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Jean-Louis Benoît, Tocqueville. Un destin paradoxal

Cette biographie de Tocqueville est une remarquable introduction à la pensée du Montesquieu du XIXe siècle… Ne la laissez pas passer

Jean-Louis Benoît est un grand spécialiste de l’œuvre de Tocqueville. Ses publications récentes – Comprendre Tocqueville (Armand Colin, 2004) et Tocqueville moraliste (Champion, 2004) en attestent. Également auteur d’une excellente anthologie critique – Textes essentiels (Pocket, 2004), Jean-Louis Benoît poursuit avec ce nouvel ouvrage son inlassable travail de relais d’une pensée à la fois moderne et exigeante. En effet, il ne faut pas se méprendre : cette biographie n’est pas seulement le récit classique et attendu de la vie d’un auteur, mais bien l’un des meilleurs moyens de découvrir l’ensemble des écrits de l’auteur de La Démocratie en Amérique.

Ce Tocqueville est donc d’un genre atypique car il mêle plusieurs ambitions. Tout d’abord, dans la lignée de sa présentation du tome XIV des Œuvres Complètes, « Correspondances familiales » (1998), Jean-Louis Benoît évoque un Tocqueville intime méconnu – son enfance, la place de la famille au sens large, le rôle des femmes… etc. Ensuite, il nous offre une analyse rigoureuse des trois œuvres majeures du « Montesquieu du XIXe siècle » en prenant appui directement sur les textes : La Démocratie, L’Ancien Régime et la Révolution, et les Souvenirs. Les idées mères de Tocqueville sont ainsi toutes retranscrites. Enfin, Jean-Louis Benoît attire l’attention du lecteur sur la carrière politique de Tocqueville, ce qui met en lumière sa grande actualité – rapports sur l’esclavage, positionnement sur l’école, condamnation du racisme, primauté de la mobilité sociale sur l’égalitarisme… etc.

Ce Tocqueville est également précieux compte tenu de la très grande diversité des sources d’informations utilisées par le biographe : les œuvres, mais aussi la correspondance, les rapports, les discours. Comme André Jardi hier, Jean-Louis Benoît fonde son approche sur l’ensemble du corpus tocquevillien disponible aujourd’hui, et offre au lecteur des éclairages nouveaux sur l’homme, son œuvre et son action politique. Rien n’est négligé, ce qui permet de rencontrer le « vrai » Tocqueville, c’est-à-dire ce personnage bien plus complexe que la littérature qui lui est habituellement consacrée le laisse transparaître. Au fond, Jean-Louis Benoît réussit avec cette biographie originale à renouveler l’approche de Tocqueville, tenant compte des travaux menés depuis plus de vingt ans. L’ouvrage atteint enfin l’objectif que se fixait son auteur : le livre est à la fois agréable à lire et savant, il nous présente tout à la fois un Tocqueville intime, vivant ses passions qui apparaissent dans la polyphonie des voix de sa correspondance et un Tocqueville angoissé, notamment par la trace qu’il laissera de lui…

Nous n’avons qu’un seul conseil : partez en vacances avec Tocqueville, lisez directement ses œuvres, ou commencez par ce Tocqueville, c’est une remarquable introduction. Ne la laissez pas passer…

e. keslassy

   
 

Jean-Louis Benoît, Tocqueville. Un destin paradoxal, Bayard, mai 2005, 375 p. – 34,00 €.

 
     

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Jean-Louis Benoît, Tocqueville moraliste

La pensée d’A. de Tocqueville est encore riche d’enseignements pour nous aujourd’hui. Rencontre avec Jean-Louis Benoît, auteur de Tocqueville moraliste

Alexis de Tocqueville (1805 – 1859) n’est certes pas un auteur contemporain.
Il n’empêche que sa pensée est encore riche d’enseignements pour nous aujourd’hui, ainsi qu’en témoigne la monumentale étude récemment publiée par Jean-Louis Benoît – l’un de nos plus éminents spécialistes de son œuvre : Tocqueville moraliste, aux éditions Honoré Champion.
Notre rédacteur Éric Keslassy, lui aussi spécialiste de la pensée tocquevillienne, s’est penché sur ce livre et rapporte de sa rencontre avec l’auteur un long entretien des plus passionnants.
Mais pour mieux comprendre ces propos, il nous a paru important de rappeler auparavant en quelques paragraphes les grandes lignes de la vie de Tocqueville.
Le texte qui suit est extrait du site
http://www.ifrance.com/Tocqueville/, où vous pourrez en retrouver la version intégrale ainsi qu’une bibliographie détaillée et de longs développements sur la pensée de Tocqueville.

 

Alexis de Tocqueville 

 

Issu d’une très vieille et noble famille de Normandie, Tocqueville naît à Paris en 1805. Ses parents connurent le chaos révolutionnaire et furent arrêtés pendant la Terreur. Ils échappèrent de justesse à l’échafaud grâce à la chute de Robespierre, contrairement à Malesherbes – l’arrière-grand-père de Tocqueville qui, lui, fut guillotiné. Sa mère restera profondément marquée par ces épisodes traumatisants, qu’elle évoquera fréquemment en famille. Son père, lui, continuera de voir la Révolution avec sympathie, attiré qu’il est par la philosophie des Lumières mais n’en demeurant pas moins un aristocrate fidèle au loyalisme traditionnel que sa famille a voué à la Couronne.

 

L’héritage intellectuel de Tocqueville se caractérise donc par une tension entre les valeurs légitimistes et les idées issues des Lumières. Son éducation reste principalement attachée à un légitimisme sociologique. Mais à l’âge de seize ans, il consulte les ouvrages de Montesquieu, Rousseau et Voltaire qu’il trouve, à Metz, dans la bibliothèque préfectorale de son père. La rencontre avec ces philosophes est décisive. Notre auteur perd ses certitudes ; il se situe entre deux mondes : celui, aristocratique, de ses origines familiales et celui qui est en train de se construire sur des bases démocratiques, que sa raison l’entraîne à adopter.

 

Sa pensée porte néanmoins l’empreinte profonde des descriptions de la captivité familiale, qui l’ont sensibilisé au désordre politique et social. Tocqueville a reçu en héritage l’angoisse des masses révoltées, et il en gardera une haine vivace pour les mouvements révolutionnaires et les agitations de masse. Pour Tocqueville, l’obtention légitime des résultats fondamentaux de la Révolution était envisageable par une autre méthode ; la liberté aurait pu être conquise plus lentement, mais sans violence :
Tout ce que la révolution a fait se fût fait, je n’en doute pas, sans elle ; elle n’a été qu’un procédé violent et rapide à l’aide duquel on a adapté l’état politique à l’état social, les faits aux idées et les lois aux mœurs (in « L’état social et politique de la France avant et depuis 1789 », Œuvres Complètes, Tome II, volume 1, Gallimard, 1953).
Cette aversion pour les mouvements de révolte et le chaos en général l’amènent à accorder ses faveurs à la classe moyenne, ainsi qu’en témoigne De la démocratie en Amérique : elle est à ses yeux un élément stabilisateur du fait qu’elle n’a aucun intérêt aux révolutions quelles qu’elles soient. Certes, Tocqueville opte avec conviction pour la liberté et s’inscrit résolument dans la mouvance du libéralisme politique à la française ; il se défie de toute forme d’absolutisme ou de despotisme et porte à la liberté, qu’il défend dans tous les domaines, un amour d’instinct. Mais il écrit toutefois : Si la liberté est un bien inestimable, la stabilité en est un autre trop peu prisé peut-être dans le temps où nous vivons (Œuvres Complètes, t. XVI, « Mélanges », Gallimard, 1989).

En 1830, Tocqueville se trouve confronté à un choix déterminant. Nommé juge auditeur au tribunal de Versailles en 1827, il doit, à ce titre, prêter serment au nouveau régime, celui de Louis-Philippe. Il le fait pour éviter l’anarchie et pour monter dans le train de l’Histoire. Cependant, il ne rompra jamais tout à fait avec ses origines sociales et gardera toute sa vie des manières d’aristocrate.
Ce soutien à Louis-Philippe l’amène à projeter un voyage en Amérique en compagnie de Gustave de Beaumont, rencontré au tribunal de Versailles et qui se retrouve dans une situation comparable. Ils obtiennent un congé de dix-huit mois du garde des Sceaux pour le motif officiel d’étudier le système pénitentiaire américain. En fait, en s’exilant, Tocqueville a en tête l’idée d’écrire un livre sur l’Amérique qui pourrait lui permettre d’embrasser une carrière politique. Tocqueville et Beaumont partent en avril 1831 et reviennent en janvier 1832. À leur retour, Beaumont sera le rédacteur principal du rapport adressé au ministre de l’Intérieur intitulé Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France qui paraît en 1833. Démissionnaire, par fidélité à Beaumont révoqué, Tocqueville a alors tout son temps pour rédiger la première partie de De la Démocratie en Amérique. Il y est principalement question de la Constitution, des institutions, des mœurs et de la géographie de l’Amérique. Conformément à ses prévisions, notre auteur devient alors une personnalité recherchée dans les salons littéraires et les milieux politiques.

En janvier 1838, il est élu à l’Académie des Sciences morales et politiques. En 1839, il devient député de Valognes. Réélu jusqu’en 1848, l’homme politique prendra d’autant plus facilement le pas sur le publiciste que le second volume de De la Démocratie n’a pas le même retentissement que le premier. Cet accueil moins enthousiaste peut s’expliquer par le niveau d’abstraction élevé de cette seconde partie, où notre auteur s’efforce de comprendre ce qu’il va advenir de la liberté dans nos sociétés égalitaires. L’Amérique n’est plus alors qu’un prétexte. John Stuart Mill voit, dans ce second volume, le premier grand ouvrage politique consacré à la démocratie moderne.
L’activité politique du député Tocqueville est intense. Il rédige trois rapports importants sur l’abolition de l’esclavage dans les colonies (1839), sur la réforme des prisons (1843) et sur les affaires de l’Algérie (1847). Il prononce des discours conséquents. Par exemple, en 1848, Tocqueville annonce à la Chambre qu’un vent révolutionnaire se lève… ce qui atteste de son exceptionnelle intuition politique puisque le mouvement ouvrier se déclencha à la surprise générale. Tocqueville vit intensément la Révolution de Février et les journées de Juin, comme en témoignent ses Souvenirs. Le suffrage universel n’empêche pas Tocqueville d’être réélu député pour l’Assemblée constituante. Son célèbre Discours sur le droit du travail (1848) indique combien il est actif lorsqu’il s’agit de rédiger la nouvelle Constitution. Il est ministre des Affaires Étrangères en 1849, mais le gouvernement auquel il appartient est très rapidement renversé et c’est le Coup d’État de Louis-Napoléon en décembre 1851 qui marque la fin de sa carrière politique.

Tocqueville reprend alors ses voyages – il a toujours été un grand voyageur : dès l’âge de vingt ans, il se rend en Italie et en Sicile. Il y retourne en 1850. Il visite à trois reprises l’Angleterre et l’Irlande (en 1833, 1835 et 1857). En 1836, il effectue un voyage en Suisse et en Allemagne (il séjournera à nouveau en Allemagne en 1849 et 1854). Enfin, il se rend en Algérie en 1841 et 1846. Et prépare L’Ancien Régime et la Révolution
Il s’éteindra à Cannes en 1859.

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Rencontre avec Jean-Louis Benoît

 

Jean-Louis Benoît est un éminent spécialiste de l’œuvre de Tocqueville. Sa précédente publication, Alexis de Tocqueville, Textes essentiels, Anthologie critique (Agora, Pocket, 2000), a permis aux lecteurs de se replonger, avec bonheur, dans les écrits et la correspondance de l’auteur de De La Démocratie en Amérique (1835 et 1840). Après ce véritable succès de librairie, cet universitaire – docteur ès Lettres – nous revient avec un ouvrage ambitieux qui, tout en ayant un contenu académique, peut s’adresser au grand public : Tocqueville moraliste (Honoré Champion, 2004).

 

Jean-Louis Benoît démontre dans ce livre de 670 pages – contenant une remarquable bibliographie – que Tocqueville a donné à son œuvre une perspective et des finalités morales. Il nous dépeint un Tocqueville profondément humaniste qui, par exemple, lutte pour l’abolition de l’esclavage, dénonce le génocide américain des Indiens et s’oppose aux théories à tendance raciste de son ami Gobineau. Au fond, on comprend que Tocqueville a toujours pris garde à conserver une vision morale du monde : ses textes comme son action font de lui l’un de nos grands moralistes, moraliste et politique, moraliste du politique, comme l’écrit avec talent Jean-Louis Benoît.
Nous avons décidé de lui poser quelques questions pour mieux comprendre cet intérêt pour Tocqueville moraliste.

 

Éric Keslassy :
Comment avez-vous été amené à vous intéresser à la dimension morale de l’œuvre de Tocqueville ?
Jean-Louis Benoît :
J’avais entendu présenter Tocqueville en quelques mots lorsque je commençais ma licence de philosophie, en 1964 ; mais on ne parlait guère de lui à l’époque. L’ouvrage qui a vraiment remis l’auteur de la Démocratie en Amérique à l’ordre du jour ne devait paraître qu’en 1967 : c’est celui de Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique.
Quelques années plus tard, en 1974, en cherchant un texte pour mes élèves de philosophie du lycée de Vernon, je suis tombé par hasard sur le texte qui compare et oppose ce qu’on est en droit d’attendre d’un État social aristocratique ou démocratique (1). J’avoue avoir été séduit par le style de cette pensée particulière, si fort marquée par ce que Pascal appelle l’esprit de finesse que j’ai d’emblée décidé de saisir l’œuvre de Tocqueville à bras-le-corps. Je me suis donc lancé, sous la direction de Claude Bruaire à Paris IV Sorbonne, dans une thèse qui aurait été consacrée à La pensée politique de Tocqueville. Ni Claude Bruaire ni moi n’avions envisagé que le sujet ainsi posé et proposé était à la fois trop vague et trop vaste. Nous en prîmes conscience lors de la mise au point et de la soutenance de mon Diplôme d’Études Approfondies, en 1980. Les choses restèrent en l’état quelque temps. En 1990, je me retrouvai sans l’avoir cherché, ni à plus forte raison voulu, président d’une association culturelle. Que faire ? Que proposer d’original ? J’eus l’idée d’organiser un colloque consacré à Tocqueville dont je continuais d’étudier l’ensemble de l’œuvre avec la plus grande attention au fur et à mesure de sa parution dans l’édition des œuvres complètes chez Gallimard. François Furet, Simone Goyard-Fabre, Luc Ferry et Alain Renaut (qui finalement ne purent venir pour des raisons de calendrier), et Raymond Polin répondirent aussitôt positivement ; le conseil général de la Manche décida lui aussi, quelques semaines plus tard, d’un même colloque sur le même auteur. La raison et le bon sens l’emportèrent et le colloque eut lieu en partenariat et les actes en furent publiés dans Les Cahiers de Philosophie politique et juridique de l’Université de Caen (N° 19, 1991).

C’est à l’occasion de ce colloque que je rencontrai Françoise Mélonio qui m’incita à reprendre ma thèse ; c’est alors qu’il fut convenu de me confier la responsabilité de l’édition du tome XIV des œuvres complètes qui avait été commencée par André Jardin dont l’état de santé ne lui permettait pas de mener l’ouvrage à son terme. Travail considérable pour qui le prend en cours de route. L’appareil critique suppose en effet que l’ouvrage puisse être lu isolément et compris dans son intégralité et qu’il intègre dans l’ensemble de notes tous les acquis des volumes parus antérieurement (2). Mais dans le même temps, un tel travail vous oblige à acquérir une vision globale de la problématique tocquevillienne.
C’est à cette occasion que je remarquai que le dernier chapitre de la première Démocratie, le chapitre X de la seconde partie, n’avait guère retenu l’attention des commentateurs. Et pourtant ce chapitre constitue presque une partie à lui tout seul, il représente près du tiers de l’ouvrage, et est consacré à « l’état actuel » des États-Unis (en 1835) et à l’avenir des trois races, posant ainsi un problème majeur, celui du coût humain de l’instauration de la démocratie américaine au prix d’un double crime contre l’humanité : un génocide rationnellement décidé, en toute bonne conscience et en toute mauvaise foi, et le maintien de la forme moderne de l’esclavage qui serait d’autant plus difficile à abolir qu’il reposait sur une composante raciale.

Récemment, l’un des principaux analystes américains de la pensée de Tocqueville, Wolin, vient d’arriver à cette même constatation du déficit d’analyses concernant ce chapitre X. Il est aisé de comprendre pourquoi les Américains sont restés discrets sur une question aussi grave pour un peuple qui se drape toujours dans ses valeurs, au point de tronquer parfois le texte de Tocqueville dans certaines éditions. Mais ce chapitre n’a pas produit chez nous d’analyses beaucoup plus fournies, peut-être parce que nous étions conscients qu’il ne fallait pas accabler nos amis américains dans la mesure où notre colonisation et notre décolonisation (et le système néo-colonialiste subsistant) pouvaient nous inciter à la discrétion. Mais je remarquai en même temps que l’ensemble de l’œuvre comme l’ensemble de l’action politique de Tocqueville étaient plus facilement lisibles et compréhensibles à partir d’une grille d’analyse morale. Celle-ci n’est évidemment pas la seule ; il ne convient pas de réduire à une seule dimension une œuvre polymorphe, mais l’approche éthique du corpus tocquevillien offre une pertinence particulière et permet d’une certaine façon d’aller plus loin dans l’analyse.
Prenons un exemple caractéristique ; c’est en termes moraux que Tocqueville définit l’objectif de La Démocratie en Amérique dès le début de l’introduction :
Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes : tel est le premier des devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent la société.
Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau.

L’impératif éthique du politique est ainsi clairement établi. Cinq ans plus tard, la seconde Démocratie s’achève par le credo politique de Tocqueville et l’affirmation de son volontarisme éthique :
Pour moi qui, parvenu à ce dernier terme de ma course, découvre de loin, mais à la fois, tous les objets divers que j’avais contemplés à part en marchant, je me sens plein de craintes et d’espérances. Je vois de grands périls qu’il est possible de conjurer ; de grands maux qu’on peut éviter ou restreindre, et je m’affermis de plus en plus dans cette croyance que, pour être prospères, il suffit encore aux nations démocratiques de le vouloir.
Je n’ignore pas que plusieurs de mes contemporains ont pensé que les peuples ne sont jamais ici-bas maîtres d’eux-mêmes, et qu’ils obéissent nécessairement à je ne sais quelle force insurmontable et inintelligente qui naît des événements antérieurs, de la race, du sol et du climat. Ce sont là de fausses et lâches doctrines, qui ne sauraient jamais produire que des hommes faibles et des nations pusillanimes : la Providence n’a créé le genre humain ni entièrement indépendant ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sortir ; mais, dans ses vastes limites, l’homme est puissant et libre. Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères.

 

Éric Keslassy :
Vous écrivez que Tocqueville est moraliste par son écriture. Qu’est-ce que cela signifie ? Pouvez-vous nous expliquer ?
Jean-Louis Benoît :
Le terme de moraliste est polysémique ; c’était là d’ailleurs l’un des problèmes de cette approche que je voulais aussi exhaustive que possible. Je traite donc de la formation et des maîtres de Tocqueville, des valeurs auxquelles il se réfère, de son action de législateur, au moment où le politique devient « moralisateur », celui qui impose par la loi les normes du moment auxquelles il convient de se conformer ; je mets en évidence l’élément capital que constitue le fait d’affirmer que le politique doit être pensé en termes éthiques. Pour Tocqueville il n’est pas de vraie ni de bonne politique qui ne soit en même temps morale. Socrate a raison contre Calliclès, Antigone contre Créon ; la vérité se trouve du côté de Platon, pas de Machiavel. Mais en même temps, Tocqueville dont l’écriture est complexe et polymorphe puisqu’il emprunte des formes et des modèles aux écrivains du XVIIe au XIXe siècle – disons pour faire simple de Pascal à Chateaubriand – accorde une place privilégiée au modèle des moralistes du Grand siècle : La Bruyère, La Rochefoucauld, Saint-Simon, le cardinal de Retz.
Ce point a déjà donné lieu à un certain nombre d’analyses solides, un article de Rémy Landy dans L’Information littéraire, mai-juin1968, ou la remarquable étude de Larry Shiner portant sur les Souvenirs : The Secret Mirror : Literary Form and History in Tocqueville’s Recollections, (1988) dans laquelle il écrit justement :
As a purveyor of wisdom, Tocqueville is a moralist in the French tradition of Montaigne, La Bruyère, and Voltaire, offering reflections on human motives and actions.
Plus près de nous, Laurence Guellec consacre nombre d’analyses pertinentes à l’écriture tocquevillienne dans sa thèse de doctorat Tocqueville écrivain de la Démocratie en Amérique, (1998) ; Tocqueville aimait les maximes […]. Peut-être est-ce donc d’abord à un trait de style propre à l’écrivain, écrit-elle, et elle ajoute ainsi : D’après mes dépouillements une « pensée » de Tocqueville sur l’homme rythme ce premier livre à raison d’au moins une fois toutes les dix pages.

Tocqueville cisèle les aphorismes – he was an aphorist, note Shiner – il cultive les formules concises : maximes, aphorismes, pensées, axiomes, bref, toutes ces formes excessivement courtes qui entendent offrir au lecteur un concentré sémantique, une phrase ou sentence riche d’un superflu de sens dont la concision renforce l’esthétique. De l’écriture des maîtres du XVIIe siècle il a retenu outre les formes courtes, les parallélismes et les antithèses, les constructions binaires, les chiasmes, bref les formules qui frappent. Il s’efforce d’atteindre la symétrie des classiques en même temps que l’élégance des grands écrivains des Lumières. La référence à La Bruyère est rendue explicite, par exemple, par la comparaison que Tocqueville établit entre l’attitude des courtisans dans un régime monarchique et celle des citoyens de la démocratie américaine. Nul mieux que La Bruyère n’a su peindre les manières ; c’est sa maîtrise qu’il conviendrait d’atteindre : Il faudrait pour bien faire intercaler ici une petite peinture dans la manière des Lettres persanes ou des Caractères de La Bruyère (3). Parfois, au contraire, Alexis se découvre si influencé par La Bruyère qu’il déplore une forme de mimétisme qui transparaît dans son écriture : Tout ceci un peu maniéré, je pense, de l’imitation de La Bruyère. Le lire sans avertir pour voir l’effet, note-t-il dans le chapitre consacré à la simplicité des rapports interpersonnels des Américains. Mais sa palette est large et ses portraits-caractères, celui du Virginien, de la jeune fille et de la femme américaines par exemple, voisinent avec celui de cet homme, qui n’est ni Giton, ni Théodecte, mais un caractère nouveau : le citoyen américain qui affiche sa superbe pour vanter les mérites du pays et de ses habitants.

Tocqueville brosse également de grands portraits en pied ; le temps n’est plus désormais celui du Roi Soleil, mais celui de Louis-Philippe, puis de Louis-Napoléon Bonaparte ; les tableaux de Rigaud ont cédé la place aux dessins de Daumier et aux portraits de la bourgeoisie dominante tel celui de Monsieur Bertin, solidement campé sur son séant et peint par Ingres.
Bref l’écriture de Tocqueville est bien celle du moraliste au sens habituel que les études littéraires donnent à cette expression (pensons aux travaux de Jean Laffond, par exemple) ; mais Tocqueville est également un écrivain de son siècle, lecteur de Chateaubriand dont il est proche, et aussi un auteur des temps démocratiques. Une fois encore il apparaît comme un auteur dont l’écriture et le style constituent une transition, comme si lui seul pouvait sceller l’union des valeurs de la France de l’Ancien Régime et celles de la nation démocratique :
Un écrivain à part au milieu de ses contemporains : plus voisin que la plupart d’entre eux de l’art du Grand siècle, supérieur en certains points où il excelle, [mais il serait] aisé de lui trouver, par quelques côtés, des maîtres parmi ces gens de lettres aux beautés faciles et un peu vulgaires, qui sont si loin, du reste, de marcher en tête du monde littéraire de notre temps. Sa réputation descendra de l’élite à la foule, comme tout ce qui est vraiment bon. (4)

 


 

Éric Keslassy :
Quels sont les grands moralistes qui ont inspiré Tocqueville ?
Jean-Louis Benoît :
En fonction de ce que nous venons de dire il convient de distinguer les moralistes – au sens littéraire du terme – dont Tocqueville s’est inspiré ; il faut ajouter aux noms précédemment cités ceux de Bossuet et de Pascal par exemple, et les penseurs moraux proprement dits ou les créateurs de systèmes moraux. Sur ce point, la correspondance échangée avec Gobineau est particulièrement riche d’enseignements. Tocqueville incroyant malgré lui et agnostique au sens étymologique du terme, considère que les message du Christ – le christianisme originel – ont opéré un renversement absolu des valeurs :
Je ne suis pas croyant (ce que je suis loin de dire pour me vanter) mais tout incroyant que je sois, je n’ai jamais pu me défendre d’une émotion profonde en lisant l’Évangile.[…] Le christianisme ne créa pas précisément des devoirs nouveaux ou en d’autres termes des vertus entièrement nouvelles ; mais il changea la position relative qu’occupaient entre elles les vertus. Les vertus rudes et à moitié sauvages étaient en tête de la liste, il les plaça à la fin. Les vertus douces, telles que l’humanité, la pitié, l’indulgence, l’oubli même des injures, étaient des dernières ; il les plaça avant toutes les autres.
Pour Tocqueville, le christianisme marque une rupture fondamentale avec les morales antiques, non qu’il amène de nouvelles valeurs, mais parce qu’il opère un renversement des valeurs de la morale païenne. Les morales antérieures privilégiaient les vertus guerrières qui renvoient à la lutte pour la survie et au combat initial pour l’existence ; la morale chrétienne met en avant les vertus humanitaires et sociales. Mais l’inscription dans l’Histoire et la sécularisation ont amené un affaiblissement du message originel, voire un nouveau renversement (5) avec l’acceptation de la renaissance de l’esclavage après la découverte de l’Amérique. Tocqueville juge quant à lui que les Lumières ont opéré une reprise laïcisée des valeurs universelles du christianisme originel. En ce sens donc il est plus proche des valeurs globales des Lumières que de tel ou tel auteur particulier, à deux exceptions près qui n’appartiennent pas au XVIIIe siècle : Platon pour l’Antiquité et Pascal dont il est si proche.

Platon lui semble remarquable moins par sa philosophie (mais Tocqueville en convient : il n’a pas la tête philosophique et encore moins métaphysique ; il n’est pas question pour lui de disserter sur l’ontologie du Parménide) que par le fait de mettre au premier plan de son système l’exigence morale (il n’a vraisemblablement lu que Les Lois et La République) ; quant à Pascal, il a mis en évidence la nouveauté et la singularité du christianisme et Tocqueville, pascalien sans la foi, considère que le message christique demeure une absolue nouveauté, une nouveauté indépassable mais adaptable sous une forme moderne dans la lignée des valeurs universalistes reprises et mises en évidence par les Lumières.

 

Éric Keslassy :
Quels sont les axes majeurs de la pensée morale de Tocqueville ?
Jean-Louis Benoît :
En fonction de ce qui vient d’être dit, on voit clairement que cette pensée morale met au premier plan les valeurs humanistes et universelles qui supposent la garantie de la liberté et de la dignité des individus. C’est au nom de ces valeurs transcendantales, même si la nature de cette transcendance ne peut évidemment pas être définie, qu’il rejette l’autorité absolue du Souverain et de la volonté générale chères à Rousseau :
Quiconque refusera d’obéir à la volontégénéraleyseracontraintpartoutlecorps ;<FONTFACE=VERDANA<FONTFACE=VERDANA><FONT<FONTFACE=VERDANA><FONT<FONTFACE=VERDANA>ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre.
C’est là la formule de tous les « despotismes démocratiques » passés – la Terreur robespierrienne – et à venir dont toutes les dérives tératologiques du XXe siècle se sont parées à un moment ou à l’autre en endossant un vêtement ou un travestissement démocratiques. Comme Benjamin Constant avant lui et Hannah Arendt après lui, Tocqueville revendique son droit de s’opposer à toute forme tyrannique ou despotique qui remet en cause la liberté, fût-ce en bénéficiant d’un consensus, car il est assuré que l’homo democraticus risque de brader sa liberté (et celle d’autrui) comme un fardeau trop lourd à porter : 
Quand donc je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point le droit à la majorité de me commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain. […]

Il y a des gens qui n’ont pas craint de dire qu’un peuple, dans les objets qui n’intéressaient que lui-même, ne pouvait sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu’ainsi en ne devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente. Mais c’est là un langage d’esclave.
La pensée morale de Tocqueville a donc orienté ses combats pour la défense des valeurs de l’individu, contre l’esclavage, contre le génocide des Indiens et sa condamnation absolue de toute forme de racisme.

Dès leur retour des États-Unis, Beaumont et Tocqueville rejoignent la Société pour l’abolition de l’esclavage. Beaumont écrit son roman Marie ou de l’esclavage aux États-Unis qui fut le premier texte publié dans ce pays dénonçant l’esclavage pratiqué dans la démocratie américaine. Tocqueville lutte sans relâche à la Chambre et dans les journaux, de 1839 à 1846, réclamant l’abolition immédiate dans les Antilles françaises pour arracher 250.000 de nos semblables à l’esclavage dans lequel nous les tenons contre tous droits (6). Il ne fallut pas moins de la révolution de 1848 pour que Schoelcher pût réussir là où Tocqueville avait échoué. L’un comme l’autre durent prévoir une compensation financière pour les colons, mais on en fait injustement le reproche au seul Tocqueville ; mauvais procès car une telle mesure était nécessaire pour obtenir un vote favorable, et d’autre part à quoi aurait pu servir d’abolir l’esclavage si la ruine économique avait dévasté le pays ; l’exemple de Haïti, première République ayant conquis de haute lutte sa liberté avant de sombrer dans la misère, devrait inciter à faire preuve d’un peu d’intelligence politique.

Tocqueville dénonce en outre, face à l’Histoire, le génocide des Amérindiens et condamne avec une vigueur absolue le racialisme-racisme de Gobineau, son ancien directeur de cabinet lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères. Pour Tocqueville, qui a lu attentivement les travaux de Flourens (suppléant de Cuvier au collège de France, qui venait d’éditer, en 1840, les œuvres de Buffon), il n’existe qu’une humanité, qu’une seule espèce humaine, soumise à des variations historiques, climatiques, culturelles :
L’homme suivant Buffon et Flourens, est donc d’une seule espèce et les variétés humaines sont produites par trois causes secondaires et extérieures : le climat, la nourriture et la manière de vivre. (7)
Les variables qui confèrent leurs caractéristiques aux différents peuples, ou à ce qu’il est convenu d’appeler – à tort – les différentes races, sont des variables secondaires qui ne distinguent absolument pas des formes de supériorité ou d’infériorité, encore moins des différences irréductibles. Tocqueville ne cessera à aucun moment de dénoncer la doctrine pseudo-scientifique de Gobineau, ses considérations obsessionnelles sur la pureté du sang et sur la décadence qui relèvent de la « philosophie de directeur de haras ! »

N’oublions pas non plus que pour lui il est absolument nécessaire, pour que l’individu puisse être libre et responsable, qu’il ne soit pas réduit à la misère et au paupérisme du prolétariat qui naissait en même temps que la révolution industrielle. Il jugeait donc essentiel que les individus fussent propriétaires d’une façon ou d’une autre d’une fraction au moins de leur outil de travail. Ainsi condamne-t-il les enclosures qui ont détruit moralement le prolétariat rural de l’Angleterre alors que le petit paysan français travaillait pour devenir propriétaire du moindre lopin qu’il pouvait acheter :
J’ajoute que pour donner aux hommes le sentiment de l’ordre, l’activité et l’économie, je n’en connais pas de plus puissant que de leur faciliter les abords de la propriété foncière.
Je citerai encore ici l’exemple des Anglais. Les paysans en Angleterre sont peut-être à tout prendre plus éclairés et ils ne se montrent pas moins industrieux que parmi nous. Pourquoi vivent-ils en général dans cette insouciance brutale du lendemain dont nous n’avons pas même l’idée ? D’où vient dans un peuple froid ce goût désordonné pour l’intempérance ? Il est facile de le dire : en Angleterre, les lois et les habitudes se sont combinées de manière à ce qu’aucune portion du sol ne tombât jamais dans la possession du pauvre. Son bien-être et même son existence ne dépendent donc jamais de lui-même, mais de la volonté des riches sur laquelle il ne peut rien et qui à leur gré lui refusent ou lui accordent le travail. N’ayant aucune influence directe et permanente sur son propre avenir, il cesse de s’en occuper et oublie volontiers qu’il existe.
(8)

—–

Éric Keslassy :
Après ce long travail mené sur la pensée de Tocqueville, on est tenté de vous demander en quoi elle est encore pertinente de nos jours ? A-t-il encore quelque chose à nous dire ?
Jean-Louis Benoît :
Curieusement la pensée de Tocqueville est plus que jamais d’actualité. Songeons, par exemple, à la dialectique qui s’instaure dans nos sociétés entre l’individualisme forcené et le fusionnel collectif. De même, le XXe siècle n’a-t-il pas vu s’instaurer des régimes despotiques bénéficiant d’une forme de consensus ? Nos sociétés démocratiques ne sont-elles pas à la fois agitées et conservatrices comme le montre le jeu politique et économique d’une société à plusieurs vitesses qui refuse la réforme et veut maintenir les avantages acquis ? mais il est vrai que pour être fondé à demander la réforme, le politique devrait avoir une autorité essentielle en République et reposant sur la vertu, disait Montesquieu ; nous sommes malheureusement loin du compte !
Tocqueville a également montré magistralement que les démocraties auraient particulièrement à redouter leurs forces armées ; la vie politique française a été empoisonnée depuis les menées factieuses de Bugeaud en 1846 jusqu’au putsch de 1961 par le jeu de l’institution militaire. Mais il est vrai que le pouvoir civil a été dans l’ensemble aussi (parfois plus, parfois moins) responsable que l’institution militaire ; mais si l’on songe à ce fait on comprend mieux notre histoire nationale et singulièrement la période qui va de la répression dans le Constantinois qui commence le 8 mai 1945 faisant des milliers de morts et s’achève avec les accords d’Evian en 1962. On comprend mieux également comment et pourquoi, aux États-Unis, le pouvoir est désormais passé, comme le redoutait Eisenhower dans son discours d’adieu en 1961, entre les mains du complexe militaro (et pétroléo)-industriel. Mais il y aurait encore beaucoup à dire, par exemple en matière économique.

Éric Keslassy :
Contrairement à de nombreux commentateurs de l’œuvre de Tocqueville, vous avez introduit sa pensée économique. Comment Tocqueville s’est-il formé en économie politique ? Quelles sont ses grandes positions en la matière ? Pourquoi les avoir utilisées ?
Jean-Louis Benoît :
Je citais précédemment la position de Tocqueville face à celle de son ami Nassau Senior ; il est impossible, si l’on veut tenter de comprendre quoi que ce soit de la pensée de Tocqueville, de faire une impasse sur sa pensée économique. Non que Tocqueville soit à mon sens un économiste, mais lecteur attentif de Jean-Baptiste Say, Villeneuve Bargemeont, Bastiat, mais également des socialistes utopistes, il considère que la dimension économique des problèmes sociaux et sociétaux est incontournable. Allons plus loin, le premier élément que souligne Tocqueville dans le surgissement du fait démocratique est d’ordre économique ; il s’agit de l’égalisation des conditions. Il faut relire le texte majeur que constitue l’introduction de la première Démocratie qui commence par mettre en évidence comment l’écart absolu existant entre le seigneur et le manant s’est comblé et comment cette égalisation – ou cette mobilité sociale – cassant le système de caste existant, a engendré le processus démocratique et comment elle en constitue l’essence même :
Lorsqu’on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n’aient tourné au profit de l’égalité.
Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent leurs terres ; l’institution des communes introduit la liberté démocratique au sein de la monarchie féodale ; la découverte des armes à feu égalise le vilain et le noble sur le champ de bataille ; l’imprimerie offre d’égales ressources à leur intelligence ; la poste vient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte des palais ; le protestantisme soutient que tous les hommes sont également en état de trouver le chemin du ciel. L’Amérique, qui se découvre, présente à la fortune mille routes nouvelles, et livre à l’obscur aventurier les richesses et le pouvoir.
Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France de cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces périodes, vous ne manquerez point d’apercevoir qu’une double révolution s’est opérée dans l’état de la société. Le noble aura baissé dans l’échelle sociale, le roturier s’y sera élevé ; l’un descend, l’autre monte. Chaque demi-siècle les rapproche, et bientôt ils vont se toucher
.[…]
Le développement graduel de l’égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement.

Tocqueville pense donc les problèmes en termes économiques, il distingue notamment le coût immédiat des lois et réformes de leur coût réel incluant le coût social. Vous qui avez réfléchi sur la discrimination positive devez être attentif, à mon sens, à ce phénomène, car nous payons aujourd’hui et nous allons continuer de payer très cher la facture des Trente Glorieuses pendant lesquelles le pouvoir et les managers sont toujours allés directement vers le profit matériel immédiat sans songer à l’avenir, par exemple en matière d’intégration ou d’aménagement du territoire.
Tocqueville, lui, n’envisage jamais une réforme – celle du système carcéral par exemple – qui ne soit soutenue par une philosophie véritable, une définition des objectifs et des moyens ; mais, ironie de l’Histoire, la réforme qu’il finit par faire voter après cinq ans de luttes acharnées n’est jamais appliquée et aujourd’hui le discrédit de l’institution judiciaire et carcérale souligne l’incapacité absolue du politique dans notre pays à penser, et même à envisager seulement de vouloir penser, une justice égale pour tous, applicable et appliquée. Notre système est indigne d’un pays démocratique.

Mais Tocqueville pense également en termes d’aménagement du territoire, d’équilibre des régions, il souligne comment le seul libéralisme lié à la révolution et aux mutations industrielles est créateur de grandes richesses et d’une très grande pauvreté structurelle, celle du paupérisme, fléau d’un système dans lequel l’aristocratie manufacturière […] après avoir appauvri et abruti les hommes dont elle se sert, les livre en temps de crise à la charité publique pour les nourrir.
Tocqueville, vous le savez comme moi, est certes partisan de la liberté du commerce, mais en même temps, il considère que le politique doit intervenir dans la régulation de l’équilibre économique ; il rejette absolument le postulat magique de la main invisible d’Adam Smith et par conséquent de ses épigones – même s’ils se réclament bien à tort de lui. Mais, dans le même temps, il dénonce vigoureusement le socialisme (9), bien moins les hommes que les principes qui tendent à faire de l’État un entrepreneur car il a compris d’emblée que la propriété individuelle disparaissant entraînerait dans sa chute la liberté et la responsabilité. Mais je crois cependant qu’aujourd’hui l’accumulation capitalistique des moyens de production dans les mains de quelques grands groupes est également aux antipodes de la liberté, y compris économique, et de la responsabilité ; Tocqueville penserait, je crois, de même.
Bref vous voyez que la réflexion sur la pensée de Tocqueville a encore de quoi exercer l’acuité de notre réflexion morale !

NOTES 
1
D.A., 1, p. 256 (deuxième partie, fin du chapitre VI).
2 – 27 volumes avaient déjà été publiés depuis le début de l’entreprise qui, commencée en 1951 devrait s’achever, espérons-le pour le bicentenaire, en 2005 ; il ne reste qu’un tome à publier (le XVII) mais il semble que celui-ci puisse représenter 2 ou 3 volumes.
3 – Édition Vrin, II, p. 183, note c.
4 – O.C., XIII, 2, p. 361
5 – Je renvoie ici le lecteur au remarquable passage du Grand Inquisiteur dans Les frères Karamazov de Dostoïevsky.
6 – O.C., III, 1, p.110-111.
7 – O.C., IX, p. 197, lettre du 15 mai 1852. Les soulignements sont de Tocqueville ; cette lettre donne d’emblée la position de Tocqueville avant la controverse sur l’Essai, qui ne débute qu’un an plus tard.
8 – O.C.,XVI, pp. 142-143.
9 – Le jugement de Tocqueville porte évidemment sur le socialisme qui émerge dans la nébuleuse idéologique de 1848 qui est bien éloigné, à mon sens, des conceptions et des pratiques de la sociale-démocratie des pays nordiques, par exemple.

Eric Keslassy

Jean-Louis Benoît, Tocqueville moraliste, Honoré Champion, 2004, 670 p. – 100,00 €.

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