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De la scène aux pages, il n’y a qu’un monde : celui du théâtre. A parcourir en long et en large, en livres comme en spectacles.

Entretien avec Jacques Bonnaffé (L’Oral et hardi/Jean-Pierre Verheggen)

Petit retour sur une rencontre entre un poète et un comédien en compagnie de Jacques Bonnaffé

Sur la scène, Jacques Bonnaffé déploie une incroyable énergie qui électrifie littéralement la poésie de Jean-Pierre Verheggen – que déjà à l’état textuel on sent agitée d’une incoercible mobilité phonique et sémantique – et les textes qu’il a lui-même écrits, devenus, pour L’Oral et hardi, de remarquables écrins dramatiques.
À l’occasion de l’interview, dans l’espace d’accueil de la Maison de la Poésie, je découvre un homme tout en retenue, comme s’il devait recouvrir d’une pelisse protectrice une hypersensibilité sans laquelle il ne pourrait jouer aussi intensément mais qui, en même temps, le rend vulnérable. Ses propos, d’ailleurs, laisseront affleurer à maintes reprises cette sensibilité à vif, avec une telle pudeur qu’elle en devient plus aiguë – et plus émouvante.
La voix est ténue, et la parole est à l’opposé de celle de ces
bourreaux médiatiques que la télé rend volubiles. Il n’y a plus comme sur la scène proférations et grands gestes ; le corps est au repos, le discours réfléchi et sans hâte, qui souvent suspend les phrases – ce sont comme des blancs qui s’installent et confèrent aux choses dites leur capacité à émouvoir car y vibrent la fragilité, la violence des pleins-fouets avec lesquels sont reçues les atteintes. Au travers des phrases ainsi trouées de silences, ou dont la fin s’estompe dans une sorte de rêverie que tenterait de rattraper le regard qui part au loin, des émotions percent que l’on devine acérées – indicibles, fût-ce au moyen de ces termes enchanteurs reconstruits par Jean-Pierre Verheggen.

Comment avez-vous rencontré les textes de Jean-Pierre Verheggen ?
Jacques Bonnaffé :
J’étais curieux de découvrir la poésie contemporaine. Et puis ensuite, je crois qu’il y a eu un livre, que j’avais aperçu à la librairie Wallonie-Bruxelles et dont j’avais trouvé la couverture assez rigolote : on y voit un gros poisson sur le point d’en avaler un plus petit qui lui-même en convoite un plus petit, lequel va mordre à un hameçon. Le livre s’appelait Le Degré Zorro de l’écriture, et j’y ai découvert des jeux de mots qui accrochent l’œil. Pourtant, je n’ai pas de goût particulier pour les jeux de mots ou les astuces de langage – avec des romans comme ceux de San Antonio, par exemple, je ne suis pas sûr de poursuivre ma lecture au-delà de deux ou trois chapitres. Mais là… Il développe des discours à n’en plus finir, il est d’une force étonnante ! Je me demandais quels comptes il pouvait bien avoir à régler avec la langue, mais en fait il s’agit d’inventer un compte, avec de vieux procédés, antérieurs à Rabelais, grâce auxquels on peut se réjouir de la langue. Et pour cela, il suffit de faire travailler la magie d’un défilement, d’une profération, au lieu de ne solliciter que la machine à raisonnement. Ce qui frappe surtout, c’est que c’est un poète, même s’il n’en a pas les contours habituels, même si ses textes paraissent n’être pas aux normes de la poésie – il n’est pas occupé à constituer un recueil de quelques instants, de quelques pages suprêmes et essentielles, il cherche plutôt à donner tous les détails de ce qui l’entoure ; il capte des mots, des situations vues, vécues, en dehors des principes de préférences ou de choix…

Jean-Pierre Verheggen a un regard paisible sur le monde, même s’il est parfois débordant, irrespectueux – et c’est ce qui m’a séduit. Il peut apparaître comme un énergumène, mais dans tout ce qu’il a retourné, dans ces formes irrégulières qu’il a créées, on se rend compte que les écritures classiques ne sont jamais loin. C’est comme s’il avait une expérience épidermique de toutes les formes poétiques, de tous les modes de versification. Pourtant, il donne l’impression de faire n’importe quoi… sauf que son n’importe quoi n’est pas n’importe quoi. Un peu comme un danseur, dont les mouvements apparemment désordonnés sont en fait très précisément chorégraphiés. Il y a, pour moi, de très fortes résonances réciproques entre les textes de Jean-Pierre et les poèmes classiques ; tout d’un coup, grâce à lui, je me suis défait du jugement critique que j’avais sur les anciens poètes, mais j’ai acquis un regard plus lucide sur certains écrivains contemporains qui prennent des poses officielles et se présentent comme les tenants de « quelque chose ». Ce ne sont pas forcément des imbéciles, au contraire – ce sont en général des gens très intelligents mais qui se cantonnent dans l’autosatisfaction, dans une espèce de pose littéraire se donnant comme un accessoire, comme un colifichet du bel-esprit. Ils adoptent une sorte d’affectation orale, comme s’il suffisait d’une certaine distinction de langage, d’un enflement de la parole, pour faire accroire que l’on a de l’esprit – alors qu’on en est dépourvu. Ces gens-là sont dans une position d’emprunt, là où ne sont pas, justement, ceux qui écrivent de la poésie aujourd’hui ; ils se jettent complètement dans leur recherche avec un courage, une détermination qui m’impressionnent.

Écrire de la poésie aujourd’hui, selon vous, ça relève de l’immersion ?
Oui…

Un peu comme le travail du comédien ? En tout cas, à vous voir sur scène, on a le sentiment que vous êtes en immersion totale…
C’est le cas… Écrire de la poésie, et jouer, c’est imaginer avoir été enfiévré, empoisonné même par ce qu’on approche, ce qu’on veut saisir ou décrire et que l’on puise autour de soi, dans ce que l’on observe. Ce qu’on veut saisir, c’est aussi dans les mots qui servent d’intermédiaire à ces perceptions. Mais il y a l’empêchement des mots ; les concepts ne suffisent pas : on cherche quelque chose qui précède la définition du mot et qui peut être dense ou qui peut-être rugit, ou qui est peut-être d’une force qu’on voudrait presque animale même si on n’est plus de la horde. On se dit qu’il y a une trace ancienne du mot qui doit surgir encore, et c’est pour cela qu’il y a un désir poétique, que ne satisfont pas toujours les transactions de langage, parfois utiles, parfois jolies… Lorsqu’on entend un très ancien poème et qu’on est ému par lui, ce n’est pas tant pas sa vieillerie, sa petite capacité de réveiller une émotion ancienne, une chanson – médiévale comme l’appelait Verlaine – qui nous frappe mais l’espèce de force impérieuse du langage qui subsiste ; une force qu’on n’arrive pas à bien définir mais qui est très impressionnante.

Sur une scène – qui est un domaine un peu sacré – nous autres comédiens cherchons non pas à transmettre une information, mais à déclencher quelque chose, à « réveiller les morts », si l’on veut, à l’aide de procédés un peu étranges, un peu magiques. Et la poésie de Jean-Pierre Verheggen a cette vertu-là : réveiller quelque chose ; c’est une parole qui brusquement émerge du brouhaha ambiant, de ces flots de paroles vides, pseudo-expertes mais qui en fait ne disent rien et restent pléonastiques. Ses textes ouvrent les oreilles, font revenir à un stade où l’on s’étonne de la langue, où elle se construit sans éviter de tomber dans la maladresse, hors de toute maîtrise… Il invite à avoir le courage de redevenir un « handicapé de la langue », un languedicapé. Par exemple, il cajole les lapsus ; au lieu de chercher à les expliquer, à nous en délivrer, il les cultive et nous les fait aimer. Je pense qu’il est l’héritier d’une certaine culture belge de l’aphorisme, cette petite phrase qui, sous son apparence d’accident, semble dire beaucoup plus que la réalité qu’on allait énoncer. Il y a des phrases qui sont à crever de rire – « Les cannibales n’ont pas de cimetières », ou bien celle-là, de Scutenaire : « L’Autriche, l’homme aussi » – dont on ne sait plus très bien ce que ça veut dire, on ne sait pas non plus d’où c’est parti ni où ça arrive, mais on les note au réveil… Puis, 4 ou 5 heures après, on se demande ce qu’elles peuvent bien signifier…

Lorsque vous évoquez ces « paroles vides », ce « brouhaha ambiant », je suppose que vous vous référez, si j’en juge par le début de votre spectacle, aux discours politiques et médiatiques ?
Oui ; je pense que les politiciens ont dévoyé la langue. Ils adoptent un ton, mais il n’y a plus rien à l’intérieur ; ils ont perdu le contenu. Ils sont dans un procédé de « communicance » où ce ne sont plus eux qui s’occupent de trouver ce qu’il faut dire mais des « spécialistes en communication ». Ces spécialistes leur dictent ce qu’il est bon de dire, ce que, selon eux, les auditeurs souhaitent entendre. Ils ont l’air si peu concernés par ces discours qu’ils prononcent ! On a parfois envie de leur dire qu’ils ne devraient pas se sentir obliges de lâcher leurs allocutions, comme ça en passant vite fait pour ensuite aller ailleurs, prononcer d’autres discours tout aussi vides…
Il arrive régulièrement qu’avant une représentation, un responsable politique vienne faire une annonce officielle puis qu’il disparaisse ensuite, appelé par d’autres obligations… Cela m’amuse beaucoup ! Je trouve ça assez croquignol d’entendre ces personnes-là parler de culture alors que très peu d’entre elles assistent au spectacle… C’est pour ça que j’ai eu envie de jouer avec ce type de personnage, qui vient en coup de vent faire une déclaration solennelle puis s’éclipse pour partir ailleurs et faire acte de présence dans d’autres manifestations. Et puis ce genre d’adresse directe au public m’intéressait, pour cette ivresse qu’elle semble procurer, et pour la part de ridicule qu’elle a, qui est donnée en partage à tous. Ces gens qui finissent par être intoxiqués par leur propre parole, ces cinglés notoires qui sont capables de faire des discours de 6 ou 8 heures sans s’arrêter – comme certains dictateurs, qui éprouvent le besoin de tenir sous le joug de leur rhétorique des peuples entiers – me fascinent ; je pense également à ces bourreaux médiatiques – vous voyez de quels bonshommes je veux parler… – qui sont de véritables « imbus de parole »… Ils disent que c’est la télé qui les rend comme ça, à la fois euphoriques et volubiles… La télé est un instrument très curieux, qui ne laisse pas de place pour se remettre en cause.

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Comment avez-vous cheminé, à partir du Degré Zorro, à travers les textes de Jean-Pierre Verheggen ?
Jacques Bonnaffé :
 
J’ai lu d’autres livres, et certains textes me revenaient sans cesse à l’esprit, j’avais plaisir à me les remémorer, à les faire défiler dans ma tête. Puis je me suis mis naturellement à les apprendre, en m’étonnant de les sentir resurgir à tout moment – en marchant, dans le train… C’était un peu comme apprendre une autre langue : on commence à parler une langue étrange, qui est à la fois à soi et à un autre, et on se complaît à en chanter la musique dès qu’on a trouvé une cour – basse-cour ? Belle cour ? – au milieu de laquelle on puisse bomber un peu le poitrail… Mais c’est le jeu du comédien !

Quand j’ai découvert la poésie de Jean-Pierre Verheggen, je jouais l’homme politique en campagne – je faisais des allocutions et, quand je donnais mes spectacles en plein air, j’arrivais sur le lieu de représentation en voiture, j’en descendais le portable collé à l’oreille et je serrais des mains, je saluais les uns et les autres, je demandais aux gens de leurs nouvelles, etc. Puis je commençais mon discours – j’avais écrit ça en assemblant des phrases rigolotes, ou absurdes, que j’avais puisées dans les discours que prononce le maire de Champignac, dans les aventures de Spirou. Je faisais le parleur un peu cinglé, fou de rhétorique… Progressivement, je me suis mis à enchaîner avec des textes de Verheggen, qui se prêtaient bien à la situation du spectacle puisque ce sont, en général, des discours, des proférations – ses poèmes ressemblent davantage à ce que peut lancer tout à coup un convive qui se lève au beau milieu d’un banquet qu’à des méditations intérieures ! D’ailleurs, il ironise souvent sur sa propre posture d’éloquence, comparable à celle d’un tribun en chaire, forcément au-dessus de l’auditoire, à jeter ses poignées de mots… 

À force de lire ses textes, et d’être surpris par mes réactions vis-à-vis de quelques-uns dont je me rappelais longtemps après les avoir lus pour la première fois – je les redécouvrais complètement ; certains ne me parlaient plus tandis que d’autres me revenaient avec un impact différent – l’idée s’est imposée de faire un montage destiné à la scène. Le spectacle s’est écrit progressivement, à partir de choses qu’on a faites ensemble – lectures publiques, banquets littéraires, performances, interventions au cours de manifestations sérieuses comme le Printemps des Poètes, où ses textes ont tout à fait leur place parce qu’ils relèvent du travail poétique, malgré leur côté hors cadre. Au fur et à mesure, j’ai pu me rendre compte qu’il y avait des connivences entre certains texte, que d’autres au contraire s’opposaient… puis je percevais les endroits où l’on pouvait couper – parce que chez Jean-Pierre, on est obligé de tailler, d’extraire… On voudrait le citer tout entier qu’on n’y arriverait pas !

Dès que j’ai commencé à faire le montage j’ai eu envie d’intégrer d’autres paroles poétiques, plus conventionnelles, parce qu’elles entrent en résonance avec les textes de Jean-Pierre – je cite des vers d’Emile Verhaeren, de Marceline Desbordes-Valmore… Évidemment, j’ai évité les écritures trop fadasses, les creuses, celles que produisent ces rimeurs faciles que Jean-Pierre a dans le collimateur dans le passage où il s’adresse au slameur ; c’est une sorte de manifeste, tiré de Sodome et grammaire, un de ses derniers bouquins, où ce ne sont pas vraiment les slameurs, ni les rappeurs qu’il égratigne, mais l’espèce de complaisance qu’il y a dans ce milieu à s’imaginer qu’on « fait de la poésie » parce qu’on accroche deux-trois rimes et que ça balance bien…
Son attaque reste quand même fraternelle ; il est assez vache envers le style pompier et narcissique, inhérent au rap et au slam, mais son poème – qui est très long et dont je ne dis qu’une partie dans le spectacle – se termine sur sa propre remise en question : il se demande si, au fond, son regard n’est pas celui d’un vieux schnock et si ce n’est pas lui qui devrait se taire…

Avez-vous travaillé seul au montage, à l’assemblage des textes ou bien Jean-Pierre Verheggen vous a-t-il accompagné d’une façon ou d’une autre ?
Non, le montage, c’est ma part d’écriture ; j’ai décidé de la succession des textes, des autres voix poétiques que je souhaitais mêler à celle de Jean-Pierre, et les quelques « raccords » que j’ai introduits sont mes propres impressions de lecteur qui a une certaine habitude des poèmes de Verheggen. Le montage d’un spectacle comme celui-ci est le seul moment où je me retrouve face au mur, obligé de « rendre ma copie »…

Vous allez bien au-delà de la profération poétique ; vous utilisez la totalité de l’espace scénique, vous jouez même depuis – et avec – les coulisses… J’imagine que ces trouvailles de jeu qui collent si bien au texte sont venues petit à petit ?
Ne pas être immobile n’est pas forcément une qualité ! L’hypermobilité est parfois un danger, elle risque d’embrouiller la langue. Mais ici elle s’est imposée parce que j’ai l’impression de traverser une suite de dépressions… des phases joyeuses, puis terriblement tristes. Je ne peux pas dire ces textes sans éprouver, tout au fond de moi, ces deux extrêmes-là : une espèce de chute dans le vide, d’immense cri, d’immense tristesse inconsolable et en même temps de joie dérangeante ; c’est ce mélange qui rend mobile sur scène. Tous ces textes ont des danses différentes. Par exemple, il y en a un qui parle d’Artaud et qui, tout d’un coup, vous fait froid de l’intérieur, vous oblige à aller jusqu’au bout de ce que vous dites au point d’y trouver quelques convulsions « boyautiques » qui viennent du ventre. Puis brusquement il y a des textes posés les uns à côté des autres qui reprennent un ton professoral, comme des énoncés un peu savants, démonstratifs, qui me servent de transition et ménagent des ruptures de rythme.
Il y a dans cette parole de scène quelque chose qui appartient au discours de place publique, au talent du baragouineur, du camelot, de celui qui, par sa capacité à occuper tout le terrain oral, peut réussir à vous convaincre d’acheter n’importe quoi. C’est un travail assez virtuose, et plein de rouerie. Mais contrairement au camelot, le comédien peut, lui, en montrer quelques ficelles… Pour moi, jouer ne revient pas à être un alpagueur, une grande gueule ; c’est passer par différents états – être brusquement touché par un truc alors qu’on était dans l’extériorité, la superficialité du domaine précis de la scène, où traînent toujours des zones d’ombre.

À aucun moment on n’a le sentiment que vous interprétez un personnage ; il m’a plutôt semblé – même au début quand vous « faites » l’homme politique, ou à la fin quand vous racontez l’histoire de Cafougnette et de son comparse, que c’est à une langue, à une façon de parler que vous donnez chair ; c’est davantage une musique verbale que vous rendez vivace plutôt qu’une enveloppe humaine archétypique…
En effet, il n’y a pas de personnages et c’est cela qui atteste que je suis bien dans le domaine poétique plus que théâtral.
Au théâtre, il y a comme un contrat, un pacte entre le comédien et le spectateur stipulant que ce dernier va croire à l’histoire qui lui est proposée, à l’enveloppe que revêt le comédien – par le truchement du « personnage », du processus de personnification, l’acteur s’efforce de faire remonter un passé, peut-être de lui donner une forme de présent. Mais il n’y a pas besoin de laisser subsister l’écriture. Il en va autrement avec la poésie : on commet un acte de parole qui doit faire entende ce que l’écriture, malgré tout mauvais traitement, possède – et il arrive que la meilleure façon d’y arriver, d’être dans le juste avec ce qu’exprime l’écriture ce soit de marmonner le texte ; or ce type de diction n’est pas possible au théâtre. Incarner un personnage, c’est tenir une position constante ; c’est dire, au départ, « Je suis M. Toto » puis développer ce « M. Toto » qui fera ceci ou cela. On ne peut pas avoir cette posture-là avec un poème : il faut être la parole de M. Toto en train de se dire « je suis la parole de M. Toto et quand je parle, ça dit telle et telle chose » ; on doit se situer dans la distanciation – c’est une sorte de stéréophonie, dont on peut détacher une piste de temps en temps… C’est avec ce détachement que j’ai abordé le politicien – je n’avais pas envie, en construisant ma petite histoire, de boucler une anecdote ; je pensais plutôt à m’ouvrir de petites échappées, à suivre, par ramifications, les différentes voix que je percevais et que je reconnaissais… Tous ces glissements de pistes, de sons, c’est le jeu de la langue, et la poésie permet d’en rendre compte. Elle fait entendre son propre instrument : des paroles qui sont là dans le moment où on les prononce et qu’on peut faire revenir puisqu’elles sont écrites. Je suis toujours un peu réticent par rapport à l’habillage dont on revêt parfois la poésie sur scène, avec jeux de lumière, scénographie complexe, etc. On se laisse prendre au piège du contenu, de la comptine, et on oublie que ce ne sont que des paroles…

D’où vient le titre du spectacle ? On entend bien la référence à Laurel et Hardy, mais j’imagine que ce n’est pas la seule chose à entendre ?
En effet ; j’aime bien – comme Jean-Pierre, d’ailleurs – les masses d’allusions et de références que traînent la plupart des mots derrière eux. Là, évidemment, on entend Laurel et Hardy – je les apprécie beaucoup, ces deux-là ! – et comme ce sont des comiques, on se dit que le spectacle doit être de la même famille, que ce ne sera pas triste… Puis on entend aussi que « l’oral » est « hardi », avec une faute de français puisque l’on a écrit ET au lieu de EST. Et avec Jean-Pierre, l’oral ne manque pas de hardiesse. Chez lui, c’est essentiellement l’oralité qui est sollicitée ; il a souvent insisté sur la nécessité absolue de l’oralité, dans sa poésie ou au-dehors d’elle, en s’amusant de ce qu’on doit la sortir par la bouche alors qu’on ne peut l’écouter que par l’oreille – je pense justement à un très joli poème qu’il a écrit sur l’oreille…
Outre ces jeux de langue, le titre se réfère à l’acte d’être sur scène pour dire un texte : ce n’est pas une situation facile, même si les gens souscrivent sans trop s’interroger à cette convention théâtrale qui les installe dans une salle face à un type qui se met à parler. Non, ce n’est pas facile du tout ; monter sur une scène et prendre la parole reste un geste hardi. Et si rien ne justifie cette prise de parole – comme dans ces one-man-shows où tout d’un coup le spectateur se demande « Mais pourquoi il parle depuis dix minutes ? À qui il s’adresse ? Qu’est-ce qui a déclenché sa parole ? » – il manque un truc…

 

Est-ce que ce travail sur ses textes a débouché sur une certaine amitié avec Jean-Pierre Verheggen ?
Ah oui ! Une amitié qui de plus s’est trouvée amplifiée parce qu’on a des voisinages : j’allais très souvent en Belgique quand j’étais môme mais pas dans la région de Namur, dont il est originaire. En revanche lui connaissait bien mes voisins, les gens « de mon endroit », comme on dit – c’est-à-dire les Picards, les gens du Nord, les Ch’timis… J’aime beaucoup la qualité de notre affection ; on a passé une sorte de pacte concernant ce que l’on peut se dire, ce qui appartient à nos admirations communes… Ce n’est pas très facile à exprimer, mais disons qu’évoquer ensemble des artistes qui nous émeuvent l’un et l’autre nous réconcilie – ce serait trop aigu, trop à vif si l’on en restait aux histoires que l’on se raconte… Mais on échange quand même pas mal de blagues !

 

Pourriez-vous faire, « à mots levés », un portrait de Jean-Pierre Verheggen ?
Oui je veux bien… même si c’est un exercice que je trouve un peu délicat…
C’est un lecteur très malicieux, mais que j’aurais imaginé plus proférateur, plus violent dans sa manière de dire. Il est au contraire d’une grande douceur, une douceur joueuse, presque enfantine – ce qui ne l’empêche pas de dire de sacrées vacheries !
Je le sais aussi très nerveux ; quand il est sur le point de passer la porte il devient très volubile ; pourtant c’est quelqu’un qui échange très librement, qui met tout le monde à l’aise. Il accoste sans arrêt les gens dans la rue ; même quand il sait parfaitement où il est, et où il va, il demande son chemin aux passants, probablement pour déclencher ces choses inattendues qui surgissent de la langue parlée. Parfois il s’emballe ; le névrotique textuel pointe et la mitrailleuse part… mais chez lui, cette forme de parole ininterrompue reste légère – il arrive quand même qu’on finisse par lui dire « Stop, Jean-Pierre ! » Parce qu’il ne poétise pas en continu, oh non ! Il est souvent très terre à terre et parle de choses très pratiques. Sa marotte, ce sont les horaires de train ; son goût pour la précision ferroviaire tournerait presque à l’obsession…

 

   
 

Entretien réalisé par isabelle roche le 25 septembre 2008 à la Maison de la Poésie, Passage Molière, 157 rue Saint-Martin, 75003 PARIS

 
     
 

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Entretien 2 avec Fabrice Melquiot (Lisbeths, Tasmanie, Salât al-Janâza)

Suite d’une entrevue où vibre, entre l’auteur et l’interviewer, toute une fièvre de passion pour le monde et le théâtre

Lire ici la première partie de cet entretien

Dans vos œuvres, on ressent une grande fièvre adolescente, vous écrivez pour la jeunesse, vos premières pièces ont été publiées à L’École des loisirs…
Fabrice Melquiot : 
Je n’écris pas pour les enfants, mais depuis l’enfance. Je n’écris pas pour un destinataire, un public – un groupe social, une génération – mais depuis un territoire qui change, un territoire intime où je convoque des voix, des ombres, depuis le jeu libre de l’imagination et de la mémoire.
Oui, j’écris ces textes depuis l’enfance pour espérer l’enfance des autres.
Si je n’écris pas pour les tout-petits, c’est que je n’ai pas encore réveillé de souvenirs de la petite enfance, avant mes six-sept ans.

On joue vos pièces dans de nombreux pays ; elles sont de tous les bords du monde, vous revenez du Mexique, vous êtes de passage deux jours à Paris… Vous ne cessez de voyager, d’avoirs des projets…
En effet… Ma vie de chandelle est actuellement présentée à Mexico dans une mise en scène de Manuel Ulloa Colonia et La dernière balade Lucy Jordan à Mexicali, près de Tijuana, dans une mise en scène de Guy Delamotte. J’y allais pour ça, et pour écrire un feuilleton radiophonique pour France culture, ce que j’ai déjà fait à Kaboul l’an dernier.

Vous parlez de Kaboul, et ça m’amène à évoquer vos nombreuses pièces qui ont quelque chose à voir avec le politique, le fait politique : la Yougoslavie dans Le diable en partage, les attentats du 11 Septembre dans Salât al-Janâsa ou Je Rien Te Deum – un rapport toujours vécu au plus intime d’existences particulières, depuis l’enjeu d’un destin singulier qui s’y joue. Ce ne sont pas les structures politiques qui se décortiquent dans ces pièces, mais quelque chose qui semble s’agencer à un destin, une certaine vision de la vie – comme le politique se joue chez Shakespeare…
J’ai passé beaucoup de temps, quand j’étais plus jeune auteur, à dire que mon engagement était d’abord poétique, et puis il y a un moment où ça n’a plus paru possible ou suffisant. Dans Le diable en partage par exemple, ou Kids, c’est davantage les parcours individuels qui m’intéressaient, l’idée d’une ligne de protestation, de refus d’un système, je voulais avant tout traiter des destins individuels. Pour moi, Le diable en partage, avant d’être une pièce politique, c’est une histoire d’amour et d’amitiés, qui a pour cadre une guerre historique, pas une guerre rêvée.
Puis j’ai évolué. Autre chose s’est réveillé ou précisé. Le théâtre ne questionne plus beaucoup le politique. On a appris à être menés par le politique, à remercier le politique, à prier le politique, à ignorer le politique. Je pense souvent à la mise en scène des Paravents de Genet par Roger Blin en 66 à l’Odéon, à tout le remue-ménage, dans et hors de la salle, les récits qu’on m’en a faits. Des affrontements, des CRS autour du théâtre, des manifestations,certains spectateurs du théâtre de l’Odéon qui jetaient des chaises sur les acteurs – un véritable enjeu, pas seulement théâtral. Ça débordait les rives du théâtre. Parce qu’on lançait des questions provocantes et justes. La poésie, le théâtre, doivent provoquer, y compris des scandales, sinon tout ça n’est rien qu’un petit tas de jolis poèmes sur l’estrade.

Vous avez une vision, un parcours théâtral davantage internationaux que locaux…
Oui, j’ai mis du temps à m’intéresser à mon pays. Parce que quand j’ai commencé, quand j’ai décidé d’arrêter d’écrire il y a huit ans de ça, je me suis dit « je n’ai pas envie d’être un auteur français », voilà, parce que mes lectures n’étaient pas très françaises et puis parce que j’ai commencé à voyager, j’ai passé deux ans, avec Autour de ma pierre, Percolateur Blues… entre le Sénégal, l’Italie, l’Amérique latine.
Je crois que je me suis intéressé d’abord au reste du monde avant de m’intéresser à mon pays et puis en 2004 je me suis penché sur les biographies de Sarkozy, et sur les ouvrages signés de sa main.
Longtemps avant les élections… J’ai travaillé plus de trois ans sur ce projet. La pièce a été publiée en janvier 2007.

Tasmanie…
Le résultat, c’est que Tasmanie est un texte aujourd’hui qui ne se joue pas – il y a eu une lecture au théâtre de la Bastille, d’accord mais le metteur en scène n’a trouvé aucun directeur de théâtre pour s’engager là-dessus, il y a d’autres metteurs en scène qui ont essayé de monter la pièce, et tous les directeurs de théâtre disent mais non c’est pas possible il va y avoir des histoires… Voilà, le résultat est là. Cette pièce peut être lue éventuellement, mais elle ne peut être engagée dans une mise en scène. Cette pièce qui a à voir avec une espèce de jeu intime entre les personnes, soudain on a à faire quelque chose avec la vie privée et je pense que c’est ce qui effraye les directeurs de théâtre…
On s’effraye du rapport de Nicolas Sarkozy à l’argent, au pouvoir, là vous en faites un monstre de pouvoir, de libido, de dégénérescence organique, capable d’accouplements monstrueux, fréquentant des rapports endogamiques générant des monstres… Le peuple est présenté comme une meute de chiens démoniaques…
Sarkozy était un point de départ, un déclencheur. Il demeure sans doute le point d’arrivée. Mais je crois que la figure de Conrad Cyning, le personnage central de la pièce est avant tout une créature d’aujourd’hui, qui dépasse l’original – si tant est que ce soit possible ! Mais ce n’est pas Sarkozy le sujet de la pièce, c’est la France !
Pour moi peu m’importe de savoir si les pièces que j’écris seront encore jouées et montées dans dix, vingt, ou trente ans, je m’en fiche éperdument : je ne serai plus là. Je serai peut-être retiré sous les arbres ; ce qui compte, c’est de parler du monde d’aujourd’hui et de renvoyer les gens autour de moi à des questions, à des conversations, c’est ça qui importe. Le temps de l’assemblée théâtrale est un moment magnifique, où on a une équipe technique, une équipe artistique, une équipe de spectateurs qui se réunissent, certains pour poser des questions et donner à voir des rêves, d’autres pour les recevoir, mais il est nécessaire pour chacun de prolonger l’oeuvre dans un circuit intérieur, secret, silencieux, et repenser à ce que l’on a vu, il faut qu’il y ait un écho intérieur, à condition bien sûr que l’oeuvre en vaille le coup d’esprit. Discuter avec des amis de ce que l’on a vu, les contrer, les affronter, dire je ne suis pas d’accord, et argumenter, apprendre à argumenter, c’est tellement important. C’est une manière de se respecter soi, respecter l’oeuvre et respecter l’autre. Que tout soit mis pour un temps au service de notre pensée, pensée active, excitée…

Vous avez parlé du reste du monde, l’expression est forte. Dans votre œuvre il y a une grande ouverture, une place fondamentale donnée aux marginaux, à la misère…
C’est la vie, c’est à force de voyager. On rencontre toutes sortes de gens.

Des gens qui vous sont très proches, intimes. Vos personnages viennent du monde entier, d’Afrique, d’Amérique du Sud, de cultures qui, dit-on, n’ont rien à voir, et, pourtant, ils ont tous les mêmes passions, les mêmes désirs, les mêmes hantises. D’un seul coup, avec Tasmanie, la pièce du pouvoir, ces personnages-là manquent, ils sont absents, symboliquement. Là où, pour Sarkozy, l’immigration est une « question » programmatique essentielle.
Il évoque l’immigration à plusieurs reprises dans la pièce. Et puis, il y a cette provocation avec le Noir qui sourit ou l’accordéoniste roumain. Et puis, le Grand Chien Parole, dans la pièce, c’est pour moi une métaphore des mensonges accumulés, des promesses non tenues, des problèmes expédiés…

Les personnages positifs manquent, le versant positif du désir, de la tendresse, même rugueuse – on peut aimer chez vous en donnant du « mauvaise carne » à sa femme, du « petit con » à son frère, comme dans la vie. Cette version positive du rapport à l’autre fait défaut. Il n’y a plus que cruauté, désir de possession, d’humiliation. Le politique se joue encore dans le cadre du privé, de l’intime, du désir intime, la fascination d’une libido pour la férocité, celle des politiciens. Quel espoir s’offre alors de cette pièce ? Qu’attendez-vous du public ?
J’attends de grandes et belles bagarres…

 

 

 

Nous rions.
L’entretien s’est encore poursuivi au-delà de la bande d’enregistrement – autour de l’enfance à nouveau, de ce lieu, Modane, qui le marque, des rencontres qu’il a pu faire dans le monde entier, de lieux auxquels il retourne souvent.
C’est un personnage tendre qui se montre sans cesse. Dans son regard, d’en dessous, de côté, la hauteur de sa voix. Voix très douce, posée.
Qui écrit contre, tout contre ceux qu’il rencontre : Ibou, un ami du Sénégal, Lorko, il écrit leur amour, leur deuil, leur attente, leur mémoire. Il écrit tout contre eux.
Il rêve de millions de langues (Kerouac) pour dire tout ce qui fuse : ses maîtres, ses amis – Shakespeare, Beckett, Koltès, Audureau… Des poètes surtout, Kerouac. Neruda, pour sa vie, le chant général.

Écrire est un soliloque. C’est ce qu’il me dit. Je lui dis à peu près : pourtant, chacune de vos pièces est en dédicace, en don, en offre, et vous êtes auteur associé, et vous voyagez.
Oui, c’est aussi un don.
Un don critique, pour discuter.
Un don liturgique, pour célébrer. Les morts, les amis, la vie…
Comme en poésie : Graceful, 33 poèmes pour une amie, écrits à 33 ans, et puis 33 derniers soupirs, écrit à la même époque, lu par lui. 33 ? Oui, il me répond – une éducation religieuse. Donc une mystique : celle de croire qu’il s’agit d’une énergie, derrière le Verbe. Nietzschéen, il l’est, assurément, ce qui ne me surprend pas, pour autant je ne prétends pas tout saisir, ça me laisse songeur. Le prologue de Zarathoustra est très beau, ce qu’il a dit dans une interview publiée à la fin du recueil où se trouve Salât al-Janâsa. Se répéter, c’est preuve de fidélité, c’est toujours bon signe. Donc une mystique ? Les morts qu’il y a, on les célèbre, ils ne sont plus que la somme des gestes qu’on leur dédie, l’énergie qui subsiste en nous, il reste une énergie. Il s’agit d’être vigilant au mort qu’on porte et côtoie.

Et l’espérance, ce qui se joue, dans ses pièces : l’espérance. Plutôt que l’espoir. L’espérance qui est une attente positive, une pression. Je suis un espérant, dit-il. Qui donne à parler, à tchatcher, qui s’efforce à donner voix : être, comme a dit Kerouac, l’homme de millions de mots. Vigilant, vigilant et pressé de parler, de tenir parole. La durée et l’efficacité de la parole – et la parole théâtrale donc, c’est de répondre à une attente qui s’ignorait. De tendresse, d’attention, d’écoute. La parole écoute ce que le cœur de l’autre attendait de tendresse. D’où cette urgence à écrire, vite, fiévreusement. Une manière d’être mieux ensemble. De préserver la douleur des autres, leur tendresse, les voyages.
Bonne nouvelle, il prépare son retour sur scène. Il travaille, toujours. Une trilogie politique autour de Surveiller et punir de Foucault : Tasmanie, déjà, puis la police, puis la prison. À scruter.
Voilà. Je me retrouve avec l’impression d’un auteur qui travaille vraiment – j’en ai vu des boulots, des bosseurs, mais rarement des passionnés, des passionnés avec tremblement et engagement, comme ça… J’imagine que ça se joue pareil, avec ses amitiés, ses amitiés du bout du monde, ou son travail d’auteur associé à un Centre Dramatique National, avec le public.
Je suis pas mystique, je déteste pas les hommes, pas égoïste non plus, pas trop, j’espère – mais je crois que j’entends, je crois que je comprends ce qu’il a voulu dire :
Je suis un espérant.
J’espère.

 

Les œuvres de Fabrice Melquiot sur Le Littéraire :
Je peindrai des étoiles filantes et mon tableau n’aura pas le temps (Festival d’Avignon 2005)
Lisbeths
Tasmanie

Autour de ma pierre il ne fera pas nuit

 

   
 

Entretien réalisé par samuel vigier le 12 septembre 2007 au Café de l’Industrie – rue Saint-Sabin – 75011 PARIS

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Entretien 1 avec Fabrice Melquiot (Autour de ma pierre, il ne fera pas nuit)

Dans un bar, avec Fabrice Melquiot, un des auteurs de la jeune génération poétique et en touche avec ce qui se joue du monde aujourd’hui

1O h du matin, Café de l’industrie, rue Saint-Sabin, près de Bastille – sans vouloir faire du mauvais esprit, Paris ici s’éveille encore. Magnéto sur la table, cahier, quelques pièces, ce matin j’attends Fabrice Melquiot, de passage pour deux jours dans la Capitale, juste de retour du Mexique, où deux pièces se montent. Fabrice Melquiot : 35 ans, plus d’une trentaine de pièces à son actif, jouées en Suisse, Espagne, Italie, aussi – un des rares auteurs dramatiques français de la jeune génération à porter sa voix au-delà des frontières.
Moi, j’en ai encore plein les yeux, scotché, de
Autour de ma pierre, il ne fera pas nuit. Faut dire qu’après Je peindrai des étoiles filantes et mon tableau n’aura pas le temps – je peux pas m’empêcher de citer le titre en entier, c’est tout le programme de rêver – j’en ai eu pour deux ans à avoir des flashes back visuels et sonores impromptus, qui remuent dans les tripes – vrai, j’en ai encore pour un bout de temps, je pense, j’en suis sûr. Tant mieux. Une voix poétique, fiévreuse, hallucinée charriant l’amour à mort, la douleur et la tendresse de la condition humaine, une carrure qui promène une regard à tous les bouts du monde, en rapporte des visions, des bouts de paysage en poche, des amitiés de tous les coins qui rappellent à la fraternité humaine.

Barbe bien taillée, tee-shirt et jean noir, l’allure tonique et lunaire, je le vois passer devant la vitrine du café – c’est pas un rencard internaute ni le bachelor, alors j’ai pas de rose sur la poitrine, mais, forcément, le fatras sur ma table me fait tout de suite repérer. Un léger sourire – de ceux dont on se dit « pas besoin d’en lâcher plus pour savoir que le gars est sensass » – quelques politesses hésitantes – Fabrice Melquiot n’a pas trop l’habitude des entretiens, comme ça, et ça tombe bien, moi non plus… Vite on se sent bien avec lui. Vite, on tchatche, on tchatche, comme ça vient, et j’en sais un peu plus – il y a tant à savoir, à donner, forcément on n’écrit pas à un tel rythme sans que ça bouillonne quelque part – j’en sais donc un peu plus sur l’homme, la vie, le travail, la vision… un peu de l’univers, de la lutte et de l’espoir qui se tiennent dans l’œuvre, un peu sur tout ce qui se cherche, se formule, se profile, se donne – car il s’agit bien, pour chaque œuvre, de don, pour dire avec Mallarmé. J’en sais un peu plus sur les lieux, les rencontres, les voyages… 

À la fin, je sais pas, je me dis bien que l’homme c’est pas l’œuvre, mais je peux pas m’empêcher de me dire que forcément, avec toute cette langue, toutes ces histoires des hommes, tous ces regards lancés sur la vie, le monde, l’autre, l’auteur ne pouvait qu’être un chic type. Un vrai chic type. La rencontre – bien que, faut le reconnaître, un peu beaucoup arrangée – a tout de même été une rencontre qui laisse ému. Bouleversé ? Je l’étais déjà déjà par ses pièces, qui me travaillent encore. Ceux qui s’y sont frottés, il y a de grandes chances qu’ils me comprennent – frottez-vous-y, pour voir : c’est sidérant, un espace où se synthétise tout ce qui se joue de la vie, ça vaut toujours le coup, pour mûrir un peu les bourgeons de fièvre qu’on a au cœur quand on est enfant.

Mais, vraiment, j’ai pas l’habitude des interviews : d’abord, la bande de mon dictaphone reste sèche, et je mets un certain temps à m’en rendre compte ; ensuite, certes, je la retourne, mais faut pas abuser, elle est pas prévue pour durer deux heures et quelques. Et puis j’ai ce problème : tout se tient, se répond, et faut faire du linéaire avec du transversal, de l’anagogique, du vibratoire, de l’ondulant ; il faut réduire les bredouillages de ma part, les accidents de la parole se cherchant, qui a du mal à trouver ses mots, et tout, et tout… Me voilà donc avec : deux fragments de conversations, quelques notes griffonnées speed quasi illisibles, surtout des petites phrases qui trottent – elles m’ont marqué -et puis un magma de visions et faut donner forme à tout ça. Alors voilà, avec ce matériau je bricole pour que ça ait un peu l’air présentable, j’envoie le tout à Fabrice, on continue l’entretien in absentia, et voilà, on y est. Et parce qu’il faut bien arrêter un point de départ dans la rencontre, j’ai commencé par aborder le travail de mise en scène, qui est un commencement, un qui dure, comme tout bon vrai commencement, bien qu’il soit abrupt…

Vous avez été acteur, à 23 ans, dans la compagnie d’Emmanuel Demarcy-Mota, alors qu’en même temps vous écriviez vos premiers textes ; vous êtes à présent auteur associé à la comédie de Reims, travaillant avec Emmanuel, qui met en scène certains de vos textes ; vous revenez du Mexique où l’on monte deux de vos pièces : comment travaillez-vous avec les metteurs en scène ?
Fabrice Melquiot :
L
a relation est variable selon les metteurs en scène. Avec Emmanuel on a effectivement un passé commun dans une relation d’acteur à metteur en scène, j’ai passé sept ans au sein de la compagnie qui s’appelait le théâtre des millefontaines avant de faire partie du collectif artistique de la Comédie de Reims. Cette année, c’est la sixième création qu’on fait ensemble. Là, la construction du projet est vraiment partagée.

Au niveau de l’écriture ?
Parfois. Par exemple, pour le Diable en partage et L’Inattendu, qu’Emmanuel a souhaité monter, les textes étaient déjà publiés, du coup il n’y a pas eu du tout d’intervention de sa part sur le texte. Il a monté l’intégralité des pièces, telles que publiées. Ma vie de chandelle, aussi. Mais je me souviens qu’on a passé quinze jours à la table avec les acteurs pour séquencer le texte. C’est une tentative de quadrillage du texte, la pièce n’étant pas du tout écrite en tableaux. Ensemble, on a dégagé des séquences afin de déterminer les changements de lieux, identifier la nature et la fonction des ellipses, c’est une façon de trouver le rythme de la mise en scène à partir du rythme qu’impose le texte. 

C’est vrai que lorsqu’on lit vos textes, on a du mal à définir un lieu – on est souvent dans un lieu assez indéfini, face à un flux de voix poétique, libre, hypersensible aux choses, aux rencontres, une sorte de courant de conscience qui s’accroche à ce qui vient, sans narration parfois, et c’est plutôt une question de rythme, il y a un rythme qui prend, et par rapport à la mise en espace, c’est vrai qu’il y a un véritable enjeu, une véritable perspective de travail…
Je crois que la question de la temporalité dans mes pièces, même si je la traite différemment selon les textes, pose toujours un problème au metteur en scène. Dans Ma vie de chandelle, une scène de cinq répliques peut donner à imaginer une journée tout entière qui s’écoule, parce que ce texte correspondait précisément à une expérience avec l’ellipse et la répétition, le déroulement du quotidien, l’enchaînement des jours. Pour Marcia Hesse, le texte n’étant pas publié quand on s’est mis à travailler avec Emmanuel, lors des premières réunions, on a essayé de déterminer ensemble les enjeux dramaturgiques ensemble, l’histoire secrète des personnages, leurs désirs. Le travail commence comme ça, par une conversation très vagabonde, qui va comme ça, sur les motivations de l’écriture, la construction… jamais vraiment sur les thèmes, parce qu’on utilise très peu ce terme-là…

On a l’impression que chaque pièce, chaque nouvelle pièce est une tentative de mise en jeu de votre écriture, comme si une voix, qui se reconnaît, là-derrière, ou là-dedans, n’avait de cesse de s’inventer, en connaissant chaque fois des bouleversements profonds, de véritables chamboulements…
Il y a, à la fin de l’écriture d’un texte, toujours ce moment où j’ai besoin… Bref, l’impression de ne plus savoir écrire, ou plutôt composer une pièce, entendre parler des personnages, tout ça… D’où cet élan si vif, prenant, immédiat, vers le suivant. Comme pour me rassurer…

Une mise au blanc, tabula rasa ? Deleuze parlait de ce moment d’avant la peinture, qui est déjà le premier pas vers l’œuvre, où il faut, face à la toile, enlever, soustraire, toutes les toiles déjà présentes, tous les tableaux déjà là, avant de se lancer. Finalement, après, l’œuvre qui vient à l’écriture, c’est encore une nouvelle soustraction, une mise à vide, un effacement ? Ça vous laisse comme l’impression d’être sans la possibilité d’écrire, à nouveau…
Mais je pense vraiment qu’on peut commencer à comprendre quelque chose à l’écriture à partir du moment où on a – beaucoup – écrit et décidé de ne plus écrire.
Alors j’attends…
C’est pour ça que dans les textes comme Veux-tu, ou certains des textes théâtraux, il y a à ce point l’attente de la disparition, le désir de disparition, et j’espère qu’un jour j’aurai besoin – j’aurai un vrai désir – de ne plus écrire.
Oui, je pense qu’on a compris quelque chose de l’écriture, pas quand on a écrit quatre poèmes mais réellement quand on s’est vautré dans l’écriture, quand on s’y est noyé, pendant longtemps, souvent, et puis qu’on arrête, qu’on décide d’arrêter, ou bien qu’on accepte que l’écriture vous quitte…

Ça fait quinze ans que vous écrivez…
J’ai 35 ans maintenant, mon premier texte Le jardin de Beamon a été publié en 98, je l’ai écrit quand j’avais 20 ans, c’est le premier texte achevé.

Auparavant vous avez débroussaillé, vous avez jeté, vous avez vidé…
Ah oui !

C’est étrange, beaucoup de vos personnages sont en l’attente, en moments de crise qui consomme l’attente de retrouvailles qui ne peuvent pas se faire : Cyril, le jeune gardien de pension désœuvré de Percolateur Blues, d’un coup, décide de partir retrouver une fille croisée et aimée pendant quelques jours des années auparavent, il lui parle, même si elle est absente, il est hanté, il part sur un coup de tête, pourquoi maintenant, pourquoi pas, d’un coup, parce que ça le travaillait. La famille, dans Marcia Hesse, se réunit à l’occasion du soir de Noël, et il y a Marcia qui manque, qui les hante là encore, dont ils ne peuvent faire l’économie – d’ailleurs son fantôme circule au milieu des différents tableaux de crises, de discussions qui font la soirée, et puis encore une fois ils partent… Ils sont tous en attente, de quelqu’un, quelque chose qui manque, en attente d’un mort qui fait défaut, ils n’en sortent pas, et puis, il y a un parcours, une crise qui mène à une fin, une rupture, une avancée, à la fin de vos pièces ; les fins sont toutes ouvertes : Cyril rencontre une fille moche, pas extra, et pourtant pourquoi pas tenter de bricoler un amour avec elle ; dans Marcia Hesse, une tempête fait rage autour de la maison – la pluie, la tempête, reviennent assez souvent, comme une fin du monde, une apocalypse salvatrice qui consomme et lave le moment de crise – et lorsque la mère crève l’épaisseur de non-dit, de silence autour du nom tabou de celle qui n’est plus là, qui devrait être là – elle était si jeune, celle dont l’absence est un tel scandale contre lequel on peut quoi, hein ? – et qu’elle pose le chapeau de Marcia sur la table de fête en disant qu’elle ne disparaît pas – ça fait un an qu’elle est morte, on ne sait pas trop de quoi – quand la mère fait ça, tout le monde se lève, s’abandonne à la tempête, ouvre les portes, se donne au monde avec joie… On dirait que la vie vient après l’écriture… Et pareillement, comme le mort hante la vie de ces personnages, la manière dont vous évoquez l’écriture, le désir d’en finir avec l’écriture dans le fait même d’écrire, donne à croire que l’écriture est comme la hantise de la mort, la hantise du mort qu’il faut accepter de traquer, de poursuivre, et on pressent – qui pressent ? le spectateur, le personnage, l’auteur ? – que quelque chose va venir à la fin, on ne sait pas trop ce que ça va donner, on dirait – je reviens à vos personnages – qu’ils n’arrêtent pas de rôder, de hanter les lieux – comme s’ils étaient morts eux-mêmes avec le mort. Je pense à l’Inattendu, où cette femme, dans un non-lieu – sa chambre, le monde ? – invoque des essences de l’homme qui l’a abandonnée. Une femme qui consacre sa vie entière au souvenir de celui qui manque… Il y a l’impatience de sortir de l’écriture, de la pièce – dans tous les sens du terme, ou du cimetière avec Ivan et les autres après la mort de Dan, dans Autour de ma pierre… Est-ce que ce rapport à l’écriture que vous évoquez n’est pas l’expression d’un rapport à la vie qui marque vos personnages ?
Oui…
Oui.
C’est le rapport que j’entretiens avec l’écriture, qui est forcément un lien de fascination. Je la reçois parfois comme une grâce, mais j’aimerais d’autres fois pouvoir faire autre chose et l’oublier. On est toujours victime, en quelque sorte, de ce double horizon : l’écriture en tant qu’abri, refuge, consolation, où l’on est mieux que chez soi, plus vivant qu’en sa vie. Et d’autres fois, on la déteste, on déteste le besoin d’histoires et de voix et de fiction et de poésie parce que ça vous écarte à jamais du monde, ça vous pose à côté, tout en vous y jetant.

On perçoit cependant dans vos pièces une volonté de condenser une compromission, non, plutôt un fort consentement à la « laideur », à la « déceptivité » inhérente à la vie, à son absence de grandeur idéale : dans Catalina in fine, Moi s’identifie – Moi, l’auteur – avec cette gamine à deux visages, ce monstre malheureux dont les parents sont morts, au point de se sacrifier à travers elle. Donc lorsque la gamine rencontre son prince pas charmant, elle l’évite, elle le refuse, mais c’est son prince, son prince pas charmant… Les autres sont dans des castings, l’idéal est un rêve publicitaire, mais pas dans vos pièces : le prince qui vient se donne à fond pour elle, même s’il n’est pas charmant. Votre écriture ne fait pas l’économie du désordre, du chaos de la vie, semble même les reconnaître, les rechercher, les rendre légers et bons, c’est la vie… Et pourtant, l’œuvre, l’écriture paraît protectrice devant la vie…
En fait, on oscille entre toujours, je crois, entre la perception d’une œuvre comme œuvre de consolation – parce que la vie est absurde, insupportable – et parfois, l’écriture s’annonce en lieu de célébration de ce que la vie contient de rare, de précieux, et je suis toujours bousculé par cette hésitation. Je ne me repose jamais hors de l’écriture. Tiens, je pense à cette formule de Gramsci, quand il parle du pessimisme de l’intelligence et de l’optimisme de la volonté. On est enfermé dans l’écriture mais c’est aussi un lieu d’existence, un des lieux de l’existence, bien sûr, tellement intense, et tellement plus intense que la vie elle-même parfois, c’est pour ça qu’on lui en veut ; j’en veux à l’écriture d’être si bonne ! J’en parle comme d’un endroit, parce que c’est un lieu que j’habite, voilà, c’est ma première maison…

La question des lieux, d’ailleurs, est très importante dans votre œuvre : vous voyagez, vous parcourez le monde, vos pièces sont jouées en Italie, en Afrique, en Yougoslavie, en France… Et pourtant on retrouve de nombreux éléments récurrents, des lieux « communs » qui semblent obsédants : le cimetière dans Autour de ma pierre ou Salât al-Janâsa, la gare, la chambre, la route… un microcosme qui revient, avec ce climat dont nous avons parlé, ce climat de pluie, de tempête, ou encore cette atmosphère étouffante de grande chaleur qui rend fou, qui travaille, que ce soit à Naples dans Autour de ma pierre ou encore en Algérie avec Salât al-Janâsa. Donc, une hantise de lieux obsédants.
Voilà, de tous ces lieux que j’ai vus, que j’ai traversés, il y en a un où je reviens toujours, qui me rappelle sans cesse, c’est Modane. Tous ces lieux sont dictés par un seul : Modane.
Je viens d’une petite ville de Savoie, à la frontière, mes premières années, ont été entre ça : le cimetière sur la hauteur, la frontière, la forêt, le stand de tir, la gare, la voie de chemin de fer. Un lieu auquel je reviens sans cesse. Ces lieux sont des sortes de transpositions de la maison où j’ai grandi. Comme des échos.

Lire ici la seconde partie de l’entretien.

   
 

Entretien réalisé par samuel vigier le 12 septembre 2007 au Café de l’Industrie – rue Saint-Sabin – 75011 PARIS

 
     
 

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Entretien avec Jean-Paul Tribout ( Festival de la Comédie de Dax/ Festival de Sarlat)

Avant de dévoiler ce qui se trame pour le 56e Festival de Sarlat, J-P Tribout nous présente le Festival de la Comédie de Dax

Juin approche et déjà se profile, pour Le Littéraire, le temps de suivre le festival de Sarlat. Comme l’an passé, je me suis tournée vers Jean-Paul Tribout pour savoir ce que nous réservait la 56e édition du Festival des Jeux du théâtre. Rendez-vous fut pris pour le jeudi 17 mai, dans un bistrot parisien proche de la station de métro Filles du Calvaire. À l’heure convenue, nous trouvâmes porte close : c’était le jeudi de l’Ascension… ce qui nous avait échappé à l’un comme à l’autre. Fort heureusement, la notion de jour férié n’est pas appréhendée pareillement par tous les cafetiers de la Capitale, et nous n’eûmes pas à errer longtemps avant de découvrir un endroit confortable où nous installer.
Avant même que je m’enquière du programme sarladais, Jean-Paul me tend une amusante petite brochure noire et rose avec, en première de couverture sous le nom de Dax, une drôle de créature souriante, hybride entre un clown et un magicien dessiné par un enfant facétieux.
Je m’occupe aussi du festival de la Comédie de Dax, me dit-il. Laissant alors Sarlat momentanément de côté, je lui demande de m’en dire un peu plus sur ce festival dont j’ignorais l’existence – ce à quoi il consentit avec cet enthousiasme ardent et cette délicieuse volubilité que j’avais tant appréciés lors de notre premier contact en juillet dernier… 
 

Présentez-nous donc ce Festival dacquois…
Jean-Paul Tribout :
C’est une manifestation qui existe depuis huit ans, exclusivement dédiée aux spectacles comiques et humoristiques. Le terme de « comédie » est ici à comprendre au sens restreint de « ce qui fait rire ». Cela ne signifie pas pour autant que l’on ne propose que des pièces où l’on se tape sur les cuisses tout au long de la représentation ! Même réduit à sa signification comique, le mot « comédie » reste assez ouvert pour s’appliquer à des spectacles très variés… Disons juste qu’une tragédie de Racine n’y a pas sa place (rires). Le festival, qui jusqu’à présent se tenait sur trois jours, a cette année été prolongé sur une semaine : il s’ouvre le samedi 2 juin et s’achève le samedi 9 – nous avons dû renoncer à le clôturer le dimanche à cause des élections législatives. Si tout marche bien en 2007, nous organiserons l’édition 2008 de façon à couvrir deux week-ends entiers, dimanche compris, et la semaine qui les sépare.
Comme à Sarlat, chaque spectacle fait l’objet d’une représentation unique mais à Dax, ce sont deux spectacles par jour qui sont programmés – en une semaine, le public pourra ainsi voir seize pièces différentes. Il faut préciser que certaines d’entre elles sont accessibles gratuitement, et que le prix des places pour les spectacles payants est de 10 euros – 5 pour les moins de 12 ans. Ce sont des trarifs très avantageux pour le spectateur – on peut tout voir pour 70 euros – qui témoignent de la volonté politique de la Mairie de Dax de mettre le théâtre vraiment à la portée du public. Je tiens à saluer cette volonté, à laquelle je dois une très grande liberté de programmation puisque mes choix ne sont pas soumis à quelque « obligation de recette » que ce soit. Le festival est financé par une subvention annuelle votée par la mairie ; les recettes alimentent un « pot commun », mais leur montant ne conditionne pas la tenue du festival suivant. L’on accorde plus d’importance à l’indice de satisfaction du public – et des élus, bien évidemment… -, à l’écho que la presse donne au festival et à la qualité des pièces qu’aux chiffres. C’est un contexte très agréable pour un directeur artistique (rires)…

Depuis combien de temps êtes-vous chargé de la programmation à Dax ?
Depuis trois ans. J’ai succédé à la comédienne Carole Bouillon, qui est une amie. Elle m’appelait souvent pour me demander si je pouvais lui indiquer des spectacles susceptibles de figurer à l’affiche du festival de Dax. Et quand elle a souhaité renoncer à sa charge de directrice artistique parce qu’elle était trop occupée, elle a proposé mon nom à la Mairie de la ville. J’ai rencontré le maire, l’adjointe à la culture, je leur ai expliqué quelles étaient mes possibilités et mes intentions – leur faire découvrir un théâtre qui ne serait pas forcément celui des vedettes et des gros poids lourds parisiens. Nous avons convenu de tenter l’expérience une fois. Elle a été concluante, les élus et moi nous sommmes très bien entendus et, du coup, je suis resté directeur artistique du Festival de la Comédie de Dax.

Le Festival se déroule en dehors des grands créneaux de l’été. Cela n’est-il pas nuisible à sa fréquentation ?
Non, pas du tout – je dirais même au contraire puisqu’au début du mois de juin, les « concurrences festivalières » sont moins redoutables. De plus, Dax n’est pas une ville touristique mais une cité qui a bâti sa richesse sur le thermalisme. Ce ne sont pas les touristes qui forment la plus grosse partie du public mais les curistes et les Dacquois eux-mêmes. Or, les cures ayant lieu tout au long de l’année, la population de curistes est toujours présente. Reste que cela a une influence sur la façon dont nous organisons les représentations. Les curistes étant soumis à des horaires de soins très réguliers et très stricts, qui commencent très tôt le matin, nous programmons les représentations de la soirée à 18 heures de façon à ce qu’elles ne se prolongent pas trop tard dans la nuit. Les cures thermales durent en général trois semaines, le festivla huit jours – les curistes qui le souhaitent peuvent donc tout voir, et le programme est communiqué à tous les établissements thermaux. Il ne faut pas croire que les curistes sont les seuls spectateurs ! Nous tâchons juste de leur faciliter l’accès aux spectacles en imaginant quelques aménagements commodes pour eux. En tout cas, le festival tel qu’il est marche très bien puisqu’en trois ans, je crois qu’on a doublé sa fréquentation – je ne revendique aucune espèce de responsabilité là-dedans : c’est uniquement la qualité des œuvres présentées qui a permis cela…

Étant à la direction artistique de deux festivals de théâtre, j’imagine que vous devez établir des passerelles entre eux…
Oui, bien sûr… Puisque je choisis des spectacles en fonction de leurs qualités, il est logique que je m’efforce de les programmer dès que je le peux – sous réserve que les comédiens soient disponibles, bien entendu. Cela dit, je dois tenir compte des spécificités de chaque festival. Par exemple, je ne peux pas me permettre d’inviter des artistes de rue à Sarlat, parce que leurs spectacles n’engendrent aucune recette et que je suis tenu de réaliser 50 % du budget en recettes – sinon le festival meurt. À Dax en revanche, si j’ai davantage de liberté financière, je ne peux pas programmer de tragédies puisqu’il s’agit d’un festival de la Comédie. Il y a tout de même de nombreux spectacles que l’on retrouve à Dax et à Sarlat, soit la même année, soit d’une année sur l’autre. Ainsi, en 2007, on pourra voir quatre pièces à la fois à Dax et à Sarlat : Nekrassov, de Jean-Paul Sartre, Les Forains, de Stephan Wojtowicz – qui a eu le Molière du meilleur auteur l’an passé pour La Sainte-Catherine -, L’Affaire Dussaert, de Jacques Mougenot et L’Illusion chronique, de Jean-Paul Farré. Printemps et Gulliver & fils, qui seront à Sarlat, était présentés à Dax l’an passé. Quant aux spectacles sarladais de 2006 que l’on verra à Dax en 2007 ils sont trois : Célimène et le cardinal, de Jacques Rampal, La Veuve rusée, de Carlo Goldoni, et Les Confessions d’un musulman de mauvaise foi, de Slimane Benaïssa.

Organisez-vous à Dax des rencontres entre spectateurs et artistes comme vous le faites à Sarlat ?
Oui, absolument : tous les matins à 11 heures le public est convié à rencontrer comédiens et metteurs en scène au Café de l’Atrium – L’Atrium, un très beau théâtre art déco, est, avec les Arènes et le Casino, un des principaux lieux du festival. Je voudrais ici signaler que depuis trois ans, à Dax, deux jurys sont constitués – l’un de professionnels, l’autre de spectateurs – pour attribuer un prix. Le jury de spectateurs regroupe tous ceux qui ont acheté un abonnement pour la totalité de la programmation. Tous les jours les jurés se réunissent et délibèrent ; ils proclament leur décision le soir de la clôture, une demi-heure environ après le dernier spectacle. En principe le choix est déjà arrêté, mais il arrive que la dernière représentation bouscule tout – c’est ce qui s’est produit en 2006 : les jurés ont été tellement emballés par la dernière pièce (Printemps, mise en scène par Jean-Luc Annaix, que l’on verra à Sarlat cette année) qu’ils lui ont décerné le prix alors qu’ils avaient prévu de le donner à une autre pièce. Il est intéressant de noter aussi qu’à chaque fois, les deux jurys ont récompensé le même spectacle.

Y a-t-il une dotation ou bien le prix est-il purement honorifique ?
Il n’y a pas de récompense financière, mais le prix reste un label de qualité pour les compagnies qui l’obtiennent, et il est prévu que deux ans après avoir été primée la compagnie pourra revenir à Dax avec sa nouvelle création – sauf s’il s’agit d’une tragédie, ce qui ne conviendrait pas à un festival de comédie (rires)…

Est-il prévu d’instaurer une telle récompense à Sarlat ?
Non. Le projet a bien été évoqué mais ce n’est pas vraiment faisable parce que le festival s’étale sur trois semaines. Pour constituer un jury, il faudrait pouvoir recruter des spectateurs qui assistent à tous les spectacles, ce qui est intenable sur une durée aussi longue – tant du côté des professionnels que du public. Nous avions aussi envisagé de créer un prix qui n’aurait concerné qu’une catégorie de pièces – par exemple celles montées par de jeunes metteurs en scène – mais nous nous heurtions encore au problème de l’étalement, car il ne nous était pas possible de les regrouper sur quelques jours. Il n’y a donc pas de prix sarladais…

Puisque nous voilà de retour à Sarlat, évoquons l’édition 2007 du Festival… Depuis quand la programmation est-elle bouclée ?
Comme chaque année, nous avons tâché de boucler la programmation avant les vacances de printemps, de façon à ce que les vacanciers et les touristes qui sont en Dordogne à ce moment-là puissent avoir le programme et envisager de revenir à l’occasion du Festival. Cela leur permet de planifier leur séjour et leurs réservations en fonction des spectacles qu’ils souhaitent voir. C’est un peu contraignant de devoir s’y prendre si tôt, d’autant que les dates de ces vacances sont variables, mais sans cela, les spectateurs potentiels que sont les estivants auraient trop de problèmes pour trouver à se loger. Établir des programmes si longtemps en amont cause parfois de mauvaises surprises – des compagnies qui se décommandent au dernier moment, des comédiens malades… etc. Étant donné que le Festival emploie environ 150 comédiens et techniciens, on n’est jamais à l’abri d’un accident, d’une défection imprévue… Mais ce sont les aléas inhérents aux spectacles vivants ; quand il s’agit simplement de changer un accrochage de tableaux sur des cimaises, c’est nettement plus facile à gérer (rires) !

Justement, quels sont les « filets » dont vous disposez en cas de gros pépin ?
Si la défection survient la veille ou l’avant-veille du jour où devait avoir lieu la représentation, cela se solde par une annulation. Mais quand nous sommes prévenus suffisamment à l’avance, et s’il s’agit de petites formes, je tâche de remplacer le spectacle prévu par un autre. Cette année par exemple, j’avais d’abord programmé Comic Symphony, de Marc Jolivet, mais il a déclaré forfait, et j’ai alors demandé à Michel Galabru s’il pouvait venir avec Turcaret. Ces changements ont évidemment des répercussions : quand ils ont lieu alors que tous les programmes sont imprimés, les bénévoles doivent coller des papillons correctifs sur tous les dépliants… Presque tous les ans il y a des modifications de dernière minute – mais je touche du bois pour que cette année le programme actuel reste valable jusqu’à la fin du Festival !

Ce programme est consultable sur le site de l’association qui gère et organise le festival, mais peut-être pourriez-vous nous en donner un avant-goût commenté ?
Avec plaisir… Je précise tout d’abord que l’organisation du Festival et sa « ligne artistique » demeurent inchangées : il y a un spectacle différent à l’affiche chaque jour, en divers endroits de la ville – Jardin des Enfeus, Place de la Liberté, Abbaye Sainte-Claire et Jardin du Plantier. Comme nous en avons l’habitude, nous nous sommes efforcés de panacher, en les alternant, les œuvres classiques et contemporaines, les petites formes et les spectacles plus ambitieux, le comique et le tragique… Outre les spectacles qui auront d’abord été joués à Dax et dont nous avons déjà parlé, il y aura, entre autres, trois « poids lourds », qui seront représentés sur la grand-place : Les Fourberies de Scapin – une pièce classique jouée des milliers de fois depuis le XVIIe siècle, mais que l’on découvrira à travers le regard d’un jeune metteur en scène de 23 ans, Arnaud Denis -, La Java des mémoires – reprise d’un spectacle monté par Les Balladins en Agenais qui a connu un grand succès il y a une dizaine d’années et qui travaille sur la mémoire collective à travers les chansons, depuis le Front populaire jusqu’à la Libération et, enfin, Turcaret, mis en scène par Michel Galabru, un immense comédien que j’aime beaucoup. Turcaret est une pièce de Lesage, que l’on monte assez rarement, et dont les deux maîtres thèmes sont l’argent et le pouvoir. Comme nous vivons dans un monde régi par la finance, j’ai trouvé intéressant de faire entendre au plus grand nombre ce texte du XVIIIe siècle qui comporte énormément d’échos avec notre société. 
À côté de cela, on pourra aussi découvrir trois adaptations scéniques d’œuvres littéraires non théâtrales : Le Tour du monde en 80 jours mis en scène par Sébastien Azzopardi – qui a monté cette saison à Paris L’Éventail de Lady Windermere d’Oscar Wilde et qui a eu trois nominations aux Molières – Le Petit Prince, d’Antoine de Saint-Exupéry, monté par Jean-Paul Ouvrard, et Passion simple d’Annie Ernaux, adapté par Zabo. Ces spectacles sont passionnants par ce qu’ils montrent de la capacité d’une troupe à fabriquer du théâtre à partir d’œuvres qui ne sont pas écrites pour la scène.
Mais je n’ai évoqué là qu’un petit échantillon du Festival qui propose, en tout, 19 spectacles…

L’an dernier, vous nous confiiez que vous teniez à ne pas vous cantonner dans une position de simple programmateur et que vous aimiez vous retrouver « sur le terrain », aux côtés de vos camarades. En 2006 vous donniez la réplique à Jean-Daniel Laval dans Jacques le Fataliste, cette année vous mettez en scène Nekrassov – qui est aussi joué, rappelons-le, à Dax. Pourriez-vous nous présenter plus en détail cette pièce ?
Il s’agit d’un texte assez peu connu de Sartre ; c’est la seule comédie qu’il ait écrite. Elle n’a été jouée qu’à deux périodes, en 1956 et en 1968, pour quelques repésentations seulement à chaque fois. Je présente ce spectacle en festival avant de le reprendre à Paris, au Théâtre 14, à partir du mois de septembre, et j’espère qu’ensuite elle poura tourner. C’est une pièce qui se situe en 1956 – date à laquelle Sartre l’a écrite – et qui ambitionne rien moins que de faire rire à partir de l’antagonisme entre communisme et anticommunisme pendant la Guerre froide… Il est évident que ce qu’elle pouvait avoir de brûlant par rapport à l’actualité de l’époque n’est plus perceptible, mais je pense que l’on peut rire de tout ce qu’elle offre de vaudevillesque, de « mots d’auteur » et de répliques bien troussées dont certaines font penser à Anouilh ou à Guitry. J’ai voulu la monter comme une simple comédie, sans prétendre délivrer quelque message que ce soit – c’est au spectateur de le déchiffrer… D’ailleurs, la pièce peut se comprendre à plusieurs niveaux : on peut se contenter de la recevoir comme un spectacle satirique, ou bien être sensible à sa dimension politique. J’aime beaucoup travailler des textes oubliés d’auteurs connus, comme celui-ci, ou bien des pièces d’auteurs eux-mêmes tombés dans l’oubli, tel Charles Collet, un libertin du XVIIIe siècle.

On se souvient que l’an passé il y avait eu quelques problèmes avec les riverains de l’Abbaye Sainte-Claire pendant la représentation de Célimène et le cardinal. Cela a-t-il conduit à des modifications dans la conception du programme de cette année ?
Oui : de façon à limiter les gênes occasionnées aux habitants, nous avons déplacé trois des spectacles qui étaient initialement prévus à l’Abbaye, deux au Jardin des Enfeus et le troisième au Jardin du Plantier. Je tiens à préciser que l’incident auquel vous faites allusion n’est pas monnaie courante : la majorité des riverains font en général très bon accueil au Festival, et ils reçoivent systématiquement des invitations pour les pièces qui sont jouées à proximité de leur résidence – étant entendu que cette offre n’a d’intérêt que pour les gens qui sont déjà sensibles au théâtre…
Cela dit, je pense que la diversité des spectacles permet à des publics très différents de trouver leur bonheur. À Dax comme à Sarlat, nous proposons non pas du « théâtre pour tous », mais du « théâtre pour chacun ». Il ne reste plus, aujourd’hui, qu’à prier pour que tout se passe sans encombre, que la météo soit clémente, que les sepctateurs soient nombreux… et heureux !

 

Informations et réservations :

 

Festival de la Comédie de Dax Du samedi 2 juin au samedi 9 juin 2007
Régie municipale des Fêtes et des Spectacles
L’Atrium 1
Cours Foch
40100 Dax
Tel : 0 558 909 909 – et un
site internet

Festival des Jeux du théâtre de Sarlat – Du 18 juillet au 5 août 2007
B.P. 53
24202 Sarlat cedex
Tel : 05 53 31 10 83
Fax : 05 53 30 25 31
Courriel :
festival@festival-theatre-sarlat.com – et un site internet

   
 

Interview réalisée par isabelle roche le jeudi 17 mai 2007 du côté des Filles du Calvaire…

Commentaires fermés sur Entretien avec Jean-Paul Tribout ( Festival de la Comédie de Dax/ Festival de Sarlat)

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Entretien 2 avec Farid Paya (Théâtre du Lierre/Salina)

A la rencontre de Farid Paya… suite et fin.

Lire la première partie de l’entretien ici.

Lors de la rencontre organisée le 6 février dernier entre les spectateurs, Laurent Gaudé et vous-même, vous avez tous deux été questionnés sur la notion de « personnage ». Laurent Gaudé a dit que pour lui ce n’étaient à aucun moment des personnes, seulement des créations littéraires. Votre réponse à vous a été un peu du même ordre puisque vous avez dit qu’à vos yeux il n’y a pas de « personnages » mais des corps en action, en mouvement. Pourriez-vous développer cette conception ?
Farid Paya :
Oui, bien sûr… Le mot « personnage » vient du latin persona, le masque – les acteurs en portaient dans le théâtre antique. Mais l’acteur n’est pas le masque, il fait jouer le masque. Ce rapport entre le masque et celui qui se trouve derrière a été progressivement déformé et on en est arrivé à comprendre, aujourd’hui, le « personnage » comme un être dont on peut saisir la psychologie. Ainsi, en France, la plupart des cours d’art dramatique enseignent une approche psychologique du « personnage » ; c’est à mon sens une démarche erronée car elle suppose qu’on puisse appréhender une psychologie avec suffisamment de profondeur pour la faire sienne et la transposer sur scène. Or soyons lucide : chacun de nous est d’une infinie complexité, et il est impossible de pénétrer de A à Z la psychologie d’une personne. On a beau disséquer les comportements, les réactions, on n’arrive jamais à tout démêler – la preuve : quand on entame une psychanalyse, il est fréquent que l’on ne voie pas la fin de la cure…
Pour moi un acteur est un être qui agit. Le terme « acteur » renvoie à l’action et à l’acte ; le terme « comédien » a été forgé pour désigner quelqu’un capable de se métamorphoser autant dans la tragédie que dans la comédie. Mais cette étymologie est perdue… Aussi ne dirai-je jamais, lors des répétititons, « Tu es triste », ou « Tu es joyeux » ; je vais indiquer des actions : « Tu tires », « tu pousses », « tu tombes »… etc. Et l’émotion naîtra de ces gestes : quand un acteur est vraiment présent dans l’acte qu’il accomplit, il hisse celui-ci à un niveau symbolique qui aura une très forte suggestibilité, et les strates signifiantes qui vont s’en dégager seront très riches. Il faut que le spectateur les perçoive, et c’est lui qui, à partir de là, va construire le « personnage » dans son imaginaire.
Prenons deux exemples dans Salina : quand le texte indique que Salina erre dans le désert, qu’elle est cassée, fatiguée et vieillie, je vais amener Ariane [l’actrice qui incarne Salina – NdR] à se demander ce qu’est une femme au corps cassé, de façon à ce qu’elle en adopte le pas, les postures ; ce sont ces éléments qui conduiront le spectateur à voir, sur scène, une femme vieillie et fatiguée. Quand Salina découvre son fils Kwané enfoui sous le sable et qu’elle commence à le déterrer, je ne vais pas suggérer à Ariane tel ou tel sentiment – « Tu es heureuse d’avoir découvert ton fils », « Tu es horrifiée par son état »… – mais simplement d’accomplir les gestes indiqués par le texte : « Tu le sors de sous le sable ; tu lui parles ». Si sa gestuelle est juste, et si elle dit bien le texte, le spectateur va être ému – mais cette émotion sera d’un autre ordre que celle suscitée par « l’horreur vécue par Salina découvrant son fils sous le sable » : il y a une distance énorme entre l’acteur et son rôle. Je crois beaucoup à cette distanciation et suis profondément hostile à ce travail dramatique qui amène l’acteur à se jouer lui-même et qui n’est selon moi qu’un reliquat mal compris de l’enseignement de Stanislavski.
Le vrai Stanislavski faisait beaucoup travailler le corps. Le vrai Stanislavski faisait travailler l’espace. Le vrai Stanislavski faisait travailler les actions concrètes. Or on a jeté tout cela à la poubelle pour n’en garder qu’une mauvaise approche psychologique, une introspection assez malsaine au nom de laquelle on dit par exemple à un acteur « Tu es en train d’éprouver une solitude horrible ; essaie de trouver en toi l’attitude qui correspond à cela ». Mais ce faisant, on l’envoie peut-être, et sans que lui-même le sache, dans des zones névrotiques et obscures de sa propre psyché ; et si tel est le cas, il sortira de scène brisé…
Je suis contre ce « réalisme des sentiments » qu’on prétend montrer sur scène depuis le XIXe siècle au lieu de faire un théâtre de représentation. Je tiens beaucoup à la notion de représentation, étant entendu que ce n’est pas parce qu’on représente qu’on n’est pas vrai, qu’on n’est pas sincère. Ainsi un danseur de kathakali ne va jamais s’identifier à une divinite, il va la représenter. Il n’en atteint pas moins une vérité, une sincérité vraie. Mais c’est une erreur de croire que, pour atteindre cette vérité, cette sincérité, l’acteur doit être lui-même au niveau de ses émotions : c’est dans l’action concrète, dans le geste qu’il doit être totalement lui-même.
D’ailleurs, un acteur ne doit surtout pas se laisser submerger par ses émotions ; quand cela arrive, il se coupe du monde. S’il se bloque sur son propre état émotionnel, il reste trop centré sur lui-même et les spectateurs demeureront extérieurs à son jeu. L’émotion qu’il ressent ne passera pas. Or un acteur est un passeur d’émotion ; jouer est un acte de communication avec l’autre, c’est être dans la générosité. Et la toute première émotion que suscitera l’acteur viendra, selon moi, du plaisir qu’il aura à jouer, à se sentir vivant. Lui ressentira cette simple joie qu’il y a à respirer, à se mouvoir, à énoncer correctement du texte, et les spectateurs seront émus de cette joie-là. Quand les acteurs sont pleins de ce bonheur de jouer, les spectateurs ne sont jamais affligés par le spectacle qu’ils ont vu même s’il s’agit d’une tragédie, ou d’une pièce très dure, très éprouvante. Peut-être auront-ils la larme à l’œil mais ils ne seront pas affligés.
Cette notion de joie est primordiale à mes yeux – je suis très nietzschéen à ce niveau-là : je pense que tout acte de création doit être un acte de joie. Bien sûr que le travail de l’acteur est difficile, bien sûr qu’il y a des moments où il va butter, avoir du mal à surmonter tel ou tel obstacle mais l’essentiel est que, quoi qu’il arrive, il soit toujours mû par l’envie, par le désir de faire. Tant que perdure le désir d’accomplir le travail, la joie est là, malgré la fatigue. Et au moment de la représentation, il restera toujours quelque chose de cette joie.

Vous avez une approche passionnante du travail théâtral ; pourriez-vous retracer les grandes étapes d’une mise en scène telle que vous la conduisez ?
J’insisterai d’abord sur le fait qu’il y a plusieurs niveaux dramaturgiques à prendre en compte. Il y a d’abord la dramaturgie que l’auteur instaure dans son texte. Puis il y a celle de l’acteur, et celle du metteur en scène – chacune d’elles constituées d’une part de ce que l’on élabore en amont, préalablement aux répétitions, d’autre part des ajustements qui se mettent en place au fur et à mesure que l’on répète. L’on commence donc par tracer une première ligne dramaturgique qui va poser des garde-fous, des limites à ne pas outrepasser afin de ne pas déraper par rapport au sens de la pièce – une étape d’ordre rationnel, plus intellectuelle qu’organique, que l’on va ensuite oublier si j’ose dire pendant le travail scénique mais à laquelle on reviendra périodiquement pour s’assurer qu’on ne s’écarte pas trop de ce qu’exige le sens. 
Dans Salina, par exemple, j’avais prévu dès le départ de séquencer le spectacle en une suite d’alternances récit-action-récit-action… etc. J’avais également décidé que les acteurs, après leur « mort », devraient se passer des cendres sur le visage. Et avec Marc [le musicien de Salina – NdR] nous avions choisi au préalable les instruments à utilser en fonction des moments du spectacle, quand il y aurait de la musique acousmatique et quand il n’y en aurait pas… etc. À partir de ces décisions, la mise en scène va consister à rechercher les actions les plus justes – d’un point de vue dramatique, bien sûr, mais aussi par rapport à l’organicité de l’acteur. Celui-ci a des images mentales de son propre organisme, de ses gestes, de sa relation à l’espace, à l’autre… et ce qu’il va accomplir sur la scène doit être en accord avec tout cela pour qu’il y ait adéquation entre sa gestuelle, ses postures, et l’image sensible qu’il en a. L’acteur va donc construire son parcours en fonction des significations très intimes que ces actes vont avoir pour lui, et moi j’analyse la lisibilité que cela offre. Mais la lecture émotionnelle que j’ai n’est pas forcément celle de l’acteur ! Quand on passe ces parcours au crible des données que l’on a posées en amont, il arrive que certains détails fassent hiatus, et l’on est alors amené à réajuster les options de départ. Le résultat final est une rencontre, une synthèse de ces différents niveaux dramaturgiques qui se complètent et s’enrichissent les uns les autres.

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Vous avez dit tout à l’heure que vous étiez contre le réalisme des sentiments et que le théâtre était affaire de représentation. Cependant, vous ne bannissez pas les références réalistes – dans Salina tout du moins : l’on voit, sur la scène, des rochers, des simulacres de palmiers… et, au tout début, une bassine, du linge rougi…
Farid Paya :
La question n’est pas d’être réaliste ou de ne pas l’être ; il s’agit simplement de ne pas égarer le spectateur et de lui donner très vite les bons codes pour décrypter ce qu’il va voir. Quand un metteur en scène délire trop et omet de fournir ces codes, on ne comprend pas sa démarche – et l’on s’ennuie. Salina évoque, sinon l’Afrique proprement dite du moins le désert – aucune indication précise de lieu ou d’époque n’est donnée, le texte procède par suggestion – mais la pièce démarre de façon très réaliste : Mama Melita vient demander à Salina de l’aider à laver le linge ; la jeune fille découvre alors les traces ensanglantées et que les femmes ont des règles. Le texte ne commence à s’écarter du réalisme que bien plus tard – quand Mama Melita dit « alors je suis morte » et entame un long récitatif ; de là, le texte de Laurent Gaudé prend peu à peu la tangente. Malgré mes convictions, il m’aurait été très difficile de renoncer à tout objet scénique et d’éliminer les éléments réalistes du début – la bassine, les étoffes rougies – sans perdre le spectateur. Il fallait toutefois le guider vers une dimension plus onirique, plus fantastique, et ce dès la première scène. J’ai donc imaginé de faire danser les jeunes filles, pour que l’on sente tout de suite que le corps était en jeu. Au fil du spectacle, on s’avance vers des situations corporelles et physiologiques qui sollicitent de plus en plus l’imaginaire. Je retrouvai ainsi ce que je tiens à montrer dans mes mises en scène : un plateau où le décor est secondaire et l’espace sculpté par les déplacements, les postures corporelles et les costumes des acteurs. Je pense que le décor encombre, qu’il impose un visuel et, par là, court-circuite l’imaginaire ; au point qu’il m’est arrivé de monter des pièces sur une scène entièrement nue.
 
J’ai vu, dans le calendrier de la saison en cours, que vous proposiez des ateliers théâtraux. Pourriez-vous donner quelques détails à leur sujet ?
Ayant moi-même bénéficié d’enseignements divers, je trouve primordial de transmettre à mon tour les fruits du travail technique que nous développons au sein de notre compagnie, qui repose sur des apports venus d’autres pratiques théâtrales et des recherches constantes. L’article premier de la Convention qui nous lie à l’État définit d’ailleurs le Lierre comme « une compagnie de recherche, de création et de pédagogie ». Ces ateliers s’inscrivent donc dans notre vocation aussi bien que le mélange des arts et les métissages culturels que nous prônons. La pédagogie se fait ici, mais également à l’étranger. Aloual, Pascal Arbeille ou moi-même sommes souvent invités hors de France pour présenter notre méthode de travail ; c’est toujours interessant d’observer ce que deviennent nos approches au contact d’autres cultures. Mais l’on se rend vite compte que certains types d’exercices sont universels et transcendent les frontières : que l’on soit en Iran, en France, en Italie… ils déclenchent des réactions physiologiques identiques. Ce qui n’est pas surprenant : quelle que soit la nationalité, le corps humain reste fondamentalement le même – c’est la culture qui nous différencie. Notre travail strictement corporel fait appel à des bases universelles, tandis que des éléments comme les costumes, la gestuelle… etc. seront inspirés par des données culturelles – et donc variables d’un pays à l’autre. C’est ce brassage constant d’universaux et de spécificités culturelles qui me passionne.
Afin de pérenniser cela, je suis en train d’écrire un livre – presque terminé, d’ailleurs – sur la technique du Lierre. J’ai bien envie de l’intituler Une science du concret, parce que c’est la dimension concrète du travail théâtral qui m’intéresse – qu’est-ce que ça veut dire, corporellement parlant, « avoir une respiration ample », « se lever », « marcher », « tomber »… quelle émotion va produire le geste… On se rend compte, dès qu’on est dans l’acte, que le corps, lui, connaît la réponse ; le corps sait des choses par rapport à la chute, à la respiration, à la marche… dont nous n’avons pas conscience. Mais Une science du concret est déjà un titre de Claude Lévi-Strauss… Je pourrais néanmoins le conserver, en guise d’hommage à ce grand anthropologue qui a su étudier les peuples de manière très concrète et sans se livrer à des spéculations abusives.

Comment se déroulent ces ateliers ?
Nous proposons deux types d’ateliers. Il y a d’une part ceux qui sont ouverts à tous – animés par Aloual et Pascal Arbeille, ils ont lieu tous les samedis et se finalisent régulièrement par un spectacle – et d’autre part des sessions d’une semaine destinées aux professionnels ou à des gens qui sont en passe de le devenir. C’est très important pour moi de m’adresser, à travers ces ateliers, autant au tout-public qu’aux professionnels : si j’ai à cœur de transmettre à d’autres gens de théâtre ce que nous pratiquons au Lierre, je trouve aussi qu’il faudrait développer le théâtre amateur. Le travail dramatique devrait être facilement accessible à tous ceux qui veulent le pratiquer ; il permet d’accéder à une solidité intérieure, d’améliorer la manière dont on entre en relation avec les autres… et quel que soit le métier que l’on exerce, il peut apporter beaucoup. Par exemple, des enseignants ont compris, à l’issue d’un stage, pourquoi ils étaient souvent aphones : ils ne savant pas placer leur voix alors même qu’ils doivent parler tout au long de la journée ! Ils étaient outrés que l’on fasse passer le CAPES sans apprendre à placer la voix…
Et il ne faut pas oublier non plus que ces ateliers éveillent l’intérêt des participants pour le théâtre, aident à les rendre curieux et exigeants – ce sont autant de spectateurs potentiels pour les spectacles des professionnels. Malgré tout, nos gouvernants continuent à mépriser le théâtre amateur et à considérer que le théâtre ne peut être que l’affaire d’une poignée de professionnels – qu’ils traitent fort mal au demeurant. C’est une attitude scandaleuse, et cela me met dans des colères noires !

 

Voici un petit abrégé des prochaines manifestations proposées par le Théâtre du Lierre – pour plus de détails vous pouvez bien sûr vous rendre sur le site web du Lierre, mais le mieux est encore, si vous en avez la possibilité, d’aller faire un tour sur place… Une fois que vous aurez mis le pied dans le hall, et humé l’atmosphère du lieu, nul doute que le Lierre se sera définitivement accroché à votre cœur… 

 

THÉÂTRE
Jusqu’au samedi 17 mars :
Salina de Laurent Gaudé – Mise en scène de Farid Paya.
RENCONTRES / DÉBATS
(entrée libre)
Samedi 10 mars à partir de 17 h, dans le hall du théâtre :
Parcours de femmes – organisé par le Théâtre du Lierre et le groupe de « Tout en Troc » de la CAF Chevaleret.
DANSE / THÉÂTRE
Du vendredi 23 mars au dimanche 15 avril :
Miroirs de l’âme – Création 2007. Compagnie « à fleur de peau » – Chorégraphie de Denise Namura et Michael Bugdahn.

 

 

ARTS MÊLÉS
– samedi 28 et dimanche 29 avril :
Plans d’avril – Festival d’arts éclectiques. Direction artistique : Marina Tullio.
– Lundi 7 mai :
(Participation aux frais : 3 €)
Rencontres Amatreize – 4e édition. Dix associations du quartier présenteront leur regard sur le thème du voyage.
RENCONTRES / DÉBATS
(entrée libre)
– Jeudi 10 mai :
Soirée anniversaire de l’abolition de l’esclavage.
– Samedi 12 mai à 19 h 30 :
(Participation aux frais : 5 €)
Festival de danse 7 AU LIERRE : Sur le Seuil… – Le festival se déroulera en deux temps, du 2 au 5 avril 2007 à Jussieu, puis le 12 mai au Théâtre du Lierre et sera ponctué de conférences dansées, de stages de danse, d’ateliers croisés, de répétitions et de représentations. 
MUSIQUE CONTEMPORAINE
– Du mercredi 23 mai au samedi 2 juin :
Carte Blanche à l’ensemble Fa7 – direction artistique de Sylvain Frydman ; 5 spectacles seront présentés :
* Mercredi 23, jeudi 24, vendredi 25 mai :
L’histoire du soldat – Conte musical.
* Samedi 26 et dimanche 27 mai :
Mosaïques – Spectacle jeune public à partir de 6 ans.
* Mercredi 30 et jeudi 31 mai :
Puis ce fut la mer… – Opus en triptyque pour voix, viole de gambe, et petit ensemble instrumental.
* Vendredi 1er juin :
P(l)ages – Un concert-traversée de l’œuvre musicale de Jacques Rebotier.
* Samedi 2 juin :
Deux Visages de Jacques Rebotier.
DANSE CONTEMPORAINE
– du mercredi 13 au samedi 16 juin :
François et la forêt – Création 2007. Compagnie « Les petits endroits du corps » ; chorégraphie de Santiago Sempere.
– pour clôturer la saison :
Rencontres chorégraphiques – Japon, 4e édition.

 

   
 

Entretien réalisé par isabelle roche le 15 février 2007 dans le hall du Théâtre du Lierre – 22 rue du Chevaleret – 75013 PARIS

 
     

Commentaires fermés sur Entretien 2 avec Farid Paya (Théâtre du Lierre/Salina)

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Entretien 1 avec Farid Paya (Théâtre du Lierre/Salina)

A la rencontre de Farid Paya, fervent adpete des mélanges culturels et qui prône un théâtre absolument beau

Le 4 février dernier, j’allai au Théâtre du Lierre pour assister à une représentation de Salina, de Laurent Gaudé. C’était ma première viste et, en peu de temps, j’avais été charmée ; avant que j’entre dans la salle de représentation, quelque chose d’indéfinissable mais de tiède et qui me faisait sourire sans raison avait commencé de courir sous ma peau. Puis, à l’entracte, le sentiment se précisa : il règne là une chaleur réconfortante, dans laquelle on se sent bien, indépendamment du bonheur – ou de la perplexité – que l’on aura éprouvé pendant le spectacle.
Il fallait décidément que j’en sache plus sur ce théâtre et sur son directeur-metteur en scène, Farid Paya… Il répondit à ma demande d’interview avec une extrême gentillesse, et l’entretien dura presque deux heures – ce qui en dit long sur la façon dont Farid Paya comprend les mots « générosité » et « disponibilité »… Je découvrais un homme de conviction, qui ne mâche pas ses mots, sait à merveille poser sa voix pour énoncer avec vigueur – mais sans assommer… – les mots qui lui paraissent essentiels et qui, enfin, ne marchande ni son temps ni son énergie pour s’ouvrir aux autres, transmettre sa conception du théâtre, de l’art et, par là, d’une certaine humanité.

Qui êtes-vous ? Comment a commencé votre histoire avec le théâtre ?
Farid Paya :
Je m’appelle Farid Paya, je suis moitié iranien moitié français ; je suis né en Iran, où j’ai passé mon enfance et mon adolescence. Puis je suis venu en France à l’âge de 17 ans. J’ai eu la chance de pouvoir faire du théâtre très jeune, en Iran, mais sans trop savoir ce que c’était. Quand je suis arrivé en France, j’ai voulu prendre des cours d’art dramatique mais je ne parvenais pas à trouver d’école qui me convienne ; je partais en courant au bout de deux jours ! Jusqu’à ce que je découvre l’enseignement de Jacques Lecoq*. Avec lui, on partait du corps, et l’on devait suivre une discipline très rigoureuse, très précise – et c’était exactement cela qu’il me fallait : un travail qui parte du corps. Cette importance accordée au corps me vient de mes origines orientales : l’Orient est beaucoup plus versé que l’Occident dans le travail corporel, contrairement à ce que pourrait laisser penser le voile des femmes… d’ailleurs, je trouve que les Orientales, malgré le voile, ont un corps plus libre que les Occidentales – et cela vaut pour les hommes aussi. Il n’y a pas autant de retenue dans le contact physique qu’en Occident ; on se touche plus facilement, on se regarde davantage dans les yeux…
Il y avait toutefois quelque chose qui me manquait dans l’enseignement de Lecoq : avec lui on ne travaille pas la voix ni le chant ; cela m’a surpris car je venais d’un pays où le chant a une importance capitale. C’est pourquoi, dès que la Compagnie du Lierre a été créée, nous avons développé avec Anne-Laure Poulain – qui est une très grande amie et l’une des fondatrices de la Compagnie – un module complet de travail de la voix pour les acteurs. Nous considérons en effet que la voix est un geste du corps. Pour que la voix sorte, il faut respirer, solliciter plusieurs muscles, avoir une bonne assise au sol ; il faut que tout l’appareil buccal fonctionne… bref, la voix, c’est du corporel. Mais le travail vocal ne se limite pas au chant : nous sommes aussi très attentifs à la bonne phonation du français. Un texte doit être dit, articulé correctement ; je ne déteste rient tant qu’aller au théâtre et ne pas entendre ce que disent les acteurs…
Le théâtre qui se pratique au Lierre repose donc sur un ensemble de techniques qui sollicitent le corps, la voix, et qui apprennent à dire les textes. C’est un théâtre d’équipe, où chacun contribue à entretenir et à transmettre ces techniques. Il y a certes des mouvements au sein de cette équipe – des gens partent, d’autres arrivent, certains reviennent… mais il subsiste toujours un groupe qui fait vivre et évoluer cette approche du théâtre.

Pourquoi avez-vous appelé votre
compagnie Le Lierre ?

À l’origine nous voulions tout simplement évoquer la ténacité : « Je m’accroche ou je meurs. » Puis nous avons peu à peu découvert d’autres significations, d’autres symboles qui se recoupaient et entraient en résonance avec nos convictions artistiques, avec ce que nous avions envie de défendre au sein de notre compagnie – par exemple, le lierre est la plante de Dyonysos, le dieu tutélaire du théâtre ; en persan, « lierre » se dit eshghe, un dérivé de eshgh qui veut dire « amour » ; en médecine chinoise, le lierre est utilisé pour soigner de très nombreuses maladies, et en Occident, au Moyen Âge, c’était un remède contre la folie ; aux États-Unis, les douze plus grandes universités (Harvard, Princeton, le M.I.T… etc.) sont regroupées sous l’appellation The Ivy League, La Ligue du Lierre. Et si l’on veut aller jusqu’aux extrapolations un peu excessives, on verra qu’en verlan, « lierre » fait « relié »… Où que nous cherchions, nous n’avons rien trouvé jusqu’à maintenant qui aille à l’encontre des principes qui nous guident.

Depuis quand êtes-vous intallés dans cet ancien hangar de la SNCF, où l’on réparait les locomotives ?
Nous nous sommes établis ici il y a 25 ans. Je démarrais tout juste à l’époque, et n’avais encore monté que deux spectacles, mais j’avais très envie d’avoir mon propre théâtre. À ce propos, je tiens à préciser que nous avons signé une convention avec l’État il y a une quinzaine d’années qui nous reconnaît comme une « compagine possédant un théâtre », ce qui est très différent d’une « compagnie accueillie par un théâtre ».
Cette envie de posséder un théâtre m’est venue de quelques expériences malheureuses… J’ai d’abord eu le sentiment consternant – je dis cela sans détour – d’être considéré comme de la camelote donnée en pâture à des cochons payants par les gens qui dirigeaient les salles où j’ai présenté mes deux premiers spectacles. Et en tant que spectateur, j’ai été traité de façon tout aussi désolante à l’Odéon – je dis bien à l’Odéon ! Je venais d’assister au concert d’un ami, qui est sans aucun doute le plus grand compositeur iranien actuel. Mais à la fin du spectacle – qui avait été magnifique – quand j’ai voulu attendre cet ami, on m’a tout bonnement fichu à la porte en arguant qu’il fallait fermer la salle ! « Allez donc le rejoindre à la sortie des artistes », m’a-t-on dit… Il pleuvait à verse, et nous nous sommes retrouvés tous les deux sous la pluie à errer en quête d’un café pour pouvoir nous mettre à l’abri, boire un verre et discuter tranquillement… Un tel manque d’égards me sidère – et je pourrais hélas multiplier les exemples comme celui-ci.
D’où un désir né très vite de disposer de mon propre théâtre, qui ne serait pas seulement une salle de représentation mais un vrai lieu de vie. Et puis j’étais très curieux de savoir pour qui je jouais, de rencontrer les sepctateurs et de pouvoir discuter avec eux – je ne parle jamais du « public » mais des « spectateurs » : on ne joue pas pour une masse, mais pour des gens. À la fin de chaque représentation, ceux qui le souhaitent peuvent attendre les acteurs et parler avec eux de ce qu’ils ont vu, les interroger, leur faire part de ce qu’ils ont éprouvé… La durée de Salina est telle que la plupart des gens s’en vont assez rapidement, mais lorsque les spectacles sont plus courts, il est très fréquent que des spectateurs restent jusqu’à trois quarts d’heure une heure avec nous. Au fil du temps, il y a une sorte de « fil de conversation » qui se tisse avec les habitués ; une amitié vraie, intime, s’est même nouée avec certains d’entre eux. Et les liens s’établissent aussi entre les spectateurs, qui viennent passer un moment au bar à grignotter ou à boire un verre : ils savent qu’ils peuvent ne pas venir uniquement pour le spectacle ; c’est une atmosphère conviviale à laquelle je tiens énormément.

À l’occasion de Salina, vous avez mis l’espace d’accueil à profit pour exposer des toiles de Sylvie Pastoural. Est-ce une habitude, au Théâtre du Lierre, de mêler ainsi les arts ?
Notre approche du théâtre repose déjà sur les mélanges – insertion de musique et de chants dans les mises en scène, emprunts à d’autres cultures théâtrales… – il est donc logique que nous permettions à la peinture et au théâtre de se rencontrer ! Je suis consterné par cette séparation violente qu’on instaure, notamment en France, entre musique, théâtre, chant, littérature, arts plastiques… alors que pendant des millénaires l’espèce humaine a sans cesse jonglé avec tous ces modes d’expression – jusqu’à ce l’on se mette à séparer les choses. Ce n’est pas forcément négatif de se spécialiser dans un domaine très précis – dans le cas des sciences, la spécialisation permet d’aller plus loin dans la connaissance, mais il me semble que des séparations strictes ne sont pas pertinentes en ce qui concerne les beaux-arts.
Je pense que l’Homme d’aujourd’hui est fondamentalement le même qu’il y a dix mille ans : il se pose les mêmes questions essentielles, est en proie aux mêmes passions, aux mêmes désirs – et ce n’est pas parce que l’on dispose désormais de moyens technologiques très perfectionnés que l’on a beaucoup progressé du côté de ce qui fonde l’humanité…

Parlons encore un peu de ce bel espace de rencontres humaines et artistiques où nous sommes pour évoquer ce magnifique costume qui se dresse au-dessus de l’entrée de la salle. D’où vient-il ?
C’était le vêtement que portait Marc Lauras [le musicien de Salina  NdR] dans un de mes spectacles, Le Procès d’Oreste. Il jouait le rôle d’Ouranos, « le ciel étoilé » dans la mythologie grecque. Dans cette pièce, je prenais le contrepied d’Eschyle : au lieu qu’Oreste soit jugé par l’Aréopage, il desendait aux Enfers, encore vivant, pour y entendre son procès. Aux Enfers, il y avait un maître de cérémonie qui jouait du violoncelle, du gong, qui parfois disait quelques mots – et c’était « le ciel étoilé ». Ce costume était complété par une grande perruque bleue, et quand Marc était revêtu de cette tenue, il devenait un théâtre à lui tout seul (rires) !
Le Procès d’Oreste est un bon exemple de ces métissages culturels que nous aimons opérer dans nos spectacles : nous nous étions beaucoup inspirés du Nô japonais. C’était le théâtre qui m’avait paru le mieux adapté à mon intention : je voulais en effet faire parler les morts dans ma pièce – en dehors d’Oreste, tous les autres personnages sont des morts – mais sans que cela soit morbide. Nous avons travaillé en collaboration avec un authentique danseur de Nô, et le plateau ressemblait à celui d’un Nô. Quant aux costumes, sans être vraiment japonais, ils en portaient l’empreinte bien nette.

À voir ceux de Salina, on comprend que la tenue vestimentaire est une préoccupation très importante chez vous…
Oui, le costume est important ; c’est une extension du corps. Et c’est ce que l’on perçoit en premier lorsque l’acteur arrive sur scène. Avant même qu’il ouvre la bouche on le voit. On voit sa peau, et son vêtement. Donc celui-ci est essentiel. De plus, le costume participe de cette beauté que doit avoir le théâtre ; je pense que le théâtre doit être beau ; absolument beau. Il arrive que l’on montre des spectacles laids sous prétexte qu’ils ont vocation à exposer la laideur ambiante du monde. Mais c’est justement parce que le monde est laid qu’il faut offrir au spectateur, le temps de la représentation, un moment de beauté. Pour voir ce qui est laid, on n’a pas besoin du théâtre, il suffit d’aller dans des bidonvilles…

Comment avez-vous conçu les costumes de Salina ? Ils ne se réfèrent à aucune origine géoculturelle précise et semblent résulter d’un de ces mélanges qui vous sont chers…
En effet ; quand Jean-Pierre Capeyron et moi avons commencé à réfléchir aux costumes de Salina, nous nous sommes tout de suite dit qu’ils devaient être syncrétiques. Nous sommes tous les deux très curieux des coutumes, des mœurs des autres peuples, et nous avons l’un et l’autre une bibliothèque bien remplie d’ouvrages en tout genre concernant de nombreux pays, dans lesquels nous puisons les photos et les images qui vont nous inspirer. J’ai été conforté dans cette approche par Laurent Gaudé lui-même, qui m’a dit avoir été beaucoup aidé dans son écriture de Salina par le syncrétisme que Pasolini avait utilisé dans Médée. Or Pasolini est peut-être le cinéaste que je préfère…
Une fois arrêtée cette décision d’élaborer des costumes syncrétiques, nous avons décidé de partir de l’Abyssinie, qui est une sorte de carrefour entre le Moyen-Orient, le Maghreb et l’Afrique Noire, puis de laisser notre imaginaire vagabonder. Jean-Pierre et moi avons échangé des photos, des images, puis nous avons fait des croquis qui peu à peu se détachaient des documents d’origine, et nous avons continué jusqu’à ce que nous trouvions les costumes syncrétiques que nous voulions.

Comment avez-vous travaillé avec Laurent Gaudé ?
Lors des tout premiers contacts avec Laurent – nous ne nous tutoyions pas encore… – je lui avais proposé que l’on se voie pour parler de la mise en scène ; il m’a répondu « Sentez-vous libre ! Je vous fais confiance ». J’avais cependant envie de le connaître un peu mieux, et nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises. Nous avons beaucoup parlé, et j’ai réalisé que nous avions pas mal de points communs – sans cela, je n’aurais sans doute pas éprouvé une telle fascination pour Salina.
Laurent est quelqu’un de très humble, au point qu’il n’a même pas osé assister à une répétition de crainte de stresser les acteurs ! Il est tout de même venu les saluer trois jours avant la première, non sans m’avoir téléphoné au préalable… C’est la deuxième fois que je monte une pièce dont l’auteur est encore en vie. Et dans les deux cas l’auteur m’a laissé entièrement libre de travailler à ma guise. Est-ce une chance ou pas, je l’ignore…

Deux pièces contemporaines seulement… Est-ce à dire que vos préférences vont vers un théâtre plus ancien ?
Ce sont les textes ayant un substrat mythologique qui me fascinent et m’attirent – les grandes tragédies antiques évidemment mais aussi les textes épiques tels que L’Épopée de Gilgamesh, que j’ai montée l’année dernière. Ils sont intemporels – on ne sait pas précisément à quelle époque se déroule l’action d’Antigone, Sophocle ne le dit pas… – et offrent une grande lattitude à l’imaginaire, ce qui est très stimulant pour le metteur en scène ! Quel que soit le texte, qu’il s’agisse des tragédies de Sophocle ou de Sénèque, ou bien de L’Épopée de Gilgamesh, j’inclus toujours dans le spectacle de la danse, du chant, et de la musique. Parce que je ne conçois pas le théâtre sans ces éléments, mais aussi parce qu’une tragédie sans chant et sans danse perd son sens : elle devient une sorte de pensum intellectuel alors qu’à l’origine, elle était un genre populaire.
En dehors de ces grands textes mythiques, j’ai mis en scène des pièces que j’ai écrites – pareillement intemporelles, à forte dimension symbolique – et des canevas de spectacle, c’est-à-dire des « pièces » dont l’histoire n’est pas racontée à travers des suites de répliques mais uniquement par le mouvement, la gestuelle des acteurs, et le chant. Sont inclus de temps en temps des passages parlés mais en langage imaginaire. Le premier canevas de ce type s’intitulait L’Opéra nomade. Il y avait six acteurs dont chacun représentait l’une des figures possibles d’un nomadisme citadin d’aujourd’hui : un baba cool avec ses rollers, deux forains… etc. Ces gens-là se rencontraient dans une sorte d’espace urbain indéfini ; au début, entre inconnus, il y avait des tensions, des luttes, puis ça allait vers la séduction – jusqu’à une petite histoire d’amour entre deux personnes. Puis venaient des jalousies, des couteaux sortaient, et finalement l’amitié triomphait. À la fin il fallait se quitter – un moment très douloureux.. Tout cela était joué sans texte, mais les spectateurs suivaient très bien ce qui se passait sur scène. Quand les situations sont bien campées, le texte n’est pas nécessaire ; les enjeux de l’histoire se comprennent par le biais de l’imaginaire.

C’était un spectacle proche du mime, non ?
Non, pour la bonne raison qu’il y avait de larges passages chantés, et quelques échanges parlés – en langage imaginaire, comme je l’ai dit, afin de conforter le spectateur dans cette idée que ce qu’il voyait pouvait être situé n’importe où. Quant au travail du corps, à la gestuelle, ils peuvent certes faire penser au mime, mais je préfère ne pas employer ce terme, que je trouve problématique parce qu’il peut très vite renvoyer à la notion de mimétique, et donc à un certain formalisme. Dans mes spectacles, le corps ne mime pas, mais il est particulièrement signifiant ; il travaille à se situer dans l’espace et dans une relation à l’autre. Or dans cette relation à l’autre, d’autres éléments que la posture ou le geste ont leur poids de signification, comme le timbre de la voix, ou les intonations. Par exemple, dans L’Opéra nomade, il y a un moment où deux personnes vont se taper dessus. Cette tension, cette charge d’agressivité est rendue tangible non seulement par des postures de corps mais également par des intonations de voix qui, même dans le chant, montrent de façon évidente qu’on est dans une situation conflictuelle.

Ce sont donc des spectacles qui sollicitent davantage l’instinct, l’imaginaire des spectateurs que leur intellect ?
On peut formuler les choses ainsi… Personnellement, je vais au théâtre pour rêver, pas pour recevoir une leçon – si je veux prendre une leçon, je me plonge dans un livre, ce ne sont pas les ouvrages pertinents qui manquent. Je n’aime pas le théâtre didactique, qui se pose en détenteur d’un savoir que le spectateur n’aurait pas – d’où mon affection pour la tragédie, qui soulève des questions mais n’apporte pas de réponses. Cela ne signife pas pour autant que j’apprécie les contenus creux ! Mais si je ne rêve pas, si mon imaginaire n’est pas sollicité alors je m’ennuie. Et comme j’aime rêver au théâtre, il est logique que, metteur en scène, je cherche à faire rêver le spectateur.

* Jacques Lecoq est l’auteur d’un livre intitulé Le Corps poétique (Actes Sud-Papiers coll. « Les Cahiers Théâtre/éducation », juin 1999, 170 p. – 14,00 €.) et son enseignement continue d’être dispensé dans l’école qui porte son nom, dont le site est accessible ici.

Pour lire la suite de l’entretien, par ici

   
 

Entretien réalisé par isabelle roche le 15 février 2007 dans le hall du Théâtre du Lierre – 22, rue du Chevaleret – 75013 PARIS

 
     
 

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Coma (Pierre Guyotat/Patrice Chéreau)

Le journal d’une longue maladie qui prend la forme d’une thérapie indispensable 

L a scène est vide, les murs noirs laissent apparaître les machineries qu’on sent superflues, ici. Le décor est criant d’absence, sur le grand plateau du théâtre de la ville. Seule une chaise, perdue dans le champ du large éclairage au bord duquel s’arrête. Pieds nus, texte en main, Patrice Chéreau aborde prudemment mais physiquement ce texte difficile, retraçant ligne à ligne les expériences douloureuses de l’écriture, de la dépression, de l’internement, de l’incompréhension. Inspiré, habité, l’orateur s’installe dans le texte, visage fermé, imprégné. Chéreau incarne intérieurement ce texte, se montrant plastique et réactif, juste et percutant d’immobilité. La tronche renfrognée, l’allure parfois presque simiesque, il crache les paroles d’une voix spasmodique, sans réserve, avec une ferveur maniaque.

Le propos de Pierre Guyotat est fait de traits, de réflexions, de récits impromptus. Ce journal d’une longue maladie prend la forme d’une thérapie indispensable, d’un verbe qui impose son pouvoir salvateur. Aucun ornement. Aucun bruit. Aucun apprêt. On assiste à une profération – presque une projection physique – des mots. On pourra reprocher à l’orateur sa gestuelle répétitive et ostentible. Sauf à lui attribuer une teneur compulsive, elle sera jugée un peu exubérante. Reste un verbe épuré, précipité, finalement serti.
Une performance, sans conteste réussie, dans les limites du genre, celle du monologue introspectif. Il faut des épaules larges et frêles, comme celles de Chéreau, pour porter cette œuvre improbable, au charme nécessairement lointain, faites de bribes et de saillies, de dires péremptoires et d’intuitions à peine entredites, qui expriment la nécessité de l’instable, la force des essentielles faiblesses.

 christophe giolito

Coma
de Pierre Guyotat
Lecture-spectacle par Patrice Chéreau,
Mise en scène Thierry Thieû Niang

 
Au théâtre de la ville, les 13 et 17 septembre, 20h30
Théâtre de la ville, place du Chatelet, 75004 Location 01.42.74.22.77

Le texte de la pièce a paru au Mercure de France, 2006, rééd. Folio, 2007.

 

 

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Entretien 1 avec Hugo Marsan (Les jours heureux/La gare des faux départs)

Hugo Marsan dit avoir été dans sa jeunesse un lecteur purement émotif. Il est aujourd’hui un écrivain qui émeut. Dans ses livres et en parlant de son art

Que l’on trouve dans la bibliographie d’Hugo Marsan des titres comme Les jours heureuxsa dernière oeuvre, qui est aussi sa première pièce de théâtre, donnée en lecture à l’Hôtel de Massa en juin dernier – ou Place du bonheur ne signifie pas, bien au contraire, qu’il nous entretienne, dans ces textes, de joie pure ni même de bien-être. Il y a toujours de la souffrance, de la douleur ou, du moins, de la mélancolie sous-jacentes. Pourtant l’on ne décèlera nulle trace de pathos. Mais de l’émotion. De l’émotion vibrante qui jaillit des mots et des phrases comme l’étincelle entre deux silex frottés l’un contre l’autre.
Cette aptitude à faire sourdre l’émotion vient peut-être de ce qu’il fut, jeune, un « lecteur émotif ». Une attitude qu’il dit avoir dépassée aujourd’hui, sans quoi il ne serait sans doute pas devenu le critique que l’on sait. Mais lorsqu’il parle de son art, de son travail, de ses personnages… la vibration est là, à fleur de voix. Un mot, parfois, s’étrangle imperceptiblement ; ailleurs c’est un peu d’amertume qui pointe, les phrases s’infléchissent, la parole file. Un dévoilement s’opère…

Quel a été votre parcours d’écrivain ?
Hugo Marsan :
J’ai commencé à écrire très tard dans ma vie : contrairement à beaucoup de gens, je n’ai rien écrit pendant mon adolescence. Pas de poèmes, pas de lettres ni de nouvelles… rien. En revanche, j’étais un grand lecteur ; il faut dire que j’ai été très malade quand j’étais enfant, et je n’avais que la lecture pour me sauver. Ensuite, j’ai été un adolescent qui lisait pour se rassurer et surtout pour donner à sa vie plus d’ampleur qu’elle n’en avait. C’était une époque où j’étais très solitaire et les plus grandes satisfactions me venaient de l’imaginaire – en cela j’étais très différent de mes sœurs et de mon frère, qui ne sont pas du tout littéraires : ils avaient alors des raisons de vivre pratiques qui me faisaient défaut. Mais j’étais un lecteur purement émotif, qui cherchait dans ses lectures des réponses aux questions qu’il se posait – et de mon point de vue, ce n’est pas une lecture pertinente. Disons que c’est un premier niveau de lecture, et il s’épuise très vite, surtout en ce qui concerne les textes de fiction. J’ai pris conscience de cela bien plus tard, au cours de mes études de Lettres, en découvrant le Structuralisme, cette théorie qui décrypte les textes grâce à des réseaux de compréhension. On notera au passage que ces réseaux n’opèrent que chez les grands écrivains… Cela ne signifie pas que ces derniers savent qu’ils appliquent des règles en écrivant, mais que leurs écrits, du fait même du savoir-faire et du talent de leurs auteurs, peuvent être analysés selon les principes établis par les structuralistes. À travers ces principes, j’ai pu comprendre la technique de l’écriture, son fonctionnement, et mon approche de la lecture en a été changée du tout au tout.
Mais je n’avais pas encore envie d’écrire… mes préoccupations d’alors étaient presque exclusivement tournées vers ma vie affective et amoureuse. Puis, aux environs de 40 ans, j’ai réalisé que la vie ne m’apporterait jamais le bonheur – le bonheur, ce n’est rien d’autre qu’un mot qui circule dans les romans et qui s’effrite au contact de la réalité. À ce moment-là j’allais très mal, j’ai même traversé une période suicidaire. Un déclic s’est produit quand j’ai lu dans un journal une annonce pour un concours de nouvelles. J’ai décidé d’y participer – alors que je n’avais encore rien écrit, je tiens à le répéter ! J’ai écrit ma nouvelle en un week-end – la date limite d’envoi des textes était fixée au lundi qui suivait, je l’ai donc postée in extremis… Et j’ai eu le premier prix. J’ai d’ailleurs reçu une lettre très enthousiaste qui me précisait que mon texte avait recueilli la quasi-unanimité du jury. Ce prix a été décisif pour moi : il m’a prouvé que des gens qui ne savaient rien de moi pouvaient être intéressés par mon écriture – et donc que j’avais dépassé le stade de l’écriture « à usage personnel », celle qui n’est qu’une simili-analyse. Je fus ainsi conforté dans l’idée que je pouvais écrire et, à la suite de ce concours, je me suis lancé dans la rédaction de mon premier roman. Même s’il a été publié dans des conditions désastreuses, ce manuscrit qui devient un livre est une étape d’une extrême importance : le texte existe alors matériellement en dehors de celui qui l’a écrit, il commence une « vraie vie » – et j’avais connu un avant-goût de cela lorsque ma nouvelle primée avait été imprimée dans une revue.
À partir de là j’ai pris très au sérieux le fait d’écrire, j’ai travaillé, réfléchi à l’écriture – et je peux dire que c’est à ce moment-là que je suis véritablement devenu écrivain. Romancier serait d’ailleurs un terme mieux approprié : c’est la fiction qui me passionne par-dessus tout, d’autant que j’ai l’imagination très fertile… J’ai certes écrit des essais, mais c’étaient des ouvrages de commande qui, à mes yeux, n’ont aucun intérêt sur le plan littéraire. Le premier portait sur l’homosexualité masculine ; je l’ai écrit à une époque où je pensais qu’il était indispensable de témoigner sur ce sujet. Le second ouvrage avait trait au SIDA ; il est sorti au moment où la maladie commençait d’émerger et je considérais qu’il était de mon devoir d’aborder ce problème. Mais ces livres n’ont eu de pertinence qu’au moment de leur parution, et sont aujourd’hui périmés.

Vous disiez que votre imagination était très fertile ; est-ce à dire que vous avez la plume facile et prolifique ?
Non, pas du tout ! Il est vrai que je ne manque pas d’idées de romans ou de nouvelles – j’en aurais même trop, à tel point que je doute d’être en mesure, physiquement s’entend, de transformer toute cette matière en récits ! En fait, je mène une vie double : à côté d’une existence pratique, commune à tout un chacun, je vis continuellement dans l’imaginaire, des histoires naissent sans cesse dans ma tête et j’ai des carnets entiers remplis de notes – « idée de roman », « idée de nouvelle »… Mais l’idée en elle-même n’est rien ; une fois formulée, il faut travailler – et ce travail de fabrication, de mise en oeuvre me passionne au plus haut point : bâtir des personnages, élaborer la structure de l’histoire, mettre en place les dialogues… C’est cette « machinerie » qui m’intéresse, et je pense que c’est cela qui me permet d’avoir un regard pertinent sur les œuvres d’autrui et fait de moi un bon critique.
Tout cela pour dire que je n’écris pas sous l’emprise de l’exaltation ; le premier jet est d’ailleurs excessivement douloureux et je ne saurais trouver meilleure comparaison qu’une expulsion de viscères. Ce n’est qu’au stade des relectures, des corrections de détails que le travail devient non seulement intéressant mais jouissif. Mais commencer un roman ou une nouvelle tient de la torture. Et il y a un cap très difficile à passer avant que la tâche devienne vraiment plaisante. En tout cas, je ne me définirais pas comme un auteur « inspiré » : j’ai peut-être beaucoup d’idées mais je ne dirais pas pour autant que les Muses descendent me visiter le soir pour me combler de leurs bienfaits !

Lorsque, après le premier jet, vous entamez ce travail de révision, avez-vous le sentiment de vous dédoubler, de redevenir le critique que vous êtes par ailleurs – avec, peut-être, un regard structuraliste ?
Le critique intervient bien après ; le travail de révision appartient encore au temps de l’écriture. Un déchirement exaltant, parce que je sais que je vais écrire des choses qui un jour vont me revenir dans la figure. Depuis quelque temps, j’écris des choses prémonitoires – la vie me met régulièrement dans des situations que j’ai décrites auparavant dans mes romans. Je suis sûr que ces choses sont déjà prêtes en moi, depuis longtemps, et qu’il y a des raisons pour qu’elles se manifestent à tel ou tel moment. Et il me semble toujours que ce que je dis dans mes livres sera d’une façon ou d’une autre confirmé par la vie.

C’est plutôt angoissant, non ?
Oui, très angoissant, mais bénéfique. J’ai expérimenté ce phénomène de prémonition avec La Gare des faux départs : trois mois après avoir écrit le livre, j’ai effectivement connu ce que j’y avais imaginé – la rupture, le chagrin d’amour… La même chose s’est produite avec Véréna et les hommes. Et maintenant que je viens de terminer ma pièce de théâtre, je dois avouer que j’ai peur : il y est question d’un personnage qui se suicide. Mais ce suicide est peut-être à entendre au sens figuré, si je puis dire ; comme un signe m’avertissant que j’en ai fini avec la période assez longue de ma vie privée à laquelle se réfère la pièce. D’ailleurs, quand j’en ai parlé à la personne qui est liée à cette période, elle m’a dit qu’elle ne se sentait nullement suicidaire – et là-dessus, on a ri. Comme quoi j’ai tout de même des amis qui comprennent l’écrivain ; ils mesurent ce que le travail d’écriture suppose comme mise à distance et savent se situer au niveau de la création littéraire…
Je n’ai ce sentiment d’écrire des choses prémonitoires qu’avec les romans, pas avec les nouvelles. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit toujours de situations et de personnages imaginaires, mais quand j’écris une nouvelle, je demeure assez extérieur à ce que je raconte. Tandis qu’il y a toujours un moment où le roman va me rattraper, c’est-à-dire qu’il va m’imposer des choses, comme de mettre en scène des personnages dont, au premier abord, je me demande ce qu’ils font là – je ne comprends pas bien leur présence. Puis, ensuite, je réalise qu’ils sont venus m’avertir…
Comme je vous le disais tout à l’heure, je vis en permanence dans le rêve, et dans une solitude où je me sens bien – pas heureux mais bien. Hors de cela, ma vie quotidienne est extrêmement banale, et je crois que j’écris des romans pour doubler ma vie, lui donner de l’ampleur. Vous vous rendez compte de la chance que nous nous donnons, nous autres romanciers ? Nous créons des personnages, des destinées, des univers, des intrigues… la fiction est un formidable supplément à la vie de tous les jours ! D’ailleurs, j’évolue dans la fiction pure ; je ne me situe pas du tout dans la lignée de ces écrivains qui ne parlent que d’eux-mêmes, une sorte de quotidien prétentieux… Ils ont beau prétendre écrire des romans, je ne parviens pas à les considérer comme des romanciers.

Parler de soi est en effet un sujet promis à un épuisement assez rapide…
Oui, mais ça plaît. Il faut être honnête et reconnaître que tous ces ouvrages qui relèvent de la confession, de la confidence, attirent beaucoup de lecteurs parce qu’ils ont l’impression qu’on leur parle d’eux. Mais il y aura toujours quelque chose de factice dans ces livres-là : quand on choisit de parler de soi, on ne dit jamais toute la vérité, on se montre tel qu’on a envie d’être perçu, on se réhabilite. En définitive, il y a tricherie. Et parler de soi de cette façon ne m’intéresse pas – bien sûr, je sais parfaitement qu’écrire un roman, une nouvelle, ça revient à parler de soi, mais je n’ai jamais en tête le projet de raconter ma vie quand je me lance dans la rédaction d’un récit – et s’il advient qu’à travers ce travail je sois averti de quelque chose, ou que des éléments de ma vie me deviennent compréhensibles, ce n’est qu’une conséquence fortuite. De toute façon, je n’écris jamais à propos d’un événement que je suis en train de vivre, ça m’est impossible. Mais lorsque le temps a passé, que l’événement en question – par exemple un grand amour – est terminé, l’écriture devient possible. Je pense que mon écriture repose sur l’effort qu’il faut fournir pour ranimer des choses mortes, et les rendre vivantes par le texte. Cette façon de procéder s’apparente à ce qu’a fait Proust – un écrivain que j’admire profondément.

Votre travail d’écrivain est donc une sorte de recherche permanente du temps perdu ?
Oui, on peut dire les choses ainsi. De mon point de vue, il n’y a pas écriture dans le simple fait de relater des choses que l’on vit. Le travail d’écriture gît dans l’effort que l’on accomplit pour rechercher puis restituer des choses disparues, révolues – c’est une tâche énorme, mais en dehors de laquelle, je le répète, il n’y a pas vraiment écriture. Cette restitution par l’écrit n’est possible que dans la distance ; c’est ce que je ne cesse de dire aux gens qui m’envoient des manuscrits : pour « écrire », il ne suffit pas de raconter du vivant.
Je vais vous citer un exemple personnel : les amours que j’ai vécues à 20 ans. Je sais intellectuellement – puisque l’être humain est doté de cette chose épouvantable qu’on appelle la mémoire – que c’est mort et en même temps que cela représente des moments d’une importance incommensurable : quand je les vivais, il n’y avait que cela qui comptait, les sentiments de l’un envers l’autre, l’attente, la souffrance, l’odeur de l’autre, le bonheur d’être ensemble… C’étaient des émotions d’une force extraordinaire, qui prenaient une ampleur terrible. Mais c’est fané désormais ; les émotions sont mortes. Et écrire tout cela suppose un travail non seulement de remémoration de ce qu’on a vécu mais aussi une recherche pour restituer au mieux, par les mots, le tissu de ces sensations que l’on a éprouvées. Là intervient le souci du mot, de la phrase justes qui vont recréer une lumière, un parfum, un état d’esprit… et grâce auxquels le lecteur aura vraiment l’impression d’être au cœur d’un moment intense et émotionnel. Il n’y a pas de « recette » pour écrire une phrase juste – la « bonne » phrase demeure un mystère de l’écriture : il y a des phrases complexes et construites avec tout l’art possible qui ne communiquent rien, et des phrases toutes simples qui vous offrent l’univers ! Je pense que la différence tient à cette énergie particulière issue de ce que j’appellerais la résurrection, la recréation. Une vérité qui n’a plus rien à voir avec l’ancienne réalité.
Ce travail de résurrection est extrêmement exigeant, et quand je m’y consacre, je vis dans un temps mort ; c’est-à-dire qu’en dehors des événements courants – sortir, dîner avec des amis… etc. – il ne se passe rien d’important dans ma vie. Et puis c’est une phase où je parle peu : je n’aime pas parler de ce que je suis en train d’écrire, et encore moins le montrer. Il y a des gens qui donnent à lire leurs textes dès qu’ils ont écrit trois pages, moi non. Ce n’est pas par scrupule de montrer quelque chose que j’estime inachevé, je pense simplement que personne ne peut comprendre ce travail en cours. Et puis il m’arrive de rester des mois sans rien faire…

Un peu comme une terre qu’on laisse en jachère afin qu’elle se régénère ?
Oui, exactement. Ça ne veut pas dire que je suis inactif, mais c’est une action inconsciente. En général, je me promène beaucoup, et au cours de ces promenades, j’emmagasine des choses – vues, pensées, imaginées, vécues… mais je n’écris pas, je ne tiens pas de journal et je ne m’efforce pas non plus de garder une trace écrite de quelque chose d’intéressant qui se serait produit pendant la journée. Si par exemple j’ai ressenti une émotion profonde en écoutant un morceau de musique, je ne vais pas essayer de la transcrire : je sais que si elle est importante et qu’elle doit être utile dans un roman ou une nouvelle, elle ressurgira au moment opportun, modifiée alors par ce travail de recréation dont je viens de parler.
Pendant ces périodes de non-écriture – qui peuvent durer des mois et des mois (je suis très flemmard…) – je me borne à des notations réduites au minimum : une « idée », un « thème » décrits en deux mots et c’est tout. Je n’ai pas à lutter contre une impulsion qui me pousserait à noircir des pages de notes sur le moment, c’est juste une question de flemme ! et puis ça me gâcherait le plaisir de mes promenades si je m’astreignais à noter ce que j’ai vu ou ressenti !
Il m’est arrivé de rester pendant un an sans écrire une ligne… Et puis un beau matin, c’est prêt – je veux dire que je suis dans un état physique très particulier et que les éléments essentiels du roman, ou de la nouvelle, sont là, disponibles, prêts à être écrits… Alors, je n’ai plus qu’à m’installer devant mon ordinateur ; s’ensuivent trois ou quatre heures quotidiennes d’un travail harassant, douloureux, mais authentique.

C’est une sorte de révélation, ce moment où vous vous sentez prêt à écrire ?
Ce n’est pas une révélation ; simplement je sais à l’intérieur de moi que tout est structuré, que j’ai compris comment je dois disposer l’intrigue pour aller au-delà du simple fait de raconter.

Êtes-vous un écrivain méthodique ?
Non, pas méthodique… je me comparerais plutôt à un médium : j’ai avec ma mémoire un rapport analogue à celui qu’entretiennent les médiums avec les esprits des morts. Pendant mes périodes d’oisiveté j’emmagasine énormément de choses – je ne sais ni ce qu’elles sont ni où elles me mènent exactement mais elles sont là. Puis quand j’entre en phase d’écriture, j’effectue, presque inconsciemment, un tri et un travail de mise en ordre – là, en effet, je procède avec méthode. Un roman n’est pas une photographie du réel… mais sa transfiguration.

Mais la réalité elle-même est un tri permanent : on sélectionne sans cesse et sans s’en rendre compte parmi la foule d’informations que l’on perçoit en même temps…
C’est justement pour cela qu’il me faut rester longtemps sans écrire : c’est pendant ces périodes de non-écriture que les choses s’ordonnent, se décantent. Parmi tous les éléments que j’ai pu glaner seuls ceux dont j’ai besoin pour le roman auquel je travaille vont resurgir tandis que d’autres seront éliminés à jamais. L’imagination n’est que la sélection hypertrophiée d’une forme de réalité.

A suivre…

   
 

Propos recueillis par isabelle roche  le 11 juillet 2005 au domicile de l’auteur.

 
     

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Tout est bien qui finit bien (Shakespeare/Pierre Beffeyte)

Le ridicule confine à la bouffonnerie généralisée

Le décor est constitué de quelques meubles de styles classiques hétérogènes (Louis XV, Louis XVI) placés devant des toiles comportant des mises en perspective en trompe-l’œil. Dès les premières scènes, les acteurs viennent jeter leur répliques en les agrémentant de force mimiques, plaisanteries débridées. Des détails de costumes ou d’éléments de décoration (notamment d’échelle inadaptée) soulignent l’intention satirique du metteur en scène, qui tourne délibérément les dialogues en pitreries.

 Ses insertions dans le texte sont si nombreuses et si peu inspirées qu’elles ne confèrent aucune consistance à une pièce déjà fragile. L’illustration musicale hétéroclite (Julio Iglesias, Joe Dassin, Portishead) ne donne pas plus de trame au propos théâtral, incapable de soutenir l’attention qu’il ne cesse d’attirer.
L’intrigue est occultée par un flot de jeux farcesques qui semblent chercher en vain leur cohérence : on assiste à des scénettes de café-théâtre enchaînées sans intention lisible. Le ridicule confine à la bouffonnerie généralisée.

Une débauche de moyens ineptes, un assemblage d’enfantillages peu édifiants. Il est pathétique de voir les acteurs aux prises avec leur partition, s’évertuer démunis particulièrement dans les moments dramatiques. Rien ne porte l’attention, les personnages ne sont appréhendés qu’à travers leur expression supposée drôle.
Une farce sans consistance, dont on ne sauvera que quelques répliques (dignes) de Raymond Devos, bien portées par Romain Bouteille. L’humour de second ou troisième degré, sans doute recherché par Pierre Beffeyte, n’est pas atteint : il n’en reste qu’un rodéo insipide de pitreries.

c. giolito

Tout est bien qui finit bien
de William Shakespeare
Mise en scène et adaptation Pierre Beffeyte

Avec Rachel Arditi en alternance avec Alexandra Chouraqui
Romain Bouteille, Julia Duchaussoy, Sebastien Finck, Rene-Alban Fleury, Christophe Guillon, Emmanuel Guillon, Franck Lorrain, Estelle Simon, Benoit Soles en alternance avec Maxime d’Aboville, Chantal Trichet, Yvan Varco

Décor Jean-Martial Dubois
Costumes Audrey Losio

Au Théâtre 14, 20, avenue Marc Sangnier, 75014 du 15 mars au 30 avril 2011

Le texte de la pièce de Shakespeare (et non de l’adaptation) est publié par les éditions Gallimard (Coll. Folio) en 1996.

 

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Kean ou Désordre et génie (Alexandre Dumas/Frank Castorf)

La création, c’était pour hier

L’entrée en matière est statique : une scène de présentation classique, dans un salon singé de surartifices. Un décor peu engageant, d’une laideur avérée, constitué principalement d’un plan incliné imitant délibérément mal un espace vert, parfois jonché d’obstacles (croisillons et oxers). Des figurants aux comportements improbables, des cocasseries, des ruptures, des publicités incluses dans le texte, des confessions d’acteur faussement improvisées, des chansons façon rock-star, même un joli contre-jour, public éclairé à partir du fond de scène.
Tout est fait pour montrer de façon déjantée ce héros déjanté que constitue Kean, génial acteur de la scène londonienne du XIXe siècle. Mais rien ne prend. Le public – pour le moins clairsemé – rit quelquefois – il faut bien s’occuper – mais personne n’y croit vraiment. Bien sûr, ce n’est pas fait pour qu’on y croie. A preuve, les nombreux passages autoréférentiels, autant d’occasions de surjouer, de verser dans l’autodérision. Une trame extrêmement ténue, un propos à connotation vaguement sociale, des dénonciations de massacres, de simulacres…

Le propos est d’autant moins intéressant que l’argument en est sans cesse auto-explicité : le génie censé subir les affres de son succès, de ses propres délires. On voit bien qu’il doit s’agir de cultiver la dérision par l’auto-ironie. Mais l’autoréférence atteint vite ses limites, lorsqu’elle est à ce point répétitive et dénuée de toute intention constructive.
Heureusement, on vient avec ses préoccupations, ses passions. Car le théâtre n’a alors d’autre fonction que réunir des curieux soucieux de constater ensemble ce qui manque à se faire : ici, on n’a rien à dire et on le fait savoir, comme pour confirmer à l’envi que la création, c’était pour hier.

c. giolito

Kean ou Désordre et génie
comédie en cinq actes par Alexandre Dumas et Die Hamletmaschine par Heiner Müller

Mise en scène : Frank Castorf
Avec : Luise Berndt (la Louve Kitty), Steve Binetti (policier), Andreas Frakowiak (Pistol), Georg Friedrich (le prince de Galles), Michael Klobe (Salomon), Henry Krohmer (policier), Inka Löwendorf (la Louve Amanda), Silvia Rieger (lady Amy Mewill), Jorres Risse (lord Mewill), Mandy Rudski (Anna Demby), Alexander Scheer (Edmund Kean), Jeanette Spassova (la comtesse Koefeld), Axel Wandtke (le comte Koefeld), et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

Spectacle en allemand surtitré ; adaptation : Frank Castorf et Lothar Trolle ; scénographie : Hartmut Meyer ; costumes : Jana Findeklee et Joki Tewes ; lumière : Torsten König ; bande son, musique : Steve Binetti ; dramaturgie : Sebastian Kaiser ; traduction et surtitrage : Pascal Paul-Harang.

Production Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz. créé le 6 novembre 2008 à la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, Berlin du 9 au 15 avril, au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon (Päris).

 

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Les Joyeuses Commères de Windsor (Shakespeare/Andrés Lima)

Pas la peine d’y aller

Un chalet en bois en forme de taverne accueille le joyeux brouhaha d’une troupe de compères consciencieusement avinés. Jolie ambiance de fête : invectives, chants, théâtre de marionnettes, parodie de procès. Le choix est fait de séparer, dans un espace scénique d’abord clos, même si on l’ouvre peu à peu jusqu’à le faire disparaître (demeurent alors seulement la surface et la charpente de la taverne). Cela isole le champ de l’action enjouée du public.
Des arbres viennent se planter plus ou moins brutalement sur le sol, tombant du ciel, comme pour ouvrir le champ de la représentation : mais c’est aussi bien pour le plomber : ce n’est pas de la végétation qui apparaît, non plus qu’une structuration. Alors quoi ?

L’exagération des bouffonneries ne se révèle pas plus pertinente. Les acteurs investissent leur énergie dans la truculence et la pétulance des personnages, mais c’est à perte : on regarde, sans plus savoir ce que qu’ils fabriquent, animés d’une frénésie qui nous échappe.
Bien sûr, Les joyeuses commères de Windsor ne sont rien d’autre qu’une farce. Mais à donner trop d’ampleur, de geste aux facéties, on finit par en perdre le comique. A mobiliser des mimiques de troupier, des procédés de bande dessinée, voire de dessin animé, on en vient à éloigner définitivement le texte de la pièce au lieu de nous en faire percevoir l’humanité.

La pièce se termine comme elle a commencé : par un chœur festif et enjoué. A aucun moment l’attention n’aura été attirée ni sur l’intrigue certes bien légère, ni sur les personnages, chacun étant réduit à un caractère trop entier pour être intéressant.

c. giolito

Les Joyeuses Commères de Windsor
de William Shakespeare
Texte français de Jean-Michel Déprats et Jean-Pierre Richard
Mise en scène d’Andrés Lima.

Avec : 
Catherine Hiegel : Madame Pétule
Catherine Sauval : Madame Duflot
Thierry Hancisse : Messire Hughes
Evans Andrzej Seweryn : Docteur Caius
Cécile Brune : Madame Lepage
Bruno Raffaelli : Sir John Falstaff
Christian Blanc : Filou et Rugby
Alexandre Pavloff : Maigreux
Céline Samie : Simplette
Pierre Vial : Bardolph
Loïc Corbery : Fenton
Christian Cloarec : Falot
Bakary Sangaré : L’Aubergiste (en alternance)
Pierre Louis-Calixte : Pistolet
Serge Bagdassarian : M. Lepage
Benjamin Jungers : Robin
Stéphane Varupenne : L’Aubergiste (en alternance)
Christian Hecq : M. Duflot
Georgia Scalliet : Anne Lepage
Camille Blouet (élève comédienne de la Comédie-Française) : Johanna
Géraldine Roguez (élève comédienne de la Comédie-Française) : Roberta

En alternance du 5 décembre 2009 au 2 mai 2010. Matinées à 14h00, soirée à 20h30. Comédie-Française, Salle Richelieu.

 

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Œdipe (Philippe Adrien)

La mise en scène de Philippe Adiren pousse ici le syncrétisme aux limites de l’incohérence

Cela commence avec une savante disposition scénique, comme pour secouer les voiles d’une nativité mythique. Mais la belle alliance de la musique, des éclairages et des plaintes des acteurs ne dure pas : ce travail d’intention précieuse est vite trahi par le jeu intentionnellement décalé, surdémonstratif, grandguignolesque des acteurs. Le choix de mettre sur scène des acteurs handicapés se révèle improductif. Les déclamations ostensibles installent entre les dialogues et les spectateurs une distance délibérément infranchissable. Les dialogues semblent avoir tout oublié de Sophocle, pour se faire répliques attendues, dans une prétention explicite de vulgarisation aux relents de farce populiste. On pourrait s’occuper à autre chose pendant la représentation, si l’on n’avait auparavant pris soin de nous demander explicitement le respect du travail présenté…

Philippe Adrien, qui s’est pourtant illustré dans sa carrière dans de bonnes et sobres mises en scène de textes difficiles, semble désormais mûr pour réaliser des séries télévisées grand public. Il fait des choix sans cohérence, mêlant décor mystique, costumes heroïc fantasy, grimaces farcesques, cérémonies d’allure vaudou, bref une insulte à l’esthétique. Le syncrétisme est poussé devant nos yeux à ses dernières limites, celles de l’incohérence et des télescopages inopinés. Les confessions d’Œdipe apparaissent finalement dignes d’un intimisme psychologiste mêlé à des démonstrations de foire. Dès qu’un effet scénique paraîtrait efficace, comme quelque plainte du cœur ou quelque révélation faite par effraction, il est aussitôt désigné sur scène par un autre acteur, comme pour souligner la distance qui nous en sépare. Finalement, ce sont les vidéos projetées en fond de scène, ainsi que les fondus enchaînés qu’elles permettent, qui semblent dans ce spectacle les plus réussis, comme pour confirmer qu’on a bien atteint là la négation du théâtre.

Œdipe
d’après Œdipe roi et Œdipe à Colone de Sophocle
Texte français :
Bertrand Chauvet (adaptation Philippe Adrien, Vladimir Ant, Bertrand Chauvet).
Mise en scène :
Philippe Adrien
Scénographie :
Gérard Didier
Avec :
Vahid Abay, Vladimir Ant, Mylène Bonnet, Monica Campanys, Stéphane Dausse, Stéphane Guérin, Catherine Le Hénan, Bruno Netter, Jean-Luc Orofino, Bruno Ouzeau, Anne-Laure Poulain
Vidéo :
Lazlo Sébastien 
Musique :
Guédalia Tazartès
Costumes :
Elena Ant 
Lumière :
Pascal Sautelet

Visitez le site du Théâtre de la Tempête.

c. giolito

   
 

Du 13 janvier au 15 février 2009 au Théâtre de la Tempête – Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris.

 
     

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Je tremble (Joël Pommerat)

Tout cela ne fait pas encore une pièce…

Des tableaux baroques défilent dans un décor de music-hall, avec une intention ironique affichée. Un spectacle délibérément postmoderne ; des tranches de vie accumulées, non nécessairement reliées, jetées dans un décor d’apparat qui évoque le cirque, les dance-floor et le monde de la télévision. Un présentateur de pacotille guide le spectateur à coup d’invectives dans une quête de soi, de l’inanité de soi.
Les tableaux à thème sont présentés dans un désordre qui se veut certes savant, mais qui ne parvient pas à emporter l’adhésion. Les scènes de genre, les dialogues futiles, graves ou burlesques sont enchaînés sans qu’une intention globale parvienne à mobiliser l’attention. Au contraire, les scènes de cinéma projetées sur l’écran de fond de scène, celles qui sont jouées derrière, apparaissant comme floutées à travers cette paroi semi-opaque, le dialogue subtil entre les moments de l’action présentés sur le plateau, tout cela produit un effet de brouillage, de surexposition qui rend l’ensemble peu intelligible.

Décorum désuet, texte parfois surchargé, trame discontinue, mènent à des redondances qui laissent le spectateur sans rire et ne satisfont pas son intérêt théorique. Alors, que reste-t-il ? Un sens de la scène, une évidence des tableaux, une beauté des présences, des prouesses de composition scénique. Des lumières, des poses, des flashes et des postures. Tout cela ne fait pas encore une pièce. Joël Pommerat, à qui l’on reconnaît la vertu de savoir percer la légèreté de la profonde acuité de son regard, comme il l’a encore démontré l’ année dernière avec son Pinocchio donné à l’Odéon, s’est essayé à cultiver la profondeur en l’habillant de légèreté.
Cherchez l’erreur.

Cette fresque postmoderne d’allure pataphysique reste finalement un faux pas, que les acteurs servent pourtant vaillamment, occupant avec courage une soirée qu’on aurait pu aussi passer à réfléchir ou à rêver.


Je tremble

Écrit et mis en scène par Joël Pommerat
Avec :
Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Hervé Blanc, Lionel Codino, Ruth Olaizola, Jean-Claude Perrin, Marie Piemontese

NB – Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers. 

christophe giolito

 

   
 

Théâtre des Bouffes du Nord, du 23 septembre au 1er novembre 2008.

 
     

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Six personnages en quête d’auteur (Luigi Pirandello/Stéphane Braunschweig)

Le directeur de la Colline ouvre la saison de façon efficace et allègre

Le plateau, ouvert aux regards des spectateurs qui s’installent, est partagé en deux : blanc à gauche, noir à droite, espace où l’un lecteur semble travailler son texte. Il est rejoint par d’autres membres d’une troupe de comédiens. Leur propos développe d’abord des considérations sur le théâtre, propres à justifier leur pratique : rapport de la fiction au réel, fonction psychologique ou sociologique du théâtre, rôles respectifs du texte et du personnage. Ce prologue conduit au surgissement des « personnages », qui semblent faits pour illustrer les débats précédents : des acteurs se présentant comme n’ayant pas d’autre identité que celle de « personnages » envahissent la scène et captivent l’attention de la troupe. De la dispute de ces « personnages » nés sans spectacle naît une espèce de pièce qui saisit les acteurs au travail, eux aussi en mal de texte.
La mise en scène redouble le contraste entre les deux plans de l’action : celui des « personnages » prisonniers de leur rôle, celui des interprètes interrompus dans leur travail. Les uns s’imposent dans leur simplicité, projetant leur ombre sur le fond blanc, les autres se reflétant dans le miroir sombre qui constitue le fond de la partie obscure de la scène. Les « personnages », bien emmenés par Philippe Girard, ont tendance à surjouer, tandis que les autres se présentent de manière spontanée.

© Elisabeth Carecchio

La représentation se constitue au moment où, les interprètes adoptent le rôle des « personnages ». ces derniers se montrent attachés à leur identité de rôle au point de refuser d’être joués, ce qui donne lieu à quelques scènes cocasses venant agrémenter la teneur un peu théorique du propos. Stéphane Braunschweig a choisi d’adapter le texte de Pirandello en lui donnant des résonances contemporaines, introduisant des répliques évoquant les reality shows, internet, le « sofitel ». Il parvient aussi, par l’usage de la scène dans la scène, de différents artifices vidéos qui identifient les interventions de l’auteur, les évocations du passé, à fluidifier le texte parfois lourdement didactique de l’auteur italien.
Bien sûr, ces options sont contestables : ainsi de la figuration de l’imagination par une nébuleuse indistincte, ainsi de l’introduction de la discussion sur la post-dramaturgie, ainsi de la fin, surfaite, en forme d’ultime clin d’œil à/de Pirandello. Mais le spectacle est cohérent et réjouissant : il sollicite l’attention et la réflexion. Le directeur de la Colline a honoré son contrat, en ouvrant la saison de façon efficace et allègre.

christophe giolito

Six personnages en quête d’auteur
D’après Luigi Pirandello

adaptation, mise en scène et scénographie de Stéphane Braunschweig

avec Elsa Bouchain, Christophe Brault, Caroline Chaniolleau, Claude Duparfait, Philippe Girard, Anthony Jeanne, Maud Le Grévellec, Anne-Laure Tondu, Manuel Vallade, Emmanuel Vérité, avec la participation d’Annie Mercier

costumes Thibault Vancraenenbroeck lumière Marion Hewlett collaboration artistique Anne-Françoise Benhamou collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel son Xavier Jacquot vidéo Sébastien Marrey

assistantes à la mise en scène Pauline Ringeade et Catherine Umbdenstock

Production La Colline – théâtre national coproduction Festival d’Avignon La Colline, La Colline, 15 rue Malte-Brun Paris 20e, métro Gambetta, tel. 01 44 62 52 52 Grand Théâtre

du 05 Septembre 2012 au 07 Octobre 2012, durée 2h environ du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30

Le texte de la pièce a paru aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.

Théâtre national de Bretagne, Rennes du mercredi 10 au samedi 20 octobre 2012 La Filature, Scène nationale, Mulhouse du mercredi 24 au vendredi 26 octobre 2012 Théâtre de L’Archipel, scène nationale, Perpignan les jeudi 8 et vendredi 9 novembre 2012 Théâtre de la Cité, Théâtre national de Toulouse-Midi-Pyrénées (TNT) du mercredi 14 au vendredi 16 novembre 2012 Scène nationale de Sénart, Combs-la-Ville du jeudi 22 au samedi 24 novembre 2012 La Passerelle, Scène nationale, Saint-Brieuc mercredi 28 et jeudi 29 novembre 2012 Centre Dramatique National Orléans/Loiret/Centre du mercredi 5 au vendredi 7 décembre 2012 La Comédie de Valence, Centre dramatique national mercredi 12 et jeudi 13 décembre 2012 Centre dramatique national de Besançon et de Franche-Comté jeudi 20 et vendredi 21 décembre 2012 Théâtre Lorient, Centre dramatique national de Bretagne (CDDB) jeudi 10 et vendredi 11 janvier 2013 Théâtre de Caen du mercredi 16 au vendredi 18 janvier 2013

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Pippo Delbono, Mon théâtre

De beaux entretiens, libres et profonds, pour mieux pénétrer l’univers du metteur en scène Pippo Delbono

Pippo Delbono, dans ce livre – une libre suite d’entretiens tous aussi sincères que profonds – se révèle à nous avec la simplicité rare et la tendresse bonhomme qui sont les siennes, se montre tel qu’il est dans la vie, dans son théâtre – son théâtre si plein de son cœur, si plein de sa vie et de celles de tous les autres qu’il a pu rencontrer. C’est l’occasion agréable de découvrir un cœur à nu, sans pudeur ni violence, et une existence tracée aux marges, accoutumée aux limites, sans concession envers la sécurité ou la tranquillité commune.

Ce livre est beau comme un voyage, comme une rencontre dénuée de retenue – comme tous les voyages qu’il a pu faire, de la Bolivie à la Grèce, au Danemark… comme toutes les rencontres dont il s’est nourri avec ferveur toujours, même s’il sait être plein de prudence entière – la rencontre imprévue et improbable avec Bobò dans son asile, le refus premier de recevoir l’offrande de soi de Gustavo qui quitta l’Amérique du Sud pour suivre la troupe…

Nous voyons alors se confirmer cette impression ressentie face à la scène : son théâtre s’enracine véritablement dans les profondeurs énergiques de la vie, avec une force rare, et ici chaque anecdote aventure, événement, trouve toujours sa résonance dans la pratique de ce metteur en scène hors normes, ce théâtre qui puise dans les entrailles mêmes du réel, de l’existence, et extirpe sublimement des profondeurs quotidiennes de quoi montrer des images brutes et vitales – nécessaires.

De confidences en confidences, Pippo nous fait vivre son Pasolini, nous révèle sa douleur, nous repaît de sa sagesse… Car c’est un sage qui se livre – pas celui qui s’est retiré de la vie pour la considérer, mais un homme qui sait l’écouter et la discipliner, faire bruisser la mort et donner voix parmi les vivants – même si c’est la forme d’un hurlement – à tous ceux que le silence a trop longtemps détenus – les oubliés, les marginaux, comme les défunts.

Ce livre est une danse frémissante et joyeuse sur le sol indécis de l’existence, exécutée par un virtuose et chroniqueur fou alliant en lui la langue franche et nette d’un Rabelais à la lucidité rêveuse et baroque d’un Pasolini.

L’édition renferme des photos précieuses pour suivre le parcours poétique de Pippo Delbono, toujours fascinantes, mais au format ou à la disposition parfois malheureux.
Après un hommage exceptionnel au théâtre du Rond-Point, où cinq pièces ont été jouées – lire à ce propos nos chroniques concernant Il Silenzio, Esodo, Gente di plastica et Urlo – Pippo Delbono sera en tournée en province.

s. vigier

   
 

Pippo Delbono, Mon théâtre – Livre conçu et réalisé par Myriam Bloedé et Claudia Palazzolo, Actes Sud, coll. « Le temps du théâtre », février 2004, 224 p. – 22,00 €.

 
     
 

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Entretien avec Jean-Claude Grumberg, Mon père. Inventaire

Il faut écrire des livres qui permettent aux enfants de discuter, de décrypter le monde dans lequel ils vivent

Frédéric Grolleau : Il y a plusieurs manières de présenter Jean-Claude Grumberg. On peut lire les listes officielles de ses pièces de théâtre, de ses scenarii. Pour ma part j’aime beaucoup la présentation de vous qui est faite à la fin de la pièce pour jeunesse – mais que les adultes doivent lire ! – Marie des grenouilles (Actes Sud, coll. Heyokà) car elle révèle toutes les facettes qui vous caractérisent, ce qui n’est pas facile à faire tenir en 25 lignes, qui plus est lorsque celles-ci sont en forme de grenouille !

Ces dernières lignes renvoient à la spécificité de cette pièce de théâtre qui , outre le fait qu’elle a été écrite entre les deux tours des dernières élections présidentielles – ce qui n’est sans doute pas un hasard – , illustrent nombre des thèmes qui constituent le soubassement et le fondement de votre écriture. Nous en parlerons en compagnie de Jean-Claude Lallias, professeur à l’IUFM de Créteil, spécialiste de la question de l’enseignement du théâtre dans l’Education nationale et grand connaisseur de votre oeuvre.

Mais pour l’heure, dites-moi, Jean-Claude Grumberg, comment vous sentez-vous, vous auteur dramaturge réputé, qui fait paraître au Seuil un livre très important car c’est pour la première fois, sous cette forme-là, sous l’angle du récit, que vous y abordez la figure du  » père  » ? Pourquoi texte où vous affrontez, dans une prose autre que théâtrale, cette douloureuse question, qui est celle de la disparition de votre père ?

Jean-Claude Grumberg : Oui, vous avez tout à fait raison. Je me suis aperçu dernièrement que je parlais de ma mère, de mon frère, de toute cette famille que nous composions à trois, mais que je parlais très rarement de mon père, sinon sous le vocable : déporté. C’était  » un déporté  » parmi d’autres. Petit à petit je me suis aperçu qu’il y avait d’un côté la déportation et d’un autre côté une forme d’oubli : je n’ai pas essayé de connaître cet homme, je me suis contenté de constater qu’il n’était plus là. Ensuite qu’il avait été classé  » disparu « . Ensuite, qu’il a fait l’objet d’un acte de décès car ma mère pensait qu’avec un tel document elle pourrait toucher une pension, ce qui n’a jamais été le cas.

Mais vous savez : on parle toujours de soi et en même temps des autres. Les veuves de déportés ont toutes reçu au même moment un acte de décès avec marqué : mort à Drancy. Dans ce livre au Seuil je raconte donc comment au fur et à mesure je me suis mis à lire, avec une sorte de clef, les papiers qu’on nous avait donnés concernant la disparition de mon père. En cherchant ce qu’on déguisait, ce qu’on repoussait. Les autorités faisaient le même travail que moi : mettre à distance. J’ai commencé à écrire des textes non théâtraux sur ce sujet depuis les années 80 jusqu’à nos jours, une bonne partie est réunie dans ce livre. L’objectif était de rassembler tout ce que je savais sur mon père, mais sans faire d’enquête auprès de la famille, simplement en m’arrangeant avec ce que j’avais sous la main.

F. G. : Pourquoi un livre au lieu de passer par le détour du théâtre comme à chaque fois ?

J-C G. : Disons que l’intimité se dévoile difficilement au théâtre. J’ai écrit deux pièces très intimes, L’atelier et Maman revient pauvre orphelin, mais c’est exceptionnel de pouvoir s’exprimer au théâtre d’une manière aussi intime. Par contre, je pense que la littérature, pour un auteur, est propre à dévoiler son intimité. En même temps je m’aperçois que lorsqu’on m’invite pour parler d’un livre on cherche ce qui est polémique dans le livre, ce qui est le plus général, et que l’intimité, y compris en littérature, en tout cas aujourd’hui, semble être comme repoussée dans quelque chose où même cette intimité doit être scandaleuse.

Or il n’y a pas de scandale ici ; ou plutôt il y a un scandale que tout le monde admet maintenant. On a arrêté des gens. La police française a arrêté des Juifs qui vivaient en France. Mon père n’était pas français, ma mère, mon frère et moi l’étions, nous on ne nous a pas pris. Voilà, j’ai senti très vite, avec le souci inconscient de l’humour, que ce que j’avais à dire, c’était de raconter ma vie, et qu’imposer sa vie aux autres sans les faire rire, c’était insupportable ! Mais ce livre n’est pas si éloigné que cela d’un ensemble de pièces de théâtre à mes yeux, car il est appelé à être lu en public lui aussi. Avec ce sentiment cependant que l’intimité y est inscrit au cœur et qu’ici on ne fait pas le même détour qu’avec le théâtre, le cinéma ou la télévision…

Quand on écrit pour le théâtre on s’adresse à un public (mais l’on sait très bien qu’il va d’abord falloir rencontrer un metteur en scène et des comédiens, qu’un certain nombre de malentendus peuvent naître au cours de ces premières rencontres, que de nouveaux malentendus peuvent naître lors de la présentation de la pièce au public) alors qu ’ici je m’adresse directement au lecteur. Au théâtre donc, c’est comme si on se préparait à passer un examen et que finalement d’autres personnes y allaient à votre place et que, selon qu’elles aient bien travaillé ou pas , vous êtes reçu ou recalé. Ce jeu collectif du théâtre m’a passionné mais dans ce livre je me sens à la fois plus libre et plus seul. Tout seul.

F. G. : Sauf quand Pierre Arditi lit le texte de la fin, Une leçon de savoir-vivre, qui lui est un texte polémique ?

J-C G. : C’est juste. Arditi va relire d’ailleurs ce texte au Théâtre du Rond-Point des Champs-Elysées à partir du 7 octobre 2003 tandis que moi je lirai en février 2004 devant le public d’autres textes de Mon père dans la plus petite salle du Rond-Point, toujours en phase avec l’intimité !

F.G. : Jean-Claude Lallias, que pensez-vous de ce que dit Jean-Claude Grumberg sur l’intimité au théâtre ?

Jean-Claude Lallias : C’est là une grande et vaste question ! Grumberg a raison de dire que, même quand il ne s’agit pas d’œuvres autobiographiques, il y a de l’intime dans toutes ses oeuvres. Mon père. Inventaire est l’exposition directe d’éléments intimes qui nourrissent depuis le départ son écriture théâtrale. Ce qui me paraît important dans ces textes en ce qui concerne le mode d’écriture, c’est qu’il s’agit d’un dévoilement, pas de confessions ni du froid et cinglant constat administratif ou de la mémoire purement factuelle. Il y a tout le temps l’alimentation d’un feu, d’une rage qui se donnent sur le mode de l’humour, d’une écriture délicieuse parce que les pires choses sont dites avec la grâce de l’humour parce que c’est une manière de se défendre de l’horreur de ces textes administratifs. Ce qui est une épreuve devient ici presque ubuesque puisque c’est une dénonciation des modes administratifs, qui montre combien un être humain est perdu dans cette machinerie – et ça nous fait froid dans le dos parce que c’est encore comme ça aujourd’hui !

Or Jean-Claude Grumberg ici est tout seul, il n’y a pas devant lui les comédiens qui affrontent le public. Mais cette distance de l’humour est caractéristique de son théâtre et en fait la force extraordinaire. C’est donc une autre manière de s’exposer mais pas une autre manière d’écrire.

F.G. : Mon père. Inventaire est un texte dernier chronologiquement mais il est premier, essentiellement, du point de vue de la genèse de l’oeuvre, dont il éclaire de manière rétrospective le sens… Ce qui est surprenant lorsqu’on lit ce récit poignant qui touche à la mémoire de l’humanité, c’est que l’on se sent tout de même éloigné de pièces pour enfants tels que Le petit violon, Marie des grenouilles ou Iq et Ox … Pourtant tout se joue là, Jean-Claude Grumberg, tout est connecté entre ces divers domaines d’expression ?

J-C G. :Oui. J’ai écrit du théâtre enfantin par hasard et par opportunité. Je le dis clairement dans la petite postface de Marie des genouilles : c’est un ami anglais qui avait monté dans son petit théâtre à Londres certaines de mes pièces comme L’Atelier, Dreyfus et Zone libre, qui me l’a proposé un jour que je lui faisais part lors d’un déjeuner des difficultés momentanées d’argent que je rencontrais. Il m’a aussitôt passer une commande, je lui ai répondu que je ne savais pas écrire en anglais et que j’avais peur de perdre le contrôle de la pièce une fois montée. Il m’a alors demandé une pièce pour enfant, ce qui serait moins grave. J’avais lu une nouvelle de Dickens dont je lui ai parlé, mais il voulait quelque chose de plus léger. Il m’a envoyé un chèque… et je n’ai rien fait.

Les jours passaient et je ne savais pas comment m’y prendre. Il est venu un jour à Paris, nous nous sommes rendus au Jardin des Plantes, et là je lui ai dit que je souhaitais écrire une pièce pour enfants mais qui serait pour adultes ! Il m’a alors précisé que dans une pièce pour enfants il fallait parler des couleurs, du grand, du petit, des chiffres, de l’alphabet, il m’a dressé tout une liste ! Je lui ai répondu : mais c’est quoi tes enfants ? Il a rétorqué : ils sont tout petits ! Ce n’est qu’après que j’ai compris : ils avaient l’obligation à Londres cette année-là de monter des pièces pour enfants inédites. Tous les directeurs de théâtres en cherchaient donc ! Retenez bien ça pour la France : si on oblige les directeurs à commander des pièces pour enfants ils le feront, sinon ils ne feront rien ! En tout cas j’ai écrit Le petit violon pour ne pas avoir à lui dire non. Quand j’ai vu plus tard cette pièce jouée à Londres devant des enfants de toutes les couleurs, devant des sourds-muets, devant des aveugles, dans un quartier où 70 langues différentes se parlaient, je me suis dit : c’est là que ça se passe ! Là qu’on touche les gens !

Les adultes sont saturés, blasés, alors que là on touche un public qui a besoin de récits, d’un contre-feu avec ce qu’il peut voir à la télévision. Ainsi entre les deux tours des élections, avec ce fameux Le Pen qui représentait un danger (je ne suis pas allé à la manifestation parce que je n’aime pas crier avec les autres, je préfère crier tout seul), j’ai écrit Marie des grenouilles. L’intérêt est que ce genre de texte s’écrit très vite, qu’on dispose d’une liberté totale et puis peut-être faut-il dire qu’en vieillissant je me refabrique une enfance. La mienne ayant été fort perturbée ne m’a pas permis de m’étonner au bon moment des bonnes choses. Je prends beaucoup de plaisir à écrire du théâtre pour enfants et c’est la première fois, depuis que j’ai commencé à écrire il y a 40 ans, que j’ai l’impression d’être utile ! Je ne me prends pas pour Tolstoï ou Napoléon, mais Tolstoï qui était l’écrivain le plus important du monde dans son siècle, a arrêté toute activité pour écrire des livres de lecture afin d’apprendre à lire aux enfants des moujiks. J’ai su cela après avoir écrit Le petit violon… et je me suis associé à Tolstoï ! Il faut écrire des livres qui permettent aux enfants de discuter, de décrypter le monde dans lequel ils vivent. Il y a donc beaucoup plus de prétention dans ces pièces-là que dans les autres !

F.G. : Dans L’Atelier, le personnage qui dirige l’atelier de confection, Léon, disait justement, en parlant des enfants de déportés :  » ils sauront toujours trop « . Vous pensez au contraire que les enfants n’en savent jamais assez sur la guerre et l’exclusion voire la néantisation de l’autre ?

J-C G. : Je ne dirais pas cela. Moi, je suis entre Léon et sa femme Hèlène (j’ai écrit les deux personnages et suis d’accord avec eux). Je pense que ce que les enfants doivent savoir ne nous appartient plus, car n’importe quel enfant de 8 ans peut voir le pire du pire à la télévision. Je pense au contraire qu’il faut donner une issue à ces enfants. Quand j’ai commencé à écrire , à la fin des années 50, on nous présentait le monde comme parfait et qui allait à sa plénitude puisqu’on tournait le dos à quelque chose d’horrible. Le rôle de l’auteur était alors de dire : non, tout ne va pas si bien. Aujourd’hui, dans le monde qu’on nous présente, dans cette absence d’avenir – même sur l’herbe : on nous dit qu’il n’y aura plus d’herbe !, qu’on est en train d’étouffer, etc. – il ne faut pas cacher aux enfants le monde tel qu’il est. Mais en même temps il faut leur donner la possibilité d’y respirer. Leur donner envie de vivre dans le seul monde où ils vont avoir l’occasion d’évoluer. Il faut donc leur donner à penser autre chose, des armes pour inventer un nouveau monde. Mais on s’est tellement gouré sur nous-mêmes que j’y vais tout doux !

Je n’aime pas les cérémonies ni les commémorations, je le dis dans Mon père. Inventaire. Et puis il y a eu le dévoilement d’une plaque pour les enfants déportés de la maternelle de la rue de Chabrol, dont je parle beaucoup aussi dans ces pages. J’y suis allé en tirant les pieds mais à la fin de la cérémonie j’ai vu tous les enfants de cette école chanter en hébreu : c’étaient les enfants du quartier, c’est-à-dire qu’ils étaient un peu Arabes, un peu Noirs, un peu Blancs. Il n’y avait pas beaucoup de nez crochus donc j’en ai conclu qu’il n’y avait pas beaucoup de Juifs ! Et cette poignée d’enfants chantant devant les parents qui pleuraient, je me suis dit : ça marche mieux que le théâtre ! Je sais que ça n’empêche pas les affrontements dans les cours de récréation ni qu’il soit difficile de parler d’un certain nombre de sujets sans que quelqu’un crie Palestine, Palestine ! (On peut aussi se demander d’ailleurs le pourquoi de cette passion pour la Palestine alors qu’il y a tellement d’injustices dans le monde qui semblent ne pas fixer l’attention ; et si ce n’est pas une autre manifestation de cette fixation sur les Juifs qui dure depuis longtemps.) Je crois qu’ Iq et Ox parle de cela. Je vais essayer non pas de donner des arguments, mais de préparer les enfants à dépassionner le débat… pour leur permettre d’en débattre. C’est-à-dire que ce que je viens de dire je ne le dirai pas aux enfants.

F. G. : Quelle est la chose la plus importante dans ces textes de théâtre grumbergien pour la jeunesse selon vous, Jean-Claude Lallias ?

J-C L. : C’est qu’ils contribuent à faire sortir de l’image qu’on a du théâtre et de l’écriture théâtrale quand on parle de textes pour la jeunesse, qu’on considère souvent comme secondaire ou niais. Ce qui est le cas parfois lorsqu’on inflige aux enfants des sketches débiles ! Mais j’estime que l’oeuvre pour jeunesse de Grumberg est une partie très importante de son œuvre d’auteur car elle met en place une vraie jonction entre l’écriture théâtrale destinée à la jeunesse et l’ensemble des chefs d’oeuvre de la littérature de jeunesse tout court. Ce qui est intéressant c’est que cela passe par la fable, par le plaisir de lire. Et d’ailleurs ces oeuvres évoluent : la première est une commande et elle  » puise  » dans Dickens (comme Molière puisait chez Plaute) car c’est un emprunt sur une figure d’enfance malheureuse, un écho aux Ordonnances du docteur Marigold. La deuxième, Marie des grenouilles, ne serait-ce que dans le titre, va chercher du côté des Contes de Grimm, ces plaisirs de faire un bisou à une grenouille ou un crapaud pour qu’il redevienne un prince, mais pour dire des choses extrêmement fortes sur la violence du pouvoir et sur l’acharnement à vouloir gouverner. Iq et Ox, la troisième, s’inspire des grands drames de l’humanité, notamment l’appartenance au communautarisme sans aucune distance, l’adversité immédiate( si l’autre ne croit pas les mêmes choses que moi c’est mon ennemi et si c’est mon ennemi il n’a pas le droit de mettre le pied sur ce sol, et s’il le fait on se tue on s’étripe). C’est une pièce édifiante pour enfants, qui est dans la fable mais qui n’est pas un emprunt. Elle est beaucoup plus biblique et mythique que l’emprunt à une littérature de jeunesse.

La dernière, qui n’est pas encore parue, Pinok et Barbie, est encore plus dans l’œuvre personnelle même si c’est un hommage au Pinocchio de Collodi. Il ne s’agit pas d’une leçon politique, didactique et ennuyeuse mais un élan d’humour pour que les enfants comprennent mieux ce monde. Et les retours que j’ai des enseignants sur le terrain, c’est que les enfants découvrent souvent dans ces pièces que le théâtre peut être le lieu du débat et l’échange. (Par exemple, les enfants sont fascinés dans Le petit violon par la possibilité de donner la parole à un être qui ne l’a pas, dans Marie… par les moyens de désarmer un ennemi.) Le fondement du théâtre, c’est tout de même de montrer de positions antagonistes ! Il ne s’agit pas alors pour l’enfant de prendre tel ou tel parti mais de se demander à quoi mène cet affrontement, sur quoi il se fonde. Ces œuvres contribuent dans leur juste mesure à aider des réseaux d’enseignants à apporter du plaisir de lire, de la littérature sur un fond de pensée civique passionnant.

F. G . : A propos de l’ Inventaire, vous dites Jean-Claude Grumberg : « J’ai entrepris cet inventaire en 1997. Un siècle, un millénaire plus tard, nous voilà en 2003 et j’éprouve toujours les plus grandes difficultés à mettre en mots ce rien avec détail et passion. Bien sûr il y a des anecdotes mais à part ces deux-là inédites, c’est lassant à la longue d’écrire des histoires que vous avez racontées tant de fois , des histoires de bottes et de bruit de porte. Il serait grand temps de se mettre, à vivre pour soi, à son compte en somme. Malheureusement les anecdotes et autres historiettes vécues et surtout entendues ne m’ont pas du tout préparé à cela ».

J-C G. : Ca veut dire qu’on était très préparés à l’échec. J’ai fonctionné en coupant les ponts. En quittant l’école je suis entré dans un atelier, et je savais que si j’apprenais bien le métier de tailleur, j’étais foutu. J’apprenais donc en désapprenant, et je me faisais virer ! Ce qui est difficile à comprendre aujourd’hui dans cette société où le travail est devenu ce à quoi on tient le plus, puisque c’est ce qui manque le plus, c’est qu’à notre époque il y avait du travail partout. Il suffisait de se rende dans un café près du métro Sentier et là rien qu’en déposant vos ciseaux de tailleur ou votre mètre à dérouler sur la table à côté d’un petit noir un homme vous demandait de suite si vous cherchiez du travail et vous emmenait sur le champ dans un atelier afin de commencer. C’était interdit mais tout le monde le faisait ! Mon but à moi était donc d’éviter le travail. Je m’arrangeais par exemple pour me faire virer en milieu de semaine parce que je savais que le bureau de placement des aide-mécaniciens dans le domaine de la confection ne me trouverait pas de place en tant qu’apprenti avant le début de la semaine suivante ! L’objectif était de rester au lit le plus longtemps possible et ma mère se demandait toujours à haute voix si j’étais un fainéant ou la moitié d’un fainéant… Je pense que j’étais un fainéant !

Il m’est arrivé une belle histoire, qui n’est pas dans ce livre. Je reçois en pleine morte saison une offre de placement comme aide-mécanicien chez un monsieur Spodeck. En allant à l’atelier je croise un type, que je connaissais, qui en descend. Il me dit : tu vas chez Spodeck ? est-ce que tu sais jouer aux dominos ? Je réponds non, il ajoute : tu apprendras ! Je monte, je rencontre un type qui manifestement n’a pas de boulot, qui m’engage et qui au bout d’une demi-heure me demande : vous savez jouer aux dominos ? Il m’a appris à jouer et j’ai vite compris qu’il fallait qu’il gagne, sinon il devenait très nerveux et rendait la vie insupportable. Et un jour je me rends compte que cet homme, une force de la nature quoique de petite taille, porte un numéro tatoué sur le bras. On vivait avec l’idée de déportation mais on rencontrait très peu d’anciens déportés – et pour cause !

A un moment il y avait tellement peu de boulot qu’il m’a dit : on va démonter toutes les têtes de machines pour les porter à nettoyer au mécanicien. Il prend une tête de machine sous son bras droit, une autre sous son bars gauche. Il en restait une, il me dit : prends-là ! Je mets un bras, je mets l’autre, ça ne bouge pas ! Il s’énerve alors et me dit : pousse-toi ! Il passe le bras droit, où il avait déjà sa tête de machine, et il débloque la dernière tête avant de partir avec ses trois têtes… Et moi je l’ai suivi dans des escaliers tortueux. Et c’est une honte pour moi d’avoir laisser un ancien déporté porter trois têtes de machines tandis que j’étais incapable d’en porter une seule ! Je me suis donc fait virer très rapidement pour ne pas subir davantage de honte…

Propos recueillis par Frédéric Grolleau à la Bibliothèque Buffon le 27 septembre 2003, avec l’aimable autorisation de l’association Paris-Bibliothèques.

Frédéric Grolleau remercie les éditions Actes Sud qui lui ont fait parvenir L’Atelier et Zone libre en vue de la préparation de cet entretien

Jean-Claude Grumberg est né en 1939. Son père meurt en déportation. Il exerce différents métiers, dont celui de tailleur, avant d’entrer comme comédien dans la compagnie Jacques Fabbri. Il aborde l’écriture théâtrale en 1968 avec Demain une fenêtre sur rue, puis ce sera Mathieu Legros, Chez Pierrot, Michu, Rixe ; Amorphe d’Ottenburg appartient à cette époque.

Ensuite – mis à part En r’venant d’l’expo qui raconte le destin d’une famille de comiques troupiers à la Belle Époque – le théâtre de Jean-Claude Grumberg entreprend de mettre en scène notre histoire et sa violence. Avec Dreyfus (1974), l’Atelier (1979) et Zone libre (1990), il compose une trilogie sur le thème de l’occupation et du génocide. Puis Adam et Ève est créé en 1997 au Théâtre de la Criée à Marseille dans une mise en scène de Gildas Bourdet. Celui-ci monte à Marseille, en 1998, l’Atelier, pièce reprise au Théâtre Hébertot à Paris, qui connaît un grand succès et reçoit en 1999 le Molière de la meilleure pièce du répertoire. Jean-Michel Ribes crée en novembre 1998 Rêver peut-être au Cado d’Orléans, repris à Paris en janvier 1999 au Théâtre du Rond-Point, avec notamment Pierre Arditi, Michel Aumont et Marcel Maréchal… Amorphe d’Ottenburg, créé en 1971 par les Comédiens-Français à l’Odéon, marque aujourd’hui l’entrée de Jean-Claude Grumberg au répertoire de la Comédie-Française.

Au cinéma, il est scénariste de : les Années sandwichs, coscénariste avec François Truffaut pour Le Dernier Métro, La Petite Apocalypse de Costa Gavras, Le Plus Beau Pays du monde de Marcel Bluwal (1999), Faits d’hiver de Robert Enrico (1999). Pour la télévision, il écrit les scenarii de : Thérèse Humberg, Music Hall, Les Lendemains qui chantent. Il est l’un des seuls auteurs dramatiques contemporains français vivants à être étudié à l’école (notamment l’Atelier).

Jean-Claude Grumberg a reçu le Grand prix de l’Académie française en 1991 et le Grand prix de la SACD 1999 pour l’ensemble de son œuvre ; le Molière du meilleur auteur dramatique en 1991 pour Zone libre, et en 1999 pour l’Atelier.

Bibliographie Pièces, chez Actes Sud-Papiers :

Les Autres (1985). L’Atelier (1985). L’Indien sous Babylone (1985). Demain une fenêtre sur rue, suivi de Chez Pierrot (1990). Zone libre (1990). Dreyfus (1990). En r’venant d’l’expo (1992). Linge sale, précédé de Maman revient, pauvre orphelin (1993). Maman revient pauvre orphelin, suivi de Commémorations (1994). Adam et Ève (1997). Rêver peut-être (1998). Le Petit Violon (1999). Amorphe d’Ottenburg (reéd. 1999). Linge sale (nouvelle éd. 1999). Sortie de théâtre et autres pièces courtes (à paraître en février 2000). Dans la collection  » Babel  » (collection de poche d’Actes Sud) : Les Courtes (1995). Dreyfus…, l’Atelier et Zone libre (1997). Dans la revue du théâtre n° 13 : Sortie de théâtre, un soir de pluie. Adaptations, chez Acte Sud-Papiers : Mort d’un commis voyageur de Miller (1997). Les Trois Sœurs de Tchekhov (1988). Le Chat botté de Tieck (1988). En cas de meurtre de Joyce Carol Oates (1995). Encore une histoire d’amour de Tom Kempinski (1999).

Création en France des pièces de Jean-Claude Grumberg
1967 Michu, Théâtre de l’Épée de bois, m.e.s. de FrédériqueRuchaud.1968Demainunefenêtresur rue, Théâtre de l’Alliance française, m.e.s. de Marcel Cuvelier, Prix U 1968. 1969 Rixe, Maison de la Culture d’Amiens, mise en scène de Jean-Pierre Miquel avec Maurice Travail et Anne Caprile. Mathieu Legros (non publié), Théâtre de la Gaîté Montparnasse, m.e.s. de Jean-Paul Cisife. 1971 Amorphe d’Ottenburg, Théâtre de l’Odéon, m.e.s. de Jean-Paul Roussillon, avec les Comédiens-Français. 1974 Dreyfus, Théâtre de l’Odéon, par le Théâtre du Lambrequin, m.e.s. de Jacques Rosner, avec Jean Lescot, Maurice Chevit, Gérard Desarthe, Claude Dauphin, Élisabeth Huppert. Prix du Syndicat de la critique de la meilleure création française. Prix Théâtre de la SACD. Prix Plaisir du Théâtre. Chez Pierrot, Théâtre de l’Atelier, m.e.s. Gérard Vergez, avec Étienne Bierry, Michel Robin, Maurice Bénichou… En r’venant d’l’expo, Théâtre de l’Odéon, m.e.s. Jean-Pierre Vincent. 1979 L’Atelier, Théâtre de l’Odéon, m.e.s. de Maurice Bénichou, Jean-Claude Grumberg, Jacques Rosner, avec Josiane Stoléru, Geneviève Mnich, Rose Thierry, Charlotte Maury, Brigitte Mounier, Suzy Rambaud, Jean-Claude Grumberg, Maurice Bénichou. Prix du Syndicat de la Critique pour la meilleure création française, Grand Prix de la Ville de Paris, Prix Ibsen 1980. 1981 Les Vacances, Centre dramatique de Reims, m.e.s. Jean-Pierre Miquel, avec Raymond Jourdan, Gilette Barbier, Bruno Marinier, Philippe Bussière et Fernando Becerril. 1985 L’Indien sous Babylone, Théâtre la Bruyère, m.e.s. de Marcel Bluwal, avec Jean-Paul Roussillon, Philippe Laudenbach, Jean Lescot, Jean-Pierre Bisson, Patrick Bonel, Ghislaine Saugin… 1990 Zone libre, Théâtre de la Colline, mise en scène de Maurice Bénichou, avec Jean-Paul Roussillon, Geneviève Mnich, Monique Mélinand, Jean-Claude Grumberg… 1994 Maman revient, pauvre orphelin, Théâtre du Vieux-Colombier, m.e.s. de Philippe Adrien, avec Simon Eine, Alain Pralon, Catherine Hiegel, Catherine Ferran, Roland Bertin, Roland Gervet. Linge sale, Festival d’Avignon et TEP, m.e.s. de Michel Vuillermoz, avec Jean-Paul Roussillon, Éric Elmosnino, Patrick Ligardes… 1997 Adam et Éve, Théâtre national de Marseille – La Criée, reprise au Théâtre national de Chaillot, m.e.s. de Gildas Bourdet avec Geneviève Fontanel, Michel Aumont… 1998 Rêver peut-être, Cado d’Orléans, reprise en 1999 au Théâtre du Rond-Point, mise en scène de Jean-Michel Ribes, avec Pierre Arditi, Michel Aumont, Marcel Maréchal… Prix du Syndicat de la critique pour la meilleure création française.

   
 

Jean-Claude Grumberg, Mon père. Inventaire, Seuil, 2003

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Noëlle Giret, Jean-Louis Barrault, une vie pour le théâtre

Pour fêter dignement le centenaire de sa naissance

À l’occasion du centenaire de la naissance de Jean-Louis Barrault, a paru ce bel ouvrage qui mêle suite chronologique et commentaires de praticiens du théâtre qui évoquent les temps forts du parcours de Barrault ainsi que son insatiable curiosité pour toute forme d’expressions artistiques. « Comment notre époque, parfois si éprise de commémorations, aurait-elle pu laisser passer dans l’indifférence le Centenaire de Jean-Louis Barrault ? Comment rappeler à la mémoire collective un comédien qui a apporté, du mime jusqu’au cinéma, sa créativité singulière ? Comment rendre hommage à un créateur qui a mené une troupe aux plus hauts sommets et l’a préservée des tempêtes qui n’ont pas manqué de se lever ? Enfin comment reconnaître l’un des plus talentueux ambassadeurs de la culture français à l’étranger ? » (Pierre Bergé)
L’ouvrage est illustré par les plus belles pièces provenant des archives Renaud Barrault, entrées au département des Arts du spectacle de la BNF, en 1995. Leur exceptionnelle richesse témoigne du bouillonnement artistique des années 1930 aux années 1980. Ces documents collectés et conservés par Barrault lui-même, dans une lutte incessante contre l’éphémère de son art, sont de toute nature : mises en scène et partitions manuscrites, esquisses et maquettes de décors et de costumes, affiches, photographies, costumes et accessoires de scène.

À vingt ans, Jean-Louis Barrault se destine à une carrière artistique, ne sachant pas encore très bien s’il va s’orienter vers la peinture ou le théâtre… Après un passage à l’Ecole du Louvre, il se retrouve chez Dullin. Son choix est fait : il signe sa première mise en scène en 1935, Autour d’une mère, adaptation d’un roman de Faulkner. Il fut proche d’Antonin Artaud, des surréalistes et de la bande à Prévert : il est alors considéré comme l’une des étoiles montantes de la nouvelle avant-garde du théâtre.
Il fonde quelques années plus tard sa propre compagnie, avec Madeleine Renaud, et l’établit au Théâtre Marigny où il applique avec succès les préceptes du Français. Une troupe, un répertoire, un programme fondé sur l’alternance, programmation qu’il diversifie par des concerts, des récitals de poésie, des expositions ou encore des conférences…
D’autres lieux suivront : le Palais Royal, l’Odéon, le Récamier et enfin le Rond-Point.

Sa passion et sa conception du théâtre expliquent l’éclectisme d’un répertoire qui couvre tous les genres et toutes les époques, de nos jours à l’Antiquité, à travers Eschyle, Shakespeare, Molière, Claudel, Feydeau ou Genet. La popularité de la compagnie fut immense tant en France qu’à l’étranger…
Et au fil du temps, les mémoires étant sélectives, Jean-Louis Barrault demeure Baptiste, l’homme blanc des Enfants du Paradis.

la redaction

   
 

Noëlle Giret (sous la direction de), Jean-Louis Barrault, une vie pour le théâtre, préface de Pierre Bergé, 220 x 280mm, broché cousu à rabats, 120 illustrations, Gallimard, décembre 2010, 168 p. – 35,00 €

 
     

 

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Fabrice Melquiot, Veux-tu ?

Veux-tu ? pourrait se définir comme un ensemble de poèmes théâtraux qui fluctuent entre Surréalisme et Surabstraction


A
l’instar des plus grands dramaturges contemporains – Edward Bond, Bernard-Marie Koltès ou Marie NDiaye – Fabrice Melquiot aborde le théâtre par ses rives les plus sauvages et les plus luxuriantes. Chaque mouvement de phrases nous soulève, nous porte, nous creuse, nous confronte avec les lueurs qui nous sculptent en nous-mêmes. C’est l’humanité, dans ses divers remous, qui s’anime dans nos yeux, telle une lanterne miroitante et magique. Sans cesse en errance, Melquiot reprend la tradition de l’écriture nomade ; ses mots voyagent sur les divers continents d’un réel transmis ou bien transfiguré ; écriture dense, en perpétuel mouvement, dont l’ellipse est la figure emblématique, et l’image une projection visuelle qui nous capte dans sa résolution.
 

Après avoir obtenu un baccalauréat audiovisuel, Fabrice Melquiot – né à Modane en 1972 – suit une formation d’acteur sous la direction de Julie Vilmont. Il exerce cette activité au sein de la compagnie Théâtre des Millefontaines, tout en écrivant ses premiers textes pour enfants. Depuis plusieurs années, il se consacre entièrement à l’écriture – ce qui pour nous est une aubaine, étant donné la profondeur incisive de son talent. Révélé par la Comédie de Reims et Emmanuel Demarcy-Mota, Melquiot est de plus en plus traduit et ses textes sont à l’affiche dans le monde entier. Jouée au Studio-Théâtre, sa pièce Bouli Miros’inscrit ainsi au répertoire de la Comédie-Française, ce qui est une reconnaissance, on ne peut plus légitime, de cet immense talent. 

Je passe mon temps à corriger le vide,nous dit Melquiot, en ouverture de ce volume. Veux-tu ?, recueil de textes plus ou moins récents, pourrait se définir comme étant un ensemble de poèmes théâtraux qui fluctuent entre Surréalisme et Surabstraction, entre impulsion réflective et réflexion impulsée, entre ce qui se joue dehors et ce qui tremble au-dedans. Corriger le vide, réparer ou punir, avec des mots de plâtre ou des mots cinglants, de ces mots qui justifient la langue lorsqu’elle s’étire jusqu’à naître de ses cendres ? Le vide, celui de la page blanche, de la marge, des interlignes ? Celui des hésitations, des ruptures, des silences ? Celui entre la cour et le jardin, entre la scène et le premier rang, entre l’acteur et le spectateur ? Entre le dit et l’entendu ? Là, derrière, dans les coulisses, entre les cintres ? Ou peut-être dans les jeux de lumière ? Tout ce videqui nous parle ? 

Melquiot, dans Veux-tu ?, dialogue avec le monde. Ses poèmes – lesquels, je le confirme, sont du théâtre – se jouent du vertige en franchissant les vides qu’il a conquis. C’est écrit dans la masse, buriné dans le brut, découpé à l’emporte-pièce, mais avec quel doigté ! Spontanée, comme peuvent l’être le rire ou la foudre, cette écriture nous nargue par sa verve et sa fougue ; elle associe ce qui – à tort ? – se révulse ; elle dissocie les sons pour mieux les confondre ; pour engendrer du sens là où n’était que discours ; elle se dérobe lorsqu’elle se donne, mais s’abandonne lorsqu’elle fuit. C’est l’écriture filante. 

Je fais son lit à la lune au carré
Le tien, le borde de signifiants
D’adjectifs rubiconds
Et de propositions pas toujours coordonnées
Ton lit arachnéen
Je l’insulte pour t’endolorir
Et chemin faisant de toute contradiction
J’y brosse le dernier de mes rires
daniel leduc

   
 

Fabrice Melquiot, Veux-tu ?, Editions L’Arche, 2004, 144 p. – 12,00 €.

 
     

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Luis Marquès, L’Œil du cyclone (Vagba Obou De Sales)

Dans un pays d’Afrique, un combattant rebelle muré dans son silence, se révèle à son avocate. Un choc nécessaire

Notre inspiration est venue de la situation que nous avons vécue en Côte d’Ivoire où nous avons vu surgir dans l’Ouest du pays des rebelles libériens dont certains avaient 27 et 28 ans et qui ne connaissaient que la guerre depuis l’âge de 12 ans.
Luis Marquès.

Clôture imaginaire – des chaînes à terre tracent un carré rouillé, des cubes noirs et blancs sont alignés et une chaise renversée. Un homme est accroupi dans son coin de bête et souffle. Souffle pesant et inquiétant – et qui nous fait souffrir d’une étrange compassion aussi – dans cet espace minimal de claustration. Une geôle est dressée, qui enserre une chair en elle-même – silencieuse et crispée, douloureuse.

Une avocate commis d’office s’avance – elle vient pour le défendre – il a tué sans doute, pillé, massacré, violé… – et pour cela l’affronter : affonter son silence de bête. Nous sommes dans un pays d’Afrique indéterminé – nous sommes dans trop de pays d’Afrique, déchirés, ravagés par l’horreur des guérillas ethniques. Elle doit affronter son silence, sa monstruosité, pour le bien de toute sa nation, pour que la bestialité ne triomphe pas, que l’État ne sombre pas dans le jeu des dictatures et les procès rapides, ne le livre pas à l’armée, qui la livrerait elle-même au lynchage des foules. Pour que la Bête ne triomphe, elle doit l’affronter – l’approcher.

Elle tente de l’apprivoiser alors, comme une bête, conquérant ses premiers gestes de réponse, tentant de susciter des réactions chez lui, par des clopes ou du pain – et l’horreur de l’inhumanité trop humaine se réveille, atroce. L’échange commence – guerre et amour entre eux, entre le mâle guerrier barbare et la femme qui a fait des études à Paris et croit en les valeurs du Droit. L’opposition est claire, entre l’Homme machiste et la Femme insoumise et cultivée, Juste – la femme, l’avenir de l’homme. Alors, ce sont les questions du rôle des manipulations économiques et politiques de l’Occident dans ces affrontements, de l’atrocité des mécanismes d’horreur qui parviennent à faire d’enfants des soldats, à faire exploser comme des pastèques des ventres gravides… oui, ce sont ces questions terribles qui se posent.

C’est alors tout un processus de déshumanisation qui s’expose : il n’y a pas ici de Cause – sauf celle de l’avocate qui accepterait de sacrifier ses parents de connivence dans ce jeu économique – mais de la rage et des intérêts économiques. Processus qui a fait de l’enfant Blackshouyam Vila – dont les parents furent tués par la guérilla – ce monstre qui s’est appellé lui-même « Hitler-Mussolini » : le modèle européen des horreurs mondiales n’est pas loin. On saisit alors qu’il ne suffit pas de constater qu’il y a des monstres ; cela n’est rien : les monstres ont une origine – même Hitler-Mussolini – et il faut comprendre les rouages des machines et des intérêts qui les sécrètent pour, peut-être, envisager une issue, une délivrance.

La drogue, la peur, l’enfance brisée… logique de l’effroi qui dirige la machine de guerre inhumaine. Des gamins de 12 ans terminent un homme sans frémir : les raisons – si l’on entend les motifs, les mobiles, les idéaux… – il n’y en a pas. La notion de Cause est absente. Remarquons que le point de vue éthique adopté nous semble être alors essentiellement occidental, les valeurs en jeu européennes/américaines : le Nord économique fabrique des monstres et ses universités fabriquent des défenseurs du Droit Absolu. Cette pièce véhicule peut-être un point de vue trop occidental… peut-être – qui ramène les grigris à des mythes et relègue les mobiles des luttes ethniques à quelque chose d’inessentiel ? Peut-être.

En tout cas, une expérience dure, difficilement soutenable. Nécessaire, jusqu’à ce que de tels chocs ne s’imposent plus.

L’Œil du cyclone de Luis Marquès
Mise en scène :
Vagba Obou De Sales
Scénographie :
Papa Kouyaté
Avec :
Moonha N’Diaye et Fargass Assande
Durée du spectacle :
1 h 20

V
isitez le site du 
Théâtre du Tarmac

samuel vigier

   
 

Du 20 septembre au 8 octobre
Les mercredis et jeudis à 19 h 30
Les mardis, vendredis et samedis à 20 h 30
Les dimanches à 16 h
Théâtre du Tarmac
Parc de la Villette (derrière la Grande Halle)
75019 PARIS
Réservations au 01 40 03 93 95 (Du lundi au vendredi de 14 h à 18 h ; les week-ends de représentation : samedi de 15h à 18h, dimanche de 13 h à 15 h ; les jours de représentation jeune public de 10h à 13h)

 
     

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Albert Camus, La Chute (Michel Miramont)

Une toute petite salle, une atmosphère intimiste, un décor nu : un cadre parfait pour le texte de Camus

La salle est petite – toute petite – et accueille au bas mot une cinquantaine de spectateurs. L’on y est au chaud d’une intimité étroite et l’on vient au spectacle comme on passerait dîner chez des amis : les retardataires sont attendus tandis que les premiers arrivés patientent dans un petit coin salon – quelques chaises et une table ou deux, un sofa…histoire d’avoir de quoi poser la consommation que l’on peut commander au comptoir, lequel fait office de bureau de réservation, de caisse et de bar. L’horaire prévu est 19 heures – ce soir, il aura fallu attendre quelque vingt minutes pour que tout le monde soit là. La salle, donc… confinée, noire de murs, avec ses rangées de projecteurs accrochées au plafond. Pas de rideaux : un espace scénique – à peine surélevé du sol, de la valeur d’une demi-marche – d’emblée dévoilé, avec son décor. Au centre, un banc. À droite, tout à fait au bord, un pilier métallique avec un verre à demi plein, simulant le comptoir du Mexico city, le bar amstellodamois où est censé évoluer Jean-Baptiste Clamence. À gauche, tout au bord de la scène aussi, un socle avec une sorte de rambarde à trois barreaux, qui sera tour à tour un pont sur la Seine, le bastingage d’un bateau…

Tout cela sied au texte de Camus, cette longue confession coulée à l’oreille bienveillante d’un inconnu par un ancien avocat, Jean-Baptiste Clamence – le bien nommé… – au comptoir du Mexico City. Tandis que le locuteur, lui, se présente – se nomme, se situe socialement, se raconte : c’est là tout le fondement de son discours et ce à partir de quoi il dissèquera la « nature humaine » – celui qui l’écoute ne sera présent qu’à travers la parole de Clamence ; il se sera jamais appelé autrement que cher ami, cher compatriote, et restera réduit à un « vous » récurrent. Ce « vous » s’entend comme une espèce de fantasmagorie n’ayant vie que dans l’esprit de celui qui parle – au même titre que le « gorille » – le tenancier du bar. C’est un sentiment que l’on éprouve déjà à la lecture du texte et que renforce l’interprétation de Jean Lespert : ses mimiques, ses attitudes sont très expressives mais son regard, très mobile, jouant à merveille des modulations émotionnelles, reste la plupart du temps rivé sur cette ligne de crête imaginaire perdue au-delà de l’assistance ; jamais il ne regarde bien en face ce « vous » virtuel – ce qui suffirait à suggérer sa présence. Ce « vous » devient comme un espace vide où chacun est invité à se glisser : c’est à quiconque écoute – ou lit – que s’adressent les propos de Clamence.

Le dénuement du décor, sa stylisation qui le prive de marques distinctives – cette rambarde polyvalente, ce pilier qui somme toute pourrait être n’importe quoi d’autre qu’un comptoir de bar… – va aussi dans le sens du texte, où les lieux – le bar, les canaux, le Zuyderzee – n’ont d’autre existence que celle alléguée par les mots de Clamence. C’est sa parole seule qui a tout pouvoir et hors d’elle, il est permis de douter : ce monologue pourrait très bien être prononcé du fin fond d’une cellule, ou d’une chambre d’hôpital… ou n’importe où ailleurs. Lieux et personnes n’ont, au fond, aucune importance : c’est la parole qui vaut, elle seule.
Par le truchement de Clamence, discourant de jugement et de culpabilité, fouaillant depuis ses propres travers les bassesses et les contradictions de l’âme humaine, c’est une nouvelle incarnation du Verbe qui se joue…

La voix de Jean Lespert porte parfaitement le texte de Camus : empreinte d’une juste fatuité un rien onctueuse, moulée dans cette diction aristocratique qui ferme les voyelles à accent circonflexe et rend discrètement explosifs les p, elle correspond au personnage adepte du « beau langage » que Clamence prétend être. Les intonations se creusent, s’emballent, la voix forcit quand les mots deviennent déclamatoires et va presque jusqu’à exploser comme un rire forcé quand l’emphase met des pics dans le discours. On parcourt toute une gamme émotionnelle difficilement perceptible à la lecture, rehaussée par les jeux de lumière sculptant le visage de l’acteur, qui passe du rouge infernal au vert vif, du jaune glauque au teint « naturel « . Le texte ainsi rehaussé est encore mis en valeur par l’accompagnement sonore qui souligne les « noirs » ménagés entre chacune des six journées censées contenir le discours de Clamence – des percussions sèches, au rythme bien carré, qui semblent conférer à l’ensemble une sorte de géométrie abstraite.

Reste qu’à la fin, on se demande ce que vient faire là, en guise de clôture du spectacle, cette musique sirupeuse et violonnée, digne d’un bon vieux mélo hollywoodien… pourquoi cette rupture de ton alors que les percussions seyaient si bien à l’atmosphère que la mise en scène, le décor et la voix de Jean Lespert ont instaurée autour du texte de Camus ? Ces notes douceâtres sont d’autant plus déplacées que la « chute » – justement – invite plutôt à un pessimisme cynique et radical :
Mais rassurons-nous ! il est trop tard, maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement !
N’est-ce pas à penser qu’il n’y a, au fond rien d’autre à faire que de désespérer de l’Homme et de la possibilité de l’innocence vraie ?

La Chute
(adaptation de Catherine Camus et François Chaumette)
Mise en scène :
Michel Miramont
Avec :
Jean Lespert
Décor :
Olivier Droux
Durée du spectacle :
1h20

Visitez le site du Théâtre Darius Milhaud

isabelle roche

   
 

Du 13 septembre au 20 décembre 2005, tous les mardis à 19 heures
Théâtre Darius Milhaud
80, allée Darius Milhaud
75019 Paris
Réservations : 01 42 01 92 26
Administration : 01 42 49 00 22
Courriel : tdm@free.fr
Métro : Porte de Pantin
Prix des places : 16,00 € (plein tarif) ; 12,00 € (tarif réduit) et 10,00 € (collectivités et adhérents)

 
     
 

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Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète (Niels Arestrup)

Le jeu de Niels Arestrup marque d’une voix grave et recueillie la profondeur de ces lettres – une voix qui en restitue toutes les nuances

De grands volets abîmés, un vestige de pierre entamée, une table de jardin en fer usée, deux chaises en semblable état, une renversée, l’autre debout. Le poète est assis et tient une lettre – il lit, il parle, il s’adresse dans le lointain à un jeune poète – que son rang social a destiné à se faire soldat – qui lui demande, de sa modeste situation, écoute et conseils. Rilke s’adresse à lui avec une humilité rare, une tendresse… une tendresee exquise : là se trouve le fond du Maître, un tel tact, un velouté de voix d’un lyrisme délicat et fervent. Il écarte la question technique – il ne discutera pas la qualité de ses vers – pour avoir saisi le vrai fond de la demande du jeune homme : un guide d’existence, l’assistance de l’aîné dans le cheminement vers son être, le sens de sa vie.

Rilke est un poète de cette zone entre l’intérieur et l’extérieur : à ses jours, le Poète écrit le plus souvent dans sa chambre – Mallarmé – et la chante : lui est un poète de l’intériorité. Il s’agit de trouver en soi la voie, la nécessité suprême d’écrire – on n’est poète que si l’on devait périr de se voir retirer l’écrire. Mais ce poète de l’intériorité -qui se retirera dans le château de Duino pour écrire ses plus belles élégies – est un poète voyageur qui se recueille au contact des choses, toutes choses : antiques romains comme lieux d’un jardin clos ou décadence du Paris moderne dans ses Cahiers qu’il prépare, sans privilège face à l’oeil du Poète qui éclaire tout d’une même teneur supérieure.

Au milieu des vivants et cocasses détails liés aux nécessités quotidiennes – les problèmes de la poste, l’impossibilité de supporter la foule haïe, la misère qui empêche d’offrir même un de ses propres livres… – s’élève une voix qui creuse une voie sacrée, divine. Dieu avance, est gros en nous, ou peut-être est-ce nous qui sommes gros de lui, pour autant que nous demeurions dans l’Ouvert – la clairière de l’être pour Heidegger – comme l’enfant, notre Maître.

Sur le poète, autour de lui, la clarté – ou est-ce l’ombre ? – joue et varie, croît.. ou bien… plutôt, ce sont bien la clarté et l’ombre qui coulent, s’épandent comme de lentes eaux calmes, le pouls secret du monde – mystiques, sur le Poète qui se doit de creuser cette voie secrète, cette voie que le monde technique des marteaux et des clous dénerve, fait fuir dans l’oubli – ce qui nous est notre propre, notre mystère ineffable, l’Inconscient : lieu des passages du Poète et ses quêtes, et qui croît ici sur scène, autour même de la scène et de la salle les enveloppant dans une inquiétante et grondante présence supérieure ou plus profonde.

Haro alors sur la critique aux propos de chapelle constitués de mots de pierre, de paroles gelées – critique incapable d’Entendre qu’un fond secret vibre et se recueille en la seule et unique Langue : la Poésie. Le poète est le Maître pour le correspondant, et dans l’Europe qui s’arme (l’adaptation tait étrangement ce fait que le correspondant, officier justement, est happé par la machine prussienne), il est la tendresse même, dénué de vanité, seulement capable d’un dévouement infaillible pour ce jeune homme dont nous ne connaissons ni les lettres, ni même les vers – sauf un poème réécrit par Rilke dans un étrange fétichisme qui montre bien le rapport plus que méthodique qui se joue.
De ce jeune homme, nous suivons cependant les affres et angoisses – la Solitude – avec les mots de Rilke : alors ces lettres font bien un Drame, ou deux peut-être… Drame d’une jeune âme en quête de ferveur et de confiance, et que l’on devine blessée d’une sincère inquiétude, qui joue son existence dans l’écriture – et le Drame du Maître aussi, qui réveille l’Existence oubliée, effarée,abrogée, perdue par l’Homme moderne – la technique menace et blesse l’essence humaine – et dégage la nécessité, l’exigence de la Difficulté, du Devoir. Il s’agit de se traiter sans indulgence et d’écrire dans la considération du sens de l’Existence, de la mort et du Divin – la Bible était un des deux livres indispensables de Rilke.

Alors, le jeu de Niels Arestrup irradie et marque d’une voix grave et recueillie la profondeur de ces lettres – une voix, un jeu qui en cernent toutes les nuances de ton et d’émotion, les finesses mêmes, par une présence physique époustouflante de justesse et de sobriété. Il incarne pourtant un Poète d’à peine une trentaine d’année, mais tant mature que le nombre des ans n’a plus de sens : sur scène il peut se lever devenu Rilke, s’encadrer de lumière, s’auréoler de ferveur et tendresse – être littéralement possédé de l’esprit du poète et enlever le public ravi en des zones nébuleuses et supérieures.

À voir immanquablement, ou plutôt, à Voir.

Lettres à un jeune poète (Rainer Maria Rilke)
Adaptation :
Bernard Grasset et Rainer Biemel
Mise en scène :
Niels Arestrup
Avec :
Niels Arestrup
Collaboration artistique :
Isabelle Le Nouvel et Glorient Azoulay
Lumières :
Marie-Christine Soma et Pierre Gaillardot
Son :
OLivier Innocenti et Christophe Oger
Durée du sepctacle :
1 h 30

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samuel vigier

   
 

Du mardi au vendredi à 21 heures – samedi à 17 h 30 et 21 heures.
Théâtre La Bruyère
5, rue La Bruyère
75009 Paris
Métro Saint-Georges
Tél : 01 48 74 76 99
De 15,00 € à 36,00 €.

 
     

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Bruno Abraham-Kremer, L’Amérique (Sege Kribus)

Ma vie est jalonnée de quelques rencontres essentielles, c’est là que mes spectacles puisent leur nécessité. Bruno Abraham-Kremer

Tout part ici d’une rencontre improbable – et évidente : dans un bar, Joe (Georges) le nomade loubard qui vient de chourer un perfecto tchatche avec Bernard, un étudiant en médecine belge, qui n’accepte plus la loi des Parents – son père est un con, un taré…-, qui veut faire autre chose, quoi que ce soit, qui a jamais vu la Tour Eiffel – Joe l’appellera Babar.

Tout part ici de la musique, celle de Morrison, les Doors, surtout : Nietzsche l’a bien intuitionné, la musique est l’origine ivre du rêve de la scène, de la vie qui se prend parfois trop au sérieux : Jim, c’est le chaman, le grand mystique en stases qui entraîne le duo improbable le long de ses paroles d’apocalypse, de sang et de deuil : this is the end. Alors c’est la marche dans la musique doucement psyché, diffusée par les riffs oniriques de la guitariste orphique Claire Deligny à la belle voix envoûtante qui vient de loin, tant loin – et son profil d’ombre se projetant étrangement aux moments intenses sur les personnages en partance…

C’est dans la jeunesse de Bruno Abraham-Kremer que se trouve le quai de départ pour l’Amérique. Lorsqu’un terrible fonds de violence ravage un cœur – ce qu’on nomme « la jeunesse », ou « être paumé », ou se « casser vers les Amériques », et où nous attendent-elles ?…

Inspiré par la volonté d’évoquer sa rencontre exceptionnelle avec un ami qui était un baroudeur mystique et qui s’est donné à la mort, Bruno Abraham-Kremer a proposé à Serge Kribus de composer un « road-movie théâtral » sur cette trame – ce trauma ? ou cette idylle ? Et puis c’est quoi un road-movie ? si ce n’est ce qui met en question l’itinéraire et le seuil, une échappée étrange de l’existence, et toutes les fuites mystérieuses qu’elle peut réserver lorsqu’on se détache des attaches quotidiennes, des habitudes héritées, à la manière de Dylan, à la Kerouac, à la Wenders, hirsutes vagabonds célestes qui frappent aux portes du Ciel – l’ultime compagnon.

Plein d’une simplicité tendre et détendue, le jeu des acteurs sert avec justesse ce texte qui alterne dialogues et narrations, imprégné ainsi d’une sorte de distance – on se souvient comme on s’est tout de suite plu l’un à l’autre, comme on a vécu intensément une amitié rare – qui mêle nostalgie, sentiment du lointain, de la solitude et en même temps une pure tendresse. Et cette jeunesse de ton, de sujet, c’est aussi l’occasion d’un sens de l’humour qui fait toujours mouche, d’un tranquille sens de la dérision cool.

Ni départ, ni destination, il s’agit d’être nomades, de dévorer les limites qu’impose la société avec la route parcourue, de ne se fixer nulle part, si ce n’est peut-être dans la mort – qui affranchit de toute adresse ou propriété, traversant sur cette voie denière l’ultime stase d’une existence speed, entre potes, les yeux à la Rimbaud embrumés de rêve et trips hallucinatoires. Ceux-là sont traduits par des éclairages et des effets sonores maîtrisés à la perfection, remarquables tout au long de la pièce. On sait bien que toute la vie n’est pas là où on nous l’assigne, qu’il s’agit de voyager et de multiplier les visions, les ivresses, les angoisses. Le rock c’est ça, être mobile sans but, savoir vraiment ce que veut dire bouger, trembler à inventer des gestes sans conséquences, pour Voir, distribuer des constellations et des coups dans la gueule… C’est comprendre que parcourir la route est fait pour parcourir la route, le but du chemin c’est le chemin, l’extase de la transe rock c’est le mysticisme de la marche à l’état pur et abstraite, rêveuse à se faire saigner les pieds tant on ressent la force de la vie.

Jo, le gars débrouillard, qui fume qui boit qui drague qui se bat, il a pas de but dans la vie, il semble si vivant – sans but on a pas peur, croit Babar, un étudiant idéaliste et révolté, qui lui a plus qu’un but, puisqu’il a un Idéal de gauche. Un idéal ça fait peur, ça fout la trouille, c’est le début de l’angoisse et la fin, ça inquiète de lever les yeux de ses pieds, de sa marche solitaire qu’on nomme vie. C’est ça alors une rencontre, un événement pur, imprévisible donation de tout un monde de poings et de pieds, de rires et de courses angoissées, et sans avenir – une expérience et une amitié vraie : de l’ami on n’attend rien, l’ami est inutile, il est là avec nous et c’est évident, simplement, même dans les crises. L’ami, le pote : on peut penser ainsi au fabuleux Le fanfaron de Dino Risi. S’éclater, se lâcher, à tourner tout en dérision, comme si la provocation pouvait nous soulager du manque, écrit Serge Kribus. Pourtant, Joe et Babar sont bien les fils d’une lost generation, qui héritent des catastrophes des pères, de la culture occidentale malade : le poids de la solitude de la société de consommation, de l’horreur de la Seconde Guerre mondiale qui a traumatisé les parents de Babar. Beaucoup de douleur, tellement, tellement…

Un désir sans but, un désir épuisé alos travaille ces êtres, mais d’autant plus emplis de rage, frénétique comme un riff de guitare, insatiable jusqu’à se brûler les ailes, se cogner la tête contre les portes d’or. Refuser le sérieux, le quotidien, les habitudes, les mythes d’une société laborieuse et incapable de dépense, d’expérience, qui stagne et sue… Reste à être un rêveur ou quelqu’un qui creuse l’essence de la vie au risque de la perdre, dérivant le long d’eaux tranquilles et profondes, louches.

Une mise en scène onirique et précieuse qui creuse une voie profonde, simplement.

 

L’Amérique
Conception et mise en scène :
Bruno Abraham-Kremer
Avec :
Bruno Abraham-Kremer, John Arnold et Claire Deligny (guitares électriques et chants)
Scénographie :
Philippe Mariogge
Assistante à la mise en scène :
Corine Juresco
Lumière :
Arno Veyrat
Création sonore :
Thierry Balasse/Inouïe
Costumes :
Marguerite Bordat
Durée du spectacle :
1 h 40

Le texte de Sege Kribus, L’Amérique, est publié par les éditions Actes Sud.

Visitez le site du Studio des Champs-Élysées

samuel vigier

 

   
 

Au studio des Champs-Élysées à partir du 9 septembre 2005 du mardi au samedi à 20 h 30.
Matinée le dimanche à 15 h 30.

 
     
 

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Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde

Louis, le fils, le frère aîné, parti au loin sans raison, revient dans la demeure maternelle annoncer qu’il va mourir…

Louis, le fils, le frère aîné, parti sans raison – la seule façon dont on peut s’arracher du cœur même de la famille – revient dans la demeure maternelle annoncer qu’il va mourir.
Ce départ, imprévu, sans nouvelles, a entraîné la douleur du Manque, une absence originelle que l’on ne peut combler, chez son frère, sa sœur, sa mère qui se sont murés psychiquement dans une souffrance insurmontable. Incapables qu’ils sont de renouer, d’établir un contact, lui repartira dans le silence de seule solitude – douleur d’être homme mort, la mort est la possibilité qui me rend infiniment seul. Lagarce, le sida, la mort, la solitude, une poésie exceptionnelle de l’incommunicabilité.

Dans cette maison, chacun confie à Louis le Manque ou l’Être qu’un autre éprouve depuis qu’il est parti, et démontre alors ainsi son incapacité personnelle à nouer avec lui, à se confier soi-même entièrement et sans détour, capable seulement d’annoncer la douleur, la blessure ressentie par le mari, le frère, les enfants, un autre donc. Aucun ne s’abandonne sur soi, de soi, auprès de lui, plutôt ils l’accusent sans le faire comme on sait le faire dans les familles, sollicitent, demandent. Ils dévident les regrets, les raisons de silence, les désirs face à celui qui les a abandonnés, le frère aîné dont le départ a suscité un manque énigmatique, un deuil impossible : sentiment d’une responsabilité infinie chez le frère resté auprès de la sœur et de la mère ; perte de substance et d’illusions pour la sœur qui s’est murée dans son cynisme et son silence. Face au silence de l’Absent, leurs discours boitent, chancellent, leurs paroles ne font que varier, se nuancer, s’atténuer, s’exténuer, le propos bute sur lui-même, sans parvenir à s’affirmer, à renouer une présence.
Chacun joue : Louis a anticipé ce qui allait se passer – pas toute la douleur peut-être – les personnages prédisent le jeu, sous forme inéluctable : tout cela est une machine infernale, l’épaisseur fragile et craquelée de masques de conventions qui s’effritent, et l’impossibilité de toucher. Si tu me touches, je te tue – Antoine à Louis.
Ces longs monologues dialogués cherchent l’autre, et le font fuir, exposent l’amour sous la forme de la querelle, de l’accusation. Tous ensemble, ils ne peuvent que se battre, s’engueuler, gênés, saturés, épuisés, pointant le doigt sur lui, Luc. Il reste seul avec sa mère, seuls avec Catherine : ils reviendront. Ils reviennent toujours. dit la mère à celui-là qui est parti vraiment, lui. Et puis, absurde, cruelle comme on ne l’est jamais que lorsque on ne cherche pas à l’être : je suis contente, je suis contente que nous soyons tous là tous réunis. Alors où est-ce que tu vas ? Louis ! Un autre retour au désert.

Aussi des soliloques, des confidences, de Louis seul, où il expose, explose, les fantasmes et déceptions effarants de sa solitude. L’abîme de son agonie. Criant comme rarement on a crié les fantasmes, les mensonges, les délires, les fuites, les cruautés de l’agonie et ses désillusions – vouloir ravager un monde, ou le sauver pour soi, c’est égal : à quoi bon dit la mort.
Un théâtre de l’amenuisement par la prolifération verbale, de l’entropie par le creusement de la solitude qui profile le vide de l’être. La première partie de la pièce plus longue que la seconde, ouvrant sur des jeux de fuite entre personnages, et la détestation de Louis par son frère Antoine.
Dans ces fuites, le monde de la famille se consomme comme perte et deuil.

Récurrent alors dans le théâtre contemporain – de la solitude postmoderne – ce souci du deuil des familles perdant celui qui part, qui était la substance même qui la nourrissait, elle anthropophage de ses fils, et dont l’absence la ronge maladivement, lui parti – le mâle jeune qui est la promesse de tout ce qui doit perdurer, et qui a disparu – l’enfant qui se perd dans l’inconnu et bouleverse le roman de l’harmonie familiale pour la révéler comme entropie, échec, douleur, blessure, malgré l’amour, solitude même dans l’amour et qui mène à la fuite. Toujours. 
Il n’y a pas d’amour, disait Koltès, et de son Héritier, (de Salinger) – qui disparaissent de la maison et la laisse renversée – à Zucco et son meurtre des parents, son envolée dans le ciel – Icare des prisons et grand phallus solaire – c’est bien la même catastrophe, la même solitude infinie qui arrache de l’emprise / l’amour même des familles.
L’amour, la mort, la solitude infinie.
Lagarce.

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samuel vigier

Vous pouvez voir la pièce de Jean-Luc Lagarce mise en scène par Jean-Charles Mouveaux du 13 septembre au 29 novemebre 2005 au
Théâtre des Déchargeurs
3, rue des Déchargeurs
75001 PARIS
Tel : 01 42 36 00 02
Métro : Châtelet – sortie rue de Rivoli

   
 

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, les solitaires intempestifs coll. « Bleue », novembre 2000, 80 p. – 7,62 €.

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Lysistrata

Lysistrata ou lorsque les femmes font la grève du sexe pour conquérir la paix : un propos risible pour un engagement audacieux et profond

Au cœur de la guerre du Péloponnèse, Lysistrata emmène les femmes dans sa quête de paix en usant d’un procédé pour le moins inattendu : une grève illimitée du sexe – « Ne faites plus l’amour, vous empêcherez la guerre ! » Fini le repos du guerrier finie la guerre, alors ? Cette rare rencontre de la profondeur et du grivois constitue le titre de gloire du grand poète Aristophane – c’est dans cet esprit de gouaille philosophe que s’inscrit le travail du metteur en scène Rafael Bianciotto, dont l’adaptation est pleine d’humour et de charme mystérieux. Six acteurs pour vingt et un rôles et des marionnettes aussi merveilleuses que drôles.

1 – Rires du ventre : une scène de la dérision crue.

Indéniablement Aristophane – roi de l’Ancienne Comédie grecque – est le maître de la dérision enlevée, de l’humour salace et grandguignolesque – voyez ce Socrate hautain suspendu dans son panier grinçant et se clamant parvenu jusqu’aux Nuées et qui fit dire à Platon que le Comédien était l’un des responsables de la perte du Maître. Cette légèreté de ton, ce graveleux, marque son théâtre jusque dans les apostrophes du comédien au public représentant l’auteur pour défendre la valeur et le propos de sa pièce dans ce système de concours qu’étaient les cérémonies théâtrales grecques Comédien qui n’en usait pas moins d’une verve énorme à en faire bégayer un gouffre. Ce grand rire qui naît du ventre – voire du bas-ventre -, la mise en scène sait le servir avec délices, à renfort de marionnettes d’une plaisante laideur, de masques de bois aux expressions de bonne humeur proches du conte et d’un jeu dramatique hyperbolique où les adresses au public complice rappellent l’esprit des tréteaux, du théâtre populaire, esprit bien présent chez Aristophane, ce Rabelais de l’Antique.

2 – Sadiques Phallus.

Drôle monstrueusement comme Rabelais, Aristophane en avait aussi toute la profondeur – il s’agissait pour lui dans ses pièces de défendre l’esprit d’un peuple, les vertus de la démocratie mise en péril par les sophistes et les rhéteurs, l’harmonie de la Cité menacée par la ploutocratie et les barbares. Le mal est chez les mâles – propos peut-être naïf en apparence, mais qui sert une véritable critique de la perversion des institutions athéniennes ainsi que l’essor d’une réflexion réelle sur l’absurdité de la guerre, et donne prise à une interrogation sur la place politique de la femme contemporaine. Questionnement que propagent avec une aisance fascinante cette poésie révoltée et vibrante qui inonde le texte, la musique épurée et mystique, le jeu suggestif des ombres et des lumières, le dépouillement du décor réduit à une toile blanche sur laquelle joueront les corps… À l’école des femmes révoltées, le phallus sadique devient dérisoire et aimant, se réveille de sa cruauté bête pour retrouver un bon sens qu’elles vont lui réapprendre pour retrouver sa vigueur de citoyen. Véritable dispensateur de bon sens dans cette critique enfiévrée des méfaits sans limite de la guerre – guerre entre frères hellènes toutefois ; les Grecs ne furent pas des pacifistes mondiaux – Aristophane sur cette scène nous convainc, et nous réapprend la douceur de la vie domestique loin des ambitions et de la rage de posséder contre tout Autre.

3 – Éloge de la Vie.

Car attention ! Le mal est chez les mâles, mais n’est pas de leur nature. Ces Grecs, ils ont bon fond. Ils partagent symboliquement les mêmes couleurs chatoyantes – safran, orangé resplendissant de chaleur ou ténèbres de Sparte – que les femmes ; ils partagent un même amour de la vie que celles qu’ils ont écartées de la scène politique, se privant alors de ce qui manque toujours au Pouvoir : l’amour. Cette pièce n’est pas une pièce féministe – ces femmes sont improbables, irréelles -, ni pacifiste, nous l’avons dit, c’est une pièce sur la Vie, son fond de joie et de jouissance qui devrait toujours déborder, son exubérance harmonieuse. La femme ici représente le principe de la vie – jouissante amante et mère aimante : le jeu tonique des actrices déborde de joie. Les femmes sont érotiques, elles qui n’ont pas été perverties par l’argent et l’ambition, la Guerre… Érotiques selon la vision d’Aristophane : celui qui dans Le Banquet chante le beau mythe de l’hermaphrodite originel – fusion et harmonie des contraires aujourd’hui séparés et en quête l’un de l’autre – ce n’est pas Socrate, mais bien lui… Hermaphrodite même d’une vieille et d’un vieux, amour de marionnettes squelettiques, naines, décrépites, satiriques, lyriques…

Une adaptation lyrique, pleine d’humour et d’énergie qui réveille, par son dépouillement scénique, ses artifices de marionnettes et de masques, sa musique envoûtante, les vertus mystiques et profondes de ce poète qui jouait à l’autel des dieux.

Lysistrata (la grève du sexe)
Comédie en masques et marionnettes – 1 h 20 sans entracte
D’après Aristophane (texte français d’Isabel Garma Berman)
Mise en scène :
Rafael Bianciotto
Distribution :
Ombline de Benque, Nicolas Biaud-Mauduit ou Sylvain Juret, Frédérique Charpentier, Laetitia Hipp, Harald Leander et Valérie Pangallo.
Collaboration artistique :
Mario Gonzalez
Assistant mise en scène :
Éric Tinot
Masques :
Étienne Champion
Costumes :
Marion Laurans
Musique :
Vincent Bouchot
Marionnettes :
Ombline De Benque (Stratégies du poisson)
Lumières :
Jean Grison
Chorégraphie :
Nathalie Van Parys
Maître de chant :
Nathalie Duong
Chargée de production :
Anne-Dominique Défontaines

V
isitez le site du
Théâtre 13

samuel vigier

   
 

Du 6 septembre au 16 octobre 2005 au Théâtre 13
103 A, Bd Auguste Blanqui
75013 Paris
Tel : 01 45 88 62 22
Fax : 01 45 89 42 41
Courriel : contact@theatre13.com

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Werner Schwab, La ravissante ronde

Réadaptation délirante et grinçante de la pièce de Schnitzler, La ravissante ronde en sacrifie la suggestive légèreté pour offrir une grotesque fête verbale profuse et décapante

Si Max Opphuls a repris ce ravissant et mordant texte de Schnitzler pour le transposer au cinéma, c’était avec une orientation toute différente de la procédure propre à W. Schwab.

Cette comédie de moeurs grinçante d’une certaine belle époque où l’amour était un mauvais jeu de dupe pleins de manipulations et usurpations, tromperies et asservissements. 

A ce propos satirique, la version de Schwab ajoute, instille une nouvelle dimension : celle d’un langage endiablé, enfiévré, se décomposant organiquement, tant au point de vue lexical que métaphorique, brisant les masques de l’expression, qui sont un voile de politesse sur la réalité d’ordure de l’homme.

La langue de Schwab est une langue d’analyse, de pourrissement analytique qui creuse les mesquineries quotidiennes où l’amour n’est qu’un trafic louche, trafic dévoilé par cette dangereuse langue dans toutes ses catastrophes, ses sauvageries et ses cruautés.

Ce rire que nous lève cette pièce – et cette mise en scène -, ce rire, il nous désarticule lorsqu’il nous prend, comme se désarticule le langage et ces scènes d’amour pourris au jeu hyperbolique -comme il convient à toute bonne parodie de vaudeville ; ce rire qui n’est pas sans nous faire glisser dans un certain malaise pour toutes ces victimes sociales de la domination érotique -depuis la prostitué jusqu’à la secrétaire.

Si la dimension circulaire de la pièce – cercle menant à une même dévoration délirante d’un drôle de phallus -peut faire sentir une certaine lassitude à force de répétition guignolesque, les variations « positionnelles » des situations et l’énergie inépuisable des comédiens font sursauter l’ensemble avec une exquise sauvagerie et ironie.

samuel vigier

   
 

Werner Schwab, La ravissante ronde.
Mise en scène de Gilles Martin,

à Avignon à 19h15 jusqu’au 30 juillet.
Texte édité chez l’Arche.

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Jean-Luc Lagarce, Les règles du savoir-vivre dans la société moderne

Pièce qui est une véritable machine narrative conceptuelle, Les règles du savoir-vivre de Jean-Luc Lagarce décrypte les rites et conventions humaines qui tentent d’abolir, effacer toute possibilité de domination du hasard et de la vie/mort sur l’existence humaine

De la naissance à la mort, l’homme a dressé un ensemble de règles et protocoles -juridiques, scientifiques, religieux, éthiques- permettant de gérer et dompter l’incertitude propre au devenir de la vie : actes médicaux liés à la naissance, règles du baptême, choix d’un fiancé, cérémonie du mariage… des conventions prévoient toutes les étapes et alternatives de la vie. Cette pièce les expose, sur un individu quelconque, en misant sur les règles propres à la sphère de la bourgeoisie.

Le texte, de monologue, est devenu un jeu à huit acteurs, et toujours autant de personnages, les rôles fluants, glissants – de personnages ou narrants- avec efficacité et prestance, même si la force délirante et esseulante du texte en sort quelque peu réduite, et notamment par les libertés prises avec certaines parties.

La scène, un plateau circulaire, donne l’impression d’un tournoyant manège imitant le temps circulaire aussi de la vie, et les pistes de clowns et de parades, insistant sur la dimension théâtrale, réglée de la vie. Si la force ironique et drôle de ce texte est bien servie sur ce plateau – maladresses de l’individu découvrant ces règles arcanes et imposées avec un sourire qui fait grincer-, la puissance existentielle en est un peu perdue. En tout cas un beau jeu d’acteurs !

Ce qui est la cible et l’objet ici, est-ce le conformisme, la bourgeoisie pour sa vanité ampoulée ? Ou n’est-ce pas plutôt la fragile existence humaine qui doit se glisser dans toutes ces peaux/costumes pour résister au hasard et au chaos de l’amour et de la mort ?

samuel vigier

   
 

Jean-Luc Lagarce, Les règles du savoir-vivre dans la société moderne
Mise en scène par la Compagnie de la nuit venue, troupe de Bordeaux,

à Avignon jusqu’au 30 juillet, à 22h, au théâtre des Halles.

 
   

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Michel Vinaver, Dissident, Il va sans dire / Nina, c’est autre chose.

Deux pièces en douze morceaux, ou la force entropique/ force explosive du désir juvénile. Jacques Kraemer monte deux pièces de Vinaver, une noire et une lumineuse, évoquant la puissance délirante de la jeunesse

« Dissident, il va sans dire »
, ou récit noir d’une relation oedipienne, évoquant les amours / haines d’un fils pour sa mère, un fils qui sombre inexorablement dans la drogue et la délinquance. Le père est parti, qui les abandonne à la misère, pour se consacrer à son monde réglé d’entrepreneur, que son fils, assidu de drogues musicales et trafiquées, méprise.

Si les problèmes de société évoqués sont toujours d’actualité -drogue, délinquance, familles décomposées -, l’essentiel tourne autour de cette relation mère/fils, amour et violence difficiles et fascinants.

« Nina, c’est autre chose », ou comment l’irruption explosive d’une jeune femme libérée dérègle l’économie poussiéreuse d’un ménage de deux vieux garçons, l’un -l’ainé, Sébastien- ouvrier syndicaliste engagé, l’autre -le cadet, Charles -garçon coiffeur dans un salon parisien.

Leur mère est morte récemment, ils ont une vie routinière et propre, et le chaos qu’introduit Nina, coiffeuse amenée par Charles chez les deux frères, qui partagera et réunira, de manière difficile, mais sûre, leur vie autrement que leur mère ne l’avait fait : plus fraîche, érotique et libre. Une belle pièce optimiste.

Deux pièces opposées par leur conclusion et teinte, par leur histoire, si on les juge selon un principe qu’elles renversent, le principe de l’échec et de la réussite, qui manque la force risquée et imprévisible au vrai désir juvénil, dont la puissance est d’être force, force qui fait délirer et fuir les systèmes (famille, travail, institution…) et notamment celui du pragmatisme social. Il ne s’agit pas de réussite ou d’échec, mais de force de vie.

Pièces en douze morceaux : ni tableaux, ni scènes, mais des fragments de puissance, où une évolution se joue de la vie quotidienne et de ses règles pour faire réveiller la vie, insolite dans « l’ordinaire » même, notion si chère à Vinaver.

Le projet réussi repose sur un travail soigné de mise en scène : dans « Dissident », c’est l’épure de morceaux nés dans les ténèbres et la distance d’un jeu qui subjugue le spectateur, lui fait ressentir la difficulté d’être au quotidien, pour ces jeunes paumés, abandonnés par leurs parents et que la société brise sur les chaînes de montage, et donc beaucoup de poésie grâce à des procécédés visuels et sonores détournés de l’univers cinématographique (films de routes nocturnes, images et musique psychédéliques…) ; dans « Nina », une liberté joyeuse et expansive d’acteurs plongés dans la couleur et le désordre de la vie, misant sur l’équivoque libération opérée par Nina, de cette maison noire se colorant peu à peu.

Un ensemble époustouflant et ravissant, qui rapproche avec force deux dimensions toniques du désir et de la vie. Bravo !

samuel vigier

   
 

Michel Vinaver, Dissident, Il va sans dire / Nina, c’est autre chose.
Mise en scène de Jacques Kraemer,

A Avignon, jusqu’au 30 juillet, à 20h00, Théâtre des Halles.

La Compagnie Jacques Kraemer présentera Agatha, de Marguerite Duras, au théâtre du Lucernaire à Paris, à partir du 7 septembre, à 20h.

 
   

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Samuel Beckett, Fin de Partie (Alain Timar)

Le tarissement de l’homme poussé à son extrême, sa pourriture dénervée, sa cruauté douloureuse…

La situation : un non-lieu fait d’ordures et de murs dégradés… une île peut-être de quelque contre-utopie pourrissante… une zone sans monde qui étouffe et s’étiole serrée dans le silence effroyable d’espaces infinis… Le décor -donc- se décompose, abimé : des murs aux papiers peints arrachés, lambeaux dérisoires ; des entassements de sacs poubelles ; une mer calme, bien trop calme, pour une pareille agonie.

Les personnages ? Hamm – l’aveugle paralysé, coincé dans son fauteuil-caddie rouillé : le marteleur ; Clov – le bégayeur faible d’esprit et au pied-bot qui jamais ne pourra s’asseoir, se reposer, la victime compulsive qui ne peut se décider à s’arracher à son cercle de tourments, sans issue : le clou tordu ; Nagg et Nell, géniteurs gâteux de Hamm, enfouis dans leurs poubelles, peut-être des vieux dieux idiots. Les personnages, donc : le sadisme, le pourrissement, la décomposition – l’homme sans majuscule.

L’intrigue – pas, aucune, seulement une partie, une fin de partie, un jeu de cruauté sans issue, ou nulle autre que la mort, et sans drame donc, sans drame – oui, juste une fin de partie, pleine d’un rire tragique, une dérision qui dure sans raison. T.o.c, chasse aux puces et rats, fabriques de chiens claudiquants…

Une pièce difficile à soutenir, un jeu et une mise en scène qui nous accule aux limites du sens.

samuel vigier

   
 

Samuel Beckett, Fin de Partie
Mise en scène de Alain Timar.

à Avignon à 17h, jusqu’au 30 juillet.

 
     

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Nasser Djemaï, Une étoile pour Noël

Nasser Djemaï livre une pièce de formation / intégration / désintégration, et un beau problème tragi-comique sur les transfuges sociaux

Le père demande au petit Nabil de ne pas lui ressembler, de ne pas finir mineur, dans la merde de la misère : il faut qu’il devienne ministre, le Premier ! S’enclenche alors une marche infernale dans la machine à broyer de la société française intégratrice par désintégration, symboliquement dénoncée par ce carré de poudre blanche de la maison, tracé par Nabil au début de la pièce, qui se brise à coups de pied et de ceinture.

Car Nabil va écouter son père, et on le suit depuis la sixième jusqu’au bac, broyé, brisé dans sa naïveté généreuse par des adultes ogres et vrais, qui en font un ambitieux bobo sans vergogne, si ce n’est celle de sa naissance.

Dans cette belle pièce où Nasser Djemaï, seul sur scène, nous fait vivre et voir les différents éléments conditionnant sa « réussite », c’est le problème de l’insertion et de la « tolérance » française – mot bien prétentieux aujourd’hui, mais encore trop d’actualité – qui est posé à travers le cas d’un transfuge social qui, comme tout transfuge, souffre et se perd dans cette société élitiste.

Bourdieu nous l’explique : le transfuge souffre d’un habitus clivé, fragmenté entre deux mondes, en perte d’origine et sens, sa douleur est sans limite. Nasser Djemaï, lui, nous le montre et le fait vivre, et on rigole fort – faut pas rigoler trop fort quand on est au théâtre, lui apprend cette grand-mère d’un ami, qui lui apprend aussi que pour réussir, il faut un beau nom, Noël, par exemple… On rit, et on pleure… quand un père chasse son fils, avec rage, et douleur, quand un ami d’enfance, un peu vantard, mais finalement bien sympathique, n’arrive plus à reconnaître Nabil, et s’en fait même, avec une naïve cruauté, remontrer par lui…

Assez café-théâtre, dans un ensemble agréablement caricatural – caricature des mensonges que notre société se chante comme beaux idéaux – cette pièce est ravissante, touchante de vérité et de justesse, dans le grossissement burlesque de ses personnages.

Visitez le site de l’auteur

samuel vigier

   
 

Nasser Djemaï, Une étoile pour Noël
Mise en scène par Natacha Diet et Nasser Djemaï.

A Avignon jusqu’au 30 juillet, au théâtre du Chien qui fume à 12h20.

 
     

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Le théâtre ambulant Chopalovitch

Ecrite par un auteur serbe, cette pièe est un véritable conte tragico-satirico-burlesque

Il est des textes intéressants, passionnants même, qui se peuvent perdre dans un certain oubli, sans qu’il y ait besoin de guerre pour cela… heureusement, des hommes passent qui les recueillent, et, touchés par leur grâce, veulent et savent les partager. Ainsi de cette jeune troupe talentueuse, en redécouvrant le texte d’un auteur serbe, Lioubomir Simovitch, qui écrivit sous une certaine guerre le joug d’une autre, pour les dénoncer toutes. Cette pièce en évoque les ravages dans le coeur des hommes avec poésie, drôlerie et passion, comme un mauvais rêve où trop de choses humaines sont brisées, beaucoup trop…

Une jeune fille court, vertueuse et pure, fuyant un seigneur au coeur barbare, frère de son amant et qui la veut posséder, contre toute loyauté, la menaçant vite de son épée devant son refus… puis, puis, le frère survenu, la chose se lance : le théâtre ambulant Chopalovitch jouera Les Brigands de Schiller ce soir sur la place publique. L’épée de bois était bien une épée de bois…

Sans que la troupe puisse achever, un groupe de paysannes, furieuses bacchantes affamées, surgit, criant, rageant, gueulant : nous sommes en 1942, à Oudjitsé, ville serbe occupée par les Nazis, et dans le choeur sanglant des occupants, de la populace et des résistants, il n’y a pas lieu de jouer du théâtre.

Le ton de la pièce est dès lors donné : dans cet univers baroque, c’est le rêve et le réel qui vont lutter, avec poésie, drôlerie et profondeur. Dépouillée et allusive quant au décor, la mise en scène table sur le rêve né du jeu intense des acteurs, sur la qualité du texte, et sur de beaux moments expressionnistes de forêts humaines : pari gagné ! La pièce suscite l’horreur cauchemardesque propre aux hommes lorsque la guerre les broie : notamment le personnage du broyeur, comme son acteur, tortionnaire terrible, est effrayant et poétique, comme un ogre de conte. Horreur des hommes donc, masi beauté aussi : face aux arrestations, à l’arbitraire et aux tortures nazis, la troupe et les paysannes, si elles s’affrontent et exposent la médiocrité humaine, réussissent à faire entendre une vraie voix humaine.

Dans ce monde embrouillé par le sang qui laisse des traces inquiétantes – Ô MacBeth, ivrognes, rêveurs, héros, tortionnaires ne se distinguent plus, car la guerre abolit atrocement toute limite, détruit le sens… heureusement, il demeure des hommes à persévérer dans leur parcours aveugle au coeur de la nuit, ou à se pendre dans un coin d’ombre, renés à la dignité d’homme. Car il s’agit bien de dignité poétique de l’homme, comme la tutelle de Schiller, grand chantre des Lumières et de la Révolution, ne pouvait qu’y inviter.

Une très belle pièce, servie par une interprétation juste, dans une mise en scène admirable, un décor minimal mais d’autant plus redoutable.

Visitez le site dédié au spectacle.

samuel vigier

   
 

Lioubomir Simovitch, Le théâtre ambulant Chopalovitch
Mise en scène de Roch-Antoine Albaladejo.

A Avignon jusqu’au 30 juillet, théâtre de la danse Golovine à 16h15.

 
     

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Je peindrai des étoiles filantes et mon tableau n’aura pas le temps

Un radieux échange d’amour dans les étoiles par-delà terres, mers et trépas. Un beau conte contemporain, pour rire avec tendresse

© Bellamy / Festival d’Avignon
I
bou est en Europe, il doit ramener le médecin au pays, quelque part en Afrique, où Rokhaya se meurt doucement. Au loin infiniment l’un de l’autre, ils se parlent, ils se racontent et s’appellent, comme seul avec l’être aimé on peut continuer à parler par-delà frontières, mers, mondes et douleurs.

Au désir qui continue de travailler Rokhaya, désir d’être femme toujours, malgré la maladie, la solitude et la compassion des autres – femme mère, femme désirable, femme laborieuse, femme possédée – répond le brûlant désir d’Ibou, et son espoir pour Rokhaya, tous deux infiniment seuls, infiniment tendres, survivants à toutes les malveillances et bienveillances bizarres qui les entourent – fondées sur la différence de celle qui meurt, celui qui est noir… – dans ces deux mondes également moqués, rapprochés, de l’Europe et de l’Afrique, deux mondes également incapables de répondre à la langue du désir, de l’amour.

Au-delà d’un monde-poubelle magnifiquement mis en scène par un décor onirique – mêlant fruits, nuit et ordures – Rokhaya rêve son désir, danse son désir, et Ibou rit de ce monde – Paris, le racisme qui s’ignore, les médecins qui ne savent entendre la voix douloureuse de la maladie – sur lequel il porte un regard naïf et tendre, décapant… Et tous deux planent dans un beau conte contemporain, de poésie, de désir cru et nu.

Beaucoup de tendresse et de grands rires, servis par un jeu juste, intensément, rendant d’autant plus intense la fin atroce, dans un mise en scène radieuse.

Un vrai beau conte.

samuel vigier

   
 

Fabrice Melquiot, Je peindrai des étoiles filantes et mon tableau n’aura pas le temps
Mise en scène de Michel Belletante, assisté de Isabelle Sidoit.

A Avignon, Présence Pasteur, jusqu’au 24 juillet à 21h45.

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L’Époque de la vie la plus délicieuse

M. Cusset est un charmeur… un charmeur d’idées et de mots, doublé d’un clown né – mais un véritable prof de philo !

© Bellamy/Festival d’Avignon
M.
 Cusset est un charmeur… un charmeur d’idées et de mots, doublé d’un clown né : ce véritable prof de philo nous livre une authentique performance de jongleur verbal qui pourrait en apprendre à nombre d’iufmisés ayant trop oublié que rire, c’est le propre de tout roseau pensant… « on peut bien rire quand même ! »

Hésitant et timide, le professeur arrive sur scène, en classe. C’est un remplaçant. Un remplaçant improbable venu pour un remplacement de deux heures, ce dont il s’est fait le spécialiste – ça n’arrive jamais, ça ne lui est jamais arrivé : il n’a jamais fait cours… Alors tout se lance : dans un jeu pataphysiquement (dé et sur)cohérent et décapant, le remplaçant vient dans la salle-classe, maladroit comme un clown qui jonglerait avec les mots, avec les idées, maladroit comme un clown c’est-à-dire avec une habileté imparable, une véritable grâce maligne et rusée.

Comme tout bon professeur qui n’a jamais connu le feu de la classe, ce remplaçant a sa méthode toute faite, véritable panacée éducatrice : « la méthode bi-philo plus ! », en deux heures vous en apprendrez plus qu’en toute une année avec un autre professeur ! « La première heure suscite l’étonnement, la seconde le coupe à la racine ! » Efficacité garantie, les grands problèmes philosophiques – temps, conscience, vie, mort… – sont délirés et décapés avec grand coeur.

M. Cusset a été un bon élève à l’école des leçons ionesciennes : il a su, comme tout bon élève, créer un véritable style personnel, un esprit qui lui est propre.

Deux heures de cours, une heure de pièce, temps réel… Il y a une histoire qui se joue, un drame-comique qui se développe (ah ! quel beau conte, puisqu’il y a un conte, que celui de Petit Pierre !), creusant, délirant ces profondes questions, tournant autour de celle-ci, centrale, cruciale : remplacé, remplaçant, remplaçable… qui suis-je ? Comme il sera démontré par ce beau maître en paradoxes, « seul un remplaçant est irremplaçable ! »

Ce qui est le plus profond, c’est ce qui est drôle, a pu dire en substance Jacques Lassale. M. Cusset nous le rappelle avec brio, avec tendresse – un brin sadique, avec gouaille. On en ressort plein de questions mûries dans le beau champ d’un grand rire.

Yves Cusset, professeur de philosphie, spécialiste de philosophie politique, est l’auteur de pièces drôles et profondes dont Requiem pour une salle vide. L’Époque de la vie la plus délicieuse, inspirée de Sénèque et Albert Cohen, est en projet et sera présentée à Avignon le 27 juillet à 18 heures.
Il joue essentiellement à Paris et Avignon.

samuel vigier

   
 

 Jusqu’au 30 juillet à Avignon.

 
     
 

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Entretien avec Alain Herzog (Théâtre National de la Colline)

Alain Herzog nous dit tout – enfin, presque… – sur le Théâtre National de la Colline…

Entrele Théâtre National de la Colline et Le Littéraire, tout a commencé par une invitation à assister au spectacle Le Retour de Sadetextes de Bernard Noël, mis en scène par Charles Tordjman. Invitation assortie par ailleurs d’une offre grand sourire : un tarif préférentiel accordé à quiconque s’annoncerait, en réservant sa place, lecteur du Littéraire. Pour répondre à de si belles avances, la moindre des choses était que nous nous intéressions de plus près à ce théâtre, et que nous nourrissions nos pages de ce qui s’y passe, de ce qui s’y joue. Mais au-delà même des mouvements de l’immédiate actualité, nous avons voulu mieux connaître l’histoire du lieu, la manière dont fonctionne aujourd’hui le Théâtre de la Colline. Et pour cela, nous n’aurions pu avoir de meilleur guide qu’Alain Herzog

Alain Herzog, vous êtes administrateur du Théâtre National de la Colline ; que recouvre cette fonction ?
Ma tâche première est de faire en sorte que le projet artistique du directeur puisse être mené à bien – et ce dans toutes ses dimensions. Ça consiste notamment à rechercher les productions susceptibles de s’inscrire dans ce projet, et à s’occuper de la communication – à cet égard nous avons considérablement modifié notre façon de communiquer auprès de public. Quand Alain Françon est arrivé, nous avons mis en place, en plus des outils traditionnels de communication, un document annuel, LEXItextes, qui rassemble des textes originaux autour de la programmation de la saison. Il ne s’agit pas de textes explicatifs à propos des spectacles proposés mais de textes commandés spécialement pour LEXItextes, qui portent sur des auteurs joués. Ce document, qui est offert à nos abonnés, peut aussi être acheté.
En dehors de tout cela, je suis aussi chargé de veiller aux détails matériels : approvisionnement du coin restauration, confort des sièges dans les salles… etc. 

Puisque l’on évoque vos outils de communication, parlez-nous de votre site internet… depuis quand existe-t-il ?
Il est né en 2000 ; il est très riche et reçoit de très nombreuses visites – à tel point que nous venons de lui adjoindre un outil supplémentaire, une revue en ligne qui devrait paraître tous les deux ou trois mois. Elle propose des sujets autour des auteurs programmés : nous avons consacré un dossier à Daniel Danis, un autre à Michel Vinaver, et pour la prochaine livraison de la revue, nous en préparons un sur Toni Negri. Elle fonctionne exactement comme une revue papier, à cela près qu’elle est publiée en ligne.
 
Pourriez-vous retracer les grandes lignes de l’histoire de ce théâtre ?
Raconter l’histoire de ce lieu, c’est en quelque sorte raconter celle du théâtre public en France. Ce théâtre est né, dans les années cinquante, de l’initiative du metteur en scène Guy Rétoré. C’était alors la pleine époque de la décentralisation et de la promotion du théâtre en région. Guy Rétoré voulait lui aussi faire du théâtre chez lui – et comme il habitait Paris, il a, d’une certaine manière, inventé la décentralisation… à l’intérieur même de Paris ! il dirigeait une compagnie appelée La Guilde et cette structure était installée là où nous sommes aujourd’hui – ce qui à l’époque était un ancien cinéma baptisé Le Zénith. L’endroit fut successivement compagnie, centre dramatique national, maison de la culture, pour finalement devenir, en 1972, théâtre national. C’est-à-dire un équipement qui appartient à l’État, et à la tête duquel, a priori, on nomme un artiste. En 1982, Jack Lang décide d’inscrire dans les Grands projets de Mitterrand la transformation de ce lieu ; le bâtiment existant est donc détruit puis un nouvel équipement construit. Il sera inauguré en 1988 ; Georges Lavelli est alors nommé directeur. Guy Rétoré, lui, a continué à faire du théâtre dans sa salle de répétition, située avenue Gambetta – là où a été transféré le TEP – et il poursuivra son activité dans cette salle jusqu’en 2000.
Georges Lavelli dirigera le théâtre pendant dix ans ; et pendant ces dix années, il a prouvé que son projet de départ – ne monter que des créations contemporaines – était tout à fait réalisable dans un théâtre public. En 1997, Alain Françon remplace Georges Lavelli ; il entreprend d’élargir la mission du théâtre et d’organiser la programmation en fonction d’une perspective plus historique : il s’agit de montrer à travers les spectacles proposés comment on est passé de la dramaturgie de la fin du XIXe siècle à ce qui se fait au début du XXIe siècle – projet sous-tendu par l’idée qu’il est difficile de présenter des auteurs contemporains sans un regard sur ceux qui les ont précédés. Par exemple, voir jouer une pièce de Vinaver prend tout son intérêt quand on sait qu’avant, il y a eu Brecht et Tchékhov. L’évolution de la dramaturgie au XXe siècle ainsi balayée reflète aussi les grandes étapes de l’histoire de ce siècle, notamment l’Holocauste.

Comment se définit le projet artistique d’Alain Françon ?
Quand il a pris la tête de ce théâtre, il a dit : « Je n’oublierai jamais que nous sortons d’un siècle qui a connu l’Holocauste. » Une telle annonce programmatique suffit à indiquer que l’on ne va pas donner dans le divertissement ! Étant donné que nous travaillons au sein d’un théâtre subventionné par l’État, nous considérons que nous avons une mission – une mission d’éducation qui dépasse le seul divertissement : sans vouloir être trop prétentieux, nous avons pour ambition, à travers nos programmations, d’amener les gens à réfléchir. Ce qui n’est pas forcément austère et synonyme d’ennui : il y a beaucoup de gens qui aiment réfléchir. Vouloir susciter la réflexion ne veut pas dire que nous ne cherchons pas à être séduisants !

Vous parlez d’éducation, de réflexion… est-ce que vous menez des actions spécifiques auprès des écoles ?
Oui, absolument. Cela implique tout d’abord la mise en place de plusieurs initiatives destinées à susciter chez les élèves l’envie de venir aux spectacles – dans le cadre de vraies représentations et non pas de « matinées scolaires » : nous voulons faire en sorte que les collégiens et lycéens ne soient plus dans le contexte du théâtre obligatoire. Nous proposons donc des programmations spécifiques, des ateliers, des dossiers pédagogiques grâce auxquels les professeurs peuvent préparer leurs élèves à ce qu’ils vont voir, et nous mettons également en place divers programmes visant à transformer certaines classes en comités de lecture. Et puis nous accomplissons un très gros travail de communication auprès des établissements scolaires. Cet engagement s’est avéré des plus encourageants puisque nous sommes ainsi passés de zéro à 1 100 abonnés scolaires – et ce avec une programmation ne comprenant que des auteurs du XXe siècle, qui ne sont pas forcément étudiés en classe…

Depuis quand existe le point librairie au Théâtre de la Colline ?
Il existe depuis plus d’une dizaine d’années. La présence de ce point librairie s’inscrit d’ailleurs dans la droite ligne de la vision du théâtre que développe Alain Françon depuis son arrivée au Théâtre de la Colline, à savoir que théâtre et littérature sont étroitement liés, qu’ils appartiennent à la même famille artistique. Avec une telle conception du spectacle vivant – qui ne va pas forcément de soi : on peut très bien aborder le théâtre avec un tout autre esprit – le point librairie prend une importance toute particulière ; nous avons donc des relations très fréquentes, très suivies avec François Leclère [de la librairie Le Coupe-papier, 19, rue de l’Odéon à ParisNdR] de façon à ce qu’il puisse adapter ce qu’il va proposer à la programmation du théâtre.
Autre témoignage de notre effort permanent pour montrer combien est étroit ce lien entre théâtre et littérature, nous organisons, chaque fois qu’un spectacle est monté, des « soirées auteur » dont la teneur et la forme peuvent varier énormément mais qui sont systématiquement proposées, que l’auteur soit vivant ou non. On y lit des textes, bien sûr, mais ces soirées sont aussi l’occasion de mettre en place des choses très originales : par exemple, Daniel Danis a concocté lui-même sa soirée auteur, et lorsqu’on a programmé Les Paravents, de Jean Genet, des comédiens ont lu des textes de Genet qui n’avaient rien à voir avec son œuvre dramatique…
Il nous arrive aussi d’organiser des événements littéraires en liaison avec les éditeurs lors de la sortie de certains livres, où les auteurs sont invités à venir en lire des extraits.

Comment se décide une saison ? S’articule-t-elle autour d’un thème ?
Il n’y a pas de règle particulière sinon celle de se conformer au projet de l’artiste qui dirige le théâtre… À partir du moment où Alain Françon va s’intéresser à Edward Bond, ou à Daniel Danis, cela va conditionner le reste de la programmation. Ainsi, pour la saison prochaine, que nous sommes en train de préparer et qui commencera au moment du Festival d’automne, Alain Françon va monter Platonov – et les autres spectacles vont être choisis en fonction de cela, avec toujours cette intention sous-jacente d’amener le spectateur, tout au long d’une saison, à parcourir le XXe siècle. 

Lorsque vous programmez un nouvel auteur, un nouveau metteur en scène… est-ce qu’ensuite vous essayez d’avoir une politique de « suivi » vis-à-vis du travail qu’ils vont accomplir par la suite ? 
Non, pas forcément, ça dépend avant tout de la proposition qui nous est faite, de la manière dont elle peut s’inscrire dans le projet artistique mis en place par le directeur. Personne n’a de « tickets » !

Est-ce que le Théâtre de la Colline a une forte politique de présence dans les divers festivals et autres événements de ce type ?
Il n’y pas de politique prédéterminée en direction des festivals. Tout dépend des spectacles, des projets que l’on entend développer. Là, par exemple, la Colline est au Festival des arts de Montréal parce que Daniel Danis est un auteur associé à La Colline, et qu’il y a eu toute une opération autour des spectacles qu’on a montés. L’année prochaine, on projette d’aller à Avignon – les pourparlers sont en cours – mais ce sont des décisions qui se prennent en fonction des projets. Cela dit, à partir du moment où s’organise un événement qui permet les rencontres, les contacts, les échanges entre professionnels du théâtre, auteurs, comédiens… etc. nous nous devons d’être présents.

isabelle roche

   
 

Propos recueillis le 12 mai 2005 au théâtre de la Colline.

 
     

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Entretien avec François Leclère (Le Coupe-Papier)

Le 25 avril dernier, François Leclère nous recevait dans sa librairie théâtrale, Le Coupe-Papier.

Le Coupe-Papier

… drôle d’enseigne pour une librairie dédiée au spectacle car à première vue, il n’y a guère de rapport entre le théâtre et un coupe-papier – lequel reste, pour la plupart d’entre nous, un ouvre-lettres. Pourtant, cet objet, fort accessoire aujourd’hui, appartient à la tradition du livre : fut un temps où les ouvrages arrivaient entre les mains du lecteur avec leurs cahiers non découpés ; c’était à lui de couper les pages une à une avant de pouvoir goûter le plaisir de la lecture – ce que nous ne sommes plus guère appelés à faire aujourd’hui, sauf à être bibliophile. Et c’est par la référence à la tradition, à l’amour du livre aussi, que se révèle le lien entre le lieu et son nom.
D’abord la librairie a un bon demi-siècle d’âge. Elle s’est taillé sa place, a gagné sa clientèle. Et puis c’est une de ces librairies comme les aime tout véritable amoureux des livres, une librairie un peu « cave aux trésors » aux murs couverts de rayonnages en bois où se pressent en rangs plus ou moins serrés de vieux volumes aux dos de cuir patinés par les ans, des cartons d’archives que l’on devine vénérables contenant brochures ou revues, des livres de tous formats, reliés, brochés, neufs ou ayant déjà vécu… le tout rangé avec soin – des étiquettes indiquent de place en place ce que contient telle ou telle étagère – mais avec cet air légèrement désordonné que donne le côtoiement de l’ancien et du neuf. Notons qu’une table – saturée, débordante… – offre aux « nouveautés » un emplacement privilégié. Outre les livres dans tous leurs états, des affiches de spectacle, partout où cela se peut encore : au comptoir, sur les pans de murs laissés nus… et disposées çà et là de petites piles de flyers annonçant des spectacles de tous genres.

 

Un espace-livre tout entier voué au spectacle, imprégné de mémoire, où il fait bon s’attarder, et si loin de ces étals clean clairs aseptisés, pléthoriques sous néon – apanages de ces hypersurfaces qui prétendent au monopole de la « culture pour tous ».
Dans un recoin de la boutique, flanqué d’une lampe sur pied, un fauteuil – cuir et bois – à l’assise un peu défoncée et d’allure fatiguée, aux airs de pièce de musée… Installation symbolisant la posture du liseur ? Objet à plus-value purement sentimentale ? Fétiche du lieu ? à moins que ce ne soit le « Fauteuil de… », quelque célébrité l’ayant autrefois honoré de son auguste postérieur ? Et moult petites histoires de naître au creux de cet insu.
L’histoire que nous raconte François Leclère – celle de sa rencontre avec la librairie et de son engagement profond pour la promotion du théâtre et du livre – n’a, elle, rien de petit ni d’imaginaire. Écoutons-le donc : cet entretien qu’il nous a accordé participe aussi pleinement de ces actions qu’il mène tous azimuts pour la défense du théâtre d’hier, d’aujourd’hui… et de demain.

 

Pourriez-vous retracer, dans ses grandes lignes, l’histoire du Coupe-Papier ?
François Leclère :
La librairie a été fondée dans les années cinquante par une grande passionnée de théâtre. J’ai racheté la boutique il y a un peu plus de dix ans ; elle était déjà très connue sur la place parisienne et avait une clientèle solidement constituée. Quand on reprend un lieu qui a derrière lui une histoire, et qui a bâti sa notoriété sur une spécialité – en l’occurrence le théâtre – il s’agit d’œuvrer dans la continuité ; je me suis donc efforcé de maintenir ce qui est de l’ordre de la tradition – faire en sorte que les gens continuent de venir s’installer pour lire un bouquin, découvrir des auteurs, fouiner, chercher selon ses goûts et l’air du temps… – tout en développant la librairie en fonction de mes goûts, de ma personnalité. Je veux surtout que le théâtre continue d’être lu, publié, acheté… s’il y a quelque chose de neuf au Coupe-Papier depuis que je l’ai repris, c’est sans doute une orientation prononcée vers les auteurs contemporains, les auteurs vivants. Je tâche de les découvrir, de les connaître, d’approcher leur écriture et leur univers pour, à mon tour, les proposer aux clients, promouvoir leur travail, tâcher de les faire aimer, eux et ce que leurs textes véhiculent. Je pense qu’il est essentiel de défendre ces auteurs qui sont en plein dans ce qui se joue sur les scènes actuellement. C’est là le premier aspect de notre développement. Mais cela ne suffit pas : il faut aussi s’implanter là où les choses se passent – c’est-à-dire créer des points librairies dans les théâtres mêmes, là où se jouent les pièces. C’est primordial de permettre aux spectateurs de pouvoir acquérir sans mal le texte du spectacle auquel ils viennent d’assister. D’année en année, on a ainsi ouvert plusieurs points librairies, où les gens peuvent venir feuilleter les livres, les découvrir, les acheter… les acheter plus tard, ailleurs : l’essentiel est qu’ils sont en contact direct avec les textes, et cela donne une visibilité supplémentaire à la création dramatique contemporaine.

Comment êtes-vous accueilli par les théâtres lorsque vous leur proposez d’ouvrir un point librairie dans leurs murs ?
Ça se passe toujours bien ! C’est une forme de partenariat qui se noue entre les directeurs de théâtre et nous ; nous poursuivons le même but : faire en sorte que les gens ne viennent pas au théâtre seulement pour assister à un spectacle mais aussi pour boire un verre, engager une discussion, rencontrer les artistes, partager quelque chose… Et je pense que l’ouverture d’un point librairie dans un théâtre contribue à en faire un lieu convivial, un lieu d’échanges culturels.

Est-ce que tous les textes qui sont joués sont disponibles sur papier ?
Non ; d’une part il y a énormément de spectacles qui sont montés chaque année, et d’autre part, tout n’est pas éditable. Mais, depuis une bonne dizaine d’années, on constate une surenchère générale dans la production de livres – et en ce qui concerne les seules pièces de théâtre, la production a quasiment triplé.

Cet accroissement de la production est-il le fait de nouvelles maisons qui se créent ou bien d’éditeurs déjà installés qui développent des collections théâtre ?
Il y a en effet beaucoup de nouvelles maisons qui se créent – éditer est devenu plus facile, moins onéreux, nombre d’innovations techniques permettent de fabriquer des livres à moindre coût. Reste à savoir si ces nouveaux éditeurs vont parvenir à percer puis à perdurer… leurs livres se vendent-ils ? Ces textes sont-ils mis en scène, joués ? c’est une tout autre question. Et puis il faut compter avec le « socle » que constituent les grosses maisons qui publient du théâtre depuis longtemps et mettent en oeuvre, de leur côté, une politique de découverte de nouveaux talents et d’encadrement des auteurs : L’Avant-scène théâtre, Actes Sud, L’Arche, Les Éditions théâtrales…
En ce qui nous concerne, au Coupe-Papier, nous essayons de défendre les écritures qui sont susceptibles d’être mises en scène, qui peuvent intéresser les compagnies. Puis l’on tâche d’accompagner ces textes sur le long terme. Il y a bien sûr des pièces qui relèvent de l’éphémère, d’un certain « effet de mode » – je pense que cela est inhérent à toute forme de littérature – mais à mon sens, ce que nous devons défendre dans le théâtre, c’est une continuité, une sorte de ligne de créateurs qui serait sous-jacente aux courants artistiques, qui se situerait en profondeur… C’est un choix auquel il est parfois difficile de se tenir ; il faut sans cesse garder l’équilibre entre la promotion d’une certaine qualité artistique et le souci des intérêts commerciaux : une librairie reste un commerce, pour qu’elle vive, il faut vendre un maximum de livres – mais nous tâchons de ne pas vendre n’importe quoi !

Est-ce le fait de proposer des ouvrages de cinéma, de danse, ou concernant d’autres spectacles vivants, qui vous permet de satisfaire à ces objectifs commerciaux ?
Non, pas vraiment. En revanche, nous veillons constamment à accompagner nos livres de théâtre par de la littérature générale. Ainsi, quand un auteur dramatique – je pense par exemple à Laurent Gaudé – a aussi écrit des romans, ou des nouvelles, nous proposons ses autres œuvres en même temps que le texte de la pièce jouée : quand le théâtre de la Colline monte une pièce de Tchékhov, nous allons bien sûr mettre sur notre étal le texte de la pièce en question, mais aussi ses nouvelles. Et nous complétons avec des œuvres d’autres auteurs contemporains de Tchékhov, avec des essais, des études concernant ces auteurs, cette époque… etc. Nous nous efforçons, aussi, de mettre à la disposition des spectateurs des revues, des livres pour enfants, des ouvrages pas chers – par exemple issus de la collection « Folio à 2 euros »… Mais ces choix restent toujours dans le droit fil des spectacles programmés par le théâtre. À partir de la ligne de programmation d’une saison, nous tâchons de nous faire plaisir et de faire plaisir aux spectateurs ; notre but est que ceux-ci se sentent bien dans nos choix, nos propositions de lectures.
Il est primordial, à mes yeux, de s’ouvrir à de nouveaux territoires d’écriture, des territoires que l’on ne soupçonne pas forcément si l’on se cantonne dans une spécialité – que ce soit le théâtre, le cinéma, ou quelque autre domaine. Et l’activité de libraire permet justement cette ouverture – une ouverture que le développement des points librairies dans les théâtres a achevé d’élargir. Bien sûr, note objectif premier demeure la défense des auteurs de théâtre, mais notre soutien s’étend aussi à toutes les formes d’écriture qui environnent leur oeuvre proprement dramatique.

Et tous ces livres qui gravitent « autour de », ça permet, aussi, quand on s’y plonge, de percevoir rétrospectivement le spectacle sous un autre jour…
Oui, tout à fait… Par exemple, quand on a ouvert la librairie à la Colline, il y avait une pièce de Brecht au programme ; et je voyais des gens qui profitaient de cette occasion pour acheter les œuvres complètes de Brecht… c’étaient pour eux une invitation à se (re)plonger dans les écrits de Brecht, dans la diversité de ce qu’il a produit. J’ai constaté le même phénomène avec Edward Bond… c’est toujours surprenant de voir combien un spectacle peut éveiller la curiosité des spectateurs, c’est pourquoi il faut veiller à renouveler nos offres de lectures en permanence ; ça exige de nous d’être toujours en éveil, et c’est cela qui est intéressant.
Il faut aussi évoquer tous ces textes qui sont mis en scène alors qu’à la base ils n’étaient pas du tout destinés au théâtre ; ils enrichissent le domaine dramatique, et l’intérêt que leur portent les metteurs en scène, les compagnies, naît de cette ouverture d’esprit à toute forme d’écriture. À cet égard, l’exemple d’Olivier Cadiot est édifiant : son texte Fairy Queen, par la grâce de la mise en scène, d’objet littéraire devient presque objet théâtral – et je pense qu’Olivier Cadiot, qui n’est pas « auteur de théâtre » à la base, le deviendra…

De votre point de vue de libraire, que pourriez-vous dire de l’évolution du monde de l’édition théâtrale ?
Pas grand-chose en dehors de cet accroissement de la production que j’évoquais tout à l’heure… Ce phénomène, qui affecte depuis pas mal de temps la littérature générale, est en train de gagner la littérature théâtrale. Et c’est un vrai problème pour un libraire : comment voulez-vous qu’il connaisse tout ce qui paraît ? ce n’es pas possible ! personnellement, j’aime bien lire les livres que je reçois, avoir un contact approfondi avec les écritures… mais il y a tellement de nouveautés que c’est extrêmement difficile ; et le théâtre est en train de succomber à cette surenchère. Et si ça continue ainsi, nous ne pourrons plus remplir convenablement notre rôle de conseillers auprès des clients – car beaucoup de gens viennent nous voir pour être guidés dans leurs choix : ils recherchent tel texte de tel auteur, ou bien un texte sur tel ou tel sujet… et c’est à nous de leur fournir des pistes de recherche ou de lecture.
En ce qui concerne l’orientation des éditeurs, ils sont en général assez frileux pour publier de nouveaux auteurs et ont tendance à se focaliser sur ceux qu’ils connaissent et à qui ils sont fidèles – mais il faut dire à leur décharge qu’il n’est pas facile de dénicher de bons textes et de bons auteurs : il n’y a pas tous les ans un Laurent Gaudé, un Rémi De Vos ou un Fabrice Melquiot qui émerge ! Bien sûr, il est bon de continuer à éditer les œuvres d’auteurs comme Jean-Claude Grumberg ou Joëlle Renaude, qui constituent notre patrimoine, mais il faut aussi travailler à découvrir les nouveaux talents, à les accompagner – et c’est un combat difficile pour les éditeurs.

Vous avez beaucoup évoqué les auteurs contemporains, mais qu’en est-il, dans votre fond, des « grands classiques » ?
Les « grands classiques », c’est la base de toute librairie de théâtre ! Molière, Racine, Shakespeare, Marivaux, Dubillard, Ionesco… tous ces auteurs font partie du fond. Leurs œuvres nous sont régulièrement demandées par les élèves des cours d’art dramatique, et il y a toujours une compagnie qui va monter du Shakespeare ou du Molière. Sinon, nous sommes étroitement tributaires de l’actualité des spectacles d’une saison : s’il y a un Ibsen qui se monte à la Colline, on va vendre du Ibsen, s’il y a une vague Hugo, la clientèle va suivre et on va vendre du Victor Hugo. En ce moment on joue Les Bacchantes à la Comédie française, il y a de nouvelles traductions d’Euripide ou de Sophocle qui sortent – et que nous demandent quelques compagnies – et les lecteurs se tournent vers ces nouvelles traductions. Il n’y a pas si longtemps on vendait très peu de Ionesco, et il suffit que Le Roi se meurt soit monté à Paris et que Rhinocéros soit monté au Théâtre de la Ville pour que tout d’un coup on ait envie de redécouvrir Ionesco, de le lire ou le relire… Mais nous n’oublions jamais que nous avons aussi pour rôle d’encourager le développement des écritures contemporaines, et lorsque des clients viennent nous demander conseil pour une classe de conservatoire, par exemple, nous tâchons de les aiguiller sur ce qui s’écrit en ce moment, sur ce qui se fait ou va se faire. Un étudiant aura toujours besoin de travailler sur du Racine, mais le plus important, c’est qu’on lui donne les moyens de travailler, demain, sur un texte de Gaudé, de Jouanneau, de Melquiot… ou d’un autre auteur qui viendra d’éclore.

Est-ce que vous vendez des textes étrangers non traduits ?
Oui, ça m’est arrivé, ça arrive encore de temps à autre mais ce n’est pas la spécialité de la librairie. Les gens désireux de lire Edward Bond ou Tenessee Williams en anglais ne représentent qu’une part infime de la clientèle.

Vous vendez des livres d’occasion. Quelle est la part de ce secteur dans votre activité ?
Selon moi, vendre des livres épuisés, des titres devenus introuvables, trouver des livres anciens que des clients recherchent, ça fait partie de notre métier ; et puis ça contribue à tisser des liens avec une clientèle curieuse, soucieuse de trouver des choses hors du commun. L’édition théâtrale fonctionnant généralement sur la base de petits tirages, les titres s’épuisent vite et cessent de circuler au bout de trois ou quatre ans. Le circuit de l’occasion est donc primordial pour maintenir vivante toute une masse de la production. À ceux qui souhaitent se séparer de leurs livres, j’achète en fonction de ce que les clients me demandent. Et il me reste aussi pas mal de livres qui faisaient partie du stock de la maison quand je l’ai rachetée.

Avez-vous une clientèle de collectionneurs ?
Non, pas du tout ; ceux qui achètent des livres d’occasion sont simplement des gens qui veulent monter des textes qui ne sont plus édités, ou qui vont rechercher une iconographie, des traces, un texte à monter… Le livre « de collection » à proprement parler – vieux d’un siècle ou deux, voire plus, tirage numéroté… etc. – ce n’est pas mon métier ; le mien, c’est d’assurer la transmission des oeuvres qui vont être jouées et montées, de les faire circuler. Avec les clients, nous sommes vraiment dans une relation reposant sur la recherche, la curiosité.

Avez-vous une activité éditoriale en dehors de votre librairie ?
Non. En revanche, j’organise chaque année un Salon du théâtre où je réunis des éditeurs, des écoles d’art dramatique, des théâtres, des compagnies… – et c’est un énorme travail ! Je m’occupe également d’un festival dont je prépare la programmation – et c’est, là aussi, un travail considérable…

Vous pourriez m’en dire un peu plus à propos de ce salon et de ce festival ?
Le Salon du théâtre se déroulera, pour la troisième année consécutive, place Saint-Sulpice les 27 et 28 juin – juste après le Marché de la poésie. C’est un lieu de rencontre, d’échanges, qui permet d’établir des passerelles entre les éditeurs de théâtre, les auteurs, les comédiens, les metteurs en scène, les compagnies, les écoles… et le public bien sûr : on peut acheter des livres, rencontrer les auteurs invités en séances de dédicace, assister à des lectures, à des spectacles… Pendant ces deux jours, il y aura plus de 80 interventions de toute nature, ainsi que des ateliers d’écriture, et des ateliers de jeu animés par Robin Renucci. Le Salon est aussi très prisé par les théâtres, qui viennent présenter leur saison, chercher de nouveaux abonnés… ces deux jours de festivités donnent un très bon aperçu de ce qui va se jouer pendant la saison à venir.
Le festival de la Foire Saint-Germain, qui se tient lui aussi place Saint-Sulpice, dure un mois, du 6 juin au 10 juillet. J’y programme une vingtaine de spectacles, qui s’inscrivent à la fois dans la tradition du théâtre de tréteaux et du théâtre contemporain : lectures, mises en espace, mises en scène, jeunes auteurs, jeunes metteurs en scène, projets un peu en chantier qui verront le jour plus tard… C’est la 28e édition de ce festival, et c’est la cinquième année que je m’en occupe.

Comment vous est venue l’idée de monter ce Salon du théâtre ?
Longtemps il y a eu, pendant la « Fureur de lire » – ou « Lire en fête », peu importe le nom… – au mois d’octobre, sur la place de l’Odéon, un Marché des éditions théâtrales. Puis peu à peu ce marché a perdu de son dynamisme, ensuite le théâtre de l’Odéon a été en travaux et ce « Marché » s’est alors déroulé au Théâtre du Rond-Point. Mais seules des lectures étaient organisées, et ce n’était pas un véritable rassemblement de toutes les professions du théâtre. Comme j’avais déjà l’expérience du festival de la Foire Saint-Germain et que nous pouvions disposer des baraquements installés sur la place Saint-Sulpice, j’ai eu envie de créer un événement pour le théâtre qui s’inspirerait du Marché de la poésie, avec ce côté « petites fourmis qui vont dans tous les sens », cette atmosphère festive où les gens vont plus facilement les uns vers les autres. D’ailleurs, on communique beaucoup à propos du Salon du théâtre pendant le Marché de la poésie, et les deux manifestations ont un public commun.

Le programme du Salon du théâtre est-il arrêté ?
Non, pas du tout. Je pense qu’on va arrêter la programmation vers la mi-mai pour que ça puisse partir à l’impression de façon à être disponible début juin.

Sera-t-il diffusé sur Internet ?
Oui, sur theatre-online puisqu’on a conclu un partenariat avec eux, et nous, de notre côté, nous allons aussi créer un site internet dédié. Mais c’est sur theatre-online que le programme détaillé sera visible.

isabelle roche

Le Coupe-Papier
19, rue de l’Odéon
75006 PARIS
Tel : 01 43 54 65 95
Courriel :lecoupepapier@yahoo.fr

Horaires d’ouverture
Lundi : 14h – 19h
Mardi au vendredi : 10h – 19h
Samedi :11h – 19h

Visitez le site de la Foire Saint-Germain

   
 

Propos recueillis le 25 avril à la librairie Le Coupe-Papier.

 
     

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O. Cadiot et L. Lagarde, Fairy Queen

De pérégrinations poético-verbales parues en 2002, O. Cadiot et L. Lagarde ont tiré un spectacle total, déroutant et magnifique

Autant confesser d’emblée que je ne suis sans doute pas la mieux placée pour parler avec pertinence de Fairy Queen… je ne suis en effet ni rompue à la chronique théâtrale, ni familière de Gertrude Stein – et je ne connaissais pas davantage le travail d’Olivier Cadiot – la pièce est une adaptation de son texte paru en 2002 chez P.O.L. Je me suis donc installée dans la petite salle du Théâtre de la Colline l’esprit vierge de toute référence, sans avoir anticipé le moins du monde sur ce que j’allais découvrir. 
Pas de mise en perspective avec ce qui se fait aujourd’hui en matière de mise en scène ou d’écriture théâtrale, pas d’analyse scénographique… bref, rien de ce qui fonde la qualité d’une critique touchant à l’art dramatique. Un simple point de vue de spectatrice « innocente » si l’on veut… et ravie. Qui aura au moins le mérite d’attester qu’il n’est nul besoin d’être un rat de théâtre ou un érudit blindé de connaissances en dramaturgie contemporaine pour prendre du plaisir à ce spectacle.

D’abord, le noir total.
Puis de la lumière blanche en à-pic, éclairant un visage et des mains de femme – c’est la fée. Une bande son module un souffle chuintant. Le corps reste dans l’ombre – on le devine mi-mouvant, mi-statique – le visage laisse de sa blancheur une trace dans l’obscurité et les mains aussi, taches claires virevoltantes qui se meuvent avec des souplesses d’algue et semblent glisser sur les inflexions vocales de la comédienne autant que sur celles de la bande son.
Des mots. Sculptés par la voix, claire et qui porte bien. Mais difficiles à suivre… à moins que… yes ! c’est une fée qui soliloque ; une fée qui se perd un peu dans les époques. Et dans son immobilité, par la seule grâce d’un habile jeu de mains, le corps mime la déambulation hésitante de qui cherche à se repérer. Où va-t-elle donc ?
Au 27 rue de Fleurus à Paris : elle est attendue pour le déjeuner – à une heure normale de déjeuner – par l’écrivain Gertrude Stein. Et elle se promet d’en mettre plein la vue à Gertrude : elle va lui faire une performance poétique sur l’amour.
Rien que ça. Sauf que la fée a bien du mal à arriver à ses fins. Accueillie par une Alice Toklas peu amène, elle n’aura pas plus de succès auprès de Gertrude Stein qui fait irruption sur scène peu après. Les échanges sont vifs, les mots fusent, ailés, pleins de vie, rendus vibrants par les voix des comédiens. Entre les phrases bien senties, des énumérations, comme des listes… et l’on s’égare dans le verbal. Les mots dérapent, échappent à notre logique discursive habituelle, moins destinés sans doute à signifier qu’à orner l’espace sonore.

Ronde folle de mots, se rompant parfois pour laisser subsister quelque réplique pleine d’humour – un vertige relayé par ce qui se passe sur la scène et dont il ne faut rien perdre : tout capter des lumières qui modifient sans cesse le chromatisme ambiant, de la bande son très présente, de la chorégraphie étonnante des comédiens !
Non, ne rien perdre de tout cela tant s’édifient pendant les quelque 80 minutes que dure le spectacle des moments magiques tissés de sons, de voix, de gestuelles et de lumières… petit morceau de bravoure entre autres instants mirifiques : la bouchée de gâteau au chocolat aux répercussions techno-stroboscopiques ! Un spectacle total ; une performance, au sens que l’art plasticien donne aujourd’hui à ce mot – et, oui, une vraie féerie.

Avant de conclure, il convient de saluer bien bas les comédiens, remarquables à tous points de vue, avec une mention toute spéciale pour Valérie Dashwood, la fée, aux gestes superbes de souplesse, aussi ondoyants que ceux d’un mime. Ah… encore un mot… le décor ! Sobre : une table, deux trois sièges, un guéridon. Et sur les trois pans de mur délimitant l’espace scénique : un trio de citrons bleu fluo sur fond noir, reproduits en alignements réguliers. Métaphore des trois protagonistes principales ? et aussi de la féminité interrogée de Gertrude Stein et d’Alice Toklas – car l’une et l’autre sont incarnées par des hommes ? Parce que ces citrons, ils évoquent assez précisément des seins ; curieusement configurés certes (le texte est lui-même est curieusement configuré) mais seins tout de même…

Donc j’ai quitté la salle comblée. Mais déroutée et intriguée, assoiffée d’en savoir plus sur Olivier Cadiot… petit saut au coin librairie du théâtre, histoire de me procurer le livre, afin de pouvoir, rétrospectivement, me plonger dans le texte et rattraper au vol ce qui m’a échappé. J’ouvre, je feuillette. Déception ! comme les mots, noirs et nus sur leurs pages blanches, m’ont paru tristes, dans leurs successions silencieuses et achromes ! mon regard, furtif certes, n’y puisait rien. Privés de la voix des comédiens, des parures de la mise en scène, ils étaient comme asséchés. La féerie était sur scène ; je n’en retrouvais rien dans ces pages.
Mais consciente de mes lacunes, je me suis fendue de cinq euros pour un ancien numéro du Matricule des Anges – le n° 41, qui propose une interview d’Olivier Cadiot, à l’occasion de la sortie de Fairy Queen chez P.O.L en 2002 – en espérant par là me familiariser avec l’écriture d’Olivier Cadiot et son art poétique… 

isabelle roche

Fairy Queen
Texte :
Olivier Cadiot
Mise en scène :
Ludovic Lagarde
Avec :
Valérie Dashwood (la fée)
Philippe Duquesne (Gertrude Stein)
Laurent Poitrenaux (Alice Toklas)
Et, en alternance :
Corinne Blot, Caroline De Saint Pastou, John Frank, Stéfany Ganachaud, Antoine Henriotte, Gaëlle Le Bronnec, Claire Longchamp, Marie-Julie Pagès, Thierry Pilliot, Julie Sanerot, Armelle Stépien, Fanély Thirion, Niccolo Vacchi, Fanny Vial, Jérôme Veyhl, Ella Wilhelm.

P
our toute information concernant les horaires des représentations, les tarifs et les modalités de réservation, consultez le site du Théâtre

   
 

Du 9 au 30 avril et du 10 au 18 mai au Théâtre national de la Colline – 15 rue Malte-Brun – 75020 PARIS

 
     
 

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Bernard Noël, Le Retour de Sade

Le Divin Marquis ressuscite de nos jours, dans un monde gouverné par une papesse au physique de top-model…

Dans notre monde gouverné par une Papesse au physique de top-model, le Marquis de Sade fait sa résurrection et c’est Thérèse d’Avila, autre figure de l’excès, qui est chargée de l’accueillir. La blonde Papesse a en effet découvert les œuvres du Marquis, devenues des classiques, grâce aux conseils de Johnny, son ministre de la lecture, sorte de gigolo conspirateur qui entend purger l’Église du pouvoir des cardinaux. Un contrat de bouffon est proposé à Sade qui l’accepte à contrecœur avec néanmoins l’espoir de retrouver ainsi, dans une époque qu’il ne comprend pas, sa force de subversion.

L’idée de départ est assez séduisante et l’on regrette a posteriori que Bernard Noël ne l’ait pas du tout exploitée, d’autant que son écriture ironique et ciselée fait un sort à chaque réplique. Mais au lieu de confronter Sade aux dispositifs contemporains – les médias ou la logique de marché comme nouvelles (auto) censures – l’auteur le place au centre d’un débat religieux désuet et parfaitement consensuel.

La mise en scène de Charles Tordjman est parfois paresseuse : anachronismes éculés (Thérèse d’Avila et son téléphone portable), clin d’œil plutôt lourd (la crucifixion du Marquis) jusqu’à la répartition manichéenne de l’espace – le Paradis en haut et l’Enfer en bas reliés par un escalier colossal sur lequel les acteurs trouvent une contenance.

Néanmoins, la direction d’acteurs de Tordjman sauve la représentation : le rythme allegro des échanges verbaux permet de tenir le pari de la farce et l’incarnation du Marquis par une actrice (Dominique Valadié) apporte une étrangeté troublante tout à fait réjouissante. Dominique Valadié et Agnès Sourdillon (Thérèse) sont simplement époustouflantes et leur prestation mérite à elle seule le déplacement. La puissance de l’une et la retenue de l’autre font merveille, chacune à sa façon s’approprie le texte de sa voix si particulière et leur jeu expressionniste rend touchantes ces figures historiques que le texte reléguait au rang d’icônes creuses.

sarah cillaire
Du 5 mars au 2 avril au Théâtre National de la Colline
15, rue Malte Brun
75020 PARIS
Tel : 01 44 62 52 52

Pour toutes les informations pratiques concernant ce spectacle, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Colline.

 

   
 

 Bernard Noël, Le Retour de Sade, Léo Scheer coll. « Lignes », décembre 2004, 89 p. – 14,00 €.

 
     
 

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Entretien avec Florence Dupont (Sénèque)

Florence Dupont, auteur d’une nouvelle traduction des pièces de Sénèque, nous dévoile quelques apsects du théâtre antique.

En octobre dernier, nous faisions connaissance avec Théo Kailer et sa compagnie Hélios Perdita. Théo nous parlait de son travail sur Les Troyennes, de Sénèque – dont les premières représentations sont prévues pour le début de l’année 2006 – pièce en préambule de laquelle il présente Projet b, une trilogie écrite autour de deux thématiques majeures des Troyennes  : le génocide et la déportation.
Pour élaborer sa mise en scène, il a travaillé à partir d’une nouvelle traduction de Sénèque, publiée par l’Imprimerie nationale dans sa collection « Le Spectateur français » et dont l’auteur est Florence Dupont.
Éminente spécialiste du théâtre et des lettres antiques, elle enseigne les littératures grecque et latine à Paris VII, et participe aux travaux du
centre Louis Gernet – un collectif scientifique intégré aux structures du CNRS dont l’objet est l’étude comparée des sociétés antiques grecques et latines. 
La manière dont Théo évoqua, lors de notre entretien, ce qu’il avait retiré de ses conversations avec Florence Dupont a éveillé notre curiosité et, à notre tour, nous sommes allés à sa rencontre. Elle nous a accordé un long entretien, à la fois convivial et instructif, au terme duquel le théâtre antique avait cessé d’être, à nos yeux de profanes, une drôle de bête curieuse et énigmatique…

 

Votre domaine de recherche touche-t-il uniquement au théâtre ou bien s’étend-il à toutes les formes des littératures grecques et romaines ?
Je dois d’abord préciser un point – l’usage du terme « littérature » : on a très longtemps abordé les textes latins et grecs comme s’ils ressortissaient de la « littérature » au sens moderne du terme, c’est-à-dire quelque chose qui est donné sur un livre. Or les Anciens ne lisaient pas de livres et leurs textes qualifiés aujourd’hui de « littéraires » étaient véhiculés par la parole. Je me suis donc attachée à retrouver à quoi servait cette parole qu’ils supportaient dans des contextes concrets. Et le théâtre s’est avéré être un de ces contextes les moins difficiles à reconstituer. Une entreprise de reconstitution d’autant plus indispensable que l’ignorance quant à la façon dont un texte théâtral était joué conduit à le trouver ennuyeux ou, pire, à commettre des contresens. J’ai ainsi été amenée à travailler sur ce que j’appelle l’anthropologie du corps et de la voix, c’est-à-dire l’utilisation de la voix et les représentations du corps propres à la Grèce et à Rome – données qui changent d’une culture à l’autre. Et le théâtre, au même titre que le chant, la déclamation, la rhétorique, la poésie… fait partie de ces usages particuliers de la voix.

 

Quelles sont vos sources pour savoir comment étaient joués les textes ? Existe-t-il des sortes de « manuels » de dramaturgie tels qu’on en connaît aujourd’hui ?
Non, absolument pas. Nous disposons de quelques documents qui nous renseignent sur le jeu théâtral de l’époque, mais c’est moins leur quantité qui importe que la manière dont on les appréhende intellectuellement. À partir des informations qui nous sont parvenues, il est possible de reconstituer beaucoup de choses, mais à condition d’accepter de pénétrer dans des univers culturels tout à fait différents de ce que l’on connaît. Tant qu’on a estimé qu’il suffisait de traduire le texte des pièces antiques puis de s’en remettre à une intuition théâtrale pour les mettre en scène, ça a été une catastrophe ! Et c’est bien pour ça que je vous parlais d’anthropologie du corps et de la voix : au-delà de la simple traduction de textes théâtraux, il faut reconstituer tout un système culturel, qui est très complexe, et voir quel rôle joue le théâtre à l’intérieur de ce système. La compréhension du théâtre antique relève donc d’une démarche nouvelle vis-à-vis des sources dont on dispose. Le travail qu’un jeune doctorant, enseignant à Paris VII, est en train de terminer s’inscrit très exactement dans cette perspective : il essaie de reconstituer les mécanismes du jeu de la comédie romaine en étudiant l’alternance du chant, de la danse et de la parole. Ce jeune chercheur est également metteur en scène et acteur – pas de surprise donc qu’il aborde la comédie romaine d’un point de vue théâtral…
En fait, le point essentiel à comprendre est que la représentation théâtrale, aussi bien à Rome qu’en Grèce – bien que de manière différente dans les deux cas – est un rituel. Un rituel offert aux hommes, mais aussi aux dieux, qui sont censés être présents au spectacle. Dès lors que l’on a cela bien en tête, on a déjà beaucoup avancé !

 

Pour qu’une reprise de pièce antique « sonne » juste aujourd’hui, comment doit-elle être abordée ? 
Il faut d’abord avoir compris ce que le spectacle signifiait à l’époque où il a été écrit puis joué. Puis essayer de retrouver l’équivalent actuel de cette signification et travailler la mise en scène dans ce sens. Par exemple, aujourd’hui, les dieux seront absents de la représentation – mais qu’est-ce qui, alors, correspondrait à leur présence ? Je parlais de « rituel » ; il est en effet capital pour l’interprétation du texte de comprendre que le but de la performance antique était d’ordre rituel et qu’il s’agissait de mettre en place des jeux qui fassent plaisir en même temps aux hommes et aux dieux. On a donc cherché ce que pouvaient être de tels jeux…

 

Et c’est ainsi qu’on en est venu à comprendre que la comédie romaine – je parle de la comédie romaine parce que c’est le domaine qui a été le moins bien compris et que je travaille beaucoup dessus en ce moment mais je pourrais aussi parler de la tragédie – n’avait aucune fonction critique ni satirique. Elle relève du jeu pur, jeu avec les mots, avec le corps, avec la musique… d’ailleurs, le mot « théâtre » n’existe pas, le terme latin pour le désigner est ludi, jeu. On a longtemps abordé la comédie romaine à contresens parce qu’on ne percevait pas cela ; et on la trouvait ennuyeuse parce qu’on y cherchait ce qu’il n’y avait pas. Par exemple, en présence d’une longue tirade sur les femmes, on lisait soit une satire des femmes romaines, soit un texte misogyne alors que ce n’est pas ça du tout ! ces monologues ne sont rien autre que des moments où tout le jeu réside dans les développements de vocabulaire – des développements qui obéissent à une codification bien établie. De plus, les femmes dont il est question dans le spectacle n’ont aucun rapport avec celles de l’assistance : l’espace du jeu est un univers complètement imaginaire, fictif, qui ne se rattache en aucun point au monde extra-théâtral. C’est comparable aux clowns ou aux dessins animés pour nous. Il y a autant de ressemblance entre un vrai lapin et Bugs Bunny qu’entre une femme de comédie romaine et une vraie Romaine… Une fois qu’on a bien saisi tout cela, on envisage la comédie romaine tout à fait différemment.
Il y a environ trois ans, des comédies romaines ont été mises en scène et ces spectacles ont eu un très grand succès. La metteur en scène m’avait sollicitée pour que je lui donne quelques indications, et nous avons longuement parlé ensemble, mais je ne suis pas du tout intervenue dans son travail dramaturgique ; sa mise en scène était très ludique, fondée sur des jeux d’acteurs qui eux-mêmes inventaient des choses. Il y avait de la musique, des danses… le tout était assez délirant. Mais ça n’avait rien à voir avec une reconstitution : par exemple, dans le théâtre romain, vous avez des scènes où le texte est chanté par un chanteur, et mimé par l’acteur qui ne dit pas son texte – tout cela étant soutenu par de la musique. La metteur en scène n’a pas utilisé ce système très complexe car elle a pensé que ça ne donnerait rien de probant aujourd’hui. En revanche elle a intégré à son spectacle toutes les manières dont le corps joue avec la musique ; elle a aussi utilisé la musique comme composante du rire. Elle a inventé des choses qui, à ses yeux, pouvaient correspondre aujourd’hui à ce qu’était la comédie romaine en son temps. La difficulté est là : il faut à la fois faire un spectacle d’aujourd’hui, où les gens n’ont pas besoin de réfléchir, et en même temps prendre suffisamment de distance par rapport à ce qui se fait actuellement de façon conventionnelle pour qu’on sente que ce n’est pas du théâtre du XXIe siècle – pour qu’on sente, aussi, l’apport d’idées nouvelles dans cette théâtralité contemporaine. À ce niveau-là, c’était parfaitement réussi ! Toutes les représentations ont eu lieu face à une salle comble, et les spectateurs étaient très heureux !

Quel est le rôle du chœur, dans le théâtre antique ? Comment fonctionne-t-il ?
Dans le théâtre grec, le chœur est un élément fondamental, qui est d’ailleurs sous-utilisé. Dans le théâtre de Sénèque par contre – et c’est assez mystérieux – le chœur n’a pas de valeur rituelle comme dans le théâtre grec ; c’est une partie chantée et dansée, soutenue par un accompagnement à la flûte mais qui n’a pas de statut dramatique différent des autres parties de la pièce. Quant à la fonction précise, je n’ai aucune certitude… C’est un moment très spectaculaire, mais sur le plan du sens, les interventions du chœur n’ont aucune influence sur le cours de l’action ; ce ne sont pas non plus des interprétations de ce qui se passe, comme le sont les « cartons » dans le cinéma muet. Le contenu de ces interventions peut être de plusieurs ordres : récit mythologique, considérations « philosophiques » sur l’organisation cosmique, la place de l’amour dans les relations entre les animaux et les hommes… ce peut être à peu près n’importe quoi ! Personnellement, je perçois les interventions du chœur comme des développements, des excursus… et je ne leur vois guère d’autres fonctions que celle d’ornement.

Les textes sont-ils écrits selon les règles de la versification latine ou bien est-ce ce qu’on appelle aujourd’hui de la prose ?
Ni l’un ni l’autre ! Le théâtre antique est toujours en vers, mais l’on pourrait presque dire que cette formule n’a pas de sens : la notion de vers chez nous fonctionne en opposition par rapport à la « prose », or la prose ainsi comprise – c’est-à-dire comme « non vers » – n’existe pas : cette définition est négative, et il n’y a pas de définition négative de la parole dans l’Antiquité. La parole n’y est jamais définie comme énoncé, ou forme, mais comme action – et vous aurez simplement différents types de parole selon l’action considérée. Par exemple, au discours oratoire correspond le terme oratio – une parole qui est destinée à agir sur une foule. Sermo désigne la conversation, et versus le théâtre. Mais à l’intérieur même d’une pièce la nature des vers change en fonction de la scène : dans les parties chantées, les vers sont assez approximatifs ; c’est l’accompagnement musical qui donne le rythme. Dans le reste du texte, les vers sont plus rigoureux, mais il y a beaucoup de licence. Le système métrique, basé sur des alternances de syllabes longues et brèves, est en effet extrêmement compliqué. De toute façon, ce n’est pas cette alternance longue/brève qui va rythmer la diction des acteurs mais les accents – donc peu importe, à la limite, que les règles métriques ne soient pas strictement suivies. Cela dit, c’est tout de même un système de mètre qui régit les accents – de hauteur, et non d’intensité comme en français : le latin parlé était en lui-même très chantant, comparable à ce qu’est le brésilien moderne.

Vous avez exposé les principes de la comédie romaine, mais qu’en est-il de la tragédie ?
Une tragédie obéit aux mêmes contraintes que la comédie, c’est-à-dire que c’est un spectacle consensuel, qui ne requiert pas d’interprétation intellectuelle – il n’y a pas de « sens » mais une composition de ce que les Romains appellent les « mouvements de l’âme ». Ces « mouvements » correspondent à peu près à ce que nous appelons « émotions » mais l’expression a une acception beaucoup plus large : elle se réfère aux sentiments et à toutes les postures de l’âme – interrogation, surprise… etc. Et toutes les gammes de ces « mouvements de l’âme » vont être créées par la voix de l’acteur – qui par ailleurs demeure assez statique sur scène. Son identité est celle de sa voix – n’importe quel acteur peut donc tenir n’importe quel rôle : il n’a pas de voix propre mais, en revanche, peut déployer un jeu de voix tout à fait extraordinaire ; il se compose la voix qu’il souhaite, joue avec comme le fait aujourd’hui un chanteur d’opéra, par exemple – à cela près que le texte tragique, énoncé selon une diction complètement artificielle, n’est pas du chant. La représentation tragique est tout entière fondée sur ces modulations vocales, qui sont des postures en relation avec le rôle et le texte. Et le corps de l’acteur est entièrement au service de sa voix – cette voix qui est le véhicule essentiel de ce qu’il veut faire ressentir.
Outre la voix, il faut aussi tenir compte du masque que porte l’acteur, sur lequel est inscrit une expression qui demeurera inchangée d’un bout à l’autre de la représentation. Cette expression se réfère à une « émotion prioritaire », si l’on peut dire, et des jeux vont donc s’instaurer entre le masque, le corps, le texte, la voix… puisque, bien entendu, l’acteur ne va pas conserver une expression vocale unique tout au long du spectacle. Dans Les Troyennes, par exemple, Hécube porte le masque de la douleur. Mais au cours de la pièce, sa voix ne va pas toujours avoir l’intonation de la douleur. 
Pour donner une idée de ce rôle qui incombe à la voix, je vais développer ce qui se passe au début des Troyennes. La représentation s’ouvre sur Hécube, qui est déjà sur scène, mais on ne perçoit d’elle qu’une forme immobile et prostrée, figée dans le deuil, la tête couverte pour qu’on ne voie pas son masque. Et une voix s’échappe de cette forme. Il est clair que cette voix n’est pas celle d’Hécube comprise comme personnage qui va entrer dans l’histoire puisque l’histoire n’est pas encore commencée. La voix qui s’élève de cette forme est celle de l’acteur qui énonce une description, une sorte de mise en place du contexte, à savoir la prise de Troie. La voix décrit aussi l’environnement scénique : elle raconte que dans un coin il y a Hécube, et un peu plus loin les autres prisonnières troyennes. Ensuite une musique s’élève – sans doute une mélodie funèbre jouée à la flûte – puis un chœur commence, et Hécube chante. L’acteur devient le personnage d’Hécube au moment où débute le chant de deuil. Ce sont des jeux extrêmement complexes, que l’on rencontre à notre époque notamment dans le théâtre d’Extrême-Orient, indien ou japonais.

Étant donné toutes les spécificités du théâtre romain que vous avez soulignées, et les particularités du latin, comment avez-vous abordé votre travail de traductrice ?
Tout d’abord en tenant compte de ce que le texte de Sénèque est destiné à être joué – une évidence qui manifestement n’était pas présente à l’esprit des traducteurs qui m’ont précédée. Mon travail a été mené dans le sens du théâtre, pour le jeu théâtral… De plus, je me suis efforcée de proposer un texte clair à la lecture. Dans un premier temps, je me suis d’abord demandée comment était composé le texte original de manière à choisir en connaissance de cause les unités sur lesquelles allait reposer la traduction – des unités de deux mots, de trois mots… etc. Car le traducteur n’est pas confronté à des mots seuls mais à des unités de sens qui doivent restituer un sens global. Et puis j’ai dû aussi prendre en compte les particularités du style de Sénèque, qui accentue les ambiguïtés propres au latin et créé du flou. Par exemple, il omet souvent les prépositions – or en latin, les prépositions ont un rôle très important puisqu’elles permettent d’identifier le cas d’un mot, et donc sa fonction. Ou bien un mot sera placé de telle manière que plusieurs fonctions sont grammaticalement envisageables ; un mot peut aussi appartenir à deux propositions… il y a donc des repères syntaxiques très fluctuants – c’est à l’acteur que revient la décision d’orienter le texte de telle ou telle manière.
Pour traduire, j’ai donc regroupé des unités qui me semblaient composer un ensemble cohérent, en ménageant des poses là où elles me semblaient s’imposer – les alinéas correspondent à des unités de souffle, d’émissions de voix. Surtout j’ai développé : par exemple quand un mot peut être joué de deux façons distinctes, je l’ai traduit deux fois – je reprends la même structure avec deux sens différents. De plus il y a certains mots qui ont en latin un retentissement très important qu’ils n’ont pas en français, il faut alors recourir à plusieurs mots pour obtenir la même amplitude de sens. Mais je me suis avant tout efforcée de ne jamais perdre de vue que je travaillais sur un texte de théâtre ; or pour moi, le texte théâtral est un texte illisible… il n’existe pas en tant que tel, c’est le jeu de l’acteur qui lui donne vie.

Est-ce qu’aujourd’hui, mettre en scène du théâtre antique est une démarche assez fréquente ou plutôt exceptionnelle ?
Là encore il faut distinguer le théâtre romain et le théâtre grec. Du côté romain, seules les pièces de Sénèque ont été conservées parmi les milliers de tragédies romaines qui ont été écrites, mais elles ont presque toutes été perdues. Elles n’étaient pas destinées à être gardées : une fois qu’elles avaient été jouées, le texte n’avait plus sa raison d’être car les acteurs passaient à autre chose. Le théâtre grec obéissait aux mêmes principes, mais davantage de textes nous sont parvenus. Et de fait, tout au long de l’histoire, les pièces grecques ont été très souvent mises en scène ; il y a donc un lourd passé qui a peu à peu installé des conventions théâtrales. La tragédie grecque subit aussi le poids idéologique qu’impose cette conviction très répandue selon laquelle elle est sous-tendue par un propos politique – poids dont ne souffre pas le théâtre de Sénèque. Un metteur en scène avide de liberté de création sera donc enclin à se tourner vers les pièces de l’auteur latin – d’autant que la tragédie romaine est vraiment une tragédie de la théâtralité. La théâtralité est omniprésente, elle est exhibée ; on est constamment confronté au « théâtre dans le théâtre ». Et aujourd’hui, le public est habitué à cela à travers les comédies de Corneille, les pièces de Shakespeare ou de Calderon… ce « théâtre dans le théâtre » est extrêmement bien senti par le public contemporain ; c’est un pont privilégié entre l’Antiquité et nous. D’autre part, je pense que la langue de Sénèque est assez intéressante ; de plus, le préjugé qui courait jusqu’à très récemment selon lequel son théâtre était médiocre est en train de tomber ; actuellement, on joue en moyenne une ou deux œuvres de Sénèque chaque année en France.

Quel est ce préjugé dont ont souffert les pièces de Sénèque ?
En fait c’est un préjugé né aux XIXe et XXe siècles… Auparavant, à l’inverse, on ne lisait pratiquement que Sénèque et très peu les tragédies grecques – Shakespeare lisait Sénèque, Corneille lisait Sénèque… etc. Les auteurs grecs n’ont été connus que plus tard en Occident, et ils ont fini par supplanter Sénèque pour des raisons complexes, peut-être à cause de cette image que l’on associait systématiquement à son nom – celle de l’homme tué par le tyran Néron… Au XIXe siècle, lorsque des professeurs, qui n’étaient en aucun cas des gens de théâtre, se sont à nouveau intéressés à Sénèque, ils n’ont perçu à travers son œuvre que le philosophe stoïcien, et ont considéré qu’en tant que tel, il ne pouvait écrire que des pièces illustrant sa philosophie. Or qui dit illustration dit ennui, d’où la propagation de cette idée selon laquelle le théâtre de Sénèque est ennuyeux et donc médiocre.

À travers les différentes adaptations que vous avez pu voir, avez-vous noté une façon commune d’appréhender les textes – indépendamment des particularités propres à chaque metteur en scène ?
C’est assez difficile de généraliser : les efforts qui ont été faits pour ressusciter ce théâtre-là ont été menés dans des directions tellement différentes qu’il est presque impossible de déceler des points vraiment communs dans ces approches. J’ai vu des spectacles magnifiques, pleins d’inventivité… j’ai aussi vu des choses complètement ratées, mais dont bien sûr je ne parlerai pas !
Le théâtre antique ouvre un très grand espace de liberté au metteur en scène mais je pense qu’à ce jour, les possibilités offertes n’ont pas encore été suffisamment exploitées – par exemple en ce qui concerne l’utilisation de la musique. Selon moi, le théâtre antique, grec ou romain, gagnera sa vitalité en étant un espace expérimental : on attend des metteurs en scène contemporains qu’ils s’en emparent pour innover, faire bouger les choses d’un point de vue théâtral. Peut-être justement parce que les histoires, les mythes sur lesquels ces pièces sont fondées sont connus du public – du moins dans leurs grandes lignes : les gens ont ainsi des points de repère. Et à partir de là, il est possible de bousculer des habitudes… Je pense notamment à Peter Stein, qui a réalisé des mises en scène de tragédies grecques qui ont fait date dans l’histoire du théâtre.
À mon avis, on peut encore aller très loin dans l’innovation théâtrale à partir de ce que proposent les pièces antiques, et j’attends de voir ce que vont donner les spectacles futurs…

isabelle roche

   
 

Propos recueillis le 11 octobre 2004.

 
     
 

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Pierre Ascaride, Inutile de tuer son père, le monde s’en charge / Au vrai chichi marseillais

Deux pièces au verbe truculent, où l’auteur nous entraîne dans une remontée vers un passé marseillais haut en couleur…


A
uteur, acteur, metteur en scène, Pierre Ascaride, inventeur du « théâtre à domicile », dirige le Théâtre 71 de Malakoff depuis 1984. D
ans ces deux pièces narratives à l’écriture truculente et au patois savoureux, gouailleur et haut en couleur, le dramaturge nous plonge dans le Marseille d’aujourd’hui et d’autrefois qui est le sien – un Marseille intemporel, tel qu’en ses souvenirs, tel qu’en son coeur.

Mises en oeuvre selon une polyphonie énonciative vivante et drôle, des voix de morts aux parlures pleines de bons mot, de calembours et d’insultes sympathiques nous font entendre le réveil d’une mémoire libre qui voyage d’un manière tout épique en ignorant la chronologie pour le seul effet scénique, délirant à souhait. La présence des ancêtres y est d’une grande force, celle du père surtout, ce père démarcheur-coiffeur étrange, ancien résistant, et qui pourtant, voyant qu’il se défait de ses cheveux, se retrouve au-dessus d’une bassine, la tête sanglante et noire, ayant demandé à sa femme de lui tatouer le cuir chevelu…

Et puis il y a Pierre, personnage auto-fictif qui se construit sur une page de dictionnaire dans une vision de soi sans gloriole, pour s’assimiler sans complexe aux ascaries, avant que de se souvenir comment on a bien pu l’escroquer « la Bettencourt » pour se payer de petites vacances minables… de se souvenir, aussi, combien son métier d’homme de théâtre est un imbroglio de rencontres bizarres, depuis la vieille qui fait jouer en avance l’enfant Ascaride en le méprisant au plus haut point à ces jeunes demoiselles DESSifiées et ratées qui se croient devenues déesses intouchables et absolues du théâtre subventionné…

Dans ces pièces où intertextualité (ah, ces poèmes et chansons du terroir : notamment une parodie populaire de Marinella qui vaut le détour !) et polyphonie énonciative permettent un entremêlement onirique de voix d’outre-tombe, se joue – au double sens existentiel et théâtral – le réveil de la mémoire qui plonge, s’éveille, dans la difficulté d’être sans avoir à se rappeler ou à inventer le Père.
Trames de souvenirs disloquées mêlés de la Guerre et de la misère évoquées avec force pour les « transfuges sociaux », pour ceux qui ont su s’arracher de leur condition d’origine. Et c’est bien la question des origines qui pose problème, et fait que les morts parlent…

samuel  vigier

   
 

Pierre Ascaride, Inutile de tuer son père, le monde s’en charge, suivi de Au vrai chichi marseillais, L’Atalante, Bibliothèque de La Chamaille, 2004, 117 p. – 7,90 €.

 
   

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Oscar Wilde, Un mari idéal – (An Ideal Husband)

Men can be analysed, women… merely adored (On peut analyser les hommes, on ne peut… qu’adorer les femmes)

Born to be Wilde

Il ne fait pas bon en cette fin de XIXe siècle demeurer prisonnier des apparences et du jeu de dupes des conventions sociales. À la pointe du dandysme comme de la vindicte aristocratique, Oscar Wilde se risque avec An Ideal Husband, son avant-derniere pièce avant L’importance d’être constant, là où il excelle : la satire des usages reçus et la remise en cause des quiètes certitudes.

Une fois n’est pas coutume, c’est la vie mondaine et l’ennui des classes huppées du Londres puritain de la fin du XIXe (London Society is entirely composed now of beautiful idiots and brilliant lunatics (1)) que s’amuse à pourfendre, non sans élégance, un Wilde chez qui rigorisme moral et frivolité n’ont jamais fait bon ménage. Au coeur de l’intrigue, la droiture de Robert Chiltern, politicien renommé (ayant pourtant assis sa carrière sur une malhonnêteté qui le rattrape), et sa femme Geneviève, amoureuse de l’idéal de rectitude que représente son mari… dont elle va découvrir bientôt qu’il est de fait plutôt courbe.

Ce couple s’aimait jusque-là, sans faille, sous les lumignons victoriens, jusqu’au soir où apparaît la vénénéuse Lady Cheveley, laquelle veut faire chanter l’homme politique promis à un brillant avenir en lui demandant de fermer les yeux – au nom de son noir passé dont elle détient une preuve via une lettre compromettante jadis écrite par Chiltern et qui est entre ses mains – sur l’ineptie du canal d’Argentine quant à l’intérêt duquel doit se prononcer la Chambre des Lords dans quelques jours. Dans un monde où chaque homme a son prix, il suffit de s’entendre sur le tarif de rigueur  :…you are a man of the world, and you have your price, I suppose. Everybody has nowadays. The drawback is that most people are so dredafully expensive.(2)

Avec le cynisme et la légèreté qui sont sa marque de fabrique et de génie, Wilde met méthodiquement (et ironiquement) en place les rouages du terrible engrenage qui menace désormais la vie publique et amoureuse de Chiltern, lequel ne peut plus être sauvé – à supposer que la chose soit possible – que par son ami et confident, le dandy lord Goring. Bien évidemment la joute qui s’ensuit entre les personnages de Goring et Cheveley comporte son lot de mécompréhensions, de hasards malheureux (la lecture de deux lettres dans des conditions aléatoires) et de coups du sort (la méprise sur la présence d’une femme, qui n’est pas la bonne, dans un salon) sans quoi une pièce de de Wilde n’est pas un pièce de Wide. Et le lecteur rit beaucoup, tout autant qu’il prend plaisir à voir ainsi mis en pièces ces nobles portraits d’individus « coincés » par leur rang, a fortiori les hommes de pouvoir mus par leur intérêt entendu – comme par les codes de la représentation qui les étouffent sans cesse. De fait, Morality is simply the attitude we adopt towards people whom we personally dislike.(3) 

Dans ce combat entre la rigueur morale et la liberté de mœurs, les deux vainqueurs – qui sont aussi à leur manière les perdants de l’histoire -, Sir Arthur Goring et Lady Cheveley, portent à leur comble l’esprit d’indépendance et la liberté d’autodérision. Et le texte est porté, lui, par une langue magnifique, que l’édition bilingue permet de savourer en toute majesté. On ne manquera pas de souligner à cet égard le remarquable travail, tant dans la traduction que dans le dossier fourni en complément (mais également dans les notes érudites), effectué par Pascal Aquien qui parvient ainsi à rendre complètement intelligibles les allusions ou les nombreux clins d’œil de Wilde.

Réflexion de fond sur l’imposture des institutions, l’ambiguité du réel, la désexualisaiotn des femmes, la vacuité de la morale des pères (Goring compose un fils « ignoble » des plus attachants : There is nothing like race, is there ? ****), jeu de miroir quant aux structures – conscientes ou inconscientes – du langage, procès en règle du processus marital et de sa part maudite, cette pièce, dont la première a lieu en 1895 et qui prend modèle sur le théâtre bourgeois à la Sardou, doit être lue comme un avertissement quant aux lourdes conséquences de toute « interprétation » – au grand jamais « évidente » : il y a de l’indécidabilité deridienne dans l’air. Comme une illustration aussi des différences par lesquelles hommes et femmes pensent la passion amoureuse, ces dernières tombant dans le piège qu’elles se tendent elles-mêmes d’une idéalisation par trop excessive que souligne bien le titre de la pièce. Men can be analysed, women… merely adored.(4)

Jusqu’au bout, Aquien le souligne avec force et justesse, c’est une « méprise » – juste corollaire de l’idéalisation précédente – qui rend possible la réconciliation entre les époux. Signe irréfutable de ce que les normes ne sont qu’un jeu de masque, à un autre degré que le dandysme, et que le secret seul tire les ficelles de toute convention. Le pragmatisme règne bien en maître sur toute position éthique, et les supercheries sous-tendant l’ordre commun et la logique ne se distinguent les unes des autres que par leur sens de l’efficace. Chacun cherche son désir. Indeed, as a rule, everybody turns out to be someone else. (5)

frederic grolleau
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(1) 
La société londonienne « se compose entièrement à l’heure actuelle de splendides imbéciles et de brillants illuminés ». Acte I, p. 58· 
(2) « … vous êtes un homme du monde, et vous avez votre prix, je suppose. C’est le cas de tout un chacun de nos jours. L’ennui est que la plupart des gens sont épouvantablement chers. » I, p. 90.
(3) « La morale n’est que l’attitude que l’on adopte avec ceux pour qui l’on a de l’aversion. » I, p. 167. 
(4) « Il n’y a rien de tel que l’atavisme, n’est-ce pas ? » I, p. 62. 
(5)
« On peut analyser les hommes, on ne peut… qu’adorer les femmes. » I, p. 69.
(6) « À vrai dire,en règle générale, tout un chacun se révèle être quelqu’un d’autre. » I, p. 64. 

   
 

Oscar Wilde, Un mari idéal – (An Ideal Husband), présentation et traduction par Pascal Aquien, GF Flammarion bilingue, 2004, 343 p. – 7,60 €.

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Entretien avec Théo Kailer (Les Troyennes de Sénèque)

A travers Projet B, un préambule aux Troyennes de Sénèque, c’est toute une conception de l’art théâtral qui se révèle…

En 1995, Théo Kailer et Valérie Furiosi, après dix ans passés à l’Emballage théâtre, fondent leur propre compagnie théâtrale, Hélios Perdita. Un nom à clef, se référant à Antonin Artaud (Héliogabale ou l’Anarchiste couronné), à Shakespeare (Perdita du Conte d’hiver) et à David Lynch (Perdita dans Sailor et Lula). Au-delà des références, Hélios Perdita a sa petite musique, qui laisse entendre comme un soleil voilé, une petite voix perdue qui aurait du mal à exister dans le brouhaha ambiant…
Cette compagnie marque une prédilection pour les textes classiques et affiche un bel éclectisme. Son répertoire compte entre autres
Le Misanthrope, Rodogune, Le Malade imaginaire, Le Songe d’une nuit d’été, On purge bébé

En 2001, la compagnie s’installe à Ajaccio, présente ses créations, travaille en milieu scolaire. En 2003 poussés par l’envie de rencontrer le public différemment ils proposent en préambule du spectacle Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, un spectacle en appartement dont le titre était Désir – un choix d’extraits de textes autour d’un des thèmes majeurs du Songe. Le procédé est repris pour On purge bébé, de Feydeau, avec la création de Nanas, montage de textes de la fin du XIXe siècle ayant trait à la prostitution et aux filles, et de chansons réalistes.
Les premières représentations de la pièce sur laquelle travaille actuellement Hélios Perdita –
Les Troyennes, de Sénèque – se profilent à l’horizon 2006. D’ici là, c’est une trilogie qui, tout au long de la saison 2004 / 2005, tels des pas japonais dans un jardin, mènera le public vers la pièce du poète latin. Une trilogie intitulée Projet B, ambitieuse dans sa conception comme dans son propos, pour laquelle le principe du théâtre à domicile a été quelque peu remanié…

 

Comment as-tu « rencontré » le texte de Sénèque ?
Théo Kailer :
Je souhaitais monter un spectacle à partir d’une histoire fondatrice ; je me suis donc tourné vers les auteurs grecs de l’Antiquité. Mais je trouvais leurs pièces trop contraignantes dans leur forme, leur dramaturgie – notamment en ce qui concerne le travail du chœur. Des Troyennes d’Euripide j’en suis arrivé à la pièce de Sénèque ; les deux auteurs abordent les personnages de manière très différente – Hélène, par exemple, est un personnage plus intéressant chez Euripide. J’ai finalement arrêté mon choix sur le texte de Sénèque qui offre plus de liberté d’interprétation. 

 

Pourquoi monter aujourd’hui une pièce de l’Antiquité ?
Jouer ces œuvres-là équivaut pour moi à un retour aux sources, c’est reprendre certaines des plus vieilles histoires du monde, de ces mythes fondateurs qui éclairent la réalité de tout temps sans être contaminés par le quotidien. Et j’y trouve cet espace de liberté que seuls les textes dits « classiques » me donnent. Il y a bien sûr des adaptations à faire ; par exemple, dans le texte de Sénèque, il y a beaucoup de références toponymiques, ou de noms de peuples qui ne diront plus rien aux gens. Je vais donc voir avec la traductrice, Florence Dupont, s’il n’y a pas moyen d’enlever celles-ci plutôt que de les actualiser – je pense qu’il est important que les spectateurs ne soient pas désorientés par ce genre de détails.

 

Tu parles de liberté laissée par les « classiques », et en effet, on voit que ta compagnie affectionne ce répertoire-là….
Il n’est pas question de jouer un « classique » comme il l’était à l’époque où il a été écrit et représenté : cela appartient au passé, c’est mort. Or il s’agit de faire du théâtre vivant, c’est essentiel, ça – et j’irais presque jusqu’à dire que, du moment que c’est vivant, je me fous de la dramaturgie voulue par l’auteur. Le théâtre doit être vivant, et pour ça j’aime aborder les répétitions en étant presque vierge, ouvert à toutes les interactions qui peuvent advenir entre acteurs, texte et espace. Bien sûr j’arrive avec quelques idées, mais pendant les phases de répétition, je laisse une grande part à l’improvisation, j’aime à laisser des choses se mettre en place d’elles-mêmes. Après, lors des représentations, ce qui est né de l’improvisation, des inattendus, devient élément de mise en scène établi, fixé, repris à chaque fois que la pièce est jouée. Pour les spectacles en appartement, c’est un peu différent : il faut sans cesse modifier ses choix en fonction du lieu. Avant de jouer, je vais chez les gens, je filme, je prends des notes de manière à voir de quelle façon je pourrai intégrer dans ce cadre particulier mes options de mise en scène. C’est contraignant, mais c’est un défi que j’aime bien ; je pense que la capacité à s’adapter, à utiliser les contraintes,fait partie de l’art théâtral.

 

À quelle problématique actuelle correspond, selon toi, le propos de Sénèque dans Les Troyennes ?
L’argument des Troyennes c’est l’extermination des habitants de Troie puis la déportation des survivants par les Grecs ; transposé aujourd’hui, ça correspond aux génocides majeurs de l’époque contemporaine, ceux dont ont été victimes les Arméniens, les Juifs et les Tziganes, les Cambodgiens et les Tutsi. La correspondance s’élargit aux situations génocidaires que l’on rencontre dans le conflit israélo-palestinien, en Tchétchénie, en ex-Yougoslavie… etc. et c’est autour de ces thèmes que j’ai construit le spectacle qui sera joué en amont de la pièce elle-même, Projet B.
Mais la pièce de Sénèque, c’est aussi un travail de deuil, c’est la convocation de fantômes – ceux d’Achille, d’Hector… C’est la traductrice, que j’ai rencontrée, qui m’a mis sur cette voie en me disant qu’à l’époque de Sénèque, tout le public connaissait par cœur les histoires auxquelles il est fait référence, et que le théâtre antique n’était pas du tout réaliste ; c’est un théâtre de l’excès, un théâtre de masques. De plus, au moment où Sénèque écrivait sa pièce, Rome était en paix, et c’est donc ce rapport avec les fantômes qui prévalait. J’ai traduit cela en concevant la mise en scène de la pièce comme un théâtre d’ombres.

 

Comment se présente ce Projet B dont tu viens de parler ?
C’est un spectacle qui reprend le principe initié avec Le Songe d’une nuit d’été mais de manière beaucoup plus ambitieuse : il se déroule en trois volets, dont les représentations – une dizaine pour chacun d’eux – vont s’étaler sur quasiment un an, les premières représentations des Troyennes étant prévues, elles, pour début 2006. Un tel déploiement se justifie par la gravité des thèmes abordés, par le poids de tout ce qu’ils soulèvent et mettent en jeu ; et je n’imaginais pas qu’un seul spectacle d’une durée moyenne puisse être à la mesure de sujets aussi graves, aussi lourds. Bien sûr je ne prétends pas tout dire avec ces trois volets – d’ailleurs, est-il possible d’épuiser la question ? – mon but est simplement de susciter la réflexion, d’éveiller les questionnements, et chaque volet du Projet B est imaginé de façon à ce qu’il puisse y avoir discussion avec les spectateurs après les représentations. Chaque volet de cette trilogie est un florilège d’extraits de textes, littéraires et non littéraires, séparés les uns des autres par des citations tirées des Troyennes. Le premier s’intitule « Déportation », le second « Extermination », et le troisième sera une réflexion globale à la fois philosophique et poétique, sous-tendue par la question : « Comment a-t-on pu en arriver là ? »
À l’heure qu’il est, seul « Déportation » est entièrement conçu ; les extraits de textes sont choisis et montés, j’ai préparé la bande son, à partir de musiques de cirque et d’œuvres de Johann Strauss mais pour les costumes et accessoires, en revanche, il reste encore à se les procurer… je pense à des costumes de clown, ou à des tenues hétéroclites, faites de bric et de broc – toujours cette idée de masque, de travestissement… et là, au moment où je parle, j’envisage d’aller aux Puces avec les comédiens pour que l’on choisisse tous ensemble, en s’abandonnant un peu aux circonstances, à ce qui va se présenter à nous…

 

Pourquoi ce nom, Projet B ?
En premier lieu, j’avais envie de donner à ce spectacle un nom qui évoque les dossiers secrets, les affaires militaires. La lettre B, elle, se réfère d’une part au gaz utilisé dans les camps nazis, le Zyklon B, et aussi à la lettre qui suivait le numéro du bureau d’Eichmann, l’officier nazi chargé de l’organisation de la « solution finale ».

 

Comment as-tu choisi les textes du Projet B ?
De façon relativement simple : à partir du moment où j’ai identifié les thèmes que je voulais aborder – l’extermination, la déportation, et l’esclavage aussi, sujet que je ne voulais pas laisser de côté – le champ des lectures s’est trouvé restreint de lui-même… mais représente déjà une masse assez considérable de sources bibliographiques !

 

Les montages de textes sur lesquels reposent les trois volets du Projet B seront-ils publiés ?
Non, je n’envisage pas de les publier. Ce sont pour moi des instruments de travail ; ce qui m’intéresse, c’est le spectacle que je peux en sortir et non le florilège de textes en lui-même. J’ai eu la même démarche avec les autres spectacles proposés en amont des pièces ; ni les textes de Désir ni ceux de Nanas n’ont été publiés.

 

Projet B sera-t-il aussi joué en appartements ?
Non ; pour ce spectacle-là, j’ai préféré changer. J’ai imaginé d’utiliser un bus : le décor est toujours le même d’une représentation à l’autre – ce qui donne une certaine sécurité aux acteurs – la promiscuité avec le public est moindre, et le déplacement des spectatuers me fournit un élément majeur de mise en scène. Le premier volet « Déportation », commence chez les gens et se poursuit dans le bus ;
« Extermination » commencera, lui, dans le bus pour s’achever dans un stade d’Ajaccio ; quant au troisième volet, dont la forme n’est pas encore définie, il commencera aussi dans le bus et se terminera sur une plage. .

 

Tu disais que seul le premier volet de Projet B était entièrement conçu. Qu’en est-il de la pièce de Sénèque ? As-tu bien avancé dans sa préparation ?
En fait elle est presque entièrement distribuée – et la distribution, c’est une grosse partie du travail théâtral ; ça engage déjà une part très importante de la signification du spectacle. Par exemple, j’ai décidé de confier le rôle d’Hécube à un homme – c’est un choix qui est symptomatique de la manière dont je perçois le personnage d’Hécube et c’est aussi une direction d’interprétation que je propose au public. Pour moi Hécube est une vieille sorcière, mais elle demeure une figure inaccessible ; je ne voulais pas qu’elle soit incarnée et en confiant le rôle à un homme – ce qui implique une composition physique – j’évite cette incarnation. C’est un peu comme si je tissais autour d’elle une vaste toile, comme si je ménageais une sorte de détour pour atteindre ce personnage que l’on ne peut appréhender. Hécube est passée du côté des morts, c’est un personnage monstrueux. Cette perception que j’ai d’Hécube vient, je pense, du choc que j’ai éprouvé il y a une dizaine d’année en voyant Maria Casarès jouer ce rôle – pas dans la pièce de Sénèque, mais celle d’Euripide… c’est comme si cette femme avait posé une limite au-delà de laquelle on ne peut pas aller…
Il reste évidemment beaucoup à faire ; le Projet B équivaut aussi à une recherche dramaturgique qui nourrit mon travail sur la pièce de Sénèque : c’est comme une forge où l’on commence à donner sa forme au métal des Troyennes.
À travers la préparation de Projet B, de cette trilogie, j’ai acquis une vraie conscience de la douleur, de la souffrance ; et au-delà de ce qu’elle apporte à la mise en scène des Troyennes, elle me conduit à m’interroger, à me poser des questions. En tant qu’homme de théâtre, je veux évidemment susciter des émotions avec Projet B, mais je souhaite surtout inciter les gens à réfléchir.
Cette trilogie, c’est un peu comme si je jetais des bouteilles à la mer. Et même si on n’ouvre pas la bouteille qu’on ramasse pour lire le message qu’il y a dedans, au moins, il y aura eu des bouteilles qui seront passées sous les nez…

 

Historique de la compagnie Hélios Perdita

Valérie Furiosi et Théo Kailer ont participé à la création de l’Emballage Théâtre et joué sous la direction d’Eric Da Silva : Molière, Adamov, Guyotat, Shakespeare – et des textes du metteur en scène.
Après avoir quitté la compagnie en 1992, ils jouent notamment pour Bernard Sobel, Joël Jouanneau, Jeanne Champagne, Gilles Bouillon, Anne Delbée, Matthew Jocelyn et Jacques Lassalle.

Ils créent en 1994 la Compagnie Hélios Perdita. Théo Kailer monte :

Le Misanthrope de Molière 1994/95, le tourne jusqu’en 1997 ;

Rodogune de Pierre Corneille, en résidence à Aurillac. Le spectacle reçoit l’Aide au Projet du ministère de la Culture et une subvention de l’ADAMI ;

Le Malade imaginaire de Molière, en résidence au théâtre de Bourg-en-Bresse, subventionné par le ministère de la culture, avec l’aide du JTN. Tourne en France durant la saison 1999/2000 ;

L’homme au chapeau, de Sarah Cohen Scali. Obtient 100 000 F d’aide à la création du ministère de la Culture. Créé à Ajaccio, se joue durant plusieurs saisons et sera repris en janvier/février 2005 dans des festivals.(Momix à Kingersheim, À pas contés à Dijon et au théâtre de Vienne) ;

Désir, spectacle en appartement, produit par le théâtre Kalliste de la ville d’Ajaccio ;

Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Ils le créent en résidence au théâtre de Bourg-en-Bresse, reçoivent le soutien de l’ADAMI et le présentent au théâtre Kalliste d’Ajaccio en mai 2003 ;

Pour la saison 2003-04, il propose un instantané sur la Belle Époque composé de :
Nanas, spectacle conçu pour les cafés et salons, et de Cabaret Feydeau, crée à Ajaccio, tourné en Corse, qui sera joué à Bourg en Bresse du 16 au 24 novembre 2004 et à Pont-de-Claix du 8 au 11 février 2005.

Ils travaillent actuellement sur Projet B tout en cherchant la production de la pièce de Sénèque Les Troyennes à la rentrée 2005/06.

isabelle roche

   
 

Projet B
Calendrier

-  Dimanche 24 octobre : 1ère représentation à 20 heures
-  Jeudi 28 octobre : 2ème Représentation à 20 heures
-  Vendredi 29 octobre : 3ème représentation à 20 heures
-  Samedi 30 octobre : 4ème représentation à 20 heures
-  Dimanche 31 octobre : 5ème représentation à 20 heures
-  Lundi 1er novembre : 6ème Représentation à 20 heures
-  Mardi 2 novembre : 7ème représentation à 20 heures

Spectacle produit par la compagnie Helios Perdita, la Collectivité Territoriale de Corse et la Ville d’Ajaccio

Contact : Valérie Furiosi
01 43 42 46 14 ou 06 67 06 92 45
E-mail : helios.perdita@wanadoo.fr

 
     
 

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