys dans la main – on comprend qu’il s’agit d’un fragment d’une Annonciation. Pour couronner le tout, en m’approchant, je découvre qu’il a signé Bellangelus ! il a fait lui-même ce jeu de mot, tout naturel au XVIIe siècle, que j’ai utilisé comme l’un des éléments essentiels dans le roman ! À voir apparaître ainsi ces points de jonction entre la réalité historique et la fiction que j’avais imaginée, à quelques semaines de la sortie du livre, je me suis dit que ce roman était porté par quelque chose… c’est un peu mystique mais j’ai eu vraiment l’impression très nette que le livre allait avoir un avenir puisque, d’une certaine façon, il était déjà en gestation dans ce tableau il y a 400 ans.

À cette multiplicité des coïncidences semble répondre celle des intrigues dans votre récit qui, comme le titre, propose aussi divers niveaux de lecture…
Oui : on est loin de l’histoire linéaire à laquelle j’avais d’abord pensé ! Cela correspond à cette prolifération d’images, à cet envahissement à la fois physique et psychologique dont j’ai voulu rendre compte, et aussi à cette sorte de zone hybride entre réel et délire où évolue Hortense. Mais cette complexité peut gêner certains lecteurs peu avertis ; de plus, la construction très compartimentée du récit demande une certaine concentration, une attention soutenue pour ne pas se perdre entre les strates chronologiques, les liens de parenté entre les personnages, les va-et-vient entre la Lorraine et Paris… etc.
L’autre aspect qui peut dérouter le lecteur, c’est le jeu que j’ai entretenu entre les genres littéraires : j’ai voulu écrire un roman policier – en posant au départ deux énigmes, un meurtre de commissaire-priseur, et la disparition de l’estampe centrale – mais dans lequel on pourrait aussi lire un roman historique, un roman sentimental, voire un roman satirique sur le milieu des marchands et des collectionneurs d’art. Toutes ces lectures sont possibles mais aucune n’épuise à elle seule le roman. Il était très important pour moi de mener le lecteur quelque part, grâce à de nombreux rebondissements, mais sans me borner à écrire un polar. J’écris toujours avec le sentiment que le lecteur n’est pas loin derrière – un peu comme s’il regardait par-dessus mon épaule… il doit être tenu en haleine, il faut qu’il ait du plaisir et que la tension remonte après s’être relâchée. J’écris, si l’on veut, comme si je racontais une histoire à un enfant le soir. Et si, malgré ces complexités, le lecteur arrive au bout du roman grâce à ces rebondissements, j’aurai gagné mon pari qui était de parler de l’estampe, généralement peu connue et perçue comme austère, à travers un roman somme toute distrayant.

En fait le suspense n’est pas exactement dans la phase « policière » du récit mais comme déplacé dans les investigations autour de l’estampe imaginaire, et aussi dans la progression de la rêverie d’Hortense…
Oui, c’est cela. J’ai bien posé deux énigmes « classiques » – un meurtre et une disparition d’objet – mais ce sont des leurres. Certes, l’amateur de polar peut s’en tenir à ces énigmes et retirer quelque satisfaction de sa lecture puisqu’elles sont toutes deux résolues à la fin. Mais je tenais à déplacer les rouages de l’investigation sur un autre terrain, beaucoup plus impalpable : celui de l’estampe elle-même, de l’Histoire. Je voulais montrer comment travaille l’esprit, comment on écrit à partir d’associations d’idées ; je voulais aussi offrir une image d’un aspect que revêt parfois mon travail, à savoir ces recherches proches de celles qu’entreprendrait un historien de l’art : certaines estampes demandent en effet que l’on consulte de nombreux ouvrages, que l’on se rende dans les bibliothèques… Quant à ce qui regarde l’Histoire, j’ai donné à ce roman une dimension de fiction historique en y glissant de multiples références à des textes réels mêlées à des documents inventés de toute pièce – pour l’anecdote, je me suis longtemps imprégnée de Montaigne pour pouvoir rédiger des lettres en ancien français qui « sonnent » juste. L’on passe ainsi insensiblement du fictif au réel – tout comme Hortense – et à travers elle, son lent basculement dans le délire c’est, enfin, un roman sur la folie. C’est un parcours psychologique très difficile à mettre en écriture et il m’a semblé que l’appuyer sur cet envahissement de l’esprit d’Hortense par les images était un bon moyen d’y parvenir.

Comment avez-vous construit vos personnages ? 
Mes personnages sont tous peu ou prou le résultat de recombinaisons diverses, à partir de gens réels que j’ai connus, ou côtoyés. Par exemple, Astruc est dérivé du professeur Mortimer [de la bande dessinée d’E. P. Jacobs – NdR] : assez râblé, plutôt sympathique, vêtu de tweed, avec une barbe… comme je voulais en faire un personnage complètement imaginaire, je lui ai adjoint un chien en me référant à un commissaire-priseur que je connais bien et qui, lui, a un chien… la brune Dolorès est une sorte de fusion de deux de mes amies ; l’homme d’affaires, lui, est plutôt un archétype, à qui j’ai prêté des traits que je retrouve chez la plupart des hommes d’affaires que je croise dans ma vie professionnelle. Quant à Félix Boireau, ceux qui sont un peu du métier reconnaîtront tout de suite mon beau-père, qui tient boutique à Saint-Germain-des-Près dans des conditions quasi identiques à celles que je décris dans le roman. Mais je lui ai donné le visage d’un professeur que j’ai réellement connu, que j’appréciais beaucoup et qui s’appelait Boireau – c’est une façon de rendre hommage à cet homme, mort trop jeune d’un cancer. Et je l’ai affublé de charentaises, à l’image d’un libraire tout à fait charmant, que j’ai également bien connu et qui avait sa boutique rue de Clichy. C’est comme ça que les personnages se sont imposés à moi.
Mais j’ai aussi voulu jouer sur les contraires : les deux commissaires-priseurs devaient éprouver de l’inimitié l’un pour l’autre, pour qu’il y ait un certain dynamisme. Et pour les personnages féminins, j’ai repris l’opposition brune / blonde qui est un thème de base de la littérature, la blonde étant du côté de la vertu et la brune du côté du mal – ou, à tout le moins, du trouble : à la blonde Hortense s’oppose la brune Dolorès, une vraie passionaria du féminisme – au point d’en avoir le jugement un peu déformé, ce qui l’amène à fournir une interprétation erronée de l’estampe de Bellange…
Mais ce n’est pas aussi tranché que cela : Mathilde est blonde mais plutôt vénale ; quant à Aimerie, c’est une petite femme sans caractère, on se demande même ce que le duc lui trouve ! mais elle a une espèce de quant-à-soi, de retenue, de discrétion qui manquent absolument aux personnages féminins du monde moderne… comme si elle était un condensé de féminité dans ce qu’elle a de meilleur, sans son côté tapageur – sans doute est-ce pour cela que je lui suis si attachée, et que j’ai eu tant de mal à la quitter… j’ai longtemps vécu avec son ombre ! comme si j’avais, avec elle, atteint quelque chose de vraiment essentiel pour ma propre personne grâce à l’écriture.

<FONTFACE=VERDANA size= »2″>Avez-vous travaillé de façon très méthodique, en établissant des fiches pour chacun des personnages ?
Oui, j’ai procédé méthodiquement ; j’ai commencé par établir une petite liste de personnages – il me fallait des commissaires-priseurs, des personnages féminins, des collectionneurs… etc. Comme j’avais déjà une idée de l’histoire que je voulais raconter, cette liste a été assez vite dressée. C’est ensuite, à l’intérieur de ces catégories, que les recombinaisons se sont opérées ; une fois le personnage posé dans ses grandes lignes, j’ai adjoint des éléments symboliques – les charentaises, par exemple.

Pourquoi avez-vous fait de Fénelon le maître à penser d’Astruc ?
Je ne sais pas vraiment ce qui m’a poussée à m’y référer : ce n’est pas mon auteur de chevet – je n’avais que quelques-unes de ses phrases en tête. Je pense qu’à partir du moment où j’ai voulu caractériser Astruc par une propension à citer des maximes, je me suis mise à chercher parmi les plus classiques de la littérature française ; j’ai lu Fénelon pour m’en imprégner et en tirer les citations que j’ai placées dans le roman. De là, j’ai baptisé le chien Fénelon… il me semble que les choses se sont enchaînées comme ça : c’est comme fil mental qu’on tire, sans avoir prémédité de le faire.

J’imagine que Morsures marque le début d’une véritable activité d’écrivain ?
J’espère ! J’ai d’ailleurs commencé à écrire un second roman – une douzaine de chapitres sont déjà rédigés ; on y retrouve des personnages assez typés, un meurtre, des plongées dans le passé… Ce sera une réflexion poussée sur ce qu’est l’écriture, où l’architecture, les techniques de construction d’un immeuble, l’échafaudage auront une grande importance et vaudront comme métaphore de l’œuvre en train de s’écrire. Il y aura aussi tout un jeu entre l’extérieur et l’intérieur, un peu comme dans La Vie mode d’emploi, de Georges Pérec. Cette façon d’évoquer l’art du roman tout en romançant est très postmoderne ! Mais comme pour Morsures, mon intention reste d’offrir une histoire lisible.
L’écriture m’est devenue indispensable ; la difficulté pour moi est de trouver le temps de m’y adonner… J’espère, à l’avenir, parvenir à un équilibre matériel qui me permette de travailler un peu moins comme expert de façon à pouvoir me ménager davantage de moments où je pourrais me consacrer totalement à l’écriture. Mais je n’envisage pas de renoncer à mon métier, que j’adore et dont je ne pourrais pas me passer.

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 20 octobre 2005.

 
   

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Y a-t-il un art médical ? (2)

  • Molière fait du Serment d’Hippocrate un sermon d’hypocrite

 Y a-t-il un art médical ? (suite)

Ce mouvement critique envers la médecine à partir du XVIIe siècle se trouve poursuivi même par la vindicte philosophique. Celle dont témoigne Kant par exemple dans la Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? où le philosophe n’accorde à l’activité médicale qu’un statut annexe (qui ne fait que connoter cette même idée de mainmise et de domination sur les individus au nom d’une compétence). Le médecin n’est pas présenté dans cette perceptive comme un artiste jouant avec les circonstances, avec la singularité du cas et la pluralité des affects, mais comme un de ces “tuteurs” qui font demeurer l’humanité sous la chape de l’infantilisme et de la passivité. Le médecin est l’équivalent du “directeur de conscience”, qui décide à ma place de ce qui est bien pour mon corps, me plongeant ainsi dans la soumission : celle-là même que les adversaires de Socrate et d’Hippocrate revendiquent contre la médecine.

Pourtant, Kant ne rejette pas complètement la médecine, dont il pointe la dimension “artistique”, et non mécanique, dans Le conflit des facultés, où il dialogue avec le professeur Hufeland à propos de son oeuvre : De l’art de prolonger la vie humaine. Kant reconnaît là le travail d’un médecin qui cherche à traiter moralement le physique en l’homme. Hufeland se pose en effet comme un médecin qui ne veut pas réduire sa discipline à la simple habileté technique des moyens que la raison prescrit mais cherche, par-delà l’aide qu’il peut apporter, à déterminer ce qu’est le devoir du praticien. Et Kant voit dans le reflet de cette question l’activité même de la philosophie pratique morale qui doit intervenir dans la médecine, plus particulièrement dans la “diététique” comme art de prévenir la maladie.
Kant envisage ainsi un passage de l’usage pratique pur de la raison à son usage pragmatique : il s’agit bien, à côté de la compétence du médecin, de mettre sous l’empire de la raison et de la volonté ce que les hommes laissent d’ordinaire à l’habitude ou au destin, autrement dit à la krisis hippocratique. Il s’agit donc de réintroduire l’activité par-delà la passivité, et le jugement critique par-delà la fatalité existentielle.

Hufeland distingue ainsi la diététique comme art de prévenir les maladies et la thérapeutique, comme art de les guérir, et il voit précisément dans la diététique “l’art de prolonger la vie humaine”. Reprenant la distinction d’Hippocrate, Kant explique la différence entre le fait de se sentir bien portant et le fait de savoir avec certitude qu’on l’est. La longévité de la vie permet donc seulement pour Kant d’attester de la santé dont on jouit, et la diététique doit, il est vrai, démontrer son habileté ou sa science dans l’art de prolonger la vie et non d’en jouir ! La science de la médecine peut être philosophique à condition que la puissance de la raison en l’homme détermine le mode de vie.
Kant assigne alors à la raison de l’homme la tâche de maîtriser les sentiments de ses sens par un principe qu’il se donne à lui-même : de manière optimiste, Kant semble croire partant au pouvoir de l’esprit humain de maîtriser, par la fermeté et la résolution, ses sentiments morbides. En revanche, souligne-t-il, si la science médicale ne cherche, pour écarter ces affects, que des adjuvants dans des moyens corporels externes (la pharmacie ou la chirurgie), elle est simplement empirique et mécanique.
Kant pose bien les conditions auxquelles il assimile la pratique médicale à un art, et non à une science procédurale. Il montre en même temps les limites de la diététique en conclusion, lorsqu’il affirme, de manière plus pessimiste, que la raison exerce de façon immédiate un pouvoir salutaire, et qui ne remplacera jamais les formules thérapeutiques de l’officine (Le Conflit des facultés, Gallimard, La Pléïade, 1986,p.927).

En dépit des affirmations d’un Molière et de tous ceux qui vilipendent la médecine en dénonçant son incapacité à gérer la maladie, il faut donc tenter à tout prix – faute d’une réduction de la liberté à du mécanique, et de la transcendance du jugement à l’immanence des lois empiriques – de préserver “l’art médical” en tant que tel. Un penseur de la généalogie comme Nietzsche n’attache-t-il pas une importance à présenter le philosophe comme un “médecin de l’âme” ? Nietzsche montre effectivement dans Humain, trop humain que la philosophie, tout comme la médecine, est un art en ce qu’elle affronte toujours les possibles au lieu de se contenter d’un ordre fixe et sclérosé.
Cet art est celui de l’auscultation, qui permet de repérer les symptômes et d’y réagir – quitte à inventer de nouveaux remèdes face à l’imprévu ou à l’inouï de toute pathologie. Mais comment faire, à l’heure où la technique rayonne et prédomine dans le champ des activités humaines, pour laisser (ou rendre) à la médecine son sens d’engagement moral, son sens d’art du risque ? Comment retrouver derrière l’urgence d’une pratique codifiée cette interrelation, cette intersubjectivité faute de laquelle le mot “art” ne signifie plus rien ?

III) Le moment de la réconciliation : la subjectivité du patient
Dans un troisème et dernier temps d’analyse, on peut bien distinguer entre médecine préventive (la diététique, l’hygiène chez Kant), médecine thérapeutique (médicaments et traitements chez Molière) et médecine opératoire (chirurgie), pour répondre que la médecine est un art ou une science selon les cas, c’est-à-dire selon le degré de certitude et d’efficacité qu’elle manifeste dans la manière de préserver la vie.
Mais c’est là une réponse qui paraît trop facile à une époque où des maladies nouvelles surgissent, tel le syndrome d’immuno-déficience acquise, qui court-circuitent en quelque sorte ces trois types de médecine et posent plus que jamais, à l’heure également des conflits au sujet de la bioéthique, le problème du rapport qu’entretient le médecin à son activité, et à son patient, dans le cadre d’une même communauté.
Le rapport de la santé à la maladie ne peut en effet provenir de la seule représentation scientifique ou médicale selon Canguilhem : il s’établit de prime abord dans le vécu du malade. Dans le rapport, étroit et concret, que le vivant entretient avec la vie. Chacun peut en faire l’expérience au quotidien : si la bonne santé paraît “naturelle” (on ne la questionne pas), la maladie à peine ressentie par l’entremise de quelque dérèglement est le moment d’une inquiétude immédiate.

Soupçon qui n’est pas la résultante d’un savoir ou d’une démarche expérimentale, mais l’expérience soudaine faite par le vivant que la vie ne va plus comme avant. Que la santé “déraille”. Raison pour laquelle Canguilhem recommande qu’on étudie le rapport du vivant à la vie, plutôt que de s’entêter à vouloir conceptualiser cette défaillance avant de la guérir. C’est que la maladie, quoiqu’on en ait, est moins l’objet de prédilection d’une analyse médicale que le regard – éminemment subjectif – que le malade porte sur sa maladie. Et sur les conséquences qu’elle induit pour le corps propre.
Analyser correctement le lien du normal et du pathologique requiert partant qu’on prenne acte de la subjectivité du malade. De la façon dont le vivant organique appréhende sa relation à la vie. Alors la maladie nous apprend-elle énormément pour autant qu’elle illustre simplement comment le malade se rapporte à la vie.
En mettant de ce fait l’accent sur l’expérience de la maladie que construit le malade, Canguilhem invite à reconsidérer ce qui, dans le pathologique, pousse le vivant à se poser comme vivant. Il ne peut donc que contester une pensée médicale et scientifique prétendant ramener l’expérience du pathologique à une sorte de variation quantitative du normal. Attitude qui ne peut mener selon lui qu’à méconnaître le sens même de la maladie. Considérer en effet la maladie comme l’expérimentation d’un enflement des lois du “normal” revient à occulter l’expérience vécue du vivant que promeut tout bouleversement pathologique.

Au contraire importe-t-il à qui veut défendre l’art médical de souligner, pour reprendre la formule de G.Le Blanc, que la maladie est le risque que l’organisme introduit dans le rapport à lui-même (Canguilhem et les normes, PUF, coll. Philosophies, 1998, n°103, p.40). Ce qui permet une nouvelle lecture du pathologique : celui-ci n’est plus élément aliénant et destructeur, il est aussi possibilité d’un seuil qualitatif nouveau.(ib.). Autrement dit, c’est parce que la vie serait création que la santé aurait besoin de la maladie pour mesurer l’ampleur de ses potentialités et de son adaptabilité aux différents milieux qui la traversent. Postuler dans cette optique la nécessité d’un art médical revient alors à contester le primat de la science sur la technique : si la pratique du médecin est une technique, c’est parce qu’il demeure du côté subjectif du patient, qui veut guérir.

Alors la technique médicale peut-elle être assimilée à un véritable art de la guérison. Puisqu’elle met en exergue la notion d’un vivant, d’un individu biologique, dont la santé dépend en partie des moyens techniques déployés par la médecine. Oublier en revanche la singularité du malade, ne pas tenir compte du sens individuel de la maladie vécue par le patient sont autant de facteurs contribuant à oblitérer la nature du jugement dressé par le malade à l’encontre du mal qui le frappe.
Mais pourquoi donc privilégier ainsi la validité du jugement d’une tierce personne, le médecin ? Pourquoi rejeter l’attention du malade à la maladie même ?, s’interroge Canguilhem. Bien plus nécessaire paraît-il de réhabiliter en fait la technique médicale, id est de faire surgir de l’individuel là où d’aucuns voudraient écraser par commodité toutes les consonnances pathologiques – pourtant signifiantes – sous le poids d’un normal nécessairement harmonieux. Unique moyen, semble constater Canguilhem, de préserver une définition de la vie comme individualité. Comme manifestation plurielle, inattendue d’imprévus eux-mêmes multiples.

La bonne santé est alors moins un état figé, une place forte à défendre à tout prix, qu’un champ de risques. De possibles et d’aléas qui structurent en retour notre vitalité, ne serait-ce que par la perspective des menaces dont ils cisèlent les contours. Dans ces conditions, penser la vie à travers le prisme de la maladie incite en définitive à penser la santé comme promesse de liberté. C’est parce qu’il est malade (parce qu’il résiste aux possibles) que l’individu est vivant ! C’est parce qu’il est avant tout l’écho de son corps qu’il est libre !
Seules ces considérations autorisent selon Canguilhem à conférer à l’art médical sa teneur propre : celle non pas tant d’une connaissance scientifique du vivant aspirant à réduire la pratique du médecin à un de ses simples dérivés, que celle d’un art. Un art, comme nous le rappelions en introduction, à entendre, tel l’ars latin, comme savoir-faire mais également comme manière de vivre. Canguilhem définit ainsi, dès l’introduction de son livre, Le normal et le pathologique, la médecine comme un “art de la vie”, et non comme une science au sens étroit.

Le médecin est avant tout celui qui entretient une relation directe avec le sujet qu’il soigne, et non une connaissance essentiellement abstraite du corps humain. Faute de quoi l’on méconnaît la dimension nécessairement éthique de la pratique qu’il doit mettre en oeuvre dans sa volonté de guérir autrui. Parce qu’il connaît plus que quiconque la précarité du vivant assailli par ces maladies-événements qui sont autant de risques stigmatisant et encourageant la santé paradoxale de son patient, le médecin doit développer une éthique de la responsabilité qui trouve sa pleine mesure dans le recours à un “art” où rien n’est jamais par avance déterminé.
Force est pourtant de constater qu’à l’heure actuelle, le médecin jouit d’un pouvoir proche de celui de l’apprenti-sorcier, capable de créer de la vie à partir du non-vivant, de l’animé à partir de l’inerte. François Dagognet rend compte du problème que représente la notion d’art médical dans Pour une philosophie de la maladie, où il rappelle qu’Hippocrate et son école furent les premiers à s’interroger sur la finalité de “l’art médical” (donc de la guérison) et sur la nature du progrès en médecine. Ce rappel intervient avant que Dagognet ne célèbre l’approche de Michel Foucault montrant dans La naissance de la clinique qu’avec l’émergence de la “clinique”, la pathologie met en fait un terme aux entités imaginaires des maladies, au profit du concept de repérages : c’est dire qu’elle met à plat le corps du malade afin de localiser et de spatialiser les affects.

Dagognet expose alors que l’art médical consiste à ne plus dissocier malade et maladie. Il ne s’agit plus d’objectiver et de se fixer sur la maladie pour en oublier le malade, car ce qui importe également désormais, ce sont la manière de vivre du malade, le milieu dans lequel il évolue et les variations de son psychisme. L’époque de la frénésie techniciste a atteint ses limites et il faut dorénavant revenir, en accord avec les théories de Canguilhem, sur un subjectif trop écarté. Tout comme la médecine doit intégrer davantage le “social” (le milieu agressif, les nombreux risques subis par le citoyen), l’art médical requiert en fait qu’on se mette à l’écoute du patient qui est tout sauf un malade imaginaire. Il ne faut donc pas privilégier la discipline des examens et des dépistages mais l’étude des troubles inchoatifs ressentis par le patient.
Toute la difficulté de l’art médical est de parvenir à situer la limite entre l’irrégularité et l’anormalité, entre l’anomalie et le pathologique. C’est en ce sens que l’art médical rejoint l’art tout court, par le biais de l’innovation technique savamment dosée : ainsi l’imagerie médicale permet-elle de lire un système osseux sans qu’il y ait effraction pathologique. La radiographie rejoint elle-même quasiment l’esthétique en ce que l’art consiste, pour nous, post-Modernes, à faire de l’invisible une réalité visible.

Nous pouvons reprendre le projet d’Hippocrate ici et montrer comment nous sommes passés de l’art médical comme savoir garant de ses procédures à un art “esthétique” de la médecine. Cette logique poussée à l’extrême, il est possible de songer ici par exemple aux tableaux du peintre Kupka où les rayons X peuvent nous donner une figure translucide. L’artiste utilise la technique médicale pour livrer des oeuvres d’art, à la jonction entre la physique et la médecine.
Mais l’essentiel n’est pas là, et c’est dans le rapport du médecin au patient qu’il faut retrouver la nature même de l’art médical. Dagognet peaufine ses analyses en reprenant l’image du Gorgias dans une oeuvre récente, Savoir et pouvoir en médecine : il y remarque que Platon définit la médecine comme un art ou une technique qui a un rôle à part, la faisant s’écarter des autres métiers touchant le corps et qui sont serviles (à l’exception également de la gymnastique). C’est que la médecine ne soigne le malade qu’en étudiant les causes (voir Gorgias, 501a), et par là elle dépasse le sensible puisqu’elle cherche à atteindre ce qui le détermine (les symptômes). La médecine substitue aux apparences le vrai. Elle est une “science de l’ordre”, non seulement du corps, mais du corps en relation avec l’univers. Corps qui reflète le cosmos, lui-même voué à la régularité.

Pour toutes ces raisons, la médecine s’élève dans la hiérarchie des activités et des savoirs. À la différence du charlatan, le médecin ne s’aligne pas sur la seule phénoménalité, il n’est pas influencé par le malade. C’est pourquoi il sait reconnaître le mal, c’est pourquoi il sait prescrire à la fois un traitement et un régime. Ce qui importe pour lui, ce sont les proportions et l’harmonie des parties qu’assure la gymnastique elle-même. Le médecin ne se borne pas toutefois à recommander une diététique qui convient au corps ni à diagnostiquer la maladie. Il soigne, il devance les réponses de l’organisme et l’aide lui-même.
Platon pose ainsi à bon droit que la médecine servira de fondement à la formation de celui qui gouvernera car :
1 – Elle lui montre les dangers de ce qui plaît (la flatterie) mais aussi corrompt. Elle détourne de l’agréable et apprend les règles de l’hygiène et et de la santé.
2 – Elle préconise aussi des traitements qui ne vont pas dans le sens de l’opinion.
Dagognet éclaire cependant d’un jour nouveau la première partie de notre analyse en pointant que Platon ne conserve pas cette solution par la suite, dans la mesure où il définit autrement pouvoir, santé et maladie. Platon remet en effet en cause sa philosophie dans le Phèdre puisqu’il assimile la médecine à la rhétorique, au bavardage même (270c). Même constat dans le Politique où la médecine est dévaluée et perd son rôle d’art régulateur car elle relève d’un domaine empirique et flottant. Comme aucun malade ne ressemble à un autre selon Platon (295d), le soignant doit s’adapter à cette situation mouvante, ce qui exclut des règles ne varietur.

Mais c’est peut-être là paradoxalement, dans le jeu des variations sans identité, que l’art médical peut exceller. Il faut en effet, selon Dagognet, nous prémunir du danger qui consiste à confondre art médical et pouvoir médical. Le premier se veut écoute du malade, invention perpétuelle d’une pharmacie ad hoc pour guérir ou prévenir les maladies ; le second se pose toujours (dans la logique kantienne de la Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?) comme une oppression des minorités et est le lieu du soupçon. 
Il faut condamner, observe Dagognet, le pouvoir médical qui s’autojustifie parce que les décisions ultimes, toutes celles qui concernent le malade ou la procréation artificielle par exemple, ne se prennent pas en fonction des données (même s’il faut les connaître) mais se prennent selon des valeurs. Et celles-ci n’entrent pas dans les calculs, elles renvoient toujours à la responsabilité de citoyens.
Dagognet pose ainsi la gageure d’un art médical qui l‘emporte sur le pouvoir médical, ce qui revient à faire en sorte que “la relation pouvoir-servitude” cesse avec l’entrée dans “le monde médical”, car “cette relation ne peut que détériorer l’action thérapeutique”. Or, le danger du médecin se mesure à ceci que, en tant que prescripteur, il est à son insu revêtu d’un “rôle d’agent d’autorité” (praescripta dare veut d’abord dire en latin : donner des ordres prioritaires), ce qui déséquilibre la relation entre malade et médecin.

Au contraire la dimension de l’art entendu comme esthétique doit-elle être celle de l’universel par lequel l’artiste, l’artisan est capable de communiquer à son alter ego. Et cette communication – certes naïve mais indispensable – n’a de sens qu’à reposer sur une communauté éthique où puisse s’opérer un catéchisme à la lettre, une mise en commun (kata ekein en grec) des capacités d’expression de chacun. Revendiquer un art médical, c’est alors dépasser l’aspect guerrier de l’acte curatif dans sa lutte contre les virus et les parasites qui nous infectent, c’est surtout ne pas restreindre le malade à n’être que le théâtre d’une lutte où se trouve auréolé de prestige, comme chez Molière peut-être, celui qui décide des opérations censées se révéler victorieuses.
En appeler à l’art médical, revient dès lors, nous est-il apparu, à inviter le médecin qui, somme toute, est aussi et avant tout un homme, à concevoir, selon la belle formule de François Dagognet, qu’il n’ira jamais assez loin dans le sens de l’humanité et qu’il doit toujours s’efforcer d’instituer un rapport de confiance et de fraternité envers celui qu’il soigne. Tâche difficile s’il en est, car il doit toujours en même temps maintenir une certaine distance entre lui et son patient.

L’expression “art médical” résume alors à elle seule toute la délicatesse et l’âpreté d’une pratique qui doit concilier, à l’instar de l’oeuvre d’art elle-même, l’universel d’une exigence ou d’une attente avec le particulier d’une réponse opératoire et féconde. La connotation esthétisante de l’art médical permet en ce sens d’éviter la politisation excessive de cette notion et de répondre à la question initiale : la médecine ainsi entendue ne se coupe pas du divers sensible où elle prend source puisqu’elle se donne comme horizon régulateur et heuristique la mission de concilier les dimensions physique et éthique de l’être dans une pratique vigilante et ouverte en droit au regard de la communauté.
C’est là, dans la substitution de l’art à l’artificiel ou à l’artificieux d’une technique, que la question philosophique de “l’art médical” présente un intérêt pour autant que l’intérêt (inter-esse en latin, l’entre-deux êtres) n’est que l’autre nom, pour la conscience en quête de connaissance, de cet intervalle critique qui sépare le vivant du néant chez Hippocrate.
Se trouve par conséquent autorisée une interprétation de la médecine, et de “l’art” qu’elle présuppose, comme ce pharmakon platonicien exposé dans le Phèdre, terme clef qui concilie en son sein à part égale le poison et le remède, autrement dit ce qui tout en n’étant jamais inoffensif ne peut pas non plus être simplement bénéfique.

Lire la partie 1 du dossier

frederic grolleau

   
 

Bibliographie des ouvrages convoqués dans cet article :

Hippocrate, De l’Art médical, Librairie générale Française, Bibliothèque classique, 1994, “De l’art” – (pp. 187, 188).

Platon, Gorgias (464a sq), Gallimard coll. « La Pleïade », 1950, p.398 sqq.

Molière, Le malade imaginaire, Gallimard coll. « La Pleïade », 1971.

E.Kant, Le Conflit des facultés, Gallimard coll. « La Pléïade », 1986, pp. 906-927.

G.Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF coll. « Quadrige », 1966.

F.Dagognet, Savoir et Pouvoir en médecine, Institut Synthélabo, coll. « les empêcheurs de penser en rond », 1998.

Guillaume Le Blanc, Canguilhem et les normes, PUF, coll. »Philosophies », 1998, n°103.

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Y a-t-il un art médical ? (1)

je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison

Y a-t-il un art médical ?

“ La santé, c’est la vie dans le silence des organes ”
Leriche, cité par Canguilhem, in
Essai sur quelques problèmes
concernant le normal et le pathologique
, Vrin, 1943.

La médecine se définit généralement comme la science qui a pour objet la conservation et le rétablissement de la santé. Elle assure le fonctionnement régulier et harmonieux de l’organisme en préservant ses fonctions vitales. C’est grâce à la médecine que nous respirons la santé pour autant que celle-ci vise à conserver le bon état physiologique du vivant. Mais la médecine peut également s’entendre comme un art, au sens où l’art réside dans l’ensemble des moyens ou procédés réglés qui tendent à une fin. On peut dire alors que la médecine est l’art de prévenir et de soigner les maladies de l’homme. L’art médical désigne ainsi l’adresse, l’habileté, le savoir-faire que met en oeuvre le médecin pour atteindre cette fin qu’est la préservation de la santé.
Georges Canguilhem est dans doute le penseur le plus représentatif à cet égard de ce qui pourrait bien caractériser un “art médical” : son oeuvre atteste d’un effort constant pour penser de manière conjointe la connaissance et la vie. Il propose ainsi une philosophie de la vie, entendue comme expérience de la santé, de la maladie et des normes, qu’il articule soigneusement à une épistémologie des concepts scientifiques. Un de ses principaux ouvrages sur la question, Le normal et le pathologique, étudie en ce sens le fonctionnement des divers éléments de l’organisme à l’état “normal”, puis pathologique.
Il s’agit pour Canguilhem de montrer que le dysfonctionnement organique qui survient lors de la maladie n’est pas une déviation d’un état hypostasié comme normal, mais doit se comprendre comme un type de nouvelle réponse de l’organisme à une modification du milieu, intérieur ou extérieur. Ainsi, au lieu de se réduire à n’être que l’absence de normes, le pathologique conquiert-il une nouvelle définition : il est ce qui permet à l’épistémologue de questionner le vivant. Plus précisément, de poser une question essentielle : que peut bien vouloir dire, pour le vivant, le fait d’être malade ?

Or, Canguilhem n’a de cesse de vouloir établir que la maladie, qui signale tout trouble pathologique, amène précisément à saisir une relation vivante entre l’art du médecin et le vécu du malade. À comprendre comment, en questionnant cette anomalie qu’est la perturbation biologique d’un organisme, on peut saisir la vie comme création incessante de normes nouvelles. Plutôt qu’une science stricto sensu, la médecine serait alors à entendre comme une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences (Le normal et le pathologique, PUF, Quadrige, 1966, p.7).
Le problème qui apparaît est bien celui de la question de l’aptitude et du jugement qui interviennent dans l’art médical. En effet, si la médecine n’est pas qu’une science (la mise en oeuvre stéréotypée de processus invariants pour atteindre la fin visée), si elle se donne avant tout comme un “art”, alors s’introduit ici la possibilité d’une inadéquation entre la pratique mise en place et la finalité théorique qui y préside. Or, le fait qu’on pose un art médical, et non seulement une science de la médecine, implique qu’on ne se cantonne pas à un seul travail de reconnaissance dans le cadre de la médecine mais qu’on y affronte l’indéterminé, l’indétermination de toute pathologie quand elle vient menacer le vivant.

Mais si la médecine est aussi et avant tout un art, cela signifie qu’elle ne peut garantir complètement la réussite de ses entreprises et qu’il reste une part de contingence dans sa lutte contre la maladie. Notre problème est alors le suivant : “l’art médical” n’apparaît-il que pour traduire l’exigence d’un embrassement du divers phénoménal qui affecte la sensibilité (auquel cas l’art médical a rapport par exemple avec les problèmes d’anatomie, de cytologie ou de pharmacologie ) ? Ou se manifeste-t-il pour trahir cette exigence en dévoilant l’embarras d’une discipline qui doit parfois avouer son impuissance devant la maladie ?
Affronter ce problème présuppose une analyse en trois temps :
I – La justification de l’activité médicale comme un art et non comme un simple procédé technique ou mécanique.
II – La détermination de la légitimité de cette attribution du mot “art” à la médecine face aux accusations dont la pratique médicale est néanmoins l’objet.
III – La tentative de réconciliation entre la médecine antique et la médecine moderne à travers un retour à la subjectivité du patient.

I – La justification de l’activité médicale
Il semble apparemment en un premier temps que l’art de la médecine soit incontestable : la manière même dont les Grecs pensent le traitement médical atteste bien de la présence chez le médecin, non seulement d’un savoir, d’une connaissance théorique, mais d’une mise en oeuvre pratique de cette connaissance. Or, cette mise en oeuvre ne peut apparaître que suite à une décision et à un acte créateur (identiques à ceux qui président à la naissance de l’oeuvre d’art). Mais certains arguent toutefois contre l’inefficacité, le hasard dans le traitement médical et le caractère incurable de certaines maladies pour protester contre la médecine et n’y voir qu’une connaissance inférieure et dispensable.

Au contraire, une réhabilitation de l’art médical est proposée par Platon, qui pose ainsi dans le Gorgias (464a sq) que l’état de bien-être du corps est réel, et non imaginaire, et que seul le médecin peut en juger. Dans l’art de soigner le corps qui renvoie à la fois à la gymnastique et à la médecine, Socrate constate le danger qui menace l’art médical : on peut le confondre avec cet art de la flatterie qu’est la cuisine. La gastronomie est dangereuse car elle conjecture l’agréable sans s’inquiéter de ce qui est mieux. Or, Socrate pose précisément que la cuisine n’est qu’un savoir-faire et non un art. Et la différence entre les deux repose dans le fait que la cuisine n’est pas en état d’indiquer comment agissent les choses qu’elle administre. C’est donc un mode irrationnel d’activité, incapable de rendre des comptes.
Socrate appelle au contraire “art” ici ce qui permet à l’âme de maîtriser les élans du corps et de distinguer ce qui est agréable de ce qui est nécessaire. Sinon, si la médecine n’est pas un art mais une flatterie qui dupe la sensibilité, alors toutes choses s’entremêleraient dans un même tas (Gorgias, ib.). Au contraire, le médecin doit savoir prescrire des remèdes, même s’ils sont contraires à la volonté du patient qui n’écoute que les penchants sensibles au détriment de ce qui est utile et nécessaire pour sa guérison.

L’
art médical consiste ainsi à proposer un arrangement et un ajustement de l’ensemble des prescriptions jusqu’à ce que l’ensemble constitue une oeuvre qui réalise un ordre et un arrangement (ib, 503 b). La bonne santé comme oeuvre du médecin-artiste/artisan est alors le nom qui qualifie les différentes sortes d’ordre qui existent dans le corps, et d’où résulte l’excellence corporelle. La médecine est bien l’art même de soigner le corps (ib., 517 a), qui doit avoir autorité sur tous les autres arts car le médecin détient la connaissance effective de ce qui est bon ou mauvais, connaissance que les autres hommes ignorent.
Contemporain de Socrate, Hippocrate est d’ailleurs celui qui jette les bases de la médecine rationnelle, qu’il ne dissocie pas de la pratique dont il célèbre la valeur opératoire. Ainsi Hippocrate pose-t-il les bases d’un véritable art médical où il dégage l’intérêt des techniques du diagnostic et des soins, qu’il rattache également à une vision philosophique et éthique du vivant. Dans De l’Art médical (Librairie générale Française, Bibliothèque classique, 1994, « De l’art »), Hippocrate entend prouver l’existence de cet art médical : la médecine a un but visible et des succès visibles. Elle dispose d’un langage et peut mettre en avant des réalités, ce qui lui permet (à l’encontre des détracteurs du médecin qui considèrent sa pratique incertaine et aléatoire) de guérir ou d’atténuer les maux. Le médecin est celui qui est capable de raisonner sur les cas présents (en les renvoyant aux cas passés auxquels ils ressemblent).

Et si le malade récrimine contre le médecin, c’est parce qu’il ne connaît pas les causes de sa maladie et ne voit que ce qui est agréable dans le présent, au lieu de se conformer aux prescriptions des ordonnances, qui visent le futur. C’est parce que le malade est incapable de fermeté et de patience que l’art médical doit jouer des multiples ressources dont il dispose. Ces ressources qui caractérisent l’art médical – et qui en font plus qu’une science, indifférente à ce à quoi elle s’applique – sont au nombre de trois pour le médecin :
1) Opposer les maladies visibles auxquelles il s’attaque aux maladies invisibles,
2) Souhaiter une alliance entre le malade et son médecin,
3) La médecine est donc un art plein de ressources mais qui connaît ses limites, et qui est raisonnable en ce qu’il refuse de prendre en charge les cas désespérés.

Même si tous les malades ne guérissent pas, même si certains guérissent sans médecin, Hippocrate pose qu’en médecine, le hasard n’existe pas, que la vérité et la combinaison des moyens prouvent la réalité de l’art médical :
Mais le malade qui saura louer ou blâmer quelques points du régime sous lequel il a guéri, trouvera que tout cela est la médecine ; et ce qui a nui ne témoigne pas moins que ce qui a servi, en faveur de l’existence de l’art. (…). En outre (…) on voit les médecins les plus renommés guérir par le régime et par d’autres combinaisons dans lesquelles le caractère de l’art ne pourrait être contesté, je ne dis point par un médecin, mais par l’homme le plus ignorant de la médecine à qui on les expliquerait. Donc (…) il n’est pas possible à aucune des personnes guéries sans médecin, d’imputer raisonnablement leur guérison au hasard. En effet, on démontre que le hasard n’existe pas ; on trouvera que tout ce qui se fait, se fait par un pourquoi ; or, devant un pourquoi, le hasard perd visiblement toute réalité, et ce n’est plus qu’un mot. Mais visiblement aussi, la médecine possède et possédera toujours une réalité et dans le pourquoi et dans la prévision qui lui appartient.
(Hippocrate, De l’Art médical, op.cit., pp. 187, 188).

L’art médical est donc ce qui permet, comme l’affirme en conclusion Hippocrate, de plus prouver par des faits que par des paroles. L’art médical est bien attesté par l’adresse et l’habileté du médecin qui est en même temps un praticien. Ce même médecin peut donc prêter le fameux serment hippocratique : s’engager envers les malades à chercher toujours leur bien, c’est-à-dire à sauvegarder la vie actuelle (pas de poison) et à venir (pas d’avortement), à respecter leur personne et leur intimité. Il y a bel et bien un engagement moral de la part du jeune médecin, et cette expression d’une déontologie de la médecine veut éviter les critiques et les accusations répandues contre la médecine et son inefficacité.
Par le serment, le médecin s’engage dans son art à s’interdire toute interprétation douteuse, il s’engage à protéger les intérêts du malade qui sont inséparables des siens propres :
Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison (…) Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans l’innocence et la pureté.
(Hippocrate, op. cit., “ Serment ”, p. 83)

On vient de justifier ainsi l’expression “art médical” en tentant d’en dégager le sens et l’essence, à travers sa défense par Hippocrate et Platon. Il semble que la médecine soit un art ici pour autant qu’elle exhibe l’ordre de ses raisons, qui lui permet de lutter contre la contingence et l’indétermination au coeur du vivant. Posant avant la lettre les bases de l’étiologie et la reconnaissance de ce qu’on appellera par la suite les symptômes, le médecin est cet artiste qui, par son intervention, vient suspendre la krisis, cette “crise” où le vivant est dans un entre-deux entre vie et mort, entre guérison et trépas. Son art consiste à sérier les similitudes, à rendre visible l’invisible, mais aussi à reconnaître ses limites à travers un jugement critique (du grec krinein, qui signifie filtrer).
Mais l’on peut se demander si par là même, par cette “limitologie” au coeur de sa pratique, le médecin ne réduit pas son art à n’être qu’une science des bornes. La question est alors de savoir si la médecine reste un art à part entière ou si elle peut développer un savoir-faire qui est également un faire-savoir. Ce qui revient à déterminer si elle est créatrice et libératrice à sa manière, ou si elle n’est qu’une entreprise de cartographie des affects humains, auquel cas chacun peut se croire aussi bien placé que le médecin pour statuer sur son sort.

II- La pratique médicale critiquée
O
r, et c’est là le deuxième temps de notre réflexion, le médecin peut se fourvoyer, il peut commettre des erreurs. On ne compte plus le nombre d’erreurs médicales, de décès injustifiés de patients. Et pendant longtemps, la médecine a en effet eu une réputation de pratique fantaisiste où, sous couvert d’art, ce qui s’affirme chez le médecin, c’est davantage la dimension du caprice que la manifestation d’une connaissance informée et capable d’atteindre la fin visée par Hippocrate. De la contestation de la pertinence des planches anatomiques de Vésale à la remise en cause du système circulatoire avancé par Harvey, en passant par la pratique de saignées “passe-partout” qui tuaient au lieu de guérir, la pratique médicale a souvent été critiquée.

C’est notamment ce que Molière met en scène dans Le Malade imaginaire, où il pourfend l’érudition inutile et l’incompétence létale des médecins qui agissent à l’aventure au lieu de rendre compte de l’efficacité de leur savoir-faire. Contre les médecins, Molière est convaincu qu’on ne guérit pas les maladies du corps : on ne peut que les subir et s’en accommoder. Au mieux on peut en rire. Molière met en avant ici un Argan bourré de médecines et de lavements. Il célèbre le comique des fonctions basses de l’organisme auxquelles renvoient les noms malodorants des médecins : Purgon, Diafoirus et Fleurant. Ce sont là des fantoches mécanisés et des anti-circulationnistes, qui s’opposent à Harvey, dont la découverte de la circulation sanguine remonte à 1615.

Molière dénonce donc une médecine qui s’enlise dans le verbalisme. Il va même jusqu’à nier la médecine elle-même, comme science et d’autant plus comme art. À la question de savoir si la médecine est un art, Molière répond par la cérémonie burlesque finale de l’oeuvre, où il montre que la médecine, loin de ressortir d’un ensemble de connaissances qui s’acquièrent et se conquièrent, participe d’un ensemble de rites qui entourent et sacralisent quelques recettes sommaires. Molière condamne ici des actes médicaux très élémentaires auxquels tout un cérémonial quasi liturgique donne un prestige douteux.

Le domaine médical n’est pas un art (au sens socratique et hippocratique du terme) : se réduisant à la formule clysterium donare, postea seignare, ensuitta purgare, il n’est qu’une magie. Le médecin, à la différence de l’artiste, n’est qu’un exorciste et un envoûteur. Purgon abandonne ainsi son malade à une série de maladies en “-ie”, qui aboutissent tout bonnement à la privation de la vie. Et cette magie se trouve exploitée par le corps des médecins, qui se protège ainsi contre l’ intrusion des idées nouvelles. Les médecins posent à ce titre qu’il faut toujours être de l’avis des Anciens, ne se servir que des remèdes de la docte Faculté, même si le malade doit en crever ! Car au-dessus de l’intérêt du malade, et du médecin, il y a l’intérêt de la Médecine. La médecine n’est un art ici que si elle s’apparente à l’art de la cabale : elle est un art au sens le plus péjoratif et artificieux du terme, où le malin génie du pouvoir l’emporte sur le génie créateur. En enlevant à la médecine son statut d’art au sens antique du terme, Molière fait du Serment d’Hippocrate un sermon d’hypocrite et dénonce l’exploitation que font certains de la misérable condition humaine.

Le paradoxe est ici à son comble car le médecin croit pratiquer les règles mêmes de l’art médical alors qu’il ne fait que retirer à la médecine sa dimension rationnelle et efficace, puisqu’il réduit son jugement sur le patient à un injustifiable caprice :
À vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m’a jamais paru agréable, et j’ai toujours trouvé qu’il valait mieux, pour nous autres, demeurer au public. Le pblic est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne ; et pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver.
(Molière, Le malade imaginaire, Acte II, scène V, Monsieur Diafoirus Gallimard, La Pleïade, 1971, p. 1135).
Ainsi, l’art médical défendu par Socrate et Hippocrate se voit-il considérablement réduit à une vaste pantalonnade bouffonne où le jeu l’emporte sur l’esprit.

frederic grolleau

Lire la partie 2 du dossier

   
 

Bibliographie des ouvrages convoqués dans cet article :

Hippocrate, De l’Art médical, Librairie générale Française, Bibliothèque classique, 1994, “De l’art” – (pp. 187, 188).

Platon, Gorgias (464a sq),
-  Gallimard, La Pleïade, 1950, p.398 sqq.
-  GF Flammarion, 1993, 380 p. – 6,60 €.

Molière, Le malade imaginaire, Gallimard coll. « La Pleïade », 1971

G.Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, coll. « Quadrige », 1966

 
     
 

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60e anniversaire de la libération des camps

Un anniversaire bien au-delà de la sphère littéraire mais dont force livres se font l’écho – et qui invite à relire des ouvrages plus anciens
Lorsqu’à l’occasion des vœux du Nouvel an nous évoquions les divers anniversaires littéraires auxquels l’année 2005 allait nous inviter, il en est un dont nous n’avons rien dit – et pour cause car il dépasse ô combien la sphère littéraire et touche à des questionnements non seulement historiques et politiques mais aussi métaphysiques : le 60e anniversaire de la libération des camps de concentration nazis. Reste que le monde éditorial est un acteur majeur de cette vaste entreprise commémorative et que les ouvrages publiés à cette occasion sont extrêmement nombreux – sans oublier les DVD édités sur le sujet tel le cultissime Shoah, de Jacques Lanzmann… c’est par là qu’un site comme le nôtre se doit de s’associer à ce 60e anniversaire : en rendant compte de quelques-unes de ces publications – et d’autres d’ores et déjà parues.

Le « plus jamais ça » toujours lancé en guise de justification aux commémorations en tout genre est sans cesse démenti par les événements mondiaux… Sans vouloir jouer d’assimilations abusives – il s’agit de respecter le caractère monstrueusement singulier de la « solution finale » nazie – force est de constater que, depuis la Shoah, les expressions « épuration ethnique », « extermination », « génocide », « camps de concentration »… ont continué de fleurir çà et là dans le monde. Cela conduit à s’interroger, bien évidemment : est-ce à dire que toutes ces cérémonies du souvenir sont mal pensées et, par conséquent, manquent à leur objectif pédagogique et prophylactique ? Ou bien qu’elles sont vaines parce que le désir d’exterminer son prochain est inhérent à la « nature humaine », latent jusqu’à ce qu’un chaos quelconque l’extirpe des profondeurs où il sommeille, et que rien n’en saura venir à bout ?

C’est un vaste débat que celui-ci, et notre ambition n’est certainement pas de le développer ici – pas plus que d’autres susceptibles de se lever dans le prolongement de cet anniversaire : ce rôle incombe aux philosophes, historiens, sociologues et autres spécialistes en matière de sciences humaines. Mais nous allons nous attacher à leurs ouvrages avec notre savoir-faire coutumier – tout en sachant au plus profond de nous que le « devoir de mémoire » est à exercer chaque jour et non pas aux seules échéances, que l’on sait arbitraires, prescrites par un calendrier.

A lire dans nos colonnes :

L’Album d’Auschwitz – Documents photographiques avec une préface de Simone Veil et des textes de S. Klarsfeld, M. Pezzetti, S. Zeitoun
Auschwitz, les Nazis, et la « solution finale », Laurence Rees
Auschwitz, l’album de la mémoire, Alain Jaubert (DVD)
Ce qui reste d’Auschwitz, Giorgio Agamben
Hitler, l’Europe et la Shoah, Robert S. Wistrich
La Question humaine, François Emmanuel (roman)
Le Mariage d’Auschwitz, Erich Hackl (roman)
Le sens de l’Holocauste, Serge André
Les Frontières d’Auschwitz, Shmuel Trigano
Liquidation, Imre Kertesz (roman)
Nuit et Brouillard, Alain Resnais (DVD)
Shoah en Normandie, Yves Lecouturier
Un Arabe face à Auschwitz, Jean Mouttapa

 

 

 

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Entretien avec Maurice G. Dantec (Laboratoire de catastrophe générale)

« J’ai cru apercevoir quelques flammes aux rideaux de la cuisine, c’est un bon début. J’espère que quelqu’un a pensé à ouvrir le gaz. »

 Le 02 octobre 2001, M.G Dantec répondait à mes questions sur « Le Laboratoire de catastrophe générale », 2e tome de son « Journal métaphsique et polémique » (Gallimard, 2001)

 F.G : On vous présente volontiers comme le maître du cyberpunk « à la française », comme le pape du roman pop(ulaire) et du neuropolar. Pourtant dans ce 2e volet de votre « journal de guerre » qui fait suite au « Théâtre des opérations » (Gallimard, 1999), vous expliquez à quel point le mot cyberpunk est devenu galvaudé. Dans quelle mesure votre imposant et polémique ouvrage – qui est aussi vision de l’histoire mondiale – s’inscrit-il dans la lignée de vos romans précédents ?

 M.G D : « Le Théâtre des Opération » s’inscrit dans la lignée de mes précédents ouvrages en termes de BULLDOZER : les utopies que charriaient encore inconsciemment certains de mes livres, mon rapport à l’écriture, au récit, aux genres, aux morales, etc, tout cela devait être REFONDU. Le « malentendu » provient des incessantes inversions des valeurs auxquelles se livre l’occident depuis 2 siècles. Après « La Sirène Rouge », j’avais été surpris de constater que l’on me prenait pour un écrivain de gauche, voire d’extrême-gauche. Avec « Les Racines du Mal » me voilà bombardé cyberpunk. J’ignore encore ce que j’ai commis pour mériter ca, mais je me suis juré de dissoudre au plus vite le malentendu. Je pense que c’est chose faite maintenant. Ces classifications dérisoires sont du plus profond ennui.

 F.G : Par voie de conséquence, question pédagogique : de quel « laboratoire » s’agit-il ici (de quel lieu parlez-vous ) ? A quelle « catastrophe » faites-vous allusion – en quoi celle-ci est-elle donc « générale » ? Quel rapport avec la fameuse « Matrice » que vous évoquez à maintes reprises ?

 M.G D : – C’est mon propre cerveau qui est le laboratoire de cette guerre sans cesse recommencée contre la Matrice. La Matrice, c’est l’incarnation actuelle, et sans doute terminale, du socius humain. Non pas ce que les sociétés ont de plus évident à montrer : leurs États, leurs Morales, etc… mais les tendances lourdes qui conduisent en secret ces sociétés vers le nihilisme. – La catastrophe, nous l’avons tous et toutes vu se dérouler en direct sur CNN le 11 septembre. Cette catastrophe n’est que l’ouverture vers le régne de la IVe guerre mondiale, régime de l’économie humaine sur cette planète pour les décennies à venir. – Générale, parce qu’elle implique rien moins que l’ensemble des concepts et réalités de l’homo sapiens actuel. J’ai essayé de faire un livre-monde où histoire, géographie, sciences, métaphysique, singularités, processus généraux se renvoient les uns aux autres, dans un effet de diffraction continuel dont mon cerveau serait en effet le lab-oratoire, au sens strict, donc alchimique : le lieu où l’on travaille et le le lieu (d)où on parle.

 F.G : Peut-on dire du « Laboratoire…  » que c’est un vaste système de décodage du monde qui vise (en partie) à briser les représentations marchandes liées au succès littéraire ? Vous qualifieriez-vus de « masochiste littéraire » ? N’y a t-il pas contradiction entre votre volonté de rompre l’automarketing et la parution récurrente d’un « journal » par ailleurs très décrié ?

 M.G D : Oui, cent fois oui, à votre question concernant la littérature comme entreprise de décodage (le mot « système » me laisse pensif). Il s’agit bien d’une guerre du chiffre, d’une certaine manière. Masochiste littéraire, je n’y avais pas songé, cela signifierait comme une sorte d’enfermement pervers… ce qui ne correspond pas ( en tout cas consciemment) à l’idée que je me fais de mon travail. Pourtant, oui, je suis d’accord avec vous, les contradictions que vous citez existent, elles peuvent au final décider un auteur à se taire. Mais lorsque les écrivains se taisent, ce sont les terroristes qui parlent.

 F.G : Votre « exil » de 1998 au Québec afin de quitter une France nombriliste a-t-il changé comme vous l’attendiez votre rapport à la littérature US ? Croyez-vous être (enfin ?) devenu « citoyen du monde » comme le souhaitaient, avant Voltaire, les Stoïciens ?

 M.G D : J’ai quitté la France, une URSS qui a réussit comme on dit, pour devenir Américain. J’ai choisi initialement le Québec parce qu’il s’agit du seul espace francophone sur le Nouveau Continent. Ce n’est pas tant par rapport à la littérature US que ma relation a changé, avec cet exil, mais avec la littérature francaise. Paradoxalement, en m’éloignant du pays de mes origines, je redécouvre une solidarité avec certains de ses auteurs les plus secrets, et les plus décriés, comme vous dîtes à mon sujet. Pour le reste, désolé pour Voltaire et les Stoïciens, mais je ne souhaite absolument pas devenir « citoyen d’un monde » pour lequel j’éprouve surtout du dégoût. Je n’entends être ni « citoyen » pétrosaoudite, ni moldoslovaque, ni zimbabwéen, ni zombie de l’afghanistan islamiste, ni vache-à-lait de Zeropa-Land, et pas plus résident provisoire de la République Serbe de Bosnie. Si je pouvais, je demanderais bien l’exil politique sur Alpha Centauri. L’Amérique du Nord fera l’affaire.

 F.G : On a le sentiment en lisant le « Laboratoire… », que la question (philosophique) du politique se radicalise de plus en plus dans votre écriture, ce qui se traduit notamment par moult hommages rendus à Joseph de Maistre, et par une critique en règle des errances gouvernementales « onuziennes » de Zéropa-land dans les Balkans( et ailleurs) : cette prise de position, aussi violente qu’explicite, est-elle à relier avec l’avancée de votre 4e roman « Liber Mundi », qui devrait synthétiser le contenu des ouvrages antérieurs ?

 M.G D : Sans vouloir jouer les Cassandre, j’ai senti – comme je l’avais dit à propos du génocide conduit par les communistes en ex-Yougoslavie – le « souffle de la bête sur ma nuque ». Comme vous l’avez sûrement constaté, ma vision politique se « radicalise » à partir du déclenchement de l’intifada d’Arafat il y a un an tout juste. La menace talibane, notre « politique » innommable avec la northern alliance et Shah Massoud (je considère pour ma part Hubert Védrine comme complice objectif de son assassinat), tout cela, je le voyais sous mes yeux prendre la forme d’un désastre qui a au moins le mérite d’être enfin survenu. Cela était accompagné par tous les signaux du nihilisme : coalitions antimondialistes ( qui prennent aujourd’hui les patins de Ben Laden and co), délires écolo-luddites, antisionisme maladif, antiaméricanisme putride. Les 40 milliards de dollars de destruction occasionnés à New-York sont à placer dans la perspective des 350 millions qu’aura coûté l’expédition des zanarchistes sur la ville de Gênes. Du coup, Liber Mundi se voit confié une tâche de fond, et donc un roman intermédiaire va paraître entretemps, entreprise commencée au début de cette année et qui me conduira jusqu’à l’été prochain vraisemblablement.

 F.G : De quoi la littérature vous a-t-elle libéré en définitive ? A la lumière des 2 tomes parus de votre journal (nul doute que vous ayez les précédents dans le fond de vos tiroirs), si l’écriture de la fiction – telle que vous la dépeignez – se donne comme une vaste opération de destruction envers votre propre travail, la tenue régulière d’un journal (dont on sait qu’il va être divulgé à la connaissance de tous) n’empêche-t-elle pas le process de l’écriture romanesque, censément caractérisée par une forme de solitude, de repli identitaire sur soi ? N’êtes vous pas tombé au contraire dans le piège d’une écriture thérapeutique qui creuse toujours davantage le hiatus entre l’écrivain et son lectorat au lieu de le combler à chaque essai ?

 M.G D : La littérature ne vous libère de rien qui ne soit déjà en cours de dissolution. Livre et liberté ont d’ailleurs des origines communes, ce qui signifie qu’il s’agit sûrement de deux manifestations coévolutives d’un seul et même phénomène. D’autre part, le journal en question s’accompagne précisément d’une refondation de l’oeuvre romanesque, aujourd’hui en cours de rédaction. Mon écriture n’est pas thérapeutique, elle vise au contraire à aggraver la maladie. Je suis conscient des risques que cela entraîne vis-à-vis de mon lectorat. Je ne puis faire autrement, malheureusement ou pas.

 F.G : Rétrospectivement, votre « ambition » première a été de mélanger digressions philosophiques et scientifiques sur le cerveau, la psychiatrie et la neurologie avec une trame de thriller, de roman noir pour synthétiser les données des romans américains des années 45, abandonnés en France. A cela s’ajoutait sous votre plume la transposition transgénique de la culture classique dans l’intention de réaliser la synthèse terminale du roman pop : en quoi le « journal » ressort-il de cette logique-là ?

 M.G D : Encore une fois « Le Théâtre des Opérations » se voulait une guerre parallèle, conduite avec d’autres armes, sur d’autres terrains de manoeuvre, avec d’autres objectifs. Sa nécessité ne correspondait à aucune logique, osons dire à aucun plan de carrière, ni à aucun impératif marketing, bien au contraire. Elle a surgit comme telle, et m’a offert une pause momentanée sur le terrain de la « fiction », disons du « récit narratif », mais c’était pour un jour mieux reprendre l’offensive. Mon travail de notes a toujours plus ou moins accompagné mon travail de romancier. Un jour, de ces notes, il a bien fallu que je fasse une musique.

 F.G : Etre en guerre contre soi et le monde de manière permanente : n’est-ce pas fatigant à la longue ?

 M.G D : Je m’offre régulièrement des cures de vitamines, et je vais environ une fois par semaine à la piscine. Mais je profiterais avec plaisir d’un petit mois de permission, en effet. Reste-t-il une île déserte quelque part ?

 F.G : Vos romans laissent entendre qu’on est confronté à la fin de l’homme par lent processus de désagrégation jusqu’à un point cardinal que l’humanité est en train de vivre à l’heure actuelle, soit l’anéantissement, surtout psychologique, qu’accompagne l’ère de tératologie scientifique décrite par les Saintes Ecritures (contre une conception de l’homme comme être unitaire, protégé du processus de dévolution). Cela signifie-t-il que la seule stratégie de survie se trouve dans la littérature et l’écriture ?

 M.G D : Je serais tenté de dire : oui, pour un écrivain. Sinon, il reste les armes, je veux dire au moins l’arme de la conscience. Tout cela n’étant d’ailleurs pas incompatible, bien au contraire.

 F.G : Vous rappelez ici à de nombreuses reprises que la conscience humaine génère à tous niveaux (politique, scientifique, culturel etc.) le moyen de s’anéantir en se remettant aux mains d’une science devenue seule source du facteur d’hominisation. Que pensez-vous des thèses de Jean-Michel Truong développée sur la question à travers « Reproduction interdite », « Le successeur de Pierre » et, récemment, « Totalement inhumaine »

 M.G D : Me permettez-vous de répondre à cette question après une étude plus approfondie des oeuvres et de l’auteur dont vous me parlez ? PS : voyons-ca pour une autre fois, voulez-vous ?, je ne connais vraiment pas assez ce mr Truong et ses positions, complexes, et interressantes, mériteraient une analyse plus approfondie que je ne puis me permettre ici (un prochain TdO peut-être ?).

 F.G : Tolkien, est-ce une lecture qui a eu une importance pour vous ?

 M.G D : Oui, beaucoup, vers l’âge de 15-16 ans, lors de la lecture du Seigneur des Anneaux et des oeuvres « connexes » (Bilbo le Hobbit, etc). Avec « Dune » : ce sont les deux lectures qui, dans ce genre littéraire, m’ont le plus marqué à cette période. Pour être honnête, c’est quand même vers l’oeuvre d’Herbert que mon coeur continue le plus de pencher. Sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas, un dossier sur l’oeuvre d’Herbert permettrait de confronter politique, science, religions, métaphysique, écologie, histoire, géostratégie…

 F.G : Vous avez précédemment affirmé sur amazon : « Un livre, pour mériter d’être écrit, doit susciter des désastres, engendrer des perditions, des anéantissements, des trahisons de l’ordre social, il doit prodiguer le feu d’un incendie esthétique. » La maison brûle-t-elle suffisamment aujourd’hui selon vous ?

 M.G D : J’ai cru apercevoir quelques flammes aux rideaux de la cuisine, c’est un bon début. J’espère que quelqu’un a pensé à ouvrir le gaz. F.G : Quand il n’écrit pas, à quoi rêve un « dandy pop mutant » ? M.G D : Il me reste très peu de temps pour rêver, il me faut dormir aussi.
NE PAS SUBIR Général De Lattre *

 Propos recueillis par Frédéric Grolleau le 02 octobre 01

   
 

Maurice G. Dantec, Laboratoire de catastrophe générale, Gallimard 2001, 757

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Maurice G. Dantec, Laboratoire de catastrophe générale

 Radioscopie en direct des pulsations d’une époque ayant perdu les pédales

En trois romans, La Sirene rouge, Les Racines du mal, Babylon Babies, Maurice G. Dantec, apotre du neuropolar, nouveau Messie psycho-decadent, est devenu un mythe vivant. En un essai, son journal polemique : Le Theatre des operations, il a ete conspué, agoni d’injures, mis au ban de la noble societe des gens de lettres. Pas perturbé pour autant, Dantec, dont on attend avidement la sortie du quatrieme roman cloturant les trois premiers opus livre ici la version 2001 de son désormais célèbre Journal métaphysique et polémique. Les amateurs de l’imbrication SF de philosophie et de techno-sciences y trouveront quelques pistes supplementaires sur la genese du roman a venir, Liber Mundi, les autres pourront s’y delecter des traits ultra-acérés que décoche sans ciller l’auteur, exilé depuis 1998 au Canada et jugeant depuis cette base Outre-Atlantique l’histoire et la culture mondiales.

Tout y passe: le moins bon comme le pire , la politique politicienne des fantoches de L’ONU et de l’Europe, la philosophie frelatée, la musique appauvrie, la littérature trahie. Ce « journal », tout sauf intime, se décline comme une déclaration de « guerre totale » envers les nihilistes ambiants et les médiocrités à la petite semaine. Radioscopie en direct des pulsations d’une époque ayant perdu les pédales où l’homme agonise lentement sous le poids d’une nannoscience omnipotente, cet essai est encore plus provocateur que le précédent, signe évident que Dantec n’a pas fini de faire entendre sa voix.
Entre poésie apocalyptique, aphorismes sanglants et bilan thérapeutique continué, le Laboratoire de catastrophe générale donne a voir, comme au travers de rayonsX(-files ?) le processus d’une écriture acharnée, qui colle aux basques du réalisme et lacère à tout-va le grand mou indifférencié de la vie ordinaire afin d’en exposer la chair avariée par la grâce de néologismes et mots-scapels étincelants. On en ressort broyés de lucidité mais aussi résolument orientés vers cette ligne d’horizon, anticipée et décryptée, où aura lieu l’ultime combat.

frederic grolleau

Maurice G. Dantec, Laboratoire de catastrophe générale, Gallimard, 2001. 756 p.

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Philippe Delerm, Je vais encore passer pour un vieux con, Et autres petites phrases qui en disent long

Une jouissive relecture des travers quotidiens de chacun

Depuis La première Gorgée de bière, Delerm campe non sans nonchalance dans la pose/posture de l’épicurien-réac de service, celui magnifiquement incarné par George Sanders dans l’adaptation du Portrait de Dorian Gray par Albert Lewin ; vous savez le donneur de leçon qui affirme, un rien cynique, qu’il ne donne pas de leçon.

Alors, évidemment,   le seul titre ici peut légitimement inquiéter le lecteur, traqueur à ses heures de filons éditoriaux éventés, un lecteur tenté de répondre d’emblée à l’auteur :  « ça y est il remet ça ! » Balayons ce soupçon, une fois formulées nos méchantes remarques. Delerm, qui est bien plutôt un nostalgique indécrottable de l’enfance (ce pays aux sensations premières presque perdues), ne boit pas de cette petite bière-là et c’est plutôt ici à une jouissive relecture des travers quotidiens de chacun qu’il s’adonne. L’auteur n’est plus en effet dans ces pages dans le retrait du stylite, cet ermite anachorète d’antan, auquel confinaient ses derniers textes mais davantage dans l’attitude, caustique et prudente à la fois – cela ne signifie pas forcément « réactionnaire » –,  de celui qui observe, en philosophe madré, ses contemporains pour épingler, en miroir de soi,  leurs petites trahisons quotidiennes.
Que ce soit dans les commentaires sportifs, dans le délicat exercice de la formulation des condoléances ou l’observation critique des moeurs des jeunes gens desoeuvrés,  le poids des mots – ne suffit-il pas d’un seul vocable, mal à propos ou trop elliptique,  pour faire vaciller l’être entier ? – est soudain mis en exergue avec justesse et sobriété (voir les extraits ci-dessous). Sans effets de manches excessifs, ce mal qui pourrit la littérature contemporaine.

Et voilà que notre écrivain des petits riens qui sont parfois de grandes choses  traverse le miroir pour nous montrer, sans crier gare, entre romance et poésie, ce que nous sommes : un petit peu plus que des moins que rien.  Par les temps qui courent (à défaut d’autres activités), cela pourrait bien valoir son pesant d’or.

frederic grolleau

Philippe Delerm, Je vais encore passer pour un vieux con, Et autres petites phrases qui en disent long, Éditions du Seuil, septembre 2012, 144 p. – 14,50 €

Extraits
 
Je vais passer pour un vieux con

 Dans la liste des précautions oratoires, celle-ci occupe une place à part. Elle n’a pas l’aspect cauteleux, gourmé, en demi-teinte de ses congénères. Elle souhaite jouer la surprise par sa forme, une vulgarité appuyée qui aurait pour mission de gommer à l’avance le pire des soupçons : une pensée réactionnaire. L’interlocuteur ne doit pas se récrier avant la remarque promise. Mais une petite réticence aux commissures des lèvres signifiant « Toi, passer pour un vieux con ! ? » semble bienvenue. Elle était espérée.

Le propos qui suit peut toucher à l’éducation des enfants, la manière de faire des cadeaux, les principes de politesse, le comportement à table, la montée et la descente dans le wagon des usagers du métro. Mais il y aura de toute manière référence à un passé jugé préférable. Dans le non-dit passe pourtant une référence sous-entendue à une expérience quasi libertaire – oui, c’est moi qui dis ça, et pourtant tu connais mes opinions, je n’étais pas le dernier à vouloir du nouveau en mai 68. C’est peut-être alors qu’il eût été opportun de jeter dans la foulée une réflexion passéiste presque séduisante, qui serait venue délicieusement à contre- courant, en parenthèse juste vouée à cautionner une intégrité intellectuelle supérieure.

Car oui, à vingt-cinq ou trente ans, avec la séduction physique, l’écharpe au vent, la chevelure folle, on peut tenter de donner un petit coup de canif dans le politiquement correct, et même envisager de provoquer la concession, voire l’assentiment. Après, cela devient plus périlleux, et bientôt suicidaire. La seule habitude de faire précéder ses réflexions d’une précaution oratoire a déjà quelque chose de rédhibitoire. Inutile de révéler soi-même en sus le prix sur l’étiquette. On passera pour un vieux con.

 Vous n’avez aucun nouveau message

 Le téléphone cellulaire a changé notre façon d’attendre et de nous inquiéter. Il a bouleversé la poésie des gares, transformé l’essence des quais où nous ne connaissons plus cette bouffée de recherche anxiogène, à la descente des voyageurs, à peu près certains que si celui, celle que nous espérons avait eu un problème, nous en aurions été avertis.

Mais la technologie n’a que le pouvoir de transposer les gammes de l’émotivité, pas celui de les éradiquer. Désormais, c’est sur le silence du téléphone portable que s’est cristallisée la douleur d’espérer, quand quelqu’un ou ce que nous attendons qu’il nous dise nous manque.

Pas de sonnerie familière, aucun signe sur l’écran vide. Et comme il nous faut toujours des mots pour confirmer nos états d’âme, le tapotage fébrile du 888 nous apporte bientôt la neutralité crispante de cette voix féminine : « vous n’avez aucun nouveau message ».

Il nous faut un peu de mauvaise foi pour trouver que cette formulation est particulièrement cruelle. En quoi la présence de messages envahissants qui ne seraient pas celui que nous attendons nous mettrait-elle du baume au cœur ?

Pourtant, la formulation négative de la phrase, et surtout la succession des trois mots aucun- nouveau-message est plus que glaciale. Elle semble dépasser son apparente objectivité, et manifester dans son excès de retenue une volonté sournoise de nous faire souffrir.

Message. Le mot est fort, porteur d’une humanité presque romantique. L’absence de message renvoie par contraste à la sécheresse clinique de notre situation expectante. Nouveau. Oui, c’est du nouveau que nous attendons, du nouveau que nous voulons expurger de cette boîte diabolique qui nous jette impudemment aux oreilles son refus de créer un autre présent, la seule chose que nous attendons d’elle.

Et puis aucun, surtout. Aucun nouveau message. Pas la moindre miette de communication qui daignerait glisser vers votre misérable personne. À quoi bon vous acharner ? Vous n’êtes pas plus fort que le silence, et puisque vous tenez à ce qu’on vous le dise avec des mots, vous n’avez aucun nouveau message.

© Éditions du Seuil

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Joanny Moulin, Victoria, reine d’un siècle

Une étrange biographie

On le sait, un gros livre n’est pas forcément un bon livre.

La biographie de la reine Victoria de Joanny Moulin échappe-t-elle à la règle ?

Celle qui régna sur l’Angleterre pendant soixante-trois ans est fascinante à plusieurs égards, par sa personnalité, par l’époque dans laquelle elle vécut et à laquelle elle donna son nom. Très souvent caricaturée en une femme froide et austère, Victoria mérite une analyse scientifique rigoureuse.

Le choix de l’auteur s’est porté sur une biographie littéraire. Le lecteur est donc prévenu dès l’introduction que le livre « emprunte les formes de la fiction ». Certes, Joanny Moulin nous assure que les faits et évènements rapportés ont été vérifiés scientifiquement. On la croira donc sur parole en l’absence de toute note en bas de page, et de toute référence. Comme dans les romans, les chapitres ne sont pas titrés. Or l’histoire n’est pas de la littérature. C’est une science, pas une discipline.

C’est d’autant plus regrettable que la biographie ne manque pas de qualités. Le personnage de Victoria, bien replacé dans son époque, est décrit avec nuances. Le travail ne peut être taxé d’hagiographie. Les contradictions de la reine occupent une place centrale, ses défauts sont bien mis en lumière, sa psychologie même est décrite avec une certaine finesse. La place qu’occupent, dans la vie de la reine, son oncle Léopold de Belgique et surtout son mari, le prince Albert, travailleur acharné et génie bienveillant de la reine, est bien retranscrite.

L’historien ne peut toutefois qu’être mal à l’aise à la lecture de cette étude qui ne peut lui servir d’outil de travail, dont la lecture est rendue difficile par les constants va-et-vient entre récit des évènements politiques britanniques et étrangers et vie quotidienne de Victoria. D’autant plus que certaines erreurs ponctuent le récit, la palme revenant à la rencontre en 1888 entre la reine Victoria et les souverains italiens Humbert II et Marie-Josée (p.519) qui, nés respectivement en 1904 et 1906, ont régné sur l’Italie en 1946.

Serait-on en plein roman ?

frederic le moal

   
 

Joanny Moulin, Victoria, reine d’un siècle, Flammarion, avril 2011, 571 p.- 23,00 €

 
     

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Chen Wing Fun et Hervé Collet, Li Po l’immortel banni sur terre buvant seul sous la lune

Li Po a été son propre trou

210 pages et quelques d’éloges de l’oisiveté entremêlés de beuveries au fil des différentes haltes de notre héros – qui a mes yeux n’en est pas un ! Abandonnant ses femmes et ses deux enfants pour sa « quête harmonique », il erre sa vie durant à la recherche de sa recherche, jusqu’au jour où subitement, spontanément, comprenant la vanité de toute recherche, ils [Li Po et ses amis ermites] s’éveillent à leur propre nature véritable. Libres, enfin.
Pour ma part, à la lecture du récit de sa vie, j’y ai plutôt vu celle du stupre, de la concupiscence et de son besoin illimité de reconnaissance par les officiels de son temps de son talent afin de justifier son existence lénifiante. Ce livre fut une punition a lire !

Son seul intérêt réside dans la description (trop brève ) des sagas politiques de l’Empire du Milieu du 8ème siècle bien même si ce n’était sasn doute pas l’objectif des auteurs que de rédiger un livre historique… Ils se sont plutôt attachés à reconstituer la vie du poète a travers la traduction de ses écrits. Seule perspective positive à replacer dans le contexte belliqueux de cette époque : Li Po écrivait des vers au lieu de faire la guerre et à ce titre mérite-t-il peut-être son immortalité poétique. Ma critique acerbe de ce livre est sans doute liée à ma méconnaissance de la voie du Tao. Je reste néanmoins déçu par le sens que Li Po a voulu donner a sa vie et ce, malgré la richesse de la promiscuité durant toute sa vie de ses amis ermites taoïstes et maîtres zen avec lesquels il s’enivre (trop ?) régulièrement.
Sois ta propre lanterne, nous conseille Confucius. J’ai le sentiment que Li Po a été son propre trou, creusant par son mode de vie son propre bannissement. J’ai néanmoins envie de conclure sur quelques beaux vers de notre poète traitant du plaisir de boire :
Après trois coupes on s’accorde au grand processus
Après une mesure on se fond a la nature
Seul importe le plaisir du vin
Mais à quoi bon parler de cela à quelqu’un de sobre ?

Enfin, je reconnais bien volontiers que ma faible sensibilité envers le jus de raisin m’a peu permis de l’ être envers la poésie chinoise de Li Po…

cedric marc

   
 

Chen Wing Fun et Hervé Collet, Li Po l’immortel banni sur terre buvant seul sous la lune, coll. « Spiritualités », Albin Michel, mai 2010, 224 p. – 15,00 €

 
     

 

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Karl Mengel, Pour et contre la bisexualité

Le titre de cet essai ne correspond pas à son contenu

 Le titre de cet essai ne correspond pas à son contenu : au lieu d’examiner, comme dans une dissertation, les bons et les mauvais côtés du phénomène qui l’intéresse, l’auteur se livre à une défense enflammée de la bisexualité, en démontant au passage les idées reçues selon lesquelles les bi seraient des homos honteux ou des obsédés sexuels monstrueusement voraces. On sent que le sujet lui tient à cœur, aussi bien dans les passages assimilables au pamphlet, qu’au fil de ses savantes explications sur les cultures où la bisexualité fut ou reste bien admise (ses exemples vont de la Grèce antique aux peuples subsistant encore de nos jours en Nouvelle-Guinée).

Mengel fait montre d’érudition aussi en critiquant les théories en vogue, ce qui nous permet de remarquer qu’il a lu nombre d’études en trois langues, relevant des gender studies ou de la psychologie « scientifique » – on en arrive à le plaindre à chaque nouveau titre cité, car manifestement, il ne s’est pas contenté de parcourir la conclusion de ces ouvrages indigestes, comme le font couramment les universitaires.
À la différence de leurs auteurs, l’essayiste est soucieux de s’écarter du style académique, il use donc fréquemment de termes censurables, de tournures ironiques, voire d’apostrophes moqueuses au lecteur, avec plus ou moins de bonheur – si la démarche nous réjouit, son écriture reste, dans l’ensemble, trop lourde au lieu d’être bien enlevée.
Et il s’avère, à notre déception, que sa thèse n’a rien d’inédit : à son sens, les bisexuels sont simplement portés à tomber amoureux sans accorder d’importance au sexe de l’individu qui les attire. C’est probablement vrai, mais qu’avait-on besoin d’une centaine de pages pour arriver à l’affirmer, quand tout le monde l’a déjà entendu nombre de fois, à travers les médias, de la bouche de tels artistes portés aux confessions publiques ?

A part cette thèse banale, l’auteur défend une idée qui lui semble, curieusement, très importante : mieux vaudrait parler de pansexuels au lieu de bisexuels.
On peine à comprendre ce qu’il pourrait se passer de décisif, qui changerait leur image sociale, voire la face du monde, si chacun adoptait ce néologisme. On craint que Mengel se soit laissé contaminer, au fil de ses lectures, par la tournure d’esprit académique selon laquelle un terme qu’on finit par imposer aux confrères vaut toutes les victoires d’Alexandre (grand homme dont les mœurs sont évoquées dans l’essai).

S’agissant d’un auteur encore jeune (né en 1975), qui ne cessera sans doute pas de sitôt d’écrire sur le sujet, on aimerait qu’il nous donne la prochaine fois ce qu’on peut attendre d’un traité valable : plus de substance que d’attaques contre les tristes sires dont l’avis n’intéresse que leur propre milieu. Si Karl Mengel nous offrait mieux qu’un vague aperçu du point de vue « pansexuel », en analysant des expériences concrètes, au lieu de perdre son temps à démonter des thèses oiseuses, il nous apprendrait vraiment quelque chose, ce dont on le féliciterait volontiers.
En attendant, on reste sur le regrettable constat de n’avoir aucun livre à recommander sur la bisexualité.

agathe de lastyns

   
 

Karl Mengel, Pour et contre la bisexualité, coll. « L’attrape-corps », La Musardine, août 2009, 118 p. – 12,00 €

 
   

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Jean Tulard, Dictionnaire du roman policier

Travail bâclé ou travail nul ? J’hésite. À moins que ce soit le terme travail qui soit inapproprié

Jean Tulard (que, pour des raisons pratiques, on devrait appeler « J’entube l’art » ou « Je tue l’art », mais qu’on préfèrera nommer le « Mystificateur », tant ce surnom lui colle bien à la peau) est un fat arrogant, opportuniste, menteur et méprisant. Son inculture en matière de roman policier est assez effarante pour qui prétend faire un dictionnaire du genre. Quand, pour des raisons d’ego démesuré ou d’argent, il se décide à traiter d’un sujet en vogue – le Polar, en l’occurrence – le Mystificateur devrait assurer ses arrières et ne pas s’abriter uniquement derrière des critiques-paravents, parfaits grooms d’ascenseur du Ritz. Il n’est, dans le cadre d’une telle démarche, pas inutile de savoir s’entourer de bons spécialistes du genre, ni, surtout, de lire des romans policiers.

Ce n’est pas parce que dans « dictionnaire » il y a « erre » que l’on peut s’aventurer, la fleur au fusil, sur des sentiers inconnus. La quatrième de couverture nous en dit long sur le personnage. Je ne fais que citer la dernière phrase :
Cette mine sans équivalent est appelée à devenir la bible des milliers d’aficionados et de lecteurs occasionnels de romans policiers.
Cette phrase sans détour reflète un parfait négationnisme, si l’on me permet l’usage de ce terme, tant c’est faire offense au Dictionnaire des littératures policières, sorti en 2003 que de le mettre ainsi aux oubliettes. Qu’à cela ne tienne, le Mystificateur pourrait me répliquer qu’il y va de son hommage dans une introduction haute en couleur et qui, sans contestation possible, est la meilleure partie du truc que ce monsieur a sorti d’on ne sait où.

Cependant, la quatrième de couverture n’a pas entièrement tort. Cette chose est un véritable champ de mines. Les erreurs pullulent (si l’on devait les recenser, cela ferait un second, voire un troisième volume à rajouter à ce… dictionnaire), les omissions sont nombreuses et irraisonnées et, ce qui par-dessus tout est insupportable, le Mystificateur donne son avis sur des livres qu’il n’a pas lus. Tout au plus a-t-il survolé d’autres quatrièmes de couverture.

Pourquoi ce dictionnaire n’est pas sérieux ? Parce que :
Les bibliographies des auteurs sont incomplètes et fantaisistes.
Certaines ne sont pas mises à jour (Dominique Sylvain, Jean-Bernard Pouy) ; d’autres prennent en compte des nouvelles (le Mystificateur a ainsi recopié la table des matières, de façon là aussi incomplète, des Histoires de détectives de Dashiell Hammet ; je l’engage par ailleurs à découvrir La Mort, c’est pour les poires, sa correspondance éditée chez Allia) ; d’autres enfin sont assez douteuses en matière de dates.
Des collections ou maisons sont présentes, d’autres étrangement absentes tant elles ont marqué le paysage éditorial (NéO avec « Le Miroir obscur », tout Clancier Guénaud, « Sombre Crapule ! »… autrefois, Liana Levi, Ginko, « Noir urbain »… aujourd’hui) alors que Fayard (l’éditeur du Mystificateur) a une entrée plutôt fournie. Quand le Mystificateur s’éloigne en des horizons délicats, les erreurs se multiplient (Baleine, « Le Poulpe » ; il voit en « Pierre de Gondol » – dix titres – une collection phare et il omet « Macno », « Velours », « Canaille », « Tourisme & Polar »…)
Toujours au sujet du « Poulpe » la liste des romans est incomplète et certains des titres et noms d’auteurs sont barbarisés : Pigalle et les fourmis de Thierry Crifto en lieu et place de Pigalle et la fourmi, de Thierry Crifo).

La suite ne serait que ridicule si le Mystificateur ne se complaisait pas à donner son avis (au demeurant très mauvais, mais bon…). À l’entrée « FAST, Howard », le Mystificateur croit bon de nous asséner :
L’apport de Fast au roman policier (malgré une œuvre abondante et en dépit de quelques références politiques tirées de sa propre expérience) a été mince. Il s’est contenté d’imiter.
De toute évidence, le Mystificateur, qui ne connaît même pas la collection « Le Miroir obscur », n’a pas eu le plaisir d’y découvrir l’Ange déchu, Cour martiale ou la série aux prénoms féminins. Howard Fast est aujourd’hui réédité chez Rivages. Preuve que son talent médiocre a convaincu François Guérif !

Voilà, quand on veut savoir si on peut faire confiance ou non à ce qui veut être un dictionnaire, on regarde les entrées que l’on connaît. J’invite tout lecteur qui aurait ce bouquin entre les mains (surtout, allez en bibliothèque, ou regardez en librairie mais alors n’oubliez pas de le reposer, ne l’achetez pas !) de choisir son auteur fétiche. Il aura de la chance s’il le découvre. Après, je suis sûr qu’il sera, comme moi, effaré. Je n’ai pas peur de le dire, ce livre est tellement mauvais qu’on ne saurait même pas l’utiliser en PQ recyclé. Si l’encre est à la hauteur du contenu, on se retrouvera avec le postérieur taché indélébilement – ou débilement, au choix.

Les gens avides d’informations sérieuses sur le genre et ses parutions attendront mars 2006, pour voir sortir une réédition – revue et complétée – du Dictionnaire des littératures policières, ou se plongeront dans Les Crimes de l’année ou L’Année de la fiction, autant d’ouvrages de référence réalisés par des personnes sérieuses et compétentes à qui il ne viendrait pas l’idée saugrenue d’écrire un Mon dictionnaire sans image de mon roman policier à moi.

j. vedrenne

   
 

Jean Tulard, Dictionnaire du roman policier, Fayard, septembre 2005, 768 p. – 35,00 €.

 
     
 

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Frédéric Worms, Soin et politique

 Il y a un point commun entre la santé, l’éducation, la sécurité, et même la perspective d’une justice sociale : elles peuvent être pensées comme des soins. En quelques années, cette notion de soin est devenue le bien commun et suggestif des théories du care, des approches biopolitiques, des éthiques d’autrui et de l’économie des capabilités. Le livre clair et synthétique de Frédéric Worms permet de discerner la diversité des dimensions du soin comme un enjeu proprement politique. Sa thèse est qu’un soin qui ne se saurait pas politique se perdrait aussi sûrement qu’une politique qui oublierait de soigner. Il s’agit donc ici de réorienter les deux plus grands champs de nos pratiques publiques, afin que chacun retrouve son sens dans l’autre. Car le soin ne se réduit pas au secours : il a de multiples dimensions (soutien, travail, solidarité, souci) qui ont chacune une portée ou un sens politique.

1          Le soin est un soutien, et donc bien plus qu’un simple secours. Car, comme l’a si bien montré Simone Weil, le devoir impérieux de répondre à la faim de l’autre est le modèle de tous les devoirs. Une éthique se fonderait donc à la fois sur autrui et sur le soin, dans la nécessaire réponse du soin au besoin. Insensiblement, on passe ainsi de la morale à la politique, qui peut se redéfinir comme « soutien aux soutiens ».

2          Le soin est travail : il dépasse le simple acte moral en s’inscrivant dans la durée et dans la société, comme un pouvoir paradoxal. Car il est à la fois compétence et dévouement, pouvoir exercé et pouvoir subi. Telle est la singularité politique du soin, qui est aussi essentiellement commandement que service.

3          Le soin est solidarité. Car si le soin se fonde sur l’interdépendance des existences en société, il établit aussitôt entre elles une relation d’égalité et de liberté. L’exigence de justice prend donc ici un sens concret et accessible : la solidarité définie comme soutien réciproque.

4          Le soin est souci. Mais le souci qui se sait soin ne se réduit pas plus à la souffrance de l’inquiétude qu’à l’impuissance de l’angoisse : il est souci du monde, écologie, devoir cosmopolitique au sens propre. Dans l’Etre et le néant, Sartre nous a décrit l’angoisse d’une liberté dans un monde sans guide ; dans Totalité et infini, Levinas nous a décrit l’inquiétude d’un sujet qui se découvre responsable de l’autre. Un nouveau souci se dessine, qui dépasse en douceur ceux de Sartre et Levinas : il ne s’agit plus de trouver une place dans le monde, mais d’en prendre soin.

Il y a donc dans ce petit livre un platonisme salutaire : en rapprochant le politique et le soin, il vise à rétablir, entre l’idée de politique et l’idée de soin, la connivence, la communauté d’intention, ce sens du commun qu’elles ont en commun, sans lequel elles se réduiraient ou se perdraient.

jean-paul galibert

Frédéric Worms, Soin et politique,  PUF, collection « Question de soin », aout 2012, 64 p. – 6,00 €

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Denitza Bantcheva, L’Âge d’or du cinéma européen

Une lecture passionnante et enrichissante : hautement recommandable

Les Éditions du Revif ont fait paraître, juste avant les fêtes de fin d’année, un ouvrage qui semble désigné pour faire un joli cadeau : à la fois beau, riche en contenu et accessible sur tous les plans (pour tous les lecteurs et pour toutes les bourses).
Cet ouvrage collectif, sous la direction de Denitza Bantcheva, réunit des articles dus à des historiens du cinéma de diverses origines, spécialistes de pointe dans leurs domaines, et des entretiens avec des gens de cinéma qui ont contribué aux chefs-d’œuvre européens des années 50, 60 et 70. Parmi les témoins, il y a de grandes vedettes comme Claudia Cardinale, Anna Karina, Hanna Schygulla, Mireille Darc, de grands cinéastes comme Milos Forman et Andrzej Wajda, les scénaristes Jean-Claude Carrière et Enrico Medioli, et nombre d’autres personnalités. Tous ces entretiens regorgent d’anecdotes mais aussi de renseignements sérieux, souvent inédits, sur la manière dont ont été réalisés tels grands films, et sur le cinéma des années en question.
Quant aux articles, ils sont consacrés à 26 cinéastes considérés comme incontournables, qu’il s’agisse des plus populaires ou des plus injustement méconnus. Certes, le principe de la sélection serrée peut décevoir certains cinéphiles qui chercheraient en vain dans l’ouvrage un cinéaste de prédilection ; cependant, l’ouvrage échappe ainsi au piège où tombent fréquemment les sommes critiques de ce type, et qui les fait passer rapidement, sans jamais approfondir, sur des dizaines de filmographies qu’ils parcourent de façon fatalement approximative. Ici, chaque cinéaste est présenté à travers le commentaire de trois films parmi ses plus remarquables, de manière à expliquer au lecteur l’apport stylistique et thématique de ces œuvres dans le contexte de la période étudiée, mais aussi dans celui de l’histoire du cinéma.

Pour cet Âge d’or, les Éditions du Revif se sont écartées de leur sobriété habituelle en nous offrant un grand format abondamment illustré et qui contient un cahier photo en couleurs. Certaines images sont emblématiques des films évoqués, d’autres sont rares, voire inédites. Tout en produisant l’impression d’un ouvrage de luxe, le livre reste relativement léger et facile à manier, qualité appréciable pour les lecteurs qui ne tiendraient pas à le laisser posé sur une table. C’est donc là une lecture hautement recommandable aux cinéphiles férus du grand cinéma européen, mais également à ceux qui voudraient enrichir leurs connaissances.

agathe de lastyns

   
 

Denitza Bantcheva (sous la direction de), L’Âge d’or du cinéma européen, Éditions du Revif, décembre 2011, 251p. – 25,00 €

 
     

 

 

 

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Entretien avec Eric Poitevin (photographe)

 

D’aucuns assimilent Éric Poitevin aux photographes plasticiens, d’autres rattachent son travail à l’école du « nouveau document »… Mais plutôt que de recourir aux courants ambiants pour appréhender son œuvre, mieux vaut encore l’écouter parler de son travail, de sa conception de l’image ; c’est le meilleur moyen d’éviter tout contresens. Et puis c’est un artiste fort disert dès lors qu’il s’agit d’évoquer son art… Il aime à se définir comme un « homme d’image » mais de superbes formules fleurissent çà et là dans ses paroles, témoignant d’un sens aigu des mots – sans cela, d’ailleurs, se méfierait-il d’eux au point de ne presque jamais les associer à ses photographies ?…

Quel a été votre parcours photographique et artistique ?
Éric Poitevin :
J’ai été initié très tôt à la photographie, à onze ans, par un de mes professeurs de collège, qui avait décidé de me montrer comment on faisait des images dans une cuisine avec trois cuvettes… j’ai trouvé ça assez miraculeux, et très vite j’ai mordu à l’hameçon. L’idée de faire des images pour mon seul plaisir me séduisait – d’autant que j’abordais cela de façon très décontractée, contrairement à la musique, par exemple, qui m’attirait beaucoup en tant que moyen d’expression artistique mais qui m’effrayait aussi car j’y pressentais des enjeux considérables pour moi, et de plus j’avais une sorte de complexe culturel vis-à-vis de la musique à cause de mon manque de connaissances en la matière. La photographie m’a permis d’oser : j’ai en effet rapidement compris que l’on pouvait s’autoriser beaucoup de choses. Peu à peu, j’ai découvert les images des autres : j’ai vécu mes premières amours photographiques avec Nadar, Richard Avedon… etc. Puis j’ai pratiqué en photo club, avec des amis, de façon à « entretenir le feu », comme l’on dit. Mon intérêt pour la photographie n’a fait que croître, en devenant aussi plus complexe. J’ai donc décidé de faire les Beaux-Arts. Et là, le ver qui était dans le fruit s’est développé… j’ai fini par me dire « ce serait bien si je pouvais vivre en faisant des images ». Cette idée s’est imposée, c’est elle qui m’a guidé. Puis ce sont les rencontres qui ont déterminé la suite. J’ai commencé à m’intéresser au fonctionnement des galeries, à la dimension économique de la pratique artistique – comment on produit… etc. Aujourd’hui, je suis dans une situation que je n’aurais même pas envisagée il y a ne serait-ce qu’un an – et c’est ça qui me plaît : ne pas savoir exactement où j’en serai dans un an.

Depuis le jour où vous avez décidé que la photo serait votre voie d’expression artistique, comment a évolué votre travail, sur les plans technique et esthétique ?
J’ai commencé comme tout le monde, avec un 24×36 qu’on m’a prêté, puis j’en ai acheté un, ensuite je suis passé au moyen format, au 6×6. Jusqu’à ce que je découvre le travail à la chambre photographique… grâce au concierge de l’école des Beaux-Arts ! Un jour, il m’a montré une grande boîte qui était dans un coin, et dont personne ne se servait. Il m’a dit : « Tiens, je crois que c’est un appareil photo. Ça devrait t’intéresser… » Quand il a ouvert la boîte, j’ai compris ce que c’était ; j’ai essayé, et depuis, je n’ai plus cessé de photographier à la chambre. Et maintenant, ce serait difficile pour moi de travailler à nouveau avec un 24×36, ce serait – la comparaison est peut-être un peu triviale – comme demander à un conducteur habitué à des voitures très puissantes de se mettre à rouler en 2CV !
Avec la chambre, un pan entier d’univers s’est ouvert à moi ; c’est une autre façon d’aborder l’image. Je me suis assez vite senti à l’aise avec cet instrument. D’ailleurs, je n’ai pas tardé à utiliser des chambres plus grandes : j’ai commencé avec une 4×5 inches, et maintenant, je travaille avec des chambres de 8×10 inches.

Et sur le plan thématique, comment avez-vous évolué ?
Parler en termes d’évolution n’est pas facile… je serais tenté de dire qu’à la base, tout m’intéresse, que j’aimerais pouvoir traiter n’importe quel sujet – le « sujet » n’étant pour moi qu’un prétexte à faire des images. D’ailleurs, selon moi, tout peut être pris comme « sujet » de photographie – et aujourd’hui, si je pose un regard rétrospectif sur mon travail, je crois avoir à peu près tout fait : travail en studio et en extérieur, portrait, ce qu’on appelle la nature morte, le paysage le nu… mais en même temps, j’essaie à chaque fois de proposer autre chose que ce qu’on a l’habitude de montrer. « Faire du nu », par exemple, ne m’intéressait pas vraiment parce que c’est un genre assez rebattu. Mais j’ai pensé que je devais en faire, histoire de voir comment j’allais réagir et aborder ce thème, quels allaient être mes choix, ce que je n’aime pas et pourquoi… etc. Je définirais ma démarche comme un effort permanent pour réaliser des images différentes de celles auxquelles les gens sont habitués. C’est ma gageure ! ainsi ai-je voulu montrer l’arbre différemment alors qu’on a vu des millions de photos d’arbres, et que tout le monde sait ce qu’est un arbre… Pour résumer, je pourrais dire que je suis davantage du côté de l’image que du sujet : ce que je cherche, c’est une réponse photographique. Mes sujets, je les veux les plus simples possibles, comme si à travers eux, j’instaurais une sorte de réapprentissage d’une lecture photographique. Et puis je me préoccupe davantage des conséquences d’une image que de ses origines.

Les « conséquences d’une image », ce sont les réactions du public ? Auriez-vous par hasard envie de vous mettre dans un coin afin d’observer comment les gens réagissent ?
Non, pas tout à fait… ce que vous décrivez ressemble à une sorte de piège, et je n’ai envie de piéger personne… si ce n’est moi ! Car je suis mon premier spectateur. Mais bien entendu, la façon dont les gens réagissent à mes images m’intéresse au premier chef : exposer mes photographies, c’est faire un pas vers des rencontres possibles, c’est prendre un risque, mais c’est aussi une aventure, et une aventure, ça se partage. Sinon, mon travail serait une démarche d’autiste. Je perçois le spectateur comme un interlocuteur, et l’exposition est l’occasion pour moi de voir si ce qu’il manifeste vérifie ce que j’ai ressenti, si ma conviction intellectuelle, mon ambition ont tapé juste. Mes images sont comme des curseurs que je déplace le long de l’échelle de mon ressenti personnel, elles sont des points de rencontre, et c’est très agréable de constater, lors des expositions justement, que certaines personnes voient ce que j’ai vu, et repèrent parfaitement où est le curseur…

Vous avez effectué une partie de vos travaux passés en noir et blanc. Que représente aujourd’hui le noir et blanc dans votre démarche ?
J’ai longtemps travaillé uniquement en noir et blanc, et le passage à la couleur a été assez difficile. Mais quand j’ai franchi le pas, il était temps que je le fasse : ça a été comme un immense appel d’air, et j’ai cessé de faire du noir et blanc. Aujourd’hui mes images sont en couleur, mais il n’y a jamais rien de définitif dans ma pratique artistique, et si tout d’un coup je trouve nécessaire de faire telle chose en noir et blanc, alors je la ferai en noir et blanc. J’essaie d’utiliser tout ce que la technique permet en photographie, le noir et blanc est un moyen parmi d’autres, et je ne m’interdis en aucun cas d’y recourir si mon projet le requiert. D’ailleurs j’ai utilisé le noir et blanc il n’y a pas très longtemps – à des fins « démonstratives », si l’on peut dire, dans un travail que j’ai peu montré, mais qui n’en existe pas moins.

Utilisez-vous la photo numérique ?
Non. Je me suis un tout petit peu essayé au numérique, mais vraiment de manière anecdotique, sur un tirage, pour voir ce que c’était, par quels réseaux ça passe… etc. Je pense que je pratiquerai un jour la photo numérique, mais en ayant bien présent à l’esprit que cette technique implique des enjeux et des résultats plastiques qui n’ont rien à voir avec ceux de l’image argentique. Ce sont aussi deux manières radicalement différentes d’aborder l’image et c’est à mon sens une erreur majeure que de vouloir faire du numérique en escomptant un « rendu » argentique. C’est absurde : chaque technique a ses spécificités et si l’on oublie que les arguments du numérique ne sont pas ceux de l’argentique – et vice versa – on s’expose à de profondes déceptions en matière de résultats. Ces différences se retrouvent au niveau des gens que l’on côtoie : en pratiquant la photo argentique, on croise des gens qui ont un regard éduqué par les images, tandis qu’au long du circuit numérique, on rencontre essentiellement des ingénieurs. Et ils n’ont pas du tout la même approche visuelle !

Est-ce que vous travaillez toujours par séries ?
Pratiquement. En général, oui, je procède surtout par séries. Mais depuis quelque temps ça m’arrive de faire quelques images isolées. Et si je les utilise dans des expositions assez conséquentes, elles seront comme des sortes d’articulations.

Et ça vous arrive de reconstruire des séries après coup, à partir de ces images isolées ?
Non, ça ne m’est jamais arrivé jusqu’à présent. Quand je parle de série, j’entends le mot « conceptuellement », si je puis dire : cela signifie que la série est d’emblée envisagée comme telle, en termes de motif, d’espace de prise de vue, de modalités d’éclairage, de surface de tirage, de montage, d’encadrement – ou de non-encadrement… etc. Une fois tous les éléments arrêtés, le nombre d’images fluctue : certaines séries comportent à peine cinq ou six images, d’autres jusqu’à une douzaine – mais rarement plus. J’arrête les prises de vue quand j’ai le sentiment d’avoir à peu près épuisé mon idée.

Est-ce qu’en général, vous exploitez toutes les images que vous avez réalisées lors d’une séance de prise de vue ou bien est-ce que vous faites une sélection ?
Il y a toujours une sélection… Ce n’est ni important, ni nécessaire, pour moi, de tout montrer. Les séries exposées sont constituées d’une partie seulement des images effectivement réalisées. Celles-ci sont comme une sorte de matière première que je stocke et dont je prélève des parcelles au gré des circonstances, en fonction, aussi, des espaces dont je dispose.

Étant donné la taille de vos œuvres, l’espace est en effet un critère prépondérant dans le choix des images que vous allez exposer…
Oui, car pour avoir un développement intéressant d’une série – souvent à base de grands formats, mais pas toujours : je présente aussi beaucoup d’images de petite taille – il vaut mieux avoir à sa disposition un espace conséquent. Il n’empêche qu’à ce jour, l’exposition que je considère comme la plus réussie tenait dans une galerie minuscule, qui devait mesurer moins de quinze mètres carrés et où je n’avais accroché que quatre photographies ! Ici, au Plateau, j’avais beaucoup de place, et j’ai opté pour des grands formats.

En regardant la succession de séries qui constitue votre exposition, j’ai perçu une cohérence d’ensemble, un peu comme si je lisais une phrase, qui elle aussi est un tout cohérent constitué d’unités signifiantes plus petites – les mots. Êtes-vous d’accord avec cette interprétation ou bien la récusez-vous ?
Non, je suis tout à fait d’accord ; je dis parfois de mon travail que c’est une sorte d’alphabet photographique que je constitue petit à petit, et la phrase, c’est ce qui vient après… à cela près que je ne raconte pas d’histoire, mes séries d’images n’ont pas vocation narrative. Et pourtant, les images – c’est ce que j’aime en elles – permettent de raconter. Mais pas forcément une anecdote, et avec autre chose que des mots ; mon ambiguïté est là précisément : vouloir raconter autre chose qu’une histoire, avec une économie de mots, voire avec pas de mots du tout. Ma confiance et toute mon énergie je les mets du côté de l’image – pour moi c’est l’image avant tout.

Parmi les photographies exposées, une seule est encadrée. Est-ce une façon d’introduire une rupture de rythme dans l’ensemble ?…
Non, pas du tout, c’est simplement que l’image en avait besoin, j’ai eu l’impression d’être plus juste en mettant un cadre à cet endroit-là. En fait je raisonne toujours au coup par coup, de façon à coller le plus étroitement possible à mon projet. Je prends mes décisions en fonction de chaque image : celle-ci aura besoin de tel format, de tel support, cette autre de telle dimension… et pour le cadre c’est pareil : certaines images me semblent nécessiter un cadre, d’autres non. Il n’y a pas si longtemps, j’encadrais beaucoup mes images. En ce moment, je le fais moins, mais je trouve important d’avoir placé une image encadrée dans cette exposition : ça montre que l’encadrement – par sa présence ou son absence – est partie intégrante de mon travail.

Je trouve que vos images, même celles qui sont « pleines » comme les sous-bois, relèvent de l’abstraction au sens propre, elles sont prélèvement d’un morceau de réel mais dénuées de toute ambition documentaire…
Il n’y a effectivement pas d’ambition documentaire dans mon travail. Les morceaux de réel dont vous parlez me servent peut-être à édifier une sorte d’alphabet, base nécessaire à l’apprentissage de tout langage. Michel Frigot a écrit un texte magnifique sur les tout-débuts de la photographie où il relève que des gens très instruits comme Talbot, Bayard et d’autres, issus de l’aristocratie pour la plupart, s’acharnent à ne photographier que des choses « sans valeur » – un chapeau de paille sur un banc, une échelle contre un mur… etc. et il établit un parallèle entre ces images photographiques (donc nouvelles à l’époque) et les livres destinés à apprendre la lecture aux enfants. Il y a peut-être quelque chose de cet ordre-là dans mon travail…
De temps à autre, il arrive qu’on me reproche de ne donner aucune dimension sociale ou politique à mon travail. C’est juste qu’à mes yeux, la politique et l’engagement social ne se pratiquent pas sur les mêmes terrains que l’art. Quand je photographie, ce sont d’autres territoires qui m’intéressent et si je voulais agir politiquement, je le ferais ailleurs : au conseil municipal de mon village, ou au conseil général du département, ou dans d’autres institutions. Mes images, elles, sont le lieu d’autres batailles, d’autres enjeux. Cela étant, mon art de toute manière est un engagement, et je me considère comme un photographe militant.

L’exposition du Plateau va donner lieu à la publication d’un livre. Pourriez-vous m’en dire un peu plus à ce sujet [Lors de l’interview, le livre n’était pas encore sorti – Ndr] ?
Le projet est né assez simplement : il se trouve que cette exposition est la dernière dont Éric Corne [commissaire de l’exposition, co-directeur du Plateau chargé de la programmation artistique remplacé aujourd’hui par Caroline Bourgeois – Ndr] s’est occupé dans le cadre de son action au Plateau, et il tenait à ce qu’il y en ait une trace, sous forme d’une petite publication. Je trouvais l’idée excellente, mais d’un autre côté, ça ne m’intéressait pas de refaire un catalogue qui aurait ressemblé à celui que j’ai réalisé il y a environ un an et demi. Et comme le budget n’était pas énorme, on a donc décidé qu’on allait faire un petit objet strictement lié à l’expo du Plateau mais qui n’en serait pas le catalogue raisonné : il n’y aura que la dernière série d’images que j’ai réalisées pour cette exposition, à savoir une douzaine de nus. Ce sera donc un livre modeste, avec une toute petite pagination – trente-deux pages, je crois. Mais ce sera un bel objet : il sera publié par un excellent éditeur belge, La Lettre volée, dont j’apprécie beaucoup le travail. Le livre sortira le 20 novembre, soit la veille de la clôture de l’exposition… ce n’est bien évidemment pas de volonté délibérée : si on avait pu le publier en même temps que l’expo commençait, on ne s’en serait pas privés ! mais je n’ai commencé à travailler sur ma série de nus qu’en juin / juillet. Aussi le livre n’a-t-il pu être prêt avant. Mais finalement, ce qui compte, c’est qu’il existe, et qu’il ait une vie au-delà de l’exposition.

Y aura-t-il du texte dans ce livre ? on parle volontiers de « silence » à propos de vos images. Donc la question du texte m’intrigue !
Pendant longtemps, je n’ajoutais aucun texte à mes images dans les livres que je publiais, et ça posait un problème aux critiques, parce que la plupart d’entre eux ne relayent que l’écrit. C’est-à-dire qu’ils n’écrivent qu’à partir des textes. D’ailleurs, jusqu’à très récemment, quand la presse s’adressait à moi, on me demandait des textes, et non pas des images ! Mais j’ai toujours résisté ! ce n’est pas à moi de produire le texte, mais à eux, critiques, de travailler à partir des images. Et puis il y a peu de temps, une Bruxelloise qui connaît très bien la photographie – et que j’aime beaucoup – Catherine Meyeur, a rédigé un texte pour un livre que j’ai publié il y a un an et demi aux éditions Coromandel. Elle a vraiment compris les enjeux et l’ambition de mon travail. Je ne refuse pas l’écrit, mais je dis simplement que ce n’est pas à moi de le prendre en charge – et c’est pour ça qu’il y a si peu de textes. 
Pour répondre à la question, oui, il y aura un texte dans le petit livre qui va sortir : une lettre qu’Éric Corne m’a écrite. Elle terminera le livre comme mon exposition clôt son aventure au Plateau – et je trouve que la forme épistolaire est un très bon choix.
 
C’est une question qui va peut-être vous sembler bizarre par rapport à des images que l’on dit « silencieuses » mais j’aurais envie de vous demander quelle musique vous auriez envie d’associer à cet ensemble de photographies ?
Ce qui est intéressant, ce n’est pas que moi je projette de la musique, mais que d’autres le fassent ! et c’est arrivé : j’ai des amis compositeurs qui, en regardant mon travail, ont pensé à certaines choses. Mais j’aurais beaucoup de mal à projeter quoi que ce soit. De même que je ne convoque pas le texte, je ne convoquerai pas la musique. Par exemple, Éric Corne voulait inscrire une phrase à l’entrée de l’expo, une phrase magnifique signée Ovide – c’est toujours très beau, Ovide… ça parlait de cerfs, de montagnes… etc. et je n’ai pas voulu parce que je trouvais que ça conditionnait beaucoup trop le regard ; et la musique, selon moi, ferait le même effet.

Pour peu que vous puissiez en parler, quels sont vos projets immédiats ?
Mes projets ? Idéalement, ce serait de ne pas avoir de projets tout de suite ! j’ai eu un programme assez chargé cette année – un tir groupé d’expositions assez conséquentes entre le Musée de la photographie de Charleroi, une expo collective au musée d’art moderne de Strasbourg, puis le Plateau… – et j’aimerais me reposer un peu, de manière à jouir pleinement de tout ce qui s’est passé récemment pour moi – et il s’est passé pas mal de choses ! je crois que c’est important de ne pas aller trop vite, de prendre le temps d’apprécier la portée des événements. Pour l’instant je n’ai pas d’expo précise à l’horizon ; on commence à me proposer des choses, mais j’attends de voir.

Pendant ce temps de repos, allez-vous quand même faire de la prise de vue comme ça, sur l’instant, en spontané ?
Non, je ne fais pas ça ; pour moi la prise de vue c’est un travail et ça correspond toujours à une sorte de nécessité, à un projet qui se met en place. En définitive, je fais très peu d’images. Prendre des photos sur l’instant, comme vous dites, reviendrait à pratiquer une sorte de gymnastique d’entretien, et je préfère ne rien faire du tout. Par contre, j’ai toujours le regard en éveil, et je vais profiter de cette période de relâche pour voir beaucoup d’expositions – il y a des choses qui m’enthousiasment, d’autres qui me mettent en colère… et tout cela me fait travailler ! Je vais aussi me replonger dans ma bibliothèque, et brasser des images de toutes les manières possibles – mais pas les miennes… – jusqu’à ce qu’un lièvre sorte du chapeau et là je reprendrai le travail.

Est-ce que vous vous promenez avec un petit bloc-notes pour noter vos idées ?
Jamais ! j’ai trop peu d’idées pour les noter (rires) !

Les dernières expositions d’Eric Poitevin
2001
– Galerie J-F Dumont-Mollat, Bordeaux
2002 – Galerie Pietro Sparta, Chagny
2003 – Galerie Baronian-Francey, Bruxelles
 Frac Franche-Comté, Musée des Beaux-Arts, Dole
 « Panorama quatre paysages persistants », Le Fresnoy et musée des Beaux-Arts, Tourcoing
 Galerie Blancpain-Stepczynski, Genève
2004 – « L’image nue », Musée de la photographie, Charleroi
 Le Plateau, Paris

 

Ses catalogues
Les Papillons, William Blake and Co & Jean-François Dumont, 1994
Éric Poitevin, CNP / Frac Lorraine, Actes Sud, 1998
Éric Poitevin, Coromandel Design, 2003
Éric Poitevin, La Lettre volée, 2004

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 13 novembre 2004 au Plateau – 33 rue des Alouettes – 75019 PARIS

 
     
 

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Yves Cusset, Habermas : l’espoir de la discussion

Un livre exigeant, qui suit avec cohérence et force le cheminement de la pensée habermassienne

Yves Cusset s’est proposé, dans ce livre, de nous faire suivre le cheminement progressif de la pensée de Habermas dans sa tentative de reconstruire un programme d’éthique transcendantale susceptible de structurer normativement le monde moderne, renouvelant par là, contre les post-structuralistes, les projets de rationalité morale et politique apriorique hérités de Rousseau et de Kant. Dans ce parcours nous suivons une pensée exigeante qui s’édifie et se corrige au fil des problèmes qu’elle se pose et des modèles théoriques qu’elle utilise, problèmes et modèles toujours présentés dans ce livre de manière rigoureuse et concise.

La discussion est ce moment fondamental, essentiel au sein de la communauté pratique moderne, en tant qu’elle a déposé les ordres de la croyance et de la tradition, pour épouser les voies complexes de l’examen et de la concertation. Ce moment est éthique en tant qu’il appelle, exige de ses participants sincérité, liberté, coopération, et symétrie dans la recherche d’un accord collectif qui assure le devenir et la perpétuation idéale de l’ensemble communautaire. Il s’agit pour Habermas véritablement de reconstruire un espoir normatif actuel qui n’oublie pas les écueils de la violence concrète et des inégalités sociales, la dissymétrie foncière de nos sociétés contemporaines, mais bien s’efforce bien plutôt de déposer la tendance théorique postmoderne qui se contente d’enregistrer les pathologies éthiques de notre monde social en nourrissant le désespoir contemporain.

 

Dans une langue serrée et précise, nous apprendrons que ce paradigme éthique cherche à se substituer aux modèles ontologiques solipsistes classiques et modernes, en tant qu’elle sombre dans l’aporie dès lors qu’il s’agit de sonder les questions déontologiques, notamment la reconstruction, la refondation normative, depuis cette solitude ontologique de la conscience close sur elle-même, d’une communauté réelle d’esprits coopérant pratiquement et empiriquement à l’usage de leur devenir collectif. En postulant l’essence foncièrement interindividuelle de la conscience, et même de la conscience réfléchie authentique, un des premiers enjeux théoriques de ce modèle de la discussion n’est pas de se montrer plus vrai que les modèles solipsistes (promus par Descartes, Kant, ou les phénoménologues…), mais plus satisfaisant, plus pertinent pour refonder l’espoir d’une communauté moderne éthique.

 

Ce postulat fondateur du programme normatif communicationnel n’empêche pas la volonté chez Habermas de nous rappeler que, de fait, l’homme est constitué en un être social, infiniment éloigné d’être une conscience essentiellement solitaire, une conscience posée face à un objet. Il s’agit donc bien de repenser la nature même de la conscience réfléchie authentique, en tant qu’elle se libère de ses préjugés spontanés non par un mouvement autonome et solitaire, mais bien dans la rencontre concrète et discursive de l’autre, de tout autre dans sa différence singulière. L’homme est foncièrement langage, communication. L’homme est homme de parole. Raison et parole : Logos, l’essentiel humain.
Se présentant comme un paradigme normatif et donc apriorique, l’éthique de la communication habermassienne tente avec force d’éviter l’accusation d’être sans prise sur le réel, notamment grâce à l’utilisation que fait Habermas des analyses des contraintes et des visées illocutoires inhérentes à la pragmatique du langage, telles que développées par Austin, et qui permettent d’asseoir le modèle de l’éthique de la discussion comme une exigence tacite spontanée de tout acte de parole. Sérieusement, la parole moderne postule l’exigence et l’espoir de cette éthique de communication. En tant qu’homme habité par le langage, que m’est-il permis d’espérer lorsque je m’adresse à tout autre : à tout le moins une certaine justice de la discussion.

 

Nous verrons aussi en quoi cet espoir est rendu à la fois possible et nécessaire par la structure culturelle de la société moderne caractérisée par un divorce « tragique » entre le monde vécu (sphère des représentations quotidiennes qui assurent l’existence immédiate de la communauté sociale) et les systèmes socioculturels (organisations institutionnelles pratiques visant à assurer la reproduction de la communauté : systèmes économiques, administratifs…) en tant que ces derniers n’assurent plus de manière claire, directe et opérationnelle la légitimation et l’organisation de ce premier. Ce divorce entraîne la nécessité pour les individus de tâcher sans discontinuer de parvenir à une communauté coopérante et liée universellement, suppléant au déficit moderne de la croyance et de la tradition. Dans le cheminement de cette pensée, nous verrons qu’un système particulier dans la société moderne se présente comme un intermédiaire articulant positions individuelles et systèmes globaux, devenant lui-même le garant institutionnel d’un lien opérable entre les individus, d’un espace appelé à se développer de communication idéale : le droit, espace politique et culturel garantissant concrètement la correction des asymétries de position entre les individus, à la fois d’intérêt et de puissance.

 

Notons que Yves Cusset ne reste pas simplement descriptif dans son approche et sollicite ce modèle théorique en le questionnant sous l’angle de réelles difficultés, ne serait-ce que dans cette postulation d’une exigence éthique foncière à tout acte de parole, en tant qu’elle s’oppose à d’autres modèles théoriques : ainsi que faire de la position qui voit dans l’échange verbal une lutte, une dialectique du maître et de l’esclave, proposant un paradigme de la communication comme essentiellement conflictuelle ? De même, comment lire depuis le modèle habermassien l’usage contemporain des communications de masse qui nient essentiellement la différence, l’altérité du destinataire et la symétrie de l’échange ? Nous ne sommes pas en effet seulement des sujets parlant et agissant, mais aussi des sujets désirant et consommant.
Toutefois, nous l’avons évoqué, en prenant en compte la violence positive, l’inégalité foncière de notre société, ce modèle normatif s’expose comme la reconstruction, dans notre société déchirée, d’un espoir de communauté idéale déposant les lectures théoriques inscrivant de manière structurelle la lutte dans le programme même de toute communication : il s’agit bien à la fois de postulation et d’exigence normative.

 

On peut demeurer résistant face à l’organisation métempirique de ce modèle théorique : même si, en se posant comme norme, il se présente comme un impératif, une exigence du devenir et non comme un fait positif actuel, il semble toutefois demeurer trop éloigné de la lutte sociale concrète, de l’inégalité radicale de notre société, de l’engagement politique pratique (la désobéissance civile constitue la seule voie pratique supportée). De plus, il peut inquiéter par son renvoi de toute motivation humaine non rationnelle à une dimension pathologique, hétérogène à la raison et donc contestable dans l’empire de l’éthique… Mais nous ne pouvons que demeurer subjugués par la puissance conceptuelle et la force morale de cette tentative poursuivant les efforts politiques d’un Rousseau et moraux d’un Kant pour ranimer l’espoir d’une communauté humaine universelle.

s. vigier

   
 

Yves Cusset, Habermas : l’espoir de la discussion, Michalon coll. « Le bien commun », mars 2001 – 8,90 €.

 
     

 

 

 

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Hubert Haddad, Le Camp du bandit mauresque

Un récit d’enfance qui bouleverse moins par ce qu’il évoque que par son écriture singulière et fascinante

Note liminaire
Parce qu’une chronique vise à rendre justice à un livre, elle doit demeurer claire, avec ce que cela implique de concision – et d’omissions. Il m’aura donc fallu tailler à mots raccourcis dans tout ce qu’a suscité en moi la lecture du Camp du bandit mauresque. Et comme chaque fois qu’il y a des choix à faire, une part d’erreur s’attache nécessairement à ces derniers.
Je ne dis rien ou presque de sa richesse symbolique ni de ce qu’appelle la représentation de la fratrie, de la mère ou du père qui s’y lit ; je n’aborde pas même la question de ce qu’un « récit d’enfance » implique, au sein d’une démarche littéraire, de distance entre le vécu et le raconté par où peut se glisser le travail d’élaboration de l’écrivain… Sans compter que, trop peu familière de l’œuvre d’Hubert Haddad – dans laquelle je n’ai commencé à m’aventurer que très récemment à l’occasion de la réédition de
La Cène – je n’ai pas été en mesure de déceler comment il montre, dans ce récit, la manière dont les quelque six années qu’il couvre vont fonder sa création future. Que l’auteur me pardonne ces lacunes : j’espère, malgré elles, n’avoir pas trop desservi son texte…

Il est des livres faciles : de ceux qui émeuvent d’emblée le chaland par leur seul sujet – les désamours en tout genre, une mère en deuil de son enfant, les misères et les violences de la vie… – au point que l’on ne regarde pas même l’écriture. Transposer en récit sa propre enfance pourrait suffire à faire basculer une œuvre dans ce camp des livres faciles – l’enfance d’autrui toujours nous touche par quelque abord : d’une façon ou d’une autre elle nous renvoie à la nôtre, qu’elle ait été heureuse ou malheureuse, morne ou bien flamboyante. Parce que l’enfance demeure une référence clef dans le cœur de chacun ; on la sait fondatrice de ses peurs, de ses fantasmes, de ses obsessions ou de ses désirs. Mais surtout, son évocation, son souvenir – déformé ou non – rappelle, sans complaisance, que l’on est promis à l’érosion puis à la finitude.
Le Camp du bandit mauresque est un « récit d’enfance » et ce n’est pas cela qui rend ce livre bouleversant. Il émeut par sa substance littéraire – ce sont les mots qui le tissent, leur agencement parfois si singulier qui fascinent : il est rare qu’un texte, en dehors du cadre restreint de la poésie, chavire autant par sa seule littérarité tout en « racontant quelque chose ». La quatrième de couverture prouve qu’il est possible de ramener le texte à une dimension purement narrative : il y a une matière que l’on peut résumer, décrire en quelques phrases. Mais c’est le réduire à son aspect rassurant et connu, à ce qu’il a d’identifiable – c’est donner l’illusion qu’il est apprivoisé.

Oui, « le Paris des années cinquante » est bien présent, avec sa galerie de personnages, les scènes de rues, les descriptions de vieux quartiers, de chantiers de reconstruction, d’événements communautaires. Oui, l’environnement familial du jeune narrateur – il a à peine 4 ans au début du récit et ne sait pas encore lire – entre dissensions conjugales, conditions de vie précaires à la limite de la misère et mémoire d’une « vie d’avant » dont il n’a conscience qu’à travers des mots lâchés de-ci de-là – est difficile et il s’en évade comme il peut. Grâce à la tendresse souriante de sa grand-mère Baya. En déifiant son frère aîné Michael. En jouant avec d’autres gamins de son âge. En se réfugiant dans de vastes rêveries. Pèse aussi sur lui et sa famille ce statut d’exilés que les « autochtones » ne manquent jamais de leur rappeler.
Mais ce matériau de fond est habillé d’une autre étoffe que celle du récit : ce sont des soieries textuelles aux chatoiements étranges qui le drapent… De « récit d’enfance » le texte glisse insensiblement à la conjonction de mots et de mondes ; Hubert Haddad déploie ici un art magnifique de dire, par la seule grâce du maniement des mots, les interférences, les glissements, tous les jeux enfin, pervers, subtils et à peine saisissables, qui se nouent entre réel et imaginaire dans l’esprit du narrateur.

À cet âge, un chemin trop emprunté s’excave si profondément dans le souvenir qu’il semble devoir s’adjoindre aux circonvolutions du cerveau comme aux impasses du songe.

Un souvenir cristallin tremblait dans l’air. Avec sa pointe d’azur, la fenêtre de la chambre d’hôpital dont j’étais sorti quelques semaines plus tôt demeurait attachée à l’instant lointain d’éveil, quand, d’un coup, l’oubli éclate dans l’œil sauf., comme une naissance absolue. L’ange m’avait fendu le crâne d’une épée sûre pareille à l’immensité. Tout, dans l’étrangeté butée des choses, en était demeuré blessé. Je marchais à petits pas , juste à côté de mon ombre. Rien ne devait filtrer de l’infime déboîtement de l’esprit ou de l’âme, ce chas dans la tête par où passe l’infinité des attaches sensibles.

Bien que le texte ne soit pas structuré de manière événementielle – les événements apparaissent plutôt comme de maigres zones émergées juste ce qu’il faut pour fournir des points d’ancrage à la sublimité de la prose – il est très construit. Deux parties correspondant aux deux habitats successifs, et borné en ses extrémités par deux faits dont la portée symbolique est extrême : la mort et l’obscurité en ouverture – tentative de suicide du père, une mère qui est dépouillée de son caractère maternel par l’octroi d’un surnom, Mancruse, où s’entend la cruauté – et à la fin le triomphe solaire du frère. À l’obscure terreur chaotique de l’incipit répond la vision lumineuse et triomphale des dernières lignes. Et comme pour asseoir cette circularité du récit, à chaque bout le motif de la corde nouée : celle dont le père s’est ceint le cou, cette autre qui est vestige d’une pendaison ancienne à travers laquelle regarde le narrateur. Le nœud du récit coule, autour d’un autre motif ô combien fondateur : l’œil. Depuis l’œil de verre-talisman blotti au fond de la poche jusqu’à ce regard empêché par un accident de jeu puis par un décollement de rétine, en passant par l’œil menaçant, ce « mauvais œil » que la mère craint sans cesse, ce sont toutes les déclinaisons ou presque du voir qui se déploient.

Par son étrange narrativité – cette façon déconcertante de greffer sans couture visible une vision hallucinée sur une image fugitive offerte par la réalité ambiante – ce texte est sans doute très proche de l’univers d’un enfant, qui fait aller d’un même pas le réel et la fable. Cette fusion unique, que l’on ne vit intimement, en règle générale, que durant une brève période de sa vie, Hubert Haddad la rend merveilleusement tangible grâce à son écriture singulière, fascinante, piquetée de tournures savantes, de mots rares à l’incroyable musique… Une prose qu’il ne sert de rien d’accabler d’adjectifs tant elle émeut : il faut la lire. La lire, vous dis-je. Et laisser œuvrer le vertige.

NB – En même temps que ce récit paraissent, chez Zulma, Le Nouveau magasin d’écriture, un monumental essai dédié à l’art d’écrire, et la réédition, dans la collection « Dilecta », du premier roman d’Hubert Haddad, Un rêve de glace.

isabelle roche

   
 

Hubert Haddad, Le Camp du bandit mauresque, Fayard, janvier 2006, 254 p. – 17,00 €.

 
     

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Pippo Delbono, Mon théâtre

De beaux entretiens, libres et profonds, pour mieux pénétrer l’univers du metteur en scène Pippo Delbono

Pippo Delbono, dans ce livre – une libre suite d’entretiens tous aussi sincères que profonds – se révèle à nous avec la simplicité rare et la tendresse bonhomme qui sont les siennes, se montre tel qu’il est dans la vie, dans son théâtre – son théâtre si plein de son cœur, si plein de sa vie et de celles de tous les autres qu’il a pu rencontrer. C’est l’occasion agréable de découvrir un cœur à nu, sans pudeur ni violence, et une existence tracée aux marges, accoutumée aux limites, sans concession envers la sécurité ou la tranquillité commune.

Ce livre est beau comme un voyage, comme une rencontre dénuée de retenue – comme tous les voyages qu’il a pu faire, de la Bolivie à la Grèce, au Danemark… comme toutes les rencontres dont il s’est nourri avec ferveur toujours, même s’il sait être plein de prudence entière – la rencontre imprévue et improbable avec Bobò dans son asile, le refus premier de recevoir l’offrande de soi de Gustavo qui quitta l’Amérique du Sud pour suivre la troupe…

Nous voyons alors se confirmer cette impression ressentie face à la scène : son théâtre s’enracine véritablement dans les profondeurs énergiques de la vie, avec une force rare, et ici chaque anecdote aventure, événement, trouve toujours sa résonance dans la pratique de ce metteur en scène hors normes, ce théâtre qui puise dans les entrailles mêmes du réel, de l’existence, et extirpe sublimement des profondeurs quotidiennes de quoi montrer des images brutes et vitales – nécessaires.

De confidences en confidences, Pippo nous fait vivre son Pasolini, nous révèle sa douleur, nous repaît de sa sagesse… Car c’est un sage qui se livre – pas celui qui s’est retiré de la vie pour la considérer, mais un homme qui sait l’écouter et la discipliner, faire bruisser la mort et donner voix parmi les vivants – même si c’est la forme d’un hurlement – à tous ceux que le silence a trop longtemps détenus – les oubliés, les marginaux, comme les défunts.

Ce livre est une danse frémissante et joyeuse sur le sol indécis de l’existence, exécutée par un virtuose et chroniqueur fou alliant en lui la langue franche et nette d’un Rabelais à la lucidité rêveuse et baroque d’un Pasolini.

L’édition renferme des photos précieuses pour suivre le parcours poétique de Pippo Delbono, toujours fascinantes, mais au format ou à la disposition parfois malheureux.
Après un hommage exceptionnel au théâtre du Rond-Point, où cinq pièces ont été jouées – lire à ce propos nos chroniques concernant Il Silenzio, Esodo, Gente di plastica et Urlo – Pippo Delbono sera en tournée en province.

s. vigier

   
 

Pippo Delbono, Mon théâtre – Livre conçu et réalisé par Myriam Bloedé et Claudia Palazzolo, Actes Sud, coll. « Le temps du théâtre », février 2004, 224 p. – 22,00 €.

 
     
 

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Georges Corm, Le Liban contemporain, histoire et société

Un ouvrage essentiel pour briser enfin les vérités erronées et les clichés simplistes véhiculés autour du Liban

Dans cet ouvrage fondamental qu’est Le Liban contemporain, Georges Corm nous livre une analyse brillante et singulière sur l’histoire de ce petit pays qui fut sous le joug de puissances régionales et internationales. Qui a entendu parler de la guerre du Liban (1975-1990) s’en souvient souvent en termes de guerre civile opposant les chrétiens aux musulmans. Jamais si petit pays ne connut si grand colportage de vérités erronées et de clichés simplistes, parmi lesquels on eut tantôt écho des chrétiens libanais redoutant un islam avançant à grands pas, tantôt des musulmans qui se sentaient victimes d’une toute-puissance maronite dans la vie économique et sociale libanaise.

Ces éléments d’analyses pratiquées dispendieusement dans la littérature sur le conflit libanais sont révélés par Georges Corm comme extrêmement simplificateurs et réducteurs d’une guerre trop souvent qualifiée de guerre civile intercommunautaire. Ces mythes propagés sur l’histoire libanaise sont la résultante d’une instrumentalisation de l’histoire par des puissances étrangères. Georges Corm déconstruit progressivement le mythe, s’acharnant à montrer comment et pourquoi le Liban fut précipité dans une épouvantable guerre de quinze ans dont les séquelles transparaissent toujours aujourd’hui. Mais reprenons les grandes lignes de ce dépeçage de l’entité politique libanaise en revenant en arrière.

Partie de l’empire ottoman, le Liban passe sous mandat français en 1922. Dans ce pays où règne une symbiose chrétienne et musulmane malgré ses dix-sept communautés religieuses historiques, la France suprématise cet ordre communautaire en instituant la communauté religieuse comme base de l’ordre public. C’est l’arrêté de 1936 qui consacre l’existence des dix-sept communautés. Va commencer dès lors à s’instaurer une surenchère communautaire alors que pendant trois siècles, le Mont Liban avait vécu paisiblement sous de grandes dynasties féodales.
C’est le début du paroxysme d’une instrumentalisation fatale des communautés.
En 1943, le Pacte national est proclamé, sanctification de l’indépendance, affirmation pour les chrétiens d’un renoncement à la protection coloniale française et pour les musulmans d’un renoncement au désir de rallier le Liban à la Syrie. Cette tentative transcommunautaire ne sera malheureusement pas suffisante pour briser les rouages tragiques d’un mécanisme irréversible.
Cependant il ne faut pas se tromper, le clivage politique au Liban au début des années 70 n’est pas religieux : il est un clivage droite / gauche. Alors que certains Libanais sont pro-palestiniens et soutiennent la présence palestinienne au Sud Liban, d’autres y sont farouchement opposés et veulent rester sous joug occidental.
Le 13 avril 1975 a lieu l’événement catalyseur de la guerre civile : l’affrontements entre miliciens palestiniens et phalangistes dans la banlieue est de Beyrouth.
Ce qui sera dès lors interprété comme un affrontement musulman / chrétien est une rupture politique entre les partis progressistes pro-palestiniens et les conservateurs anti-palestiniens.

Georges Corm lève le voile sur la réalité de cette pseudo-guerre civile dont les enjeux outrepassaient le cadre libano-libanais. Le Liban n’aurait rien été de plus que cet espace symbolique où se sont affrontées par milices libanaises interposées les grandes puissances internationales et régionales. Il nous révèle ainsi que le Liban a permis de faire l’économie de guerres internationales et a condensé en son territoire toutes les rivalités, tous les antagonistes des plus grands car, dit-il :
Les faux problèmes d’équilibre communautaire dans l’entité libanaise ne sont en fait que la surface d’un glacis beaucoup plus vaste et plus complexe pour qu’un aussi grand nombre de forces armées se soit établi sur ce territoire minuscule.
Où l’on apprend que durant la guerre, au moins une vingtaine d’armées régulières et de milices ont sillonné le territoire libanais…
C’est notamment le conflit israélo-palestinien qui a produit des sous-guerres au Liban ; Israël, en affirmant son soutien aux phalangistes chrétiens, trouve prétexte pour justifier son ingérence sur le territoire libanais. L’OLP, en installant ses bases au Liban, signifiait dès 1968 le début de représailles israéliennes contre la présence palestinienne et ce jusqu’en 2000, date à laquelle le Hezbollah libère le Sud Liban. L’Irak fournit des armes à la milice chiite anti-syrienne pour contrer l’influence syrienne. L’Iran finance le Hezbollah dans l’espoir d’un État libanais musulman. La Syrie finança l’autre milice chiite, Amal, concurrente du Hezbollah dès 1984.
Et alors que ces milices libanaises n’étaient que des combattants instrumentalisés par les puissances étrangères, l’opinion publique se confortait dans l’idée d’une violence innée et quasi biologique dans les rapports islamo-chrétiens.
Il était en fait bien commode pour les pays étrangers de noyer ce conflit sous la grille de lecture basique d’une guerre entre chrétiens et musulmans ; cela les disculpait ainsi de ces milliers de morts absurdes. Y a-t-il eu un tribunal pénal international pour le Liban ? demande Georges Corm. Non, car en plaçant ces crimes sous le signe de la Croix ou du Croissant, les puissances étrangères se lavaient les mains de toute responsabilité.

Quand les accords de Taëf – qui font du Liban le « protectorat déguisé » de la Syrie – mettent officiellement fin au conflit s’ouvre, quelques années plus tard, le règne Hariri. La mythologie libanaise n’est pas morte. L’homme providentiel, le sauveur, la légende libanaise marque les années 1992-2005. Businessman multimilliardaire, homme de réseaux, il entreprend la reconstruction du centre ville-de Beyrouth, alias Dallas-sur-Mer. Mais l’auteur dénonce avec virulence ce génocide architectural et les rouages d’un pouvoir corrompu et corruptif serti de scandales financiers faramineux. Car derrière ce géant de la politique régionale et internationale qui possède un empire médiatique et financier, se cache l’homme d’influence de l’Arabie Saoudite. Dès la fin des années 1970, Hariri avait racheté activement les parcelles foncières avec des financements saoudiens.
Le bilan du règne Hariri est lourd, aucune réforme ne sera entreprise et le pays est plus corrompu que jamais.
Quand Rafic Hariri est assassiné le 14 février dernier, les vieux démons libanais resurgissent. La Syrie sera directement pointée du doigt et on croit naïvement à un printemps de Beyrouth à l’ukrainienne. Les foulards orange pullulent en guise de protestation contre la Syrie encore omniprésente sur le territoire libanais. Mais ces soubresauts démocratiques qu’on croit déceler dans ces manifestations autour de la place des Martyrs ne seront que de courte durée. L’auteur accuse encore les puissances étrangères : la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui demande entre autres le retrait des troupes syriennes, sous l’égide de la France, a précipité le pays dans un nouveau drame. Car cette résolution, providentielle pour certains, n’a fait que conforter le pays dans sa situation d’État tampon et de dépendance par rapport à l’assistanat international. 

Corm conclut, péremptoire :
Quant aux Libanais, leur guerre de libération n’a pas encore commencé.
À la clôture de ce livre bouleversant, qui inexorablement nous arrache des larmes douloureuses, on comprend ce qui aujourd’hui peut sauver le Liban.
Il faut déconstruire le mythe de l’antagonisme chrétiens / musulmans qui de Tyr à Paris, de Montréal à Dakar, se reproduit dans les familles libanaises du Liban et de la diaspora. Ces conditionnements stériles qui enracinent l’autre dans une représentation négative allant jusqu’à sa diabolisation ne peuvent que mener le Liban à sa perte. Jusqu’à aujourd’hui, la majorité des Libanais ne connaissent l’histoire de la guerre que selon l’angle de la communauté qui la leur raconte. Mais jamais ils ne racontent que la balkanisation du Liban a servi les intérêts des plus forts, Israël, Syrie, Iran… Laissez vos croix et vos Corans dans vos cœurs ; ils n’ont pas à orner vos chemises. Ne demandez pas à votre voisin s’il vient de Beyrouth Est ou de Beyrouth Ouest. Ne vous enquérez pas du nom de famille de l’étranger qu’on vous présente afin de deviner s’il est chiite ou sunnite. Laissez au portemanteau tous ces réflexes liberticides et fatals qui perpétuent la représentation d’une histoire qui n’est pas l’histoire objective.
Gardons-nous de penser que la guerre du Liban ne fut que guerre civile entre chrétiens et musulmans.
Ensemble, déconstruisons le mythe.

Vous avez votre Liban et ses dilemmes. J’ai le Liban et sa beauté. Vous avez votre Liban avec les conflits qui le rongent. J’ai mon Liban avec les rêves qui y naissent. Vous avez votre Liban, prenez-le tel qu’il est. J’ai mon Liban et je n’en accepte que l’absolu. Votre Liban est un imbroglio politique que le temps tente de dénouer. Mon Liban est fait de montagnes qui s’élèvent, dignes et magnifiques, dans l’azur. Votre Liban est un problème international que tiraillent les ombres de la nuit. Mon Liban est fait de vallées paisibles et mystérieuses dont les versants accueillent les sons des cloches et les murmures des rivières… Laissez-moi vous dire à présent qui sont les enfants de mon Liban… Ce sont les vainqueurs où qu’ils aillent, ils sont aimés et respectés où qu’ils s’installent. Ce sont ceux qui naissent dans des chaumières mais qui meurent dans les palais du savoir…
Khalil Gibran (1920)

s. rahal

   
 

Georges Corm, Le Liban contemporain, histoire et société, éditions La Découverte / Poche, octobre 2005, 342 p. – 11,50 €.

 
     

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Matthieu Baumier, L’Anti-traité d’athéologie – Le système Onfray mis à nu

Matthieu Baumier récuse point par point les raisonnements qui sous-tendent le Traité d’athéologie de Michel Onfray

Michel Onfray, essayiste médiatique et prolifique, aime à distribuer des claques à tel intellectuel qu’il déteste ou à tel autre pour la pure forme. Chacun en prend pour son grade dans ses livres, ses articles ou ses interventions télévisuelles. C’est vrai qu’il n’hésite pas à s’en prendre nommément à ceux avec qui il n’est pas d’accord. Pour la majeure partie, ses publications se partagent dans un grand écart entre les éditions Galilée et Grasset – les uns publient Ignacio Ramonet, les autres Bernard-Henri Lévy, autant dire que cet homme est un adroit funambule. De ses nombreux ouvrages, il faut retenir sa tentative de fonder un projet philosophique d’éthique hédoniste sur lequel il concentre les faisceaux de sa pensée. Il publie aussi parfois des choses sur la peinture et s’est fendu d’autres choses sur l’enseignement de la philosophie à Caen ou la mort de Pierre Bourdieu, voilà.

Le succès incroyable de son Traité d’athéologie paru en début d’année montre qu’il a su trouver un public large, friand sans doute de cette philosophie en kit, faussement accessible. Michel Onfray s’attaque aux trois monothéismes dans des termes très durs et n’hésite pas, parfois, à mélanger un peu tout au bénéfice de son argumentation. C’est précisément à cette façon de philosopher que Matthieu Baumier répond dans son Anti-traité d’athéologie. Tout ce que Michel Onfray a écrit n’est pas à jeter, au contraire. Certains de ses ouvrages sont utiles, instructifs et divertissants (il n’est pas question ici de se demander si le rôle de la philosophie est d’être divertissante ou pas. Michel Onfray est un digne représentant de son époque, rien de plus). Citons pour exemple Cynismes, La politique du rebelle ou Esthétique du pôle nord.

Il faut tout entendre dans ce titre, L’anti-traité d’athéologie. D’abord, cet ouvrage s’oppose effectivement point par point à celui de Michel Onfray. Ensuite, Matthieu Baumier est chrétien et il met clairement l’emphase sur sa foi, donc il faut aussi entendre que pour lui, l’athéologie, même s’il en respecte le principe, n’a pas de fondement véritable. Il prétend démonter le système Onfray et revient, pour ce faire, à la Bible, servant ses contre-arguments. La mise en orbite du Traité d’athéologie agace Baumier au plus haut point et il le fait savoir sans craindre la polémique, mais il faut, tout de même, mettre à son crédit une volonté de relever le débat. De ce côté-là, on conviendra qu’Onfray, lui, s’est beaucoup laissé aller, accusant à tour de bras les chrétiens de tous les maux. La synthèse du propos d’Onfray est simple à formuler : il faut déchristianiser, un point c’est tout. Baumier ne parle pas de rechristianiser mais propose plutôt de garder la tête sur les épaules. C’est en cela que la lecture de L’anti-traité d’athéologie a un intérêt.

Baumier revient à chaque chapitre sur un point précis : les femmes, la Génèse, la mort, la science, le Christ, Paul, les massacres et le nazisme. Il veut répondre en chrétien blessé et convoque nombre de figures intellectuelles pour notamment remettre en cause le matérialisme de Michel Onfray et appeler à historiciser le débat autour de la chrétienté. Pour Baumier, il s’agit aussi de filer une fessée à son adversaire et il balance consciencieusement ses petites piques. Voici :
Avec Michel Onfray, nous quittons la pratique intellectuelle commune – celle qui vérifie ses sources, pose des arguments cohérents et vise à élever l’homme – pour descendre au niveau d’une démagogie militante.
Baumier veut donner le change, alors il discute philosophie et théologie à un niveau certain et ne lésine pas sur l’honnêteté intellectuelle.

Tout le monde ne se retrouve pas dans la foi chrétienne de notre auteur et sa confiance en le religieux pour répondre aux questions que l’homme se pose. Son propos est pétri de ses convictions et donne souvent lieu à des délaiements tel que celui-ci : Nous sommes en Dieu comme Dieu est en nous, c’est-à-dire que nous sommes la vie en la vie.
En fait, il n’est pas question de critiquer les convictions ni la foi de l’auteur. Mais sans doute faut-il considérer ce livre surtout comme une charge de la communauté intellectuelle chrétienne contre un Onfray bien malhabile sur ce coup-ci.

m. clément

   
 

Matthieu Baumier, L’Anti-traité d’athéologie – Le système Onfray mis à nu, Presses de la Renaissance, octobre 2005, 242 p. – 17,00 €.

 
     
 

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Denis Demonpion, Houellebecq non autorisé – Enquête sur un phénomène

Pour ceux qui veulent en savoir plus sur Houellebecq, voici un livre qui évite autant l’hagiographie que le sensationnalisme complaisant

Pour ceux qui veulent en savoir plus sur Houellebecq, pour ceux aussi qui traversent ses livres, ressassant mollement les pré-requis lus à l’école primaire comme Les Trois petits cochons ou La Belle au bois dormant, il y a le livre de Denis Demonpion, journaliste au Point. Le titre précise que la biographie est « non autorisée », c’est-à-dire que le style hagiographique n’est pas de mise. En effet. Il s’agit moins pour l’auteur de décrire un phénomène que de donner son avis sur la trajectoire de Michel Houellebecq, dont le nom véritable est Michel Thomas.

Chacun trouvera dans cette biographie ce qu’il y cherchera, c’est-à-dire que malgré le travail journalistique il y a une part toujours réservée aux suppositions et aux zones d’ombre. Le plus justement possible, Denis Demonpion retrace la vie de Houellebecq en mêlant convictions personnelles et distance journalistique. Il insiste à juste titre sur les points importants de l’œuvre de cet auteur, à savoir la poésie et Lovecraft. Ces deux lignes de force sont en fait les trames qui guident le personnage, l’une sur le plan littéraire, l’autre sur le plan personnel. Il suffit de toute façon d’avoir lu sa biographie de Lovecraft pour le comprendre :Houellebecq se veut hors du monde, légèrement au-dessus, disons. Hors du monde pendant ses études, avec ses amis de lycée ou à l’école d’agronomie, hors du monde encore tandis qu’il évolue dans le milieu littéraire, hors du monde aussi en ce qui concerne ses rapports avec sa famille… plus généralement, il se veut hors du genre humain.
Cette extraction de soi du groupe social fait corps avec ses livres qui frappent par leur cynisme, leur humour à froid, leur distance infinie et ce désespoir devant la compétition de tous les instants (notamment sur le plan sexuel). Denis Demonpion est allé interroger tous ceux qui ont connu Michel Thomas. On apprend qu’avant d’être écrivain, évidemment comme beaucoup, il a connu la galère et des boulots très éloignés de ses ambitions littéraires. Il s’est aussi marié et a tenté de constituer un foyer : échec dans les deux cas. Demonpion n’est pas allé fouiller dans son passé psychiatrique, au sujet de ses dépressions, et ce n’est pas plus mal. On comprend mieux au fil de la lecture le sous-titre « enquête sur un phénomène » : Demonpion s’intéresse au littérateur, au phénomène éditorial, à cet écrivain qui par sa plume créé une offre qui répond à une demande.

Le parcours de Houellebecq dans le monde des lettres est assez classique : fréquentations de cercles poétiques, une publication dans une revue, une publication dans une maison d’édition, puis le succès (Extension du domaine de la lutte puis Les particules élémentaires). C’est une ascension contrôlée par un être humain dépressif qui se sert des autres pour monter, rompant des liens d’amitié comme on ferme une porte, par exemple. Une ascension sans ses parents avec qui il a coupé le contact très brutalement, surtout avec sa mère. Demonpion nous décrit un homme d’une extrême brutalité dans ses rapports sociaux lorsqu’il s’agit d’attaquer, de choisir les mots qui blessent, voire de tourner en ridicule – sans changer les noms – d’anciens collègues de travail, ce qui a poussé à la dépression telle dame qui s’est reconnue dans Extension du domaine de la lutte.

Le personnage, non, n’est pas sympathique ; au demeurant tout le monde l’a remarqué. En fait, il n’est sympathique qu’avec ceux qui sont susceptibles de favoriser son futur d’écrivain, comme Frédéric Beigbeider par exemple, qui, semble-t-il, a eu une influence considérable sur lui. Le personnage est troublant, mais Raphaël Sorin, son éditeur, est lui aussi troublant. La revue Perpendiculaires, morte en 2000 mais ressuscitée depuis, foyer nourricier de notre auteur, s’en souvient. Demonpion éclaire les relations de l’éditeur avec son auteur : Sorin-Houellebecq, un couple qui cette année encore aura su faire parler de lui. Cette enquête s’attarde, avec justesse encore, sur les débuts d’écrivain et convoque l’ensemble des voix de ses anciens camarades de classe, anciens collègues à l’Éducation nationale… et beaucoup d’autres encore parmi ceux qui l’ont fréquenté – on retrouvera bien sûr les attendus du milieu littéraire bien sûr. On remarquera tout particulièrement le témoignage des parents de Michel Houellebecq, qui jusque-là ne s’étaient jamais livrés à aucun journaliste. C’est une grande photographie de la vie de l’auteur, de son environnement social et littéraire.
Bref, si vous avez envie de mieux connaître cet écrivain, si vous cultivez ce besoin de savoir un peu ce qui se passe dans les cuisines des gens célèbres, lisez ce livre ; il est écrit simplement, évite les jugements de valeur et, de ce fait, représente un réel intérêt.

NB – Denis Demonpion sera présent à la prochaine soirée des Obsédés Textuels le 16 novembre 2005, qui se tiendra au bar de l’hôtel Lenox Montparnasse et aura pour thème : « Les écrivains controversés ». 

m. clément

   
 

Denis Demonpion, Houellebecq non autorisé – Enquête sur un phénomène, Maren Sell coll. « essais », août 2005, 376 p. – 20,00 €.

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Élie-Charles Flamand, Les Méandres du sens. Retour en Forez, retour sur moi-même

Le poète Élie-Charles Flamand évoque ici son parcours créatif, à la faveur d’un séjour qu’il fit en Forez au printemps 1987

Il y a sans doute quelque étrangeté à aborder de très près l’intimité d’un poète méditant sur lui-même et son art quand on ne connaît pas son œuvre. C’est pourtant sans rien savoir de la poésie d’Élie-Charles Flamand que je l’ai suivi à travers ces Méandres du sens, où il retrace son parcours créatif à la faveur d’un séjour en Forez qu’il fit au printemps 1987 et au cours duquel il vécut diverses expériences bouleversantes qui l’immergèrent dans son passé tout en éclairant son présent d’une lumière neuve. Il serait trop long, et déplacé, d’expliquer ici par quels méandres, justement, ce livre m’est venu entre les mains. Tout au plus dirai-je que cela – tout autant que le moment très précis où j’en entamai la lecture – ressortit à ces « synchronicités » dont il est question dans ces pages, et que j’ai très vite éprouvé à l’égard de ce texte une vive et profonde empathie qui ne tient pas seulement à ses qualités stylistiques. Sa lecture fut en effet beaucoup plus qu’une délectable expérience littéraire tant elle eut en moi de résonances ; aussi vais-je pour l’évoquer renoncer à ces formules dont use généralement le chroniqueur dans l’espoir – un peu vain il est vrai – de conférer à sa subjectivité un semblant d’universalité en la cachant derrière le vague « on » ou le faussement modeste « nous », tous deux aussi misérablement « cache-je »…

Non que j’aie l’intention de m’étendre – de cela non plus ce n’est pas le lieu – sur les traces de feu, de terre, de pierre et de métal qui parcourent ma généalogie et que je me suis amusée à repérer tout au long de ma lecture. Mais peut-être vaut-il la peine de remarquer que j’ai parfois senti se nouer en moi une singulière et secrète fraternité avec le poète méditant : tout comme lui je tends à établir sans cesse des réseaux de correspondances entre des éléments que je comprends comme des signes à moi seule adressés, me livrant ainsi chaque jour à une sorte d’ « idiosémiologie » permanente. C’est en effet par cette façon de lire le monde environnant que le poète, par-delà son expérience individuelle et son vécu intime, touche à l’universel et peut donc atteindre tout lecteur un tant soit peu enclin à songer aux mystères – mais surtout aux beautés du monde. Et l’on peut à bon droit penser que tout amateur de littérature est pétri de ces dispositions-là…

La matière première du livre est posée d’emblée en quelques phrases à effet d’annonce : un séjour sur les lieux de l’enfance au cours duquel seront vécues diverses réminiscences assorties d’expériences mystiques qui auront valeur de révélations. L’on sait dès le début que la couleur sera, in fine, à la limpidité, et la tonalité à l’apaisement :
Ce séjour tant redouté à Champdieu, voici qu’il m’ouvrait aux plus limpides profondeurs de moi-même, parmi les signes (…) En effet, le renouement fut solaire et bienveillant
Selon le procédé classique d’une exposition assez abrupte du propos qui sera ensuite développé comme par mouvement de travelling arrière, le poète situe rapidement la région de Champdieu dans le cours de sa vie puis ce séjour qui va être pour lui l’occasion de ce renouement solaire et bienveillant. Comme souvent dans les démarches introspectives, un voyage, des visites en différents lieux sont prétextes à moult remembrances, à des plongées en des régions de soi demeurées – ou sciemment renvoyées – dans l’obscurité. Les espaces intérieurs et extérieurs se côtoient, tandis que les strates temporelles se mêlent…

Ici le processus débute par la visite du château de la Bastie d’Urfé. L’attention du poète s’affranchit vite de la petite troupe de touristes à laquelle lui et sa compagne se sont joints et des explications fournies par le guide : elle est appelée par divers éléments architecturaux qu’il analyse très finement à la lumière de ce qu’il sait de l’alchimie. Il livre alors, entrecoupée de brefs rappels au réel – la voix du guide, les autres visiteurs perdus de vue… – une fascinante interprétation alchimique des pièces qu’il traverse, soutenue par ses propres expériences mystiques – visions suscitées volontairement, incursions dans le siècle de Claude d’Urfé… Mais il importe de souligner tout de suite qu’il n’y a pas lieu d’être gêné par les multiples références et allusions aux diverses étapes du Grand Œuvre, aux innombrables dénominations dont usent les Initiés pour désigner tel phénomène, tel corps, telle opération. Certes, avoir quelques connaissances alchimiques permettra de mieux saisir la portée de la lecture que le poète donne du château de la Bastie. Mais être ignare en cette matière n’empêchera pas de prendre la mesure du voyage intérieur qu’accomplit Élie-Charles Flamand ni l’art tout littéraire avec lequel il en rend compte.

Borner la teneur de ce livre à ses références alchimiques et ésotériques – ce à quoi peut hélas inciter la couverture… – serait une erreur magistrale : c’est à toutes les sources dont s’est abreuvée sa poésie que revient le poète, et l’alchimie est loin d’être la seule – il insiste d’ailleurs là-dessus. À ce titre, il évoquera aussi bien le jazz que la paléontologie, l’histoire naturelle, ou son activité au sein du groupe des Surréalistes – autant d’occasions, pour lui, de brosser nombre de portraits attachants à la lumière de souvenirs plus ou moins densément ranimés : André Breton dont il fut très proche, le paléontologue Jean Viret, Sydney Bechett, Louis Armstrong… 

 

Frappe, d’abord, la mise en page : le texte file tout d’une traite, sans chapitres, avec pour seules respirations les alinéas – nombreux – et les illustrations – croquis, photos, reproductions… etc. – dont la nature donne à l’ensemble l’aspect d’un journal de voyage mâtiné d’album-souvenir où auraient été collées au petit bonheur de leur surgissement les images glanées au jour le jour. Mais il devient très vite évident que nulle autre disposition n’eût pu mieux convenir : elle seule peut épouser d’aussi près le mouvement de la pensée, qui va son amble et ne suit pas de piste proprement chronologique ou thématique comme pourrait l’impliquer un découpage en chapitres. Il y a bien un axe chronologique repérable : le déroulement du séjour lui-même dont les premiers jours ouvrent le texte, lequel s’achève sur le « retour à Paris » – d’essence différente de ce qui précède, ce « retour » en est d’ailleurs typographiquement séparé par trois petites étoiles… et sans doute n’est-il pas indifférent de remarquer que les seuls blancs rompant le flux textuel surviennent au moment de l’évocation de plusieurs jazzmen, comme si le « beat » caractéristique de cette musique faisait irruption dans l’écriture, soulignant par là même la brièveté lapidaire et la densité présente du souvenir resurgi.

 

L’amble de la pensée du poète, donc… il repose sur une succession d’immersions et de retours en surface. À la surface du monde, telle une efflorescence sur un épiderme fragile, un signe est perçu : éléments architecturaux remarqués dans le château de la Bastie d’Urfé, un parfum, un agencement particulier des nues à un moment donné du crépuscule, des notes de musique… et aussitôt le poète est conduit hors de l’instant présent, dans ses souvenirs propres ou au fin fond des siècles qu’il rejoint lors de transes profondes. Perceptions mystiques comme anecdotes personnelles, flâneries aux côtés de sa compagne Obéline – toujours nommée « O. » : peut-être le poète entend-il, en la résumant ainsi par cette initiale circulaire, montrer à quel point elle englobe à ses yeux des choses essentielles, surtout à l’heure de ce retour sur soi ? – comme réflexions de fond sur la musique, la poésie, l’acte créateur sont tout uniment amenées au fil de la plume, sans autre logique que celle de leur survenue. Car cette logique elle-même fait sens : le moment, les circonstances, l’intensité du surgissement confèrent à l’élément surgissant une grande partie de sa signification – aussi importe-t-il que le texte en porte la trace très exacte puisque, sans cela, il n’y aurait pas véritablement de chemin parcouru vers quelque élucidation que ce soit. 

S’il n’est nul besoin d’être ésotériste chevronné, ni d’avoir de connaissances approfondies en alchimie pour goûter ce livre – la seule beauté de l’écriture, aux consonances très soutenues, peut y suffire – au moins faut-il savoir s’éloigner de l’immédiatement matériel et être apte à s’émerveiller, par exemple, de l’incidence particulière d’un rayon de soleil sur le pétale d’une rose à tel instant de la journée… Ce livre, par le biais du très-intime, ouvre à l’infini de l’univers et à ses mystères et, pour peu que l’on ait l’âme portée à la contemplation, que l’on se plaise à réfléchir, à s’interroger sur le sens de la vie – de sa vie, on éprouvera à le lire un insigne bonheur, bouleversant et éclairant. Ces Méandres du sens seront, de surcroît, une fort belle invite à découvrir de nouveaux territoires poétiques pour quiconque ne connaîtrait pas l’œuvre d’Élie-Charles Flamand.
Et le livre-bilan du poète de devenir source, fontaine reviviscente pour tout lecteur qui saura s’y désaltérer…

isabelle roche

Élie-Charles Flamand, Les Méandres du sens. Retour en Forez, retour sur moi-même, Dervy, juin 2004, 234 p.
– 20,00 €

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Ma Jian, Chemins de poussière rouge

Ma Jian, peintre, poète, photographe et romancier, est à la fois auteur et héros de ce livre. Il y décrit avec passion son périple à travers la Chine

Nos chroniqueurs font des émules ! Il faut dire aussi qu’ils ne se ménagent pas quand il s’agit d’inviter tout passionné de lecture à user de sa plume dans nos pages. Charles Dupire est un excellent prosélyte, et il a convaincu Violaine Cherrier de nous rejoindre. Dotée d’un bon bagage scientifique c’est tout de même l’amour des Lettres qui prévaut chez elle, assorti d’un goût profond pour les voyages, les beaux-arts, le cinéma… En deux mots c’est une jeune femme très éclectique – et généreuse avec ça puisqu’elle a créé avec quelques amis l’association Écoles sans frontières dont le but est d’apporter du matériel scolaire dans les régions les plus défavorisées du Sénégal.
Vous l’aviez croisée cet été – mais comme en passant… – à la faveur d’une chronique qui déjà emmenait ailleurs :
Provisoire, de Wolfgang Hilbig.
C’est maintenant vers la Chine que son appétit de lecture l’a conduite…
La rédaction

L’invitation au voyage

Ma Jian, peintre, poète, photographe et romancier, est à la fois auteur et héros de ce livre, dans lequel il décrit avec passion son périple de trois ans à travers la Chine, une Chine mystérieuse, envoûtante, pluriculturelle et aux richesses infinies.
Vivant aujourd’hui – ce depuis plusieurs années – à Londres, il fait partie de cette génération d’artistes chinois, héros de la Révolution culturelle mais que la campagne contre la « Pollution intellectuelle » a broyés. Par « Pollution intellectuelle » Deng Xiaoping désignait, dans les années 1980, ce que les artistes remettant en cause le communisme répandaient à travers leurs oeuvres.
Divorcé et père d’une petite fille, Ma Jian est soupçonné de dissidence par le syndicat pour lequel il travaille, au département de la propagande étrangère de la fédération des syndicats de toute la Chine. En proie à des amours tumultueuses, il décide alors de quitter Pékin pour un long périple de trois ans qui va le mener des vastes plaines de l’extrême Ouest jusqu’au Tibet, en passant par les côtes du Sud. De ce voyage, doublé d’un réel cheminement intérieur, est né ce livre, qui entraîne le lecteur à la découverte d’un pays aux multiples facettes, à l’histoire plurimillénaire et aux cultures aussi riches que diverses.

Tourmenté, vagabond, rebelle, converti au bouddhisme mais en proie à de nombreux doutes, Ma Jian part à l’aventure, sur les routes qui le mèneront à lui-même.
Maintenant que je suis un vagabond déraciné, le Bouddha guide peut-être mon chemin ?!
Au fil des jours il fait de multiples rencontres – des paysans, des pêcheurs, des chercheurs d’or, des voleurs, des artistes dissidents comme lui, un universitaire, des femmes… – en même temps qu’il visite les merveilles de son pays : les grottes de Mogao, la Grande Muraille, l’armée de terre cuite de Lintong, Dunhuang (lieu de naissance du bouddhisme en Chine), la gorge aux dix mille Bouddhas, les montagnes tibétaines… Autant de splendeurs et de rencontres qui petit à petit façonnent sa personnalité et le révèlent à lui-même. Remettant constamment sa foi en cause – le bouddhisme fait le jeu des tyrans – Ma Jian achève son parcours initiatique au Tibet, le pays des Lamas conquis par la Chine communiste. C’est la fin du voyage… Il décide de rentrer à Pékin, s’étant trouvé enfin : 
Je suis sur le chemin du retour […] pour retourner parmi la foule sale de la ville. Mais je ne la crains plus. Elle ne peut plus m’atteindre maintenant. J’ai changé.

En poète incitant à l’évasion spirituelle tandis qu’il rend compte de l’immensité fascinante de son pays, l’auteur guide le lecteur-voyageur de Pékin à Chengdu, du fleuve Jaune jusqu’à Lhassa. Loué par Gao Xingjian, prix Nobel de littérature en 2000, Ma Jian peut être considéré à juste titre comme un grand de la littérature chinoise et internationale. Son écriture, épurée, précise, simple, raffinée, est d’une élégance et d’une justesse rares. Il aide le lecteur à saisir les choses et les êtres dans le détail comme seul un photographe sait y parvenir sur papier glacé. Tel Ulysse lors de son Odyssée, Ma Jian nous emmène à travers la Chine communiste, où couvent la lutte contre les intellectuels chinois, la répression, mais aussi la rébellion de certains artistes dont les idées petit à petit feront leur chemin jusqu’à la fameuse révolte étudiante de 1989 sur la place Tien An Men. C’est en réalité à une véritable prise de conscience que l’auteur invite le lecteur, menant ainsi sa Révolution culturelle :
La Chine est désormais une vieille boîte de haricots qui, après avoir été conservée dans l’obscurité pendant 40 ans, est prête à éclater de tous côtés.

Lecteurs voyageurs, que vous soyez aventuriers, touristes ou baroudeurs, faites vos valises, abandonnez votre Guide du Routard et partez ! Suivez Ma Jian sur ses chemins de poussière rouge, voyagez à travers ses lignes et laissez-vous transporter par la beauté de cet ouvrage : chaque page devient un paysage, chaque chapitre ouvre les portes d’une contrée de Chine et de sa culture locale… chaque mot invite à l’évasion. Avec ce livre, c’est la Chine qui s’ouvre à vous !

violaine cherrier

   
 

Ma Jian, Chemins de poussière rouge (traduit du chinois par Jean-Jacques Bretou), éditions de l’Aube coll. « Regards croisés », janvier 2005, 452 p. – 25,60 €.

 
     

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Yves Benot, Les Lumières, l’esclavage, la colonisation

Un livre citoyen qu’il convient de ne pas laisser passer. Pour un public motivé cependant

Le contexte actuel est propice à la lecture ou à la relecture de l’œuvre d’Yves Benot – qui nous a quittés en tout début d’année (3 janvier 2005) – tant à cause de la polémique suscitée par le texte de loi qui demande aux professeurs d’histoire et géographie de mettre en avant le rôle « positif » de la colonisation qu’à cause du « malaise noir » qui prend de l’ampleur de nos jours.

Cet historien des luttes anti-coloniales, trop méconnu, président de l’Association pour l’étude de la colonisation européenne (1750-1850) mérite en effet le détour. Les articles ici réunis en hommage à Yves Benot permettent de revenir sur les trois axes forts de ses recherches : les processus de décolonisation de l’Afrique francophone, où il a vécu de nombreuses années ; les fondements intellectuels de l’anticolonialisme et de la lutte antiesclavagiste au siècle des Lumières, dont il fut un grand précurseur à travers, notamment, la révélation de l’apport de Diderot dans la pensée de Raynal ; et les processus d’abolition de l’esclavage dans la Révolution française, puis ceux de son tragique rétablissement par Napoléon.

Un livre citoyen qu’il convient de ne pas laisser passer. Pour un public motivé cependant.

e. keslassy

   
 

Yves Benot, Les Lumières, l’esclavage, la colonisation (Textes réunis et présentés par Roland Desné et Marcel Dorigny), éditions La Découverte, octobre 2005, 330 p. – 29,50 €.

 
     

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Jean Renoir, Ma vie et mes films

Un livre de souvenirs indispensable pour qui veut pénétrer l’univers de Jean Renoir

Le 28 septembre, la cinémathèque de Bercy a ouvert ses portes et débuté les réjouissances avec une exposition et une série de films autour de la famille Renoir. Car à l’ombre des géants Pierre-Auguste et Jean il y avait aussi Pierre l’acteur et Claude assistant réalisateur et producteur. À cette occasion Flammarion réédite Ma vie et mes films de Jean Renoir, publié en 1974.
 
Dans ce livre de souvenirs le cinéaste nous parle de son enfance, de sa nourrice Gabrielle qui était un modèle de son père (comme sa première épouse l’actrice Catherine Hessling), des séances de Guignol, de sa découverte du cinématographe à travers un personnage burlesque nommé Automaboul, de ses lectures… À 10 ans, il découvre Alexandre Dumas et raconte avec une verve toute romanesque comment il se sentait mousquetaire :
Les Mousquetaires n’étaient pas qu’une affaire de cheveux ; c’était avant tout une affaire d’honneur. Sans oser le formuler, je me promenais dans la vie en me disant à moi-même : « Moi j’ai de l’honneur. » Je déambulais sur les trottoirs du quartier à la recherche d’orphelines à sauver, de voyageurs en danger, attaqués par des bandits que je dispersais à grands coups d’épée. Je répétais intérieurement la réplique de Gauthier d’Aulnay, le héros de La Tour de Nesle, mélodrame d’Alexandre Dumas. Bravant une bande de malandrins, il déclamait : « Dix manants contre un gentilhomme, c’est cinq de trop ! » Ça c’était pour l’extérieur, un extérieur d’héroïsme et de grands gestes. À l’intérieur et pas loin de la surface, je demeurais un parfait froussard.
 
Mais la vie de Jean est indissociable de « la tribu » Renoir, et de l’influence du père sur ses trois fils, que l’on devine inévitablement écrasante mais non castratrice :
 
J’ai passé ma vie à déterminer l’influence de mon père sur moi, sautant de périodes où je faisais tout pour échapper à cette influence à d’autres où je me gavais de formules que je croyais tenir de lui. À mes débuts dans le cinéma, je me donnais un mal de chien pour prendre le contre-pied de l’attitude paternelle. Curieusement, c’est dans les productions où je croyais m’évader de l’esthétique de Renoir que cette influence est le plus visible.
 
Ce livre est également un hommage au cinéma et tout un pan de son histoire : la grande époque du muet et la naissance du parlant, la découverte de Charlot, les relations avec cinéastes et acteurs ; Jacques Becker (Casque d’or) qui fut son ami ou Jean Gabin qu’il révéla dans Les Bas-fonds et dont il dresse un magnifique portrait. Il y aurait trop à citer tant cet ouvrage fourmille d’anecdotes sur des rencontres prodigieuses avec des personnages célèbres ou inconnus et d’histoires de tournages donnant de précieux renseignements sur la genèse de ses films. L’auteur de La Grande Illusion qui a vécu les deux guerres et l’exil évoque aussi très pudiquement la grande Histoire et son engagement d’artiste.
 
Cet ouvrage, qui nous permet d’assister à la naissance d’un génie du cinéma, étonnant d’humilité, est indispensable pour qui veut pénétrer l’univers de Jean Renoir.
 
Nous n’existons pas par nous-mêmes, mais par les éléments qui ont entouré notre formation.
p. châtel

   
 

Jean Renoir, Ma vie et mes films, Flammarion, coll. « Champs », édition corrigée, septembre 2005 – 265 p. – 7,20 €.

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Bernard Lewis, Comment l’Islam a découvert l’Europe

En rééditant cet ouvrage publié en 1982 aux Etats-Unis, les éditions Gallimard s’efforcent de coller au calendrier international

The Muslim Discovery of Europe (1982), ouvrage de Bernard Lewis – Britannique vivant aux États-Unis et célèbre spécialiste de l’Islam – ressemble à un catalogue idéologique destiné à contraindre la réalité plus qu’à l’éclairer. Maxime Rodinson, qui signe en 1983 la postface de la première édition française, ne s’y est pas trompé. Il questionne tout à la fois la personnalité de l’auteur et la méthode qu’il adopte :
Je suis d’une opinion différente de celle de Lewis sur plusieurs points importants et sur certains aspects de son optique. Il s’agit notamment de points de vue touchant à l’appréciation de la situation politique des peuples musulmans d’aujourd’hui. Mais de proche en proche, des opinions de ce genre, justifiées ou non, ont parfois un retentissement sur la manière de regarder le passé et d’en rendre compte. Je me demande si certaines notions de Lewis (…) n’ont pas été quelque peu influencées par des tendances personnelles (…) et ne sont pas dès lors, exposées à une discussion critique.

La démarche historique de Lewis n’est pas remise en question. Ce qui est questionné en revanche ressortit davantage aux choix idéologiques de ce savant « orientaliste » par ailleurs conseiller des néoconservateurs américains auxquels il « dicte » une certaine vision du monde musulman. Un « orientaliste » qui, en d’autres termes, cautionne sous prétexte d’académisme une approche idéologique du monde musulman. À titre d’exemple de vérité historique instrumentalisée, le XVIIIe siècle. Lewis nous explique qu’à ce moment, les « musulmans » étaient bien moins curieux de l’Europe que l’Europe n’était alors curieuse des « musulmans ». Cela peut sembler vrai, mais… Comment comparer l’Europe, identité géographique et culturelle certaine, assise, avec « les musulmans », terme vague qui n’a de réalité ni territoriale ni culturelle, si ce n’est de croire que partout l’Islam se pratique de la même manière et qu’il est uniforme… ? De plus, pourquoi ce virage du XVIIIe siècle… ? Pourquoi ne pas regarder toute cette période où l’Europe du Moyen Age était « ethnocentrée » alors que les différents royaumes et savants musulmans tentaient de la percer, de la comprendre, et même de l’ouvrir en lui apportant les premières traductions des textes philosophiques grecs ?

Point de vue idéologique et limites personnelles soulignées dans l’excellent article du Monde Diplomatique d’août 2005 sous la signature d’Alain Gresh (p. 28). Pour enfoncer le clou, Rodinson ajoute dans sa postface :
La plupart des critiques qui les visent (les travaux de Lewis – NDLR) sont peu fondées. Pour ma part, je m’associerai seulement à celles qui visent une certaine optique sous-jacente, plus ou moins liée à des options politiques contemporaines, qui oriente parfois quelques jugements.

L’intérêt de la réédition de cet ouvrage par Gallimard est à rapprocher de l’agenda international. Les peuples musulmans ont un peu de mal à donner d’eux une image positive ; Lewis est là pour nous expliquer qu’il fallait qu’ils s’intéressent aux progrès de l’humanité depuis le XVIIIe siècle, fondateur de la modernité européenne alors que le « monde musulman » s’enlisait. Le monde commence au XVIIIe siècle semble nous indiquer Lewis. Rodinson lui répondra que :
(…) il n’est pas de peuple qui soit toujours et partout innocent. Il faut maintenir ce principe sur lequel insiste si justement Lewis, sans oublier que les fautes, les délires des uns sont souvent conditionnés
par les erreurs ou les crimes passés des autres.

a. nourel

   
 

Bernard Lewis, Comment l’Islam a découvert l’Europe (Postface de Maxime Rodinson – traduit par Annick Pélissier), Gallimard coll. « Tel », mai 2005, 339 p. – 8,50 €.

 
     

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Bertrand Galimard-Flavigny, Être bibliophile – petit guide pratique

Un guide indispensable pour s’initier à la bibliophilie… et surout mesurer ce que cette passion demande comme connaissances

Être bibliophile, dit le titre…de fait, après une introduction rapide dont le ton montre d’emblée qu’il ne s’agira pas d’un simple guide pratique comme l’indique le sous-titre mais surtout d’un texte « écrit » – tout en saveurs littéraires que l’on goûtera à loisir au fil des pages, assorti d’une mosaïque de citations et de références… – on trouve bien une tentative de définition du bibliophile, recherchée d’abord… dans un livre ! et quel livre : Le Littré, dictionnaire de référence s’il en est ! s’ensuivent moult citations, liées les unes aux autres avec brio, dessinant une petite constellation brillante de « mots » délectables, d’où il ressort, in fine, que le bibliophile, comme tout passionné, est un animal bizarre revêtant des aspects aussi divers que bigarrés… Mais très vite, le propos glisse de l’individu à l’objet – comment comprendre la convoitise, la manie du premier si l’on n’entend rien à ce qui suscite son amour ?

Le livre, donc… c’est bien de lui, davantage que de celui qui l’aime à la folie, qu’il va être question. Sous toutes ses coutures si l’on peut dire : à travers son portrait physique, pièce à pièce, son histoire est retracée au gré de celle des différentes techniques qui concourent à sa fabrication. Tout cela avec méthode et minutie – un chapitre par élément du livre, où les subdivisions nombreuses balisent un propos fort dense – selon un mouvement centrifuge, analogue à celui de la main et du regard de quiconque tient un livre sous ses yeux, prêt à le lire. Une fois le chemin parcouru depuis la reliure jusqu’à l’intimité des pages – on aura glané en passant un bel assortiment de termes de jargon, complétés par un glossaire en fin d’ouvrage, non exhaustif mais précis, concis, et que l’on devra connaître parfaitement avant de songer à ses premières investigations bibliophiliques – on peut enfin revenir en détail sur ce que signifie « être bibliophile » : on sait désormais ce qui, dans un livre, doit être examiné et comment.

La partie « guide pratique » commence alors véritablement : des thématiques de collection sont proposées, les outils de travail du bibliophile sont présentés en détail – bibliographies, catalogues, manuels indispensables… Sont également communiquées les coordonnées des sociétés bibliophiles, des adresses de librairies – y compris sur internet. Des conseils concernant l’entretien et la manipulation des livres sont donnés sans oublier, enfin, les mises en garde contre la « fausse bibliophilie » – ô combien utiles pour le néophyte par trop enthousiaste…

C’est un guide qui certes peut se lire de façon suivie tant la plume est allègre, vive, prompte à l’anecdote et à la pointe d’humour. Mais l’on risque de perdre ainsi quantité d’informations précieuses qui, dispensées dans un flux narratif plein d’allant – et dûment morcelé, au sein des chapitres, en paragraphes et sous-paragraphes minutieusement pensés – ne se retiennent guère d’emblée. Il faut donc y revenir, lire et relire encore la nomenclature des différents papiers, des matériaux utilisés pour la reliure, apprendre par cœur ces termes spécifiques – ce jargon qu’il faut maîtriser pour pouvoir parler la même langue que le libraire ou le collectionneur spécialisé avec qui vous vous entretenez, ou pour pouvoir lire un catalogue. Fastidieux ? Mais indispensable – et ce n’est rien encore : le statut de bibliophile ne se gagne qu’à la force de la fréquentation continuelle des vieux livres ou des ouvrages rares, édités sur des papiers précieux et reliés avec des matériaux nobles.

Que vaut de lire la description, fût-elle précise, détaillée comme le sont celles de Bertrand Galimard-Flavigny, d’un maroquin : peau de chèvre tannée au sumac, présentant des craquelures plus ou moins larges. Cette matière mate ou luisante est solide.[…] – ou d’un papier japon, épais, jaune et soyeux, légèrement moiré… si l’on n’en a jamais senti la texture sous ses doigts, si l’œil n’en a jamais contemplé l’aspect ni le nez humé les effluves ? Il faut aussi savoir en son corps ce qu’est l’odeur de la poussière, du papier détérioré par l’humidité, avoir en mémoire ce que les doigts retirent de leur contact… sans quoi le contenu des notices d’un catalogue demeurera sans réelle signification. Oui, la bibliophilie a une dimension très physique ; elle met en jeu toute une sensualité du livre, une expérience du toucher, de l’olfaction sans lesquelles la science que l’on peut avoir en matière de fabrication, d’histoire – de l’art, de la littérature, d’histoire tout court… – n’aura que moitié de son importance.

Pour le bibliophile comme pour l’objet de sa passion, tout est affaire de temps : Seul le temps confère à un ouvrage un caractère bibliophilique.
Et il faut consacrer de nombreuses heures à se documenter, à apprendre, puis à tenir des livres rares dans ses mains pour tâcher d’en saisir le souffle, l’âme… cela, vous ne l’acquerrez pas en lisant ce Petit guide pratique. Mais en vous y plongeant, vous apprendrez au moins l’étendue de ce qu’exige la bibliophile. Vous vous divertirez aussi : les anecdotes croustillantes fourmillent, et les petites illustrations signées Tipi viennent fendre le texte comme de petits sourires feraient d’un visage réjoui…
Cet ouvrage est indispensable pour s’initier aux rudiments de la bibliophilie. Et pour jauger si l’on a ou non l’étoffe d’un bibliophile…

   
 

Bertrand Galimard-Flavigny (avec des illustrations de Tipi), Être bibliophile – petit guide pratique, Séguier, 2004, 240 p. – 20,00 €.

 
     
 

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Louis-Ferdinand Céline, Semmelweiss

Déjà, dans cette biographie qui constitue sa thèse de médecine, soutenue en 1924, le style singulier de Céline est bien identifiable

C’est établi, gravé dans les tables de marbre des manuels scolaires, quoique de façon un peu moins directe, Céline est un sale con, un horrible bonhomme, fasciste ou anarchiste d’extrême droite selon les sensibilités, et un grand écrivain.

Semmelweiss n’est pas à proprement parler sa première œuvre, c’est un mémoire de thèse, un très bon mémoire, et comme tous les excellents devoirs, il permet autant de vérifier les talents de l’auteur que l’intérêt du sujet : Semmelweiss est un médecin hongrois, découvreur de l’asepsie dans les dispensaires viennois du XIXe siècle où les pauvresses venaient donner la vie et perdre la leur. Mieux valait alors accoucher dans la rue, les carabins qui faisaient office de sage-femmes ne prenaient pas la peine de se laver les mains après avoir épluché des cadavres à l’école de médecine. Cela semble désormais une évidence depuis notre XXIe siècle parfait, mais c’est loin d’en être une à l’époque, surtout pour les sommités médicales européennes d’alors. Les grandes sociétés de médecine de Paris, Londres, Amsterdam, Edimbourg, Vienne ricanent et ignorent la découverte du petit médecin hongrois, les pontes de la discipline, dans leur grande idiotie, font tout pour lui rendre la vie impossible : calomnies, insultes, mépris. Deux fois mis a pied par l’administration autrichienne, Semmelweiss est renvoyé à Budapest un peu avant l’embrasement général de 1848. Il n’est pas plus écouté dans sa ville natale, son art lui permet de vivoter tandis que la rage qui lui mange les tripes le fait doucement sombrer dans la folie. Il meurt en 1865, dans un asile, infecté jusqu’à la moelle, à 47 ans. Ses découvertes seront reprises et approfondies quelques années plus tard par Pasteur, avec le succès que l’on connaît.

Aujourd’hui, une statue lui est élevée à Budapest, une université porte son nom. Semmelweiss est ce personnage de roman zolien qui passe par toutes les blessures, toutes les salissures et s’en alourdit, et en meurt, écrasé par le pressoir de la bêtise humaine. L’histoire de ce médecin est celle de l’injustice qui condamne aveuglément le génie, l’éclaireur qui voit plus loin que son époque. Céline insiste sur l’allégorie, et brillamment, avec le style policé de l’universitaire, qu’il saura reprendre un peu plus tard, de façon épisodique et choisie, dans Voyage au bout de la nuit. Au vrai le commencement épique de l’ouvrage souffre la comparaison avec le premier chapitre des Confessions d’un enfant du siècle de Musset : même mouvement de fond qui va puiser dans les boyaux de l’Histoire les vagues éternelles de conquêtes sanguinaires – la Terreur, Napoléon – et les repos amollis – la fin de la Terreur et la Restauration…
Mirabeau criait si fort que Versailles eut peur. Depuis la chute de l’Empire romain, jamais semblable tempête ne s’était abattue sur les hommes, les passions en vagues effrayantes s’élevaient jusqu’au ciel (…) Du Nil à Stockholm et de Vendée jusqu’en Russie, cent armées invoquèrent dans le même temps cent raisons d’être sauvages.
Cela mériterait presque d’être aussi célèbre que l’incipit du Voyage.

Céline bouillonne, défaille dans une prose correctement corsetée qui laisse filer l’exaltation. Il est en cela étrangement similaire à l’objet de son étude, profondément attaché à l’idéalisme de la justice pour dénoncer de façon aussi ardente l’incurie des hommes, il reste un idéaliste profondément déçu par la mesquinerie humaine : c’est un jeune auteur qui a la trentaine passée en ayant connu 14-18, les voyages en Afrique de l’ouest, aux États-Unis. Médecin il l’est, et presque malgré lui, pour ne pas plagier le titre d’une pièce de Molière. À la façon de Semmelweiss, le travail de Céline ne se détache jamais tout à fait du sentiment, de l’affect, c’est un peu avec une aigreur paternelle mêlée d’attendrissement et d’ironie qu’il croque la thèse du médecin hongrois, comme si lui-même était déjà revenu d’une naïveté primordiale :
Cela s’intitule La Vie des Plantes. C’est un prétexte pour y célébrer les propriétés du rhododendron, de la pâquerette, de la pivoine et de bien d’autres végétaux.
Le destin de Semmelweiss apparaît tracé par la conjonction d’un cœur trop tendre et d’une tête trop dure.

Ce livre vient contredire les idées préconçues de ceux qui font semblant d’avoir lu Céline. Non, il n’est pas le premier à avoir introduit le langage parlé dans la littérature, Vidocq le fut dans ses Mémoires, vinrent Balzac, Sue, Hugo, Maupassant, et ceux du roman populaire et populiste que l’on oublie doucement (à ceux qui diront le contraire, s’ils vivent encore, je demanderais si Eugène Dabit fait encore partie des auteurs à succès, s’il fait l’objet de travaux de recherche, ou encore s’il est cité par les jeunes gens). L’art de Céline est bien plus complexe que cela, il s’agit d’un syncrétisme où se côtoient vulgarités, familiarités et imparfaits du subjonctif : le plaisir de la lecture célinienne se trouve à ce point d’impact. L’auteur maîtrise toutes les franges du langage et les tresse selon différents tons afin de varier les effets, c’est un plaisir de le voir haleter sous la langue des bons élèves puis brutalement lâcher sa pénétration, sa colère dans ses raccourcis balancés comme un La Bruyère :
On peut aimer le feu, mais personne ne veut s’y brûler. Semmelweiss c’était le feu.
Ou encore :
Les grandes œuvres sont celles qui réveillent notre génie, les grands hommes sont ceux qui lui donnent une forme.

Il faut bien l’avouer, Semmelweiss doit sa mise en lumière au succès scandaleux et phénoménal de Voyage au bout de la nuit. Ce travail offre la possibilité de mettre en perspective la personnalité aussi bien que l’art de Céline. Ce dernier n’est pas l’étudiant gouailleur, sorti des bas-fonds parisiens comme il l’a laissé doucement planer tout au long de sa vie, c’est un bon bourgeois, universitaire, un carabin en révolte permanente, non pas celle, aussi passionnée que fugitive et gratuite de la jeunesse, mais la révolte plus cruelle que la cruauté des hommes, plus méchante et hargneuse que celle des mauvais, les pires des pires. S’il se roule dans la fange immonde, défèque, insulte c’est pour renchérir et atteindre le comble de l’horreur, se poser en Belzébuth coiffant la bêtise humaine. En plus d’être un salopard, Céline est un incroyable littérateur, mais cela nous l’avons déjà écrit au début de notre article, il semble que nous nous répétions, mieux vaut briser là, tout net, et vous enjoindre de lire Semmelweiss, d’une seule traite.

baptiste fillon

   
 

Louis-Ferdinand Céline, Semmelweiss, Gallimard coll. « L’imaginaire », 1999, 121 p. – 6,17 €.

 
     

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Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline – Critiques 1932/1935

A travers cet ensemble exceptionnel de textes critiques, ce sont tous les clivages esthétiques et idéologiques d’un temps qui éclatent

Parlons objectivement, ou plutôt avec ce petit air scientifique de chercheur en littérature, à la quête d’un minimum de certitudes en cette vaste matière : que l’on haïsse ou que l’on encense Voyage au bout de la nuit de Céline, ce roman est le signe d’une nouvelle époque, d’une nouvelle pratique littéraire. J’en parlerais comme d’un chef-d’œuvre, ce qu’il est pour moi. Les choses sont établies, on sait où l’on va.

Les grandes signatures abondent en ce recueil : Paul Nizan, François Mauriac, Georges Bernanos, Claude Lévi-Strauss, Maxime Gorki, Léon Trotski, Léon Daudet, Léo Spitzer… Certains sont fidèles à leur réputation, d’autres non, mais il faut avouer que l’affiche a de quoi allécher. Publiés entre 1932 et 1935, les soixante-dix articles sont disposés selon le hasard chronologique. L’imprévu rehausse le plaisir d’une lecture rendue parfois un peu rébarbative parce que chaque rédacteur recompose l’intrigue de Céline à sa façon – mais toujours avec les mêmes éléments de base : 14-18, l’Afrique, les États-Unis et la banlieue parisienne.
Le plus raseur des thuriféraires peut se retrouver couché à côté du plus spirituel des contradicteurs ou de sommités engoncées dans le bon goût, outrées par la langue de Céline. Le sujet commun fait d’autant plus saillir le talent de chacun. Viennent d’abord les empoignades et les violences risibles à la publication de l’ouvrage, puis le temps passe, et des têtes plus froides analysent avec plus de circonspection l’art de Céline. Dans la bataille, même les philosophes se lâchent, l’un d’entre eux croit que ce livre fut rédigé avec le balai des cabinets (une machine à écrire serait certainement plus pratique pour ce faire…), tel autre esthète taxe l’auteur de malfaiteur. De petites perles. Enfin, le calme revient, et bon nombre de critiques, hormis quelques-uns souvent issus des grands journaux d’alors, prennent conscience que Voyage au bout de la nuit constitue un tournant de la littérature française, la naissance d’un roman moderne qui apprend à se démarquer du cinéma. La qualité des interventions est assez constante, mais elles sont de tous types, talentueuses, ennuyeuses, négatives et pertinentes, laudatives, spirituelles… c’est un petit jeu facile, il n’y a qu’à assembler ces adjectifs selon des ordres à chaque fois différents pour saisir la variété du corpus. Pour les plus remarquables citons pêle-mêle Georges Altman, Madeleine Israël, Georges Bernanos, Léon Daudet, Claude Lévi-Strauss et Léo Spitzer.

Mais il y a bien mieux que de s’éterniser sur des considérations de bas-bleu ; ce recueil de critiques permet de comprendre ce qu’est un chef-d’œuvre, et la façon dont celui-ci prend place dans un monde dont l’auteur a étonnamment compris les enjeux et les angoisses. La révolution du Voyage a aussi ses particularités qu’il s’agit de pas oublier : avec lui c’est la fin d’une conception de l’art pour l’art très XIXe siècle, la fin de la belle langue de Flaubert, de Proust, dont Gide est encore le tenant à cette époque. L’écrivain n’est plus cet être bien élevé qui compose des œuvres proprement écrites hors de la fièvre de la vie. Non, Céline plonge le lecteur dans la fange, dans la nuit, et le plus incroyable est certainement que cette noirceur, cet égoïsme cruel n’ont pas de fin, pas de justification, pas de justice. Robert Kemp rend bien l’intuition des critiques éclairés de l’époque, déroutés, fascinés, dégoûtés :
Quelle corvée ! Et pourtant, j’ai l’idée que ce roman-ci comptera. Qu’il est quelque chose d’important. Non pas l’aube d’un nouveau jour ; la liquidation, la dernière purge du naturalisme, et du réalisme, et du méphistophélique… On a un tel besoin de clarté quand on sort de là !… Cette Nuit tout vous paraîtra lumineux et doux, quand le voyage est fini.
C’est un ouvrage sans clé, une danse où les vivants se répandent en sanies, en lâchetés, en insultes et en de rares élans de bonté, comme par oubli de soi. Ce livre fait perdre la vue à force d’outrances, voyage sans morale proprement dite… En cela, les tentatives de certains critiques catholiques ont quelque chose d’infiniment dérisoire, la fuite dans la pénombre sans fond n’est pas forcément la recherche de la lumière divine, du Christ en croix, les communistes aussi s’y cassent les dents… Non, cela n’est pas seulement dénonciation de l’ordre bourgeois, peinture de la déliquescence du capitalisme. Le chef-déroute son temps car il lui appartient et s’en échappe pleinement.

En outre, la commodité de tels recueils vient de ce que chacun peut y piocher ce qu’il est venu y chercher. L’historien des mœurs y trouvera une France hantée par ses angoisses décadentes, l’historien tout court y notera une annonce assez mal venue du calendrier chrétien chez Mauriac, sachant que 1933 ne consacre que la montée au pouvoir d’Hitler en Allemagne :
Voici qu’avant sa naissance, l’année 1933 nous est désignée comme sainte par le Souverain Pontife, parce qu’elle ramène le dix-neuvième centenaire de la mort du Christ.
Les étudiants pressés y liront un résumé maintes fois ressorti du Voyage, pour les jeunes journalistes littéraires il fera office de manuel poétique conséquent sur l’art de composer une critique, les poètes y puiseront des insultes et du mépris et enfin, les amateurs d’anecdotes boiront les querelles de petite école et de gros sous du prix Goncourt 1932 qui discréditèrent toute l’institution. Comme quoi, à l’époque déjà…

L’on a beau jeu de dire qu’avant c’était mieux. Sûrement, pourrait-on s’attarder plus encore sur les machinations du « milieu » de l’édition, mais l’on préfèrera dire que ce recueil donne bien plutôt l’envie de lire et de relire Voyage au bout de la nuit, livre dégueulasse et pur, toujours tranchant de modernité, quelque soixante-dix ans après sa sortie, au milieu des trop nombreuses productions mollement libidineuses et nombrilistes de notre époque. Il est triste de constater que, pour la plupart des auteurs d’aujourd’hui, même leur façon de choquer reste consensuelle, ils ne visent que la sensation, le léger frisson du petit soldat…

baptiste fillon

   
 

Collectif, Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline – Critiques 1932/1935, éditions 10-18, mars 2005, 364 p. – 8,50 €.

 
     
 

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Charles-Henri Favrod, Le temps de la photographie

Charles-Henri-Favrod, directeur du musée de l’Elysée à Lausanne, jette avec ce livre l’une des plus belles lumières textuelles sur la photo

Charles-Henri Favrod, journaliste et photographe, est directeur du musée de l’Élysée, à Lausanne. Dévolu depuis 1985 à la photographie, ses collections ont dû être répertoriées, organisées, voire restaurées afin d’être présentées au public. Tâche titanesque à laquelle Charles-Henri Favrod s’est attelé avec son équipe, sans négliger par ailleurs de les enrichir avec de nouvelles acquisitions, afin d’initier les visiteurs non seulement à l’histoire de la photo mais aussi aux productions des photographes contemporains.

 

Paradoxe que de commencer un ouvrage sur la photographie par des considérations sur la cécité, ce néant du voir, cet impossible regard ? Au contraire : à partir de ce noir absolu que les voyants ne peuvent concevoir Charles-Henri Favrod définit la vision puis le regard, points origines de la photographie. Se référant au chaos primordial, d’où a procédé peu à peu l’odonnancement du monde, il ne pouvait choisir meilleur terrain inaugural puisqu’il va au long de son livre retracer les tout premiers balbutiements de la photographie et conduire le lecteur à aborder celle-ci d’une manière inhabituelle – comme par une rive cachée ou peu fréquentée jusqu’alors, en une juste réponse à ce bouleversement du regard, de la perception, qu’a entraîné l’avènement de cette technique. Métaphore, aussi, de la virginité de tous les débuts, « La cécité » est l’intitulé le mieux adapté qui se pouvait trouver pour ces deux pages servies en guise d’avant-propos, d’abord parce que s’y annoncent sans plus d’ambages que de didactisme les grands axes de la réflexion menée dans cet ouvrage – le rapport au réel, la signification de « regarder », de « percevoir »… – ensuite parce qu’il touche d’un même coup à tous ces thèmes à travers un exemple pour le moins déconcertant : de jeunes Praguois aveugles qui photographient ce qu’ils n’ont jamais vu. La cécité cesse, ici, d’être un non-voir pour devenir un voir-autrement. Ce qu’est la photographie – ce qu’est, aussi, le livre de Charles-Henri Favrod.

 

Pourtant, de voir ni de regard il n’est question dans le titre, où le mot « temps » claque comme un glas, où s’entend aussi quelque légèreté – celle de l’implacable fluidité. Le temps : une des notions les plus ambiguës, les plus insaisissables qui soient, figurée merveilleusement par l’image de couverture – une photo de Josef Koudelka montrant au premier plan le dos d’un poignet ceint d’une montre, se détachant sur l’inpeccable perspective d’une large avenue s’estompant vers un horizon bouclé par un dôme et un petit bout de ciel. Image de l’infini fini, dûment mesuré. Mais image historique au moins autant que métaphorique puisqu’elle a été prise le 21 août 1968, jour où Prague fut envahie par les troupes soviétiques.
La photographie est sans doute le procédé humain qui entretient avec le temps les relations les plus ambiguës, les plus contradictoires et les plus complexes – d’autant que plusieurs strates temporelles sont à l’oeuvre dans une photo : il y a le temps de la pose, celui de la mise au point puis de la prise de vue, le temps de traitement de l’image… Vient ensuite ce temps autre, où le figé s’affronte au fluent : l’image fixée l’est pour des années – des siècles peut-être. Se pose alors la question : quelle est la nature de cet instant figé que le cliché véhicule au travers des jours ? L’on se rend compte alors que ce rapport au temps conditionne celui que la photo entretient avec le réel – autre notion insaisissable…

La photographie est peut-être le procédé le plus « métaphysique » qui soit – ce qui explique que, dès son avènement, furent soulevés l’essentiel des questionnements complexes qu’elle induit. Charles-Henri Favrod se concentre sur ces questionnements-là ; c’est leur histoire et celle des réponses qui leur furent apportées qu’il retrace. L’on est loin de l’habituel panorama événementiel qu’engendre généralement une perspective historique – pourtant, aucune date clef de l’histoire de la photo n’est passée sous silence, et les anecdotes ne sont pas non plus négligées. Charles-Henri Favrod procède par courts chapitres, dont la succession tient davantage de la contiguïté que de l’enchaînement logique ou chronologique. Il s’exprime avec une sorte de grâce, tenant à l’élégante profondeur de son écriture et à son renoncement au didactisme. Mias très vite – pas même au mitan du livre… – il invite à la « pause » pour ouvrir sa galerie de portraits, sobrement intitulée « Quelques photographes ». C’est alors un texte oscillant entre la note courte du biographe présentant les figures incontournables et les pages émouvantes du journal intime retraçant des rencontres et des moments humains rares. Mais toujours au détour de telle ou telle évocation, une réflexion singulièrement profonde sur l’art, la conception du monde ou de la vie…

D’une lisibilité extrême, cet ouvrage restera néanmoins quelque peu allusif pour les profanes : l’on ne jouira de ses qualités qu’à la condition d’être un « amateur éclairé » comme l’on dit. Il faut pour finir souligner combien ce livre est marqué par l’humilité de son auteur, qui en appelle sans cesse à la parole des autres, l’inscrit avec une infinie pertinence dans le cours de sa réflexion, et s’efface devant elle à maintes rerpises – surtout dans la seconde partie..
Le moindre hommage que l’on peut rendre, ici, à Charles-Henri Favrod, est de nous effacer à notre tour devant ses mots à lui : comment rendre compte de leur beauté, de leur insigne justesse, autrement qu’en les citant ?
De l’art il écrit, p. 51 :
L’art a pour fonction de rendre présent le présent qui, sinon, n’aurait pas le statut de présent. Son rôle n’est pas de reproduire le réel ou de produire de l’irréel, mais d’attester l’être présent de ce qui est présent. On peut dire, autrement, que la fonction de l’art est de donner forme à une idée.
Puis, au sujet de la photographie :
En somme, il s’agit de donner à voir, de faire voir autrement. Et c’est à quoi s’applique la photographie depuis qu’elle existe et qu’elle contribue à modifier la manière de voir et donc de comprendre.
juste après avoir dit d’elle, p. 50, qu’elle crée un point de fuite, modifie la perspective, trouble l’ordre des choses, intrigue, inquiète. Elle interroge, n’affirme pas mais refigure le sens dans l’imitation paradoxale.
Enfin, p. 223, ces quelques mots jetés au détour d’une réflexion sur la démarche artistique de Gottfried Helwein : (…) la photographie, qui introduit naturellement l’acte provoqué et l’acte subi, la conscience et le vertige, l’action et la passion.

Sans doute ce livre est-il l’une des plus belles lumières textuelles qu’un penseur pouvait diriger sur la photographie…

isabelle roche

   
 

Charles-Henri Favrod, Le temps de la photographie, éditions Le temps qu’il fait, mars 2005, 272 p. – 23,00 euros.

 
     

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Jean-Louis Benoît, Tocqueville. Un destin paradoxal

Cette biographie de Tocqueville est une remarquable introduction à la pensée du Montesquieu du XIXe siècle… Ne la laissez pas passer

Jean-Louis Benoît est un grand spécialiste de l’œuvre de Tocqueville. Ses publications récentes – Comprendre Tocqueville (Armand Colin, 2004) et Tocqueville moraliste (Champion, 2004) en attestent. Également auteur d’une excellente anthologie critique – Textes essentiels (Pocket, 2004), Jean-Louis Benoît poursuit avec ce nouvel ouvrage son inlassable travail de relais d’une pensée à la fois moderne et exigeante. En effet, il ne faut pas se méprendre : cette biographie n’est pas seulement le récit classique et attendu de la vie d’un auteur, mais bien l’un des meilleurs moyens de découvrir l’ensemble des écrits de l’auteur de La Démocratie en Amérique.

Ce Tocqueville est donc d’un genre atypique car il mêle plusieurs ambitions. Tout d’abord, dans la lignée de sa présentation du tome XIV des Œuvres Complètes, « Correspondances familiales » (1998), Jean-Louis Benoît évoque un Tocqueville intime méconnu – son enfance, la place de la famille au sens large, le rôle des femmes… etc. Ensuite, il nous offre une analyse rigoureuse des trois œuvres majeures du « Montesquieu du XIXe siècle » en prenant appui directement sur les textes : La Démocratie, L’Ancien Régime et la Révolution, et les Souvenirs. Les idées mères de Tocqueville sont ainsi toutes retranscrites. Enfin, Jean-Louis Benoît attire l’attention du lecteur sur la carrière politique de Tocqueville, ce qui met en lumière sa grande actualité – rapports sur l’esclavage, positionnement sur l’école, condamnation du racisme, primauté de la mobilité sociale sur l’égalitarisme… etc.

Ce Tocqueville est également précieux compte tenu de la très grande diversité des sources d’informations utilisées par le biographe : les œuvres, mais aussi la correspondance, les rapports, les discours. Comme André Jardi hier, Jean-Louis Benoît fonde son approche sur l’ensemble du corpus tocquevillien disponible aujourd’hui, et offre au lecteur des éclairages nouveaux sur l’homme, son œuvre et son action politique. Rien n’est négligé, ce qui permet de rencontrer le « vrai » Tocqueville, c’est-à-dire ce personnage bien plus complexe que la littérature qui lui est habituellement consacrée le laisse transparaître. Au fond, Jean-Louis Benoît réussit avec cette biographie originale à renouveler l’approche de Tocqueville, tenant compte des travaux menés depuis plus de vingt ans. L’ouvrage atteint enfin l’objectif que se fixait son auteur : le livre est à la fois agréable à lire et savant, il nous présente tout à la fois un Tocqueville intime, vivant ses passions qui apparaissent dans la polyphonie des voix de sa correspondance et un Tocqueville angoissé, notamment par la trace qu’il laissera de lui…

Nous n’avons qu’un seul conseil : partez en vacances avec Tocqueville, lisez directement ses œuvres, ou commencez par ce Tocqueville, c’est une remarquable introduction. Ne la laissez pas passer…

e. keslassy

   
 

Jean-Louis Benoît, Tocqueville. Un destin paradoxal, Bayard, mai 2005, 375 p. – 34,00 €.

 
     

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Dominique Lestel, L’animal singulier

Un court essai qui s’attaque avec pertinence aux distinctions établies entre animaux, humains et choses

Il est des essais scientifiques qui donnent envie d’écrire des romans de science-fiction, le livre de Dominique Lestel, philosophe et éthologue, est de ceux-là… Il est vrai que la frontière entre le visionnaire et le fou n’est pas si nette que cela, reste à savoir pour qui des deux le rapprochement est infamant, toujours est-il que Lestel laisse planer un délicieux doute dans sa conclusion :
Il n’est pas impossible que (…) nous nous retrouvions dans quelques années attaqués en justice par notre machine à laver qui exigera une pension.
Une envolée finale dans un ouvrage au sabir parfois trop technique ?

Pas si sûr… Certes, cet essai ne nous épargne guère les néologismes un peu forcés dont sont coutumiers les philosophes – comme cette étrange « humanitude » dont on ignore si elle sort d’une copie d’un étudiant étranger peu habile avec le vocabulaire français ou bien d’un esprit pour qui le langage est trop pauvre – mais L’animal singulier accomplit néanmoins le tour de force de s’arrêter en très peu de pages sur les questions essentielles de notre modernité.

Les faits vont plus vite que la pensée ; la démarche du philosophe est celle de l’éclaireur courant après les choses, les nouveaux phénomènes et autres pratiques afin de les penser, de les juger. Rien de péjoratif dans ce verbe comme l’on a trop tendance à le dire gratuitement : l’acte de penser consiste en un choix entre différentes voies, une catégorisation, un jugement. Et c’est bien ce à quoi l’auteur s’attelle ici : comprendre la complexité des statuts de l’animal, de l’humain et de la chose (appelée ici « artefact ») dans un monde où les manipulations génétiques et les progrès de l’intelligence artificielle ont brouillé les valeurs, instauré de nouvelles pratiques.

Que l’auteur nous pardonne si l’on ne revient pas sur tous les mouvements de sa pensée et si on la gauchit pour la faire entrer dans le cadre trop étroit de cet article. Afin de mieux saisir l’évolution humaine, Lestel insiste sur la nécessité d’étudier simultanément l’histoire des communautés hybrides, se partageant entre hommes et animaux. À travers l’instrumentalisation de l’animal par l’homme, ces deux groupes sont liés par une longue série d’interactions à plusieurs variantes trop longtemps ignorées dans les discours historiques.

Mais ce qui semble être l’apport essentiel de cet ouvrage c’est bien la tentative d’une redéfinition essentielle des trois genres perméables que sont les hommes, les animaux et les choses. Distinctions aux ramifications exceptionnellement vastes que certains spécimens peuplant les stades ou les chaînes télévisées semblent déjouer (dans l’émission La Ferme, les animaux sont-ils ceux qui se trouvent devant ou derrière l’écran de télévision ?). Si l’animal peut se transformer en personne par contact avec des hommes, il ne deviendra jamais totalement humain, membre de cette espèce tout à fait à part… Cette précision amène à considérer l’éventualité de machines ayant acquis une nouvelle intelligence artificielle, comme l’exprime bien Lestel : le problème de nos sociétés n’est plus celui des animaux-machines, comme au temps de Descartes, mais celui des machines-animales, dont l’avènement devient chaque jour plus plausible. De là à ce que l’on se fasse mordre un jour par son micro-ondes enragé, il n’y a qu’un pas… que l’évolution technologique peut bien franchir dans quelques années.

Cette constatation pour le moins effrayante invite à revenir au parallèle entre le fou et le visionnaire que nous établissions au début de cet article. C’est bien connu, si le philosophe avait aimé s’amuser de ses paradoxes et de ses anticipations il aurait été écrivain, romancier… Non, lui vise le monde, sa réalité effective, et l’on peut douter que les déductions de Lestel, maître de conférences à l’École Normale Supérieure, soient celles d’un badinage invertébré. Pour cette raison, l’on recommande vivement à tous ceux que le sujet passionne de consulter ce court essai dont la lecture nécessite il est vrai quelques acquis philosophiques.

Et pour les sceptiques qui ne croient toujours pas à la coexistence de la sagesse et de la fantaisie, on peut toujours leur citer l’exemple du projet d’ascenseur spatial de la NASA issu… d’un roman de science-fiction. Ce qui nous fait dire qu’après tout, la société a raison de maintenir la plupart des écrivains dans un état de précarité plus ou moins constant : avec de l’argent, ils risqueraient de refaire le monde trop à fond…

baptiste fillon

   
 

Dominique Lestel, L’animal singulier, Seuil, coll. « La couleur des idées », septembre 2004, 139 p. – 16,00 €.

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