Comment est né le projet d’établir ce Dictionnaire du Moyen Age ?
Alain de Libéra : Il y a huit ans, d’une rencontre et d’un besoin. Les trois cosignataires du Dictionnaire avaient rédigé chacun dans leur domaine un ouvrage de synthèse, destiné premièrement, mais non exclusivement, aux étudiants. L’idée a émergé d’unir leurs forces pour assembler les éléments d’un véritable triptyque, alors bien improbable, quoique souvent réclamé par nos lecteurs respectifs. Michel Prigent en a été le déclencheur. Sans lui, sans l’ambition – et le courage éditorial – des Presses universitaires de France, nous en serions sans doute restés tous au stade du diagnostic : trois manuels additionnés ne font pas un livre, ni l’outil qu’attendaient – et que n’attendront plus maintenant j’espère – les étudiants et les chercheurs historiens, littéraires, philosophes confrontés à un moment de leurs études ou de leurs parcours aux mondes médiévaux.
Pourriez-vous retracer les grandes étapes de sa genèse ? Comment avez-vous recruté les différents contributeurs ?
A. de L. : Chaque directeur a pu s’entourer de trois collaborateurs. Dans mon cas, le choix était facile : j’ai appelé des amis de longue date (Olivier Boulnois, EPHE, Ruedi Imbach, Paris-IV, Jean-Luc Solère, CNRS), différents les uns des autres sous bien des rapports, mais qui étaient liés sur l’essentiel : l’existence d’une véritable philosophie médiévale, la nécessité du décloisonnement des disciplines pour pratiquer une « bonne » histoire, l’importance des sciences auxiliaires (paléographie, codicologie, édition de textes, etc.), le désir de transmettre une culture, une forme de vie, une littérature, une pédagogie singulières en même temps que l’élaboration de contenus conceptuels, de théories, de problèmes dits « philosophiques ». Les trois triumvirats et les directeurs se sont rencontrés régulièrement dans la première phase, pour sélectionner les aires géographiques, politiques, linguistiques, construire l’objet « Moyen Age », en somme. Puis chaque secteur a établi sa liste d’entrées, en tenant compte des recoupements possibles – je veux dire en tâchant de les imaginer, les plus nombreux possibles, pour mieux les organiser ensuite dans une gestion tripartite authentique.
Trois sortes de notices ont été « formatées » : les grandes entrées (disposant de dix pages), les moyennes (plus économes), les notules (réduites à 1500 signes). Chacune avait sa fonction propre : balayer les grands champs, puis aller au détail, par paliers. Les premières listes étaient océaniques. Il a fallu réduire la toile. Quand l’inventaire du souhaitable a été dressé – cela a pris plusieurs mois, un an presque – il a fallu passer au réalisable, puis à la réalisation. Les véritables problèmes ont commencé : en dressant la liste des entrées, chacun pensait, évidemment, au meilleur contributeur possible, en France ou à l’étranger. Il ne restait plus qu’à harmoniser les listes, en cas de notice partagée, et à organiser les synergies (par. ex « justice » et « exercice de la justice ») ou les complémentarités (par ex. « alchimie » et « métallurgie »), d’un champ à l’autre, puis contacter les heureux élus, leur transmettre le cahier des charges intellectuel et matériel pour chaque notice (y compris le nombre de signes), poser des limites temporelles dont chacun savait bien qu’elles seraient transgressées par certains, donc repoussées pour tous un certain nombre de fois. Le reste est le commun des entreprises collectives : les textes trop longs ou trop courts, les défections de dernière minute, les manques qui apparaissent tout à coup, une fois croisées et recroisées les contributions effectives – à quoi s’ajoutent les incompatibilités de logiciels, de polices, de formatages, les e-mails qui arrivent et ceux qui n’arrivent pas, les documents attachés vides, les disquettes illisibles. Six années de torture par l’espérance (d’aboutir) et de découragements successifs. Puis, le manuscrit enfin constitué, la confection et la correction des épreuves, assumée par la structure éditoriale des PUF (M. Raynal Sorel, qu’il faut ici absolument nommer) et… les responsables des trois secteurs. Beaucoup de travail somme toute.
Comment situez-vous l’ambition, la perspective de ce dictionnaire par rapport à d’autres ouvrages similaires, tel le Lexikon des Mittelalters de Peter Carl August Schels, par exemple ?
A. de L. : Ce Dictionnaire est donné en un volume, d’un seul tenant. Il ne procède pas par livraisons successives, comme certaines entreprises allemandes. Il n’a pas non plus l’ambition de tout dire par notules de cinq lignes. Surtout, il s’inscrit dans un ensemble. S’agissant de la philosophie, notre ambition touche aussi bien, en quelques occasions majeures, au territoire de l’Historiches Wörterbuch der Philosophie qu’à celui du Lexikon des Mittelalters. En rédigeant l’entrée « nominalisme », pour prendre un texte dont je suis l’auteur, j’ai pensé aux philosophes en général non aux seuls historiens de la philosophie ni, surtout, aux seuls supposés « médiévistes » : j’ai donc fait référence à des théories classiques et contemporaines pour mieux situer, étalonner philosophiquement les thèses d’un Abélard ou d’un Ockham. En outre, dès la sélection initiale des entrées, la décision de ne pas faire table rase des autres outils accessibles a été prise : les PUF ont publié une Encyclopédie philosophique, et maints autres dictionnaires concernant de près ou de loin notre « matière » (notamment pour la théologie). Il était inutile de s’étendre sur ce qui avait été fait ailleurs, en général par les contributeurs mêmes de notre Dictionnaire.
Nous avons donc accentué ce qui nous paraissait devoir l’être, mis en évidence le nouveau, les résultats de la recherche la plus récente. Nous ne voulions ni d’un monument funéraire ni d’un annuaire. Nous rêvions d’un outil de recherche, d’un outil reflétant un certain style de travail que ne contraindraient aucun paradigme national, aucune tradition académique, aucune philosophie dominante. Notre « spécificité » réside donc dans la liberté du choix : c’est le Moyen Âge d’un certain « nouveau médiévisme », notamment francophone (belge, suisse romand, français, etc.), qui est présenté. Les jeunes chercheurs y ont toute leur place, eux et leurs thèmes. Un bon dictionnaire, comme un bon livre, n’est pas clos. Il ouvre sur d’autres textes, les réclame, les rend lisibles – y compris d’autres dictionnaires.
En créant une entrée « Moyen Age », on peut dire que vous avez choisi, vous et vos collaborateurs, de présenter l’objet du dictionnaire dans le corpus lui-même au lieu de développer davantage votre avant-propos. Pourquoi ?
A. de L. : Les historiens, les littéraires, les philosophes ne découpent pas nécessairement de la même manière l’objet intitulé dans les manuels « Moyen Âge ». Le Moyen Age littéraire français, par exemple, ne commence évidemment pas en 476 (déposition de Romulus Augustule, le « dernier empereur »), comme il le fait pour certaines écoles historiques, mais seulement à la fin du IXe siècle avec le Cantilène (ou Séquence) de Sainte Eulalie (881-882) . Le Moyen Âge philosophique commence, selon moi en tout cas, en 529, avec la fermeture de l’École néoplatonicienne d’Athènes par le (très) chrétien Justinien. La question de la périodisation est centrale dans le cas du Moyen Âge ou, plutôt, des Moyen Âges, si l’on peut risquer cette expression. En bonne logique, une périodisation est relative à un objet. Ici c’est la périodisation, initialement imposée de l’extérieur, qui fait exister l’objet. Claude Gauvard, Michel Zink et moi sommes partis de ce constat ou, pour mieux dire, de ce résultat de nos travaux antérieurs, comme de ceux du médiévisme récent : le Moyen Âge a une histoire en tant qu’objet de représentation, construction historique puis historiographique. Les femmes et les hommes qui vivaient dans les années 600, 800, 1200, 1400 ne savaient pas qu’ils vivaient au « Moyen Âge ». Comme nous, ils se croyaient et se disaient « modernes » : nos Moderni, « nous autres, les Modernes », voilà l’expression par laquelle tous les clercs se désignent dès les années 1100.
Il fallait donc, une bonne fois, rappeler ce fait au public qui lit : le Moyen Âge est une création conceptuelle, qui a connu diverses formulations, dont la plus efficace aura été celle de Vasari, qui, en 1550, dans ses Vies des plus excellents peintres, emploie le mot « Rinascita » pour désigner le retour à la beauté antique, à l’Antiquité glorieuse, qui, selon lui, caractérise la période qui est en train de mettre fin au « passé obscur et barbare » des siècles compris entre les Anciens et les cercles de peintres et de lettrés du XVIe siècle, en mal de légitimation. Pas de « Moyen Âge » sans « Renaissance ». Plutôt que de s’embarrasser à leur tour dans un discours liminaire de légitimation paradoxale, consistant à dénoncer au seuil de 1548 pages l’existence même de la chose à laquelle tant de mots allaient être consacrés, les trois responsables du Dictionnaire ont décidé d’inscrire le « Moyen Âge » lui-même parmi les entrées traitant du Moyen Âge. Le geste peut sembler borgésien ou, au choix, évoquer quelque savoureux paradoxe russellien (le catalogue des catalogues se peut-il prendre lui-même comme entrée ?). Il nous a semblé cependant que cette décision était la seule raisonnable. Le Dictionnaire suppose l’existence d’une pluralité d’objets situés dans le temps et l’espace, entre des limites à géométrie variable. Il suppose que son futur lecteur aura son idée sur ces limites. Si ledit lecteur ouvre le Dictionnaire, il trouvera, sous la plume d’Alain Boureau, de quoi prendre conscience puis comprendre que le vocable « médiéval » recouvre un découpage qui est toujours à la fois « nécessaire et fragile ».
Au cours du millénaire d’histoire couvert par ce dictionnaire, les divisions territoriales, les frontières ont évolué, bougé. Quelle aire géographique représente l’Occident médiéval ? Le terme « Europe » existe-t-il au Moyen Age et si oui à quoi correspond-il ?
A. de L. : L’aire déterminée par le croisement de deux vocables : Latinitas et Christinitas, voilà aussi bien l’Occident médiéval que l’Europe médiévale. Les dénominations modernes sont, cependant, trompeuses. La Grèce est aujourd’hui en Europe. Elle ne l’était pas au Moyen Âge. De même, les musulmans d’al-Andalus étaient en Occident et seraient aujourd’hui en Europe : mais « leur » Occident était celui de l’Islam – Cordoue est en Occident pour un baghdadi, Baghdad en Orient pour un Cordouan, et ils n’avaient aucune idée de ce qu’on appelle « Europe ». Un exemple simple : quand Maïmonide évoque l’élevage des porcs et l’aspect de vastes latrines que présente à ses yeux un village que l’on dirait aujourd’hui « européen », il parle du pays des « Franks ». C’est le même terme qu’emploient les byzantins pour désigner leurs frères (chrétiens) ennemis. Si l’on se situe dans la longue durée, les partages les plus solides, les plus durables, ceux qui concernent aussi bien les historiens de la philosophie que ceux du politique (sans parler de la situation présente du monde) sont les deux axes Nord-Sud et Est-Ouest de la Méditerranée, lignes de fracture, mais aussi d’échanges, entre trois mondes, la romanité, la Chrétienté, l’Islam.
Un mot, au passage, sur ce point. Certains critiques ont noté l’absence d’entrées arabo-musulmanes de plein exercice, et l’ont déplorée, compte tenu de « l’influence » énorme exercée par la pensée venue de Terre d’Islam sur le Moyen Âge chrétien. Encore un pas, et nous voilà accusés d’ethnocentrisme. Je trouve la chose plaisante. Ces critiques ont-ils ouvert le Dictionnaire ? L’ont-ils parcouru de A, comme « Almohades » à Z, comme « Zahel (Sahl ibn Bishr) » ? Qu’il me soit permis de renvoyer nos ombrageux censeurs à Penser au Moyen Âge, et à tout ce qui en est résulté (entre autres le premier texte bilingue d’Averroès, arabe-français, en édition de poche, et autres publications, généralement non recensées, parce que, précisément, « de poche » – selon le raisonnement bien connu qui veut que l’on reproche à tel texte, au hasard notre Dictionnaire, son « élitisme », tout en laissant volontairement dans l’ombre, pour cause de « format » éditorial indigne d’une recension, les textes satellites, qui l’ont préparé ou lui donnent tout son sens). Mais je préfère rester sur le terrain de la question posée : l’Occident, l’Europe. Je crois qu’aucun Dictionnaire du Moyen Âge ne fait une place aussi grande à « l’influence » de l’Islam que le nôtre. Montrer, documenter, argumenter un phénomène d’acculturation, en l’occurrence celle des Latini, ne consiste pas à juxtaposer des monographies. Il n’y a pas de notice sur Ibn Rushd dans le Dictionnaire : il y a une entrée « averroïsme latin » (p. 118-120). Pas d’entrée Ibn Sinâ : mais la présence d’Avicenne dans une vingtaine de notices (y compris dans « alchimie »). Les penseurs de l’Islam classique ne sont « médiévaux » que pour une histoire qui érige le calendrier « européocentré » en norme universelle. Chaque monde a son temps propre.
Nous ne voulions pas d’un monstre théorique combinant dans un seul volume un dictionnaire du Moyen Âge « latin » (ou « Frank » cela revient au même) et un dictionnaire de l’Islam. Cela eût reconduit une sorte d’apartheid, linguistique, religieux, politique, au sein même de l’écriture censée le surmonter. Les idées courantes sur l’Europe et l’Islam sont celles d’Henri Pirenne dans Mahomet et Charlemagne : le Dictionnaire est une réponse par les faits (les traductions, le transfert de la philosophie et des sciences d’Orient en Occident, avec sa remontée progressive du Sud, Tolède, vers le Nord, Paris, Oxford, et tout ce qui s’ensuit). Quant à l’Europe comme telle, je crois qu’elle existe, de quelque nom qu’on l’appelle, à toutes sortes de niveaux : le plus évident, et le plus configurateur de monde, est la création et la diffusion de l’institution universitaire, à partir des années 1200. Mobilité des étudiants et des maîtres, unité de la culture, monolinguisme savant (le latin, première langue « européenne »), voilà le premier visage de l’Europe. Cela apparaît bien, je crois, dans notre Dictionnaire. Pour le reste, je me permets de recommander à vos lecteurs l’outil indispensable : le formidable recueil d’Y. Hersant et F. Durand-Bogaert, Europes, De l’Antiquité au XXe siècle (Bouquins), Paris, Robert Laffont, 2000.
Pourquoi n’avoir pas inclus, même dans la version « poche », quelques cartes, marquant par exemple les trajets des différentes croisades ou les événements cruciaux de la Guerre de Cent ans ?
A. de L. : On peut le regretter, en effet. Mais la mise en carte, si j’ose dire, n’est pas seulement budgétivore, elle est sans limites : pourquoi pas une carte montrant l’émergence progressive des écoles cathédrales, ou celle des universités ou celle des centres de copie ? On pourrait aussi pointer l’absence d’iconographie. Nous avons fait le choix des mots, celui d’un dictionnaire, non d’une encyclopédie. Une carte dite « du Moyen Âge » accompagne l’édition en coffret. Elle peut soutenir l’imagination du lecteur, appelé à tracer lui-même mentalement les divers trajets que vous mentionnez. Elle ne remplace pas, j’en suis conscient, les outils que sont les cartes ciblées.
Si l’entrée « latin » donne quelques informations d’ordre linguistique, en revanche on ne trouve rien de réellement synthétique concernant l’évolution des différents idiomes européens. Et l’on note aussi que seuls quelques termes bénéficient de détails étymologiques. Pourquoi ?
A. de L. : L’évolution des langues vernaculaires est un problème en soi. Notre Dictionnaire n’est pas centré sur les langues (ce n’est pas un dictionnaire de linguistique ni un dictionnaire historique des langues), mais sur les littératures (les œuvres, les formes littéraires). En outre, à côté des idiomes, il y a les idiolectes, les langages techniques. Pour ce qui est de la philosophie, le geste eût été prématuré. Je collabore au Vocabulaire européen des philosophies– autre projet titanesque (qui touche à sa fin). Cela m’a rendu attentif aux difficultés, à l’énormité des dossiers. Nous verrons comment exploiter ce travail dans une seconde édition – if any. En attendant, le lecteur peut consulter l’article « grammaire » ou l’entrée « Dante Alighieri » (pour le De vulgari eloquentia), et d’autres. Il y verra ce que les clercs pensaient de « la » langue (le latin) et « des » langues et du langage, en général. Quant aux idiolectes, nous leur avons accordé une part notable et nouvelle (pour la logique, la métaphysique, entre autres).
Vous avez mêlé dans le corpus des noms de personne, de pays ou de province, des termes techniques, des notions philosophiques. Cela simplifie la consultation mais ne pensez-vous pas que l’ouvrage eût encore mieux rempli sa mission didactique en étant divisé en trois ou quatre grandes sections chacune introduite par une présentation synthétique (par exemple « Littérature » ; « Spiritualité » ; « Sciences et techniques », etc.) ?
A. de L. : Je n’en suis pas sûr. Encore une fois, la logique d’un dictionnaire n’est pas celle d’une encyclopédie. Pour reprendre le mot de celui qui fut mon maître à l’EPHE, Paul Vignaux, l’idéal de l’historien est de « laisser voir la diversité rebelle ». Cela veut dire, entre autres, prendre pour référentiel les termes et les schèmes conceptuels des médiévaux eux-mêmes, plutôt que les catégorisations disciplinaires aujourd’hui en usage. D’une formule – qui est de Lévi-Strauss : « faire la science sociale de l’observé, non celle de l’observateur. » Cela dit, il y a des carrefours dans les parcours multiples que nous proposons, des synthèses, des vues cavalières (voyez par ex. « peinture », « poésie latine profane », « poésie latine religieuse » ou « la nouvelle avant Boccace »). Les grandes unités ont toujours quelque chose de prescriptif, de normatif. Nos synthèses se situent à un niveau où l’on peut éviter l’excès de généralité, où l’on peut rester descriptif, sans imposer malgré soi une grille, un code, une manière de lire univoque : un type de spiritualité (par ex. spiritualité cistercienne, p. 292-293, spiritualité franciscaine, p. 554-556), une science déterminée, une technique, plutôt que la spiritualité, la science, etc. Nous supposons au lecteur des demandes précises, des curiosités particulières, des besoins singuliers. Nous n’avons pas réponse à tout, mais nous évitons au moins les réponses globales, finalement peu informatives.
Comment a évolué l’esprit encyclopédiste depuis le Moyen Age ?
A. de L. : L’esprit encyclopédiste est une des composantes du monde médiéval. Il est profondément ancré dans la culture romaine, qu’il prolonge à bien des égards.
Au départ, son cadre, ses objectifs sont monastiques. Les Institutiones de Cassiodore (vers 490-583) sont inséparables de la fondation du monastère de Vivarium destiné à maintenir un centre de culture classique et de méditation chrétienne dans un monde en voie d’obscurcissement. C’est, toutes proportions gardées, le combat des lumières qui commence, mais sous une forme quasi « patrimoniale » : il s’agit de maintenir, de préserver. C’est encore le cas des Etymologiae d’Isidore, évêque de Séville composées dans l’Espagne wisigothique du VIIe siècle, une somme du savoir antique, mise au service de la foi. Par la suite, il y a une sorte de manie encyclopédique, qui connaît son acmé au XIIe et XIIIe siècle, avec les De naturis rerum d’Alexandre Neckham (p. 37) et de Barthélemy l’Anglais (p. 134-135), le De natura rerum de Thomas de Cantimpré (p. 1391-1392), le Speculum maius de Vincent de Beauvais (p. 1455-1456), et j’en passe. Les médiévaux ont une mentalité taxinomique. Inventorier, recenser, classer, voilà qui les occupe inlassablement. L’aristotélisme les y encourage, la logique aussi, dont une bonne partie est classificatoire.
Ce n’est pas un hasard si les débats sur les genres et les espèces (ce qu’on appelle la « querelle des universaux ») tiennent une telle place en philosophie théorique : ils touchent au cœur de la représentation médiévale du monde. L’évolution de la mentalité encyclopédique est la tendance à l’accroissement indéfini des savoirs, que portent, accompagnent, nourrissent les acculturations successives, les traductions de l’arabe, du grec, l’arrivée quasi ininterrompue de matériaux nouveaux. Reste que l’encyclopédie est une pensée que l’on pourrait dire « faible » face à la pensée « forte » que représente la production de savoirs inédits. C’est la fonction de l’université que de produire ces savoirs, or, justement, l’esprit encyclopédique n’y joue qu’un rôle secondaire. Les « encyclopédistes » et les maîtres ès arts sont deux types sociaux et scientifiques bien distincts, deux sortes d’intellectuels, qui n’ont pas le même public, ni la même vision de la science. Les uns sont des vulgarisateurs, les autres des chercheurs. Les uns s’intéressent aux mirabilia, les autres au démontrable.
L’encyclopédisme médiéval n’est certainement pas la philosophie des clercs : il fait davantage recette dans les cours ou dans le public tout court – on traduit plus en vernaculaire les encyclopédies, les « miroirs », les abécédaires du monde, que les textes d’investigation ou de recherche. Mais les encyclopédies, et leurs produits dérivés, les recueils de mirabilia, les réceptaires alchimiques, les Secrets des femmes, les Trésors des pauvres et autres manuels de savoir-faire, sont aussi un vecteur des disciplines qui ne s’enseignent pas à l’université, un moyen de transmission pour la science « d’en bas », si j’ose dire. Le Moyen Âge a favorisé l’émergence des deux cultures scientifiques que l’on retrouve aujourd’hui encore aux prises : la populaire et la savante, devenue aujourd’hui « spécialisée ».
Les articles « scolastique » et « philosophie » sont les plus longs du corpus. Qu’est-ce que vous souhaitez en transmettre ?
A. de L. : La longueur de ces textes est à la mesure du double objectif que je poursuis depuis la publication de Penser au Moyen Âge (Seuil, 1990) : sortir la philosophie médiévale du double ghetto où elle a été trop longtemps et reste, parfois encore, enfermée : le premier regarde l’histoire de la philosophie elle-même, y compris comme discipline enseignée à l’université – il s’agissait de redresser le préjugé voulant que, entre Aristote et Descartes, il n’y ait rien, littéralement rien qui, de près ou de loin, touche à ce que l’on est convenu d’appeler « philosophie » ; le second regarde la relation, parfois hostile, souvent frileuse, toujours superficielle, existant entre historiens tout court et historiens de la philosophie – il s’agissait de montrer que l’objet philosophique avait sa place dans une description d’ensemble de la (des) société(s) médiévale(s), de ses pratiques, de ses mentalités, de ses idéaux. La place accordée à l’article « philosophie » a donc valeur de déclaration ou de manifeste. Elle a été voulue par les philosophes, souhaitée et encouragée par les littéraires et les historiens. Pour prendre un exemple : peut-on comprendre quoi que ce soit au phénomène universitaire, si l’on se borne à décrire les chaires à dais, les anneaux d’or, les toques, les bérets, les collerettes d’hermine ou les gants en cuir de chamois à « 23 sous la douzaine » des maîtres de l’université du XIVe siècle ? Les capitulaires et les actes notariaux ont leur importance. On ne saurait appréhender entièrement le phénomène des « intellectuels médiévaux » – la « monté des clercs » sans étudier le Cartulaire de l’Université de Paris ou les documents relatifs à la propriété foncière des collèges d’Oxford.
Les responsables du secteur « philosophie » dans le Dictionnaire ont simplement poursuivi le raisonnement. Que fera-t-on du Cartulaire si l’on ne va pas aux textes des maîtres et si, des textes et des formes littéraires, on ne remonte pas aux problèmes, aux thèses, aux concepts ? Il ne s’agit pas de plaider pour l’histoire des idées, discipline exsangue, que nul parmi les signataires ne songeait ni ne songe à réanimer. Il s’agit de rappeler une évidence : les philosophes médiévaux sont des professionnels, qui travaillent et vivent dans un monde institutionnel. Ils appartiennent à l’histoire autant que les chevaliers ou les serfs. Et avec eux, leur « forme de vie » ou, selon la belle formule de Pierre Hadot, leur « manière de vivre ». Comment comprendra-t-on la dimension agonistique, sociale, professionnelle, rituelle, anthropologique d’une dispute médiévale si l’on n’a pas aussi lu, édité, analysé les disputationes que les manuscrits nous ont transmis ? Comment comprendra-t-on le type intellectuel du magister artium si l’on n’a pas, textes à l’appui, une idée pour ainsi dire formelle de l’astreinte psychologique qui lui était imposée ? La structure d’une question disputée, son jeu d’arguments et de contre-arguments, en disent autant sur l’univers mental de l’intellectuel universitaire que l’analyse sociologique de ses attitudes corporatistes.
L’ article « philosophie » est là pour annoncer, dans sa présence massive, qu’une véritable histoire des hommes doit faire place, à côté du vin ou du sel, à une autre sorte de denrée : la denrée mentale. Quant à l’article « scolastique », il va de soi que sa longueur n’est pas neutre. Les deux articles sont liés. L’article « philosophie » a deux points d’application : la conception que les médiévaux se faisaient de la philosophie, de son découpage disciplinaire (la « division des sciences ») et de ses objets ; mais aussi les représentations et les analyses que les médiévistes eux-mêmes ont proposées, selon les écoles, les périodes, les paradigmes nationaux – s’il est vrai que, selon le mot célèbre, l’histoire de l’Egypte, c’est l’histoire de l’égyptologie, il en va de même, jusqu’à un certain point de l’histoire de la philosophie médiévale. L’article « philosophie », signé par Libère Boulbach, rend compte des diverses tendances du médiévisme philosophique, de ses tensions, qui reflètent celles de la philosophie actuelle – à grands traits : le conflit entre herméneutique et philosophie analytique. L’article « scolastique » complète le dispositif. Une des raisons du confinement de la philosophie médiévale était l’équation, dominante jusque dans les années 1930, établie entre philosophie au Moyen Âge et philosophie et/ou théologie scolastique. Les responsables du secteur « philosophie » ont un point commun : le rejet de l’approche néo-scolastique de la philosophie médiévale. Il importait donc de tracer cet objet : la scolastique, pour le ramener à ce qu’il était, une méthode pédagogique particulière, faisant une place considérable à la discussion argumentée à côté du commentaire et de la lecture, une méthode, en gros celle de la dispute et de la question, prolongée dans une grande variété de genres littéraires. Cette méthode n’est pas si loin de nous : elle est simplement éclatée aujourd’hui en deux cultures censées s’affronter – la culture « continentale » du commentaire, la culture « analytique » (« anglo-saxonne », comme on le dit parfois) de l’argument. Elle n’a rien à voir avec le monde fossile, minéralisé, idéologique des innombrables retours à la saine doctrine dont toutes les néo-scolastiques nous ont gratifiés depuis 1879, Léon XIII et l’encyclique Aeterni Patris (cf. art. « Moyen Âge », p. 953). Il fallait le dire avec quelque détail. C’est fait.
Ce dictionnaire est un état des lieux des savoirs actuels sur le Moyen Age ; il est aussi par son existence même symptomatique du regard qu’aujourd’hui on porte sur cette période. Y a-t-il encore lieu de s’inscrire en faux contre l’idée-lieu commun d’un Moyen Age obscurantiste, incompréhensible et barbare ?
A. de L. : Je crois qu’il y a plus que jamais lieu d’aller contre ce préjugé. L’obscurantisme médiéval, the dark Ages, tout cela n’est que de l’histoire sanctionnée : l’ombre portée de la Réforme, de la Renaissance et des Lumières sur une période trop longtemps et fondamentalement méconnue. Notre Dictionnaire est, c’est le meilleur compliment qu’on puisse lui adresser, un état des lieux. Ce n’est pas un plaidoyer pour la réaction. Nous ne fomentons aucun « retour » ni n’alimentons la moindre nostalgie. Nous donnons les éléments : au public de juger sur pièces. J’ai lu avec passion Novalis lorsque j’étais jeune étudiant en philosophie, de Henri d’Ofterdingen (que je goûte encore) à La Chrétienté ou l’Europe (que je n’apprécie plus). Mais le Moyen Âge des Romantiques n’existe pas plus que celui de Condillac et de Diderot. Le Moyen Âge n’est ni lumineux ni obscur, mais divers, contradictoire, foisonnant, d’un mot : complexe. J’espère que le Dictionnaire reflète suffisamment cette diversité pour remiser une bonne fois au vestiaire les lieux communs de l’Heroic fantasy, du cinéma de boulevard (la Jeanne d’Arc de Besson) et de la sous-littérature.
Pourquoi n’avoir pas inclus, en annexe, une partie qui aurait présenté brièvement ceux qui ont marqué ou marquent aujourd’hui de leur empreinte les études médiévales ?
A. de L. : Faute de place. Par modestie, aussi : ceux qui « marquent » aujourd’hui les études médiévales d’une empreinte quelconque sont, à quelques exceptions près, auteurs du Dictionnaire. Fallait-il présenter Jacques Le Goff ou Jean Favier ? Cela dit, les « novateurs » sont présents dans les entrées synthétiques, à titre de sources ou de références. Les bibliographies sont souvent très détaillées : c’est là qu’on peut déceler les empreintes véritables. En ce qui concerne les « grands anciens », leur contribution est indiquée dans le corps de certains articles : l’entrée « philosophie », par exemple, indique clairement ce que l’on doit aux individus et aux écoles.
Quels sont à ce jour les grands chantiers des études médiévales, les grandes énigmes qui restent à résoudre ?
A. de L. : Pour ce qui est de cette partie de la recherche fondée sur les documents et l’écrit, les chantiers ne manquent pas. Pour prendre un exemple en philosophie, sur les 1400 Commentaires des Sentences recensés dans les années 1940 par F. Stegmüller, une trentaine à peine ont été édités entièrement ou partiellement. La littérature logique est aux trois quarts inédite. Les commentaires d’Aristote ne sont pas même tous recensés, malgré les efforts de plusieurs générations de chercheurs. Nous sommes face à un continent que nous avons à peine entrepris de cartographier. C’est ce qui fait l’intérêt du médiévisme. Les spécialistes de philosophie grecque ont un corpus clos. Le nôtre est en expansion. Faire de la « philosophie médiévale », cela veut dire pratiquer les trois disciplines réunies dans le Dictionnaire : lire, éditer, interpréter, contextualiser. Il faut être à la fois historien et chartiste, philosophe et philologue. Le médiéviste est lui-même un chantier.