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Fédor Dostoïevski, Une sale histoire

Dix-neuvième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le dix-neuvième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

Une sale histoire (Skverny anekdot en russe) est le dix-neuvième des récits de Fédor Dostoïevski datant de 1862. Il se situe juste après Les Carnets de la maison morte (1860-62) et augure de Crime et Châtiment (1866). C’est un court roman de quatre-vingt dix-huit pages à la couverture illustrée d’un détail du Symposium (1894) de l’artiste finlandais Akseli Gallen-Kallela (1865-1931).

Le personnage principal de ce récit est le général Ivan Illitch Pralinski par ailleurs conseiller d’État. Ivan Illitch y fait étalage des valeureux principes qu’il faut promouvoir dans la Russie actuelle pour être à la pointe du progrès social. Ses actes, dans cette histoire, iront à l’inverse de ce qu’il prône. Il humiliera toute une famille. S’humiliera lui-même et, sûrement, n’en tirera nulle morale.

Cela commence par une soirée lumineuse d’hiver dans l’une des splendides maisons à un étage du Quartier de Pétersbourg tenue par le conseiller secret Stépane Nikiforovitch Nikiforov. Celui-ci, donc, a invité deux amis, conseillers d’État, Sémione Ivanovitch Chipoulenko et Ivani Illitch Pralinski, lesquels vont discuter âprement de politique et de réformes en buvant du champagne. La soirée se finit tôt. À onze heures. Lorsque les deux conseillers d’État actuels quittent leur hôte, Mikhéï, le cocher d’Ivan Illitch manque à l’appel. Il est parti un temps à une petite fête et ne s’attendait pas à ce que son maître revienne de si bonne heure.

Pestant, maugréant, Ivan Illitch décide de rentrer à pied tout en pensant au sermon qu’il va faire à son cocher. Une pauvre masure éclairée d’où s’échappent des bruits festifs attire son attention. Il s’avère qu’on célèbre le mariage du fonctionnaire Pseldonimov, un subordonné d’Ivan Illitch.

Mû par une profonde envie de faire preuve d’humanisme et de montrer à quel point il est proche des pauvres gens mais aussi par la faute du champagne qu’il n’a pas l’habitude de boire en de si fortes quantités, Ivan Illitch entre dans la demeure. Aussitôt, le silence se fait. Les festifs ne s’attendaient pas à voir un tel hôte s’inviter à leurs réjouissances.

À peine le premier pied posé sur le seuil, Ivan Illitch comprend son erreur. Il ne saura pas s’en sortir. La famille de Pseldonimov est très pauvre. Pour faire honneur au conseiller d’État, elle commence par faire chercher du champagne qui alimentera son ivresse et sa maladresse. Ivan Illitch, multipliant les discours sur le genre humain, finira par s’écrouler après avoir bu pour la première fois de la vodka. Il dormira sur le seul lit présentable de la masure : celui des jeunes mariés. Sera lavé avec leur savon et séché avec leurs serviettes.

La honte sera totale. Ivan Illitch se fera porter pâle, n’osant pas, de huit jours, se rendre à son travail et affronter le regard de ses subordonnés qui doivent être au courant de cette sale histoire. Le fonctionnaire Pseldonimov choisira d’être muté dans un autre service, celui de l’autre conseiller d’État, Sémione Ivanovitch Chipoulenko, avec une augmentation légère de sa rémunération qui ressemble fort à un appel au silence.

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, Une sale histoire (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol 508), 2001, 98 p. – 6,00 €.

 
     
 

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Fédor Dostoïevski, Les Carnets de la maison morte

Dix-huitième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le dix-huitième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

Les Carnets de la maison morte (Zapiski iz miortvova doma en russe) est le dix-huitième des récits de Fédor Dostoïevski écrit entre 1860 et 1862. C’est l’ouvrage charnière de l’auteur. Il y a un avant et un après Les Carnets de la maison morte. C’est un journal de cinq cent quarante-quatre pages à la couverture illustrée d’un détail des Paysans (1914) de l’artiste russe Zinaïda Serebriakova (1884-1967).

La première traduction française, parue en 1950 aux éditions Gallimard, s’intitulait Souvenirs de la maison des morts. En 1977, elle est rééditée accompagnée cette fois d’une longue préface de Claude Roy qui présentait ces morts que les vivants s’empressent de créer. Dans sa nouvelle traduction, André Markowitcz change le titre. On passe des souvenirs à des carnets mais surtout d’une « maison des morts » à une « maison morte ». La différence est subtile et la portée plus universelle. L’histoire du contenant et du contenu.

Les Carnets de la maison morte relatent l’intégralité de l’emprisonnement de Dostoïevski dans un bagne de Sibérie suite à son complot au sein du groupe Petrachevski. Depuis son arrivée avec des chaînes non réglementaires et un uniforme pas aux normes jusqu’à son départ, après dix longues années qui sont, paradoxalement, passées relativement vite.

L’horreur et l’injustice sont décrites avec précision. Les difficultés d’un aristocrate russe à se faire des amis, aussi. Beaucoup de faits divers. De la tentative pour apprivoiser un aigle, juste pour rompre la monotonie, à l’effort pour s’attacher un chien dans le but de récupérer sa peau. De l’absorption de jus de tabac pour devenir phtisique et aller à l’hôpital aux punitions à la canne dont très peu se remettent.

Il y a aussi de grandes épopées. Une évasion préparée avec les plus grands soins et qui échoue avec des évadés qui passent du statut de héros à celui de moins que rien parce qu’ils n’ont pas pu réaliser le rêve de beaucoup de ces « morts » en sursis. Un major qui n’en mène pas large mais qui abuse de son autorité tout en ne sachant pas comment agir avec des aristocrates aujourd’hui bannis mais demain de retour conquérants.

Les grands thèmes dostoïevskiens sont bien sûr présents. Comment ne pas parler de Foi dans un endroit où le seul livre autorisé est la Bible ? Et puis on retrouve des thèmes plus nationalistes propres à l’auteur. L’aristocrate polonais, de par ses tourments, est mieux accepté que le Russe. Dostoïevski, malgré tous ses efforts d’intégration, comprend qu’il en ira autrement en ce qui le concerne.

D’abord spectateur, Dostoïevski, peu à peu, devient acteur. Son internement aura plusieurs moments-clés dont les plus importants sont, sans conteste possible, ses nombreuses visites à l’hôpital. Tout y est décrit avec une simplicité peu ragoûtante. La robe de chambre crasseuse qu’on enfile est d’une chaleur douteuse. Les paillasses sur lesquelles on s’écroule pullulent de punaises. Les malades écrasent entre leurs doigts avec jouissance les puces qu’ils se refilent de patient à patient. L’hôpital est aussi le lieu de l’enfermement dans l’enfermement. Limité à deux pièces où les fous passent de l’une à l’autre – des fous dont la folie risque de se transmettre aux sains d’esprit. Mais c’est aussi l’endroit où la camaraderie est poussée à l’extrême. Il faut voir la compassion des détenus envers leurs congénères de passage entre deux salves de canne. L’occasion pour l’auteur de s’étendre sur ses théories punitives.

Bref, la maison morte est l’endroit inhumain par excellence où l’on cherche un brin d’humanité pour rester sain. Pour éviter l’aliénation. Dès l’arrivée, on s’empresse de tenir un décompte des jours qu’il reste à passer là tout en réorganisant un semblant de vie avec ses abus. Toutes les occasions sont bonnes pour voler son prochain et s’enrichir sans honte alors même que le détenu respecte son prochain et fera tout pour l’aider. C’est en cela que tous ces morts restent vivants.

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, Les Carnets de la maison morte (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol 365), 1999, 544 p. – 10,00 €.

 
     
 

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Fédor Dostoïevski, Humiliés et offensés

Dix-septième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le dix-septième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

H
umiliés et offensés
(Ounijennyé i oskorblionnyé en russe) est le dix-septième des récits de Fédor Dostoïevski, écrit en 1861 et sous-titré Roman en quatre parties avec épilogue. C’est un roman de cinq cent quarante-deux pages, à la couverture illustrée par le Portrait de Sergueï Sobolevski (1832, exposée au Musée russe de Saint-Pétersbourg), une peinture de l’artiste russe Karl Brullov (1799-1852).

L’histoire se répète sans cesse mais les humiliés, les offensés, ne paieront pas toujours les pots cassés. Ils en tirent des conclusions en même temps qu’une rancœur tenace. À sa manière, Humiliés et offensés annonce la révolution russe de 1917. Hautement prophétique, le roman peut se résumer ainsi : il raconte comment de riches jeunes filles sont séduites par des nobles pour récupérer leur fortune tout en se divertissant. Une fois cette fortune récupérée, les jeunes filles déshonorées et leur progéniture sont lâchement abandonnées dans la misère la plus totale. À partir de là, chaque génération en apprend un peu plus sur l’estime que la noblesse russe porte à ses sujets. La tension monte et, irrémédiablement, un jour il y aura explosion.

On assiste à une mise en abyme de cette situation à trois niveaux. Il y a tout d’abord, en filigrane, l’histoire d’une femme, morte dans le dénuement et reniée par son père. Sa fille, Nelly, est récupérée par Vania, notre héros, écrivain de son état et copie pure et dure de Dostoïevski. Nelly a tout connu. Fastes et déchéance. La pauvre petite est, de plus, épileptique et fière. Elle représente le troisième stade. Entre ces deux-là, il y a Natacha. Belle, divine, radieuse, honnête. Elle tombe sous le charme d’un être faible et influençable. Pour lui, elle sacrifie tout. Alors qu’il l’aime, il la sacrifiera. Au milieu de tout ça, le Prince. Être vénal et machiavélique. À lui seul, il stigmatise le mal d’une noblesse en totale rupture avec, non seulement les couches les plus basses de la population mais aussi la nouvelle puissance économique de l’État, cette bourgeoisie qu’elle méprise et qu’elle rêve de spolier pour mieux asseoir sa fortune.

Le Prince méprise tout. Il n’a peur de rien et surtout pas d’une justice qu’il sait parfaitement injuste. Il n’hésite pas à multiplier les bassesses pour arriver à ses fins. Il a séduit une femme et lui a tout pris. Il ne reconnaît pas son enfant qui est tout sauf un bâtard. Il fait tout pour que le seul enfant qu’il reconnaît suive la même destinée et, surtout, serve ses fins à lui. Bien entendu, il y arrivera.

Premier gros roman destructeur de Dostoïevski, Humiliés et offensés est un aboutissement. La vaste fresque de personnages qui le compose avec, pêle-mêle, Masloboïev, l’espion alcoolique, Nikolaï Serguéïtch, le bourgeois détroussé et sa fille Natacha, Boubnova, la taulière sans scrupules, Katérina Fiodorovna, une adolescente qui ne comprend pas tout aux affres de l’amour mais qui est d’une franche pureté ou encore Aliocha, le freluquet, est un modèle du genre. Dostoïevski assemble les pièces d’un puzzle qu’il refera sans cesse. Il explore la bestialité qui est en chacun de nous en regardant comment certains la combattent pendant que d’autres s’en accommodent voire la nourrissent.

Humiliés et offensés n’est pas un conte de fée. Pendant tout le roman, Natacha trouve en notre narrateur à la fois une oreille et un bras. Lui qui n’a jamais cessé de l’aimer fait tout ce qui est en son pouvoir pour favoriser une union entre elle et Aliocha que pourtant il n’estime pas car trop immature et inconstant. Le roman se termine par cette sentence de Natacha, emplie de défaitisme et de désillusion : Nous aurions pu être heureux pour toujours ensemble !
Outre l’amertume du propos, qui exclut toute idée de reconstruction, on note la cruauté d’une telle remarque. Associée à la mort de Nelly qui n’a pas pardonné à son père et qui a voulu poursuivre la malédiction maternelle, cela donne un ensemble noir, très noir, qui permet à Dostoïevski de donner une nouvelle dimension à sa carrière littéraire. Crime et châtiment n’est plus très loin.

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, Humiliés et offensés (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 441), 2000, 542 p. – 10,00 €.

 
     
 

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Fédor Dostoïevski, Le Rêve de l’oncle

Quinzième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le quinzième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

Le Rêve de l’oncle (Diadouchkin son en russe) est le quinzième des récits de Fédor Dostoïevski, écrit entre 1855 et 1859 et sous-titré « Extrait des mémoires mordassoviennes ». C’est un roman de deux cent trente-neuf pages, à la couverture illustrée d’un détail de La Salle à manger de la princesse Mathilde (1854, exposée au Musée du Second Empire, Palais de Compiègne), une peinture de l’artiste français Charles Giraud (1819-1892).

Comme tous les romans de Dostoïevski, celui-ci est particulier. C’est le premier livre qu’il écrivit à la sortie du bagne, en 1855, alors qu’il traînait encore ses guêtres en Sibérie. D’abord destiné à être une pièce de théâtre, le roman garde une rythmique effrénée et de perpétuels rebondissements dans les dialogues qui, d’ailleurs, sont majoritaires (sauf dans le dernier chapitre, écrit bien plus tard et qui relate les trois années suivant les événements dans le petit bourg de Mordassov).

Mordassov, donc, est le lieu principal de l’action. Ces Mémoires seront tenues par le héros principal, Mozgliakov. Ce dernier pense pouvoir épouser la fille de Maria Alexandrovna, la belle et ravissante Zina, qui n’est toujours pas mariée à l’orée de ses vingt-trois ans. Maria Alexandrovan est un véritable dragon régnant sur sa famille – mari et fille – d’une poigne inflexible mais aussi sur le qu’en dira-t-on de ce petit bourg de province, pâle copie de Pétersbourg.

Ici, les ragots des uns vont plus vite que ceux des autres et réciproquement. Zina aurait été amoureuse d’un poète en herbe qui se meurt de phtisie ; le Prince K., être débile et tête en l’air, à qui sa famille cherche à confisquer l’héritage, aurait été saoulé afin qu’il demande en mariage Zina sur les instances de sa mère ; une certaine dame volerait le sucre d’une autre au moment du thé ; enfin, certaines dames de la haute de Mordassov n’hésiteraient pas à écouter aux portes et inciteraient de jeunes gens à faire de même et à apprendre, ainsi, des choses qu’ils ne devraient pas connaître.

Le Prince K. est au cœur de l’affaire. Amené à la maison de Maria Alexandrovna par un Mozgliakov qui souhaite ainsi se faire bien voir de la famille, il va se retrouver, au sein d’une trame montée de toute pièce par cette même Maria Alexandrovna, aux pieds de la splendide Zina pour lui demander sa main, et ce, malgré son grand âge. Maria Alexandrovna est aux anges. Ses rêves d’élévation sociale se concrétisent. Malheureusement, à vouloir jouer les manipulatrices ou les marionnettistes, elle va être complètement dépassée par les événements, en butte à la perfidie vengeresse des notables de la ville et de Mozgliakov qui ne peut se voir rejeté alors même c’est lui qui a, spontanément, présenté le Prince K., son « oncle », à Maria Alexandrovna.

Ce texte puise ses ressources dans le comique de scène de Molière. Au début, les quiproquos s’entremêlent au gré des machinations de Maria Alexandrovna. Et si, au ton employé tout au long du roman, on voit fort bien où veut en venir Dostoïevski (avortement du grand projet de mariage de Maria Alexandrovna sous les rires et les quolibets de l’assistance), les méthodes nous surprennent. Mozgliakov, le soupirant stupide et écervelé, se transforme peu à peu en instrument vengeur de la justice alors que notre prince devient de moins en moins fringuant.

Le final est un véritable drame. Zina, qui a déjà conscience d’avoir perdu son âme, de triste devient apathique à la suite de la longue agonie de son amant. Le Prince K. meurt de façon foudroyante. Mozgliakov devient fonctionnaire de Pétersbourg et se porte volontaire pour des missions aux frontières de la Russie comme d’autres se seraient enrôlés dans la Légion. Mais le hasard n’existe pas. Ou alors il est personnellement impliqué dans cette histoire. Notre jeune héros qui a fui Mordassov à cause d’une peine de cœur retrouvera cette même Zina, mariée et pas du tout épanouie, aux confins de la Russie. Elle ne le reconnaîtra pas…

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, Le Rêve de l’oncle (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 400), 1999, 239 p. – 7,00 €.

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Fédor Dostoïevski, Nétotchka Nezvanova

Treizième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le treizième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

Nétotchka Nezvanova (Nétotchka Nezvanova en russe) est le treizième des récits de Fédor Dostoïevski écrit entre 1847 et 1849. C’est un roman de deux cent quatre-vingt-onze pages, à la couverture illustrée d’un détail des Femmes de sport (1883-1885), une peinture de l’artiste anglais James Tissot (1836-1902).

Lhistoire de ce roman est atypique et marque un tournant dans l’œuvre de Dostoïevski. Entamé en 1847, Nétotchka Nezvanova se voulait la première grande fresque romanesque de l’auteur. Les événements en ont décidé autrement. En 1849, Dostoïevski est arrêté pour complot politique. Ce roman est, par conséquent, un temps interrompu, puis repris en 1860. Onze années se sont écoulées. L’auteur n’arrive pas à se remotiver sur un sujet qui lui paraît alors fort éloigné de ses nouvelles préoccupations. Il l’abandonne définitivement en 1866 lorsque son héroïne atteint l’âge adulte.

Nétotchka Nezvanova n’a pas connu son père. Sa mère se remarie alors avec Efimov, un violoniste facile mais talentueux, alcoolique, dont elle est amoureuse. Efimov, profondément cynique, se moque éperdument de son épouse. Il se rapproche peu à peu de Nétotchka Nezvanova. Celle-ci lui voue un culte sans fin et veut fuir avec celui au charme de qui elle a succombé. Efimov finit par mourir coupable de sa folie après le décès de son épouse. La petite Nétotchka, dans son malheur, est recueillie par le Prince B., bienfaiteur de son beau-père. Elle va vivre alors une relation passionnée avec Katia, sa fille, jusqu’à ce qu’elles se trouvent séparées.

Cest un nouvel exil pour Nétotchka. La jeune orpheline est hébergée par Alexandra Mikhaïlovna. Elle va apprendre à connaître peu à peu les tréfonds de son âme et de celle de sa maîtresse. Elle va revivre un drame passionnel qui s’est joué des années auparavant et qui n’en finit pas de remonter à la surface. Son entrée dans l’âge adulte, au gré d’expéditions cachées dans la bibliothèque familiale et d’explorations de l’œuvre de Walter Scott, s’annonce périlleuse. Nétotchka se rebelle contre son hôte Piotr Alexandrovitch alors qu’Alexandra Mikhaïlovna, sûre de l’amour que porte sa jeune protégée à son mari, se meurt de jalousie.

Le récit (inachevé) finit brutalement. On ne peut qu’être déçu. C’est ainsi. Dostoïevski, dans ce roman, atteint son apogée dans la dramatisation des sentiments en univers clos. La troisième partie du roman, chez Alexandra Mikhaïlovna, est un modèle du genre. La complexité des liens qui se font et se défont rend la lecture insupportable.

Reste à souligner le côté provocateur de Dostoïevski. Dans les trois parties que comporte Nétotchka Nezvanova, en effet, on a une relation incestueuse à tendance pédophile entre Nétotchka et son beau-père (même si l’on reste dans le suggéré et le non-accompli), une relation entre les deux adolescentes qui se couvrent de baisers lors de leurs rencontres nocturnes dans le lit de l’une (mais dont le caractère homosexuel est simplement évoqué) et enfin une relation adultérine à quadruple racine entre Nétotchka, Alexandra, Piotr et un soupirant inconnu du lecteur (autant de relations réelles ou irréelles mais qui n’en sont pas moins évoquées).

Ces thèmes avaient tout pour susciter l’ire d’une nation qui, à cette époque, vivait entre non-dits et tabous. Il est dommage que Dostoïevski ne soit pas allé au bout de son sujet. Qu’aurait fait une Nétotchka adulte ? Cela restera un éternel mystère…

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, Nétotchka Nezvanova (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 407), 2000, 291 p. – 8,00 €.

 
     

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Fédor Dostoïevski, Le Petit héros

Quatorzième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

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Le Petit héros (Malenkij géroï en russe) est le quatorzième des récits de Fédor Dostoïevski écrit en 1849, sous-titré « Extrait de mémoires inconnus ». C’est une longue nouvelle de soixante-neuf pages, éditée ici avec une couverture illustrée d’un détail du Printemps (1901), une peinture de l’artiste russe Victor Borissov-Moussatov (1870-1905).

Cette novella est atypique dans l’œuvre de Dostoïevski. Il l’écrit en 1849 alors qu’il est emprisonné et en attente de jugement. On pourrait penser, de prime abord, que ce récit va être noir. On est touché, au contraire, par le ton joyeux qu’il développe. On entend les oiseaux chanter, on sent les fleurs, on gambade allègrement dans la campagne russe en compagnie de notre jeune narrateur.

On découvre, à travers le regard candide d’un garçon de onze ans amoureux de Madame M., les relations entre des gens chez qui tout, ou presque, est factice. Pendant un week-end, il va la croiser et la recroiser sans fin. Témoin d’une passion dévorante qui s’empare d’elle et de N., il va ramasser une lettre qu’elle a laissé tomber dans un chemin de traverse. Évidemment, la belle Madame M. est bouleversée quand elle s’en rend compte. Cette lettre ne manquera pas de tomber en de mauvaises mains et de jeter l’opprobre sur elle. La tension monte d’autant que notre jeune narrateur ne sait comment la lui rendre. Il la cachera finalement dans un bouquet qu’il lui donnera et aura pour récompense un baiser qui lui laissera un souvenir impérissable.

Limiter ce récit à ces seuls trois personnages serait dommage. Il y a un autre protagoniste important. L’ennemie mortelle de notre petit héros. Celle-là même qui l’humilie en public et qui montre au grand jour sa passion pour Madame M. Celle-là même qui le pousse à chevaucher un véritable pur-sang indomptable et qui deviendra ainsi sa plus grande… amie et qui le couvrira de petits soins touchants et se révèlera d’une très grande tendresse malgré – ou à cause – d’un esprit joueur et juvénile.

Le Petit héros n’en reste pas moins une œuvre orpheline dans les écrits de Dostoïevski. Comme si à la veille d’une mort certaine il lui semblait important de dédramatiser sa situation. La gaieté et l’insouciance sont au rendez-vous. Le récit est rafraîchissant et laisse une impression différente des autres textes de l’écrivain. Au lieu d’être bouleversé, on se surprend à aimer ce petit côté frivole qu’on ne soupçonnait pas chez Dostoïevski.

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, Le Petit héros (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 429), 2000, 69 p. – 5,00 €.

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Fédor Dostoïevski, Les Nuits blanches

Douzième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le douzième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

L
es Nuits blanches
(Belye Notchi en russe) est le douzième des récits de Fédor Dostoïevski écrit en 1848 et sous-titré Roman sentimental (Extraits des souvenirs d’un rêveur). C’est un roman de quatre-vingt-six pages, à la couverture illustrée d’un détail de La Fille du boyard, une peinture de l’artiste russe Vassili Ivanovitch Sourikov (1848-1926). Ce texte s’agrémente, en guise de postface, d’une lecture (quinze pages) par l’écrivain espagnol Michel del Castillo. Enfin, Ivan Serguéïévitch Tourgueniev (1818-1883) [Ou bien n’est-il venu au monde / Que pour rester près de ton cœur / Le temps d’un souffle, une seconde…] est cité en exergue.

Les Nuits blanches représentent le rêve d’un jeune homme qui va durer l’espace de quatre nuits seulement – et autant de chapitres. Au hasard de ses pérégrinations nocturnes dans Pétersbourg, notre jeune et idéaliste héros va croiser le chemin de la délicieuse Nastenka. Nastenka vit avec sa grand-mère aveugle qui la maintient à ses côtés par une épingle qui lie leurs deux robes.

Nastenka pleure un amour qu’elle croit perdu. La seule personne masculine qu’elle a rencontrée. Un ancien locataire pour qui elle aurait quitté sa grand-mère s’il ne l’en avait dissuadée. Il lui a promis de revenir dans un an, quand ses affaires seront réglées et qu’il aura de quoi subvenir à leurs besoins. Un an est passé. Il est de retour à Pétersbourg et ne donne pas signe de vie.

D’entrée de jeu, Nastenka interdit à notre narrateur de tomber amoureux sous peine de la voir fuir. Il sera un ami, un confident. Notre jeune héros n’a jamais conversé avec une demoiselle. Il est romantique à l’extrême et part dans de grandes envolées lyriques. Bien sûr, il est amoureux fou de Nastenka. Pendant quatre nuits, il va l’aider à essayer de renouer le contact avec son fiancé. Il va jouer les intermédiaires.

La dernière nuit, le fiancé n’arrivant toujours pas, il n’en peut plus et déclare ouvertement sa flamme. Nastenka jure de n’aimer que lui. Ils restent enlacés dans la nuit . L’ancien fiancé arrive et Nastenka se précipite dans ses bras. Le cinquième chapitre se déroule de jour. Notre jeune narrateur reçoit une lettre d’excuses de Nastenka. Dur retour à la réalité après quatre nuits de doux rêve.

Avec Les Nuits blanches, le romantisme tendance Les Souffrances du jeune Werther de Goethe en prend pour son grade. Comme dans son premier roman, Les Pauvres gens, la femme est inconstante et surtout égoïste. La parole donnée n’importe pas autant que ses inclinations. Dostoïevski continue ainsi son combat contre les sentiments.
Michel del Castillo souligne le fait que Les Nuits blanches est un faux roman d’amour. Tout y est artificiel. D’après lui, c’est un roman charnière. Après ce pamphlet invraisemblablement vulgaire (cf. l’image écornée de Nastenka), Dostoïevski cesse d’être un auteur naïf (le roman se finit sur ce propos hautement ironique : Mon Dieu ! Une pleine minute de béatitude ! N’est-ce pas assez pour toute une vie d’homme ?…). Comment ne pas lui donner raison quand on sait que moins d’un an plus tard, notre auteur se retrouvera à jamais mortifié par sa condamnation à mort. Il sera gracié par le Tsar et seulement condamné à la Sibérie, la tête sur le billot…

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, Les Nuits blanches (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 43), 1992, 102 p. – 6,00 €.

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Fédor Dostoïevski, « Le Voleur honnête » in Premières miniatures

Dixième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pourune présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le dixième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

Le Voleur honnête (Tchésny vor en russe) est le dixième des récits de Fédor Dostoïevski. Écrit en mars 1848, il est extrait des Carnets d’un inconnu et a été publié dans la revue Les Carnets patriotiques. Cette nouvelle de vingt-neuf pages figure, dans l’anthologie Premières miniatures, aux côtés de trois autres textes courts : Un roman en neuf lettres (Roman v déviani pismakh, 1846), Polzounkov (Polzounkov, 1848) et Un sapin de Noël et un mariage (Iolka i svad’ba, 1848). La couverture de la présente édition est illustrée d’un détail de Jeune fille en fichu (vers 1830, peinture exposée au Russian museum de Saint-Pétersbourg) de l’artiste russe Alexeï Venetsianov (1780-1847).

Astafi Ivanovitch, tailleur de son état, devient locataire du cagibi de notre narrateur, selon le conseil d’Agraféna, sa cuisinière. Un jour qu’ils sont tous les trois réunis, ils ont la fâcheuse surprise de voir un sinistre inconnu leur dérober, sous leurs yeux, une redingote. S’ensuit une discussion montrant à quel point c’est rageant de voir de tristes sires s’accaparer le labeur d’honnêtes artisans.

La soirée s’avance et Astafi Ivanovitch, après avoir remarqué qu’il y a voleur et voleur, commence à raconter ce qui lui est arrivé deux années auparavant. À cette époque, Astafi Ivanovitch avait fait la connaissance dans une taverne d’un poivrot, Émélian Illitch, qu’il se décida à sortir de ce mauvais pas.
Très vite, Émélian Illitch, qui n’est pas au demeurant un mauvais bougre, se révèle être un parasite rongé par le vice et l’alcool. Il boit le moindre kopeck, et il est incapable de tenir une aiguille pour le plus simple des raccommodages. Astafi Ivanovitch a du mal à joindre les deux bouts mais il procure quand même un quignon de pain et de la soupe au malheureux.

La situation empire de jour en jour. Émélian Illitch boit et dort. Un jour, Astafi Ivanovitch doit partir. Il décide de n’en rien dire au poivrot. Or celui-ci retrouve sa trace et reprend ses habitudes. Puis, survient l’événement pour lequel Astafi Ivanovitch a entamé sa narration : un beau jour, il constate la disparition de culottes dont la confection devait lui procurer un peu d’argent. Le voleur ne peut être qu’Émélian Illitch mais celui-ci nie formellement alors que tout l’accuse.

Les journées se passent et Émélian Illitch, rongé par l’alcool et le remord, se meurt. La mort est source de confidence. Il avoue enfin son forfait au moment de rendre son dernier souffle sous le regard attendri et embué de notre malheureux tailleur qui lui pardonne. Émélian Illitch propose d’être enterré nu pour que son bienfaiteur puisse vendre sa parka et se rembourser, ainsi, du vol commis.

Cette nouvelle de Dostoïevski – fait nouveau mais qui deviendra récurrent – met en avant la corrélation remord / mort. Le remord d’une mauvaise action ronge l’être jusqu’à la mort. La crainte du châtiment suprême pousse aux confessions afin d’apaiser l’âme. C’est un thème cher au très religieux Dostoïevski (cf. La Logeuse) exposé, ici, entre gens honnêtes malgré leurs souffrances multiples et leurs difficultés à vivre.
Dans l’oeuvre de jeunesse qu’est « Le Voleur honnête », on en n’est qu’au stade de l’ébauche. Cela augure des prochaines grandes fresques romanesques de la pleine maturité dostoïevskienne. Sa période de maturité sera, aussi, marquée par ses années de bagne, qui signeront le deuil de l’insouciance – pour peu que l’on puisse parler d’insouciance chez cet auteur, à l’évidence torturé.

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, « Le Voleur honnête » in Premières miniatures (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 455), 2000, 110 p. (29 pour la nouvelle) – 6,00 €.

 
     

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Fédor Dostoïevski, La Femme d’un autre et le mari sous le lit

Neuvième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le neuvième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

La Femme d’un autre et le mari sous le lit
(Tchoujaia jéna i mouj pod krovation en russe) est le neuvième des récits de Fédor Dostoïevski écrit en 1848 et sous-titré « Une aventure hors du commun ». C’est une nouvelle de soixante-seize pages, publiée ici avec une couverture illustrée d’une peinture de l’artiste français Louis-Léopold Boilly (1761-1845). Ce texte s’agrémente d’une courte présentation (deux pages) d’André Makowicz où l’on apprend qu’il faisait partie du premier grand projet de Dostoïevski, ses Carnets d’un inconnu.

Cest en 1860 que La Femme d’un autre et le mari sous le lit est paru sous cette forme. Il s’agit en effet la réunion de deux nouvelles, La Femme d’un autre (sous-titrée « Une scène de rue ») et Le Mari sous le lit (sous-titrée « Une aventure extraordinaire ») bien écrites, elles, en 1848. De respectivement 27 et 41 pages, La Femme d’un autre et Le Mari sous le lit ont un sujet commun : l’adultère.

Le récit est traité sur le ton de la farce. Les dialogues y ont une place prépondérante, raison pour laquelle on a longtemps cru que c’était une œuvre faite pour être jouée au théâtre. Le ridicule des deux situations mises en avant n’est pas sans rappeler le côté vaudeville de Polzounkov. Jugez-en par vous-même.

La première partie – La Femme d’un autre – est un long dialogue entre deux gentilshommes, que l’on soupçonne fortement d’être le mari et l’amant d’une femme qui vient de s’engouffrer dans un immeuble. Elle ne peut manquer de repasser par là ou là. C’est pourquoi le « mari » fait appel à « l’amant » pour cerner toutes les issues possibles.
Ils finissent par s’introduire à leur tour dans l’immeuble et aller sonner à l’appartement où la femme n’a sûrement pas manqué d’entrer. Le bagou de la dame fera que son mari sera bien confondu et que l’on comprendra aisément qu’en fait d’amant, elle en a deux. Celui de la rue et celui de l’appartement. La « pièce » s’achève sur un dialogue des plus ridicules entre nos deux premiers protagonistes à propos des caoutchoucs à l’intérieur des bottent qui font suer les pieds !

La deuxième partie – Le Mari sous le lit – est aussi, pour l’essentiel, un dialogue entre deux hommes, arrivés par le plus grand des hasards sous le lit d’une honnête femme alors même que son vieux mari revient dormir plus tôt que prévu.
L’un d’eux est jeune, impudent et agile, l’autre vieux, ridicule et empâté. Dès le début, on sait quelle va être la victime de cette farce. Notre vieil empâté. Dans ce texte, Dostoïevski prend un malin plaisir à osciller entre situations ridicules – nos deux hommes sous le lit se battent presque sans discontinuer – et tragiques – la femme manque d’être déshonorée et son chien, Amichka, finit mort, dans la poche du ridicule Ivan Andréevitch. Quarante pages à peine et l’on passe par toutes les situations les plus incongrues à partir d’un monstrueux quiproquo : nos deux compères réfugiés sous le lit sont bien mari bafoué et amant. Ils se sont simplement, et tous les deux, trompés d’un étage !

Bien sûr, on est loin du Dostoïevski tragique du Double ou de l’écrivain romanesque des Pauvres gens. L’on apprend néanmoins, dans la présentation d’André Markowicz, qu’au moment où parut ce récit, l’essayiste radical Nicolas Gavrilovitch Tchernychevski (1828-1889), l’un des raznotchintsy (« sans rang »), auteur de Que faire ? – un texte qui paraîtra en 1863 dans la revue Le Contemporain, qui avait piblié en 1847 Un roman en neuf lettres – …écrivait férocement, dans son journal : « Lu Le Mari jaloux… Cela m’a un peu ragaillardi de Dostoïevski et de ses semblables ; c’est quand même un progrès par rapport à ce qu’il faisait avant, et, quand ces gens-là ne prennent pas de sujets trop hauts pour eux, ils peuvent être bons et même charmants. »

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, La Femme d’un autre et le mari sous le lit (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 92), 1994, 76 p. – 5,00 €.

 
   

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Fédor Dostoïevski, « Polzounkov » in Premières miniatures

Septième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le septième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

Polzounkov (Polzounkov en russe) est le septième des récits de Fédor Dostoïevski écrit en mars 1848 et publié dans la revue L’Almanach illustré. C’est une nouvelle de vingt-six pages in Premières miniatures, une anthologie de quatre courts récits, comprenant également Un roman en neuf lettres (Roman v déviani pismakh, 1846), Le Voleur honnête (Tchésny vor, 1848) et Un sapin de Noël et un mariage (Iolka i svad’ba, 1848), dont la couverture est illustrée d’un détail de Jeune fille en fichu (vers 1830, peinture exposée au Russian museum de Saint-Pétersbourg) de l’artiste russe Alexeï Venetsianov (1780-1847).

Polzounkov est l’histoire d’un bouffon volontaire, constamment en proie à une peur maladive, qui passe son temps à faire la quête de façon maladroite et inepte. En sa qualité de quémandeur, Ossip Mikhaïlytch Polzounkov, dans une taverne de Pétersbourg, ne cesse de demander la parole, histoire de régaler l’assistance avec la narration de ses malheurs.

Et Polzounkov d’expliquer pourquoi il ne s’est jamais marié…Tout a commencé un 31 mars, il y a six ans de cela. Fédosséï Nikolaïtch est le chef de service de Polzounkov. En cette journée funeste, s’échangent entre ces deux personnes des liasses de papiers d’aspect ordinaire mais surprenant. Si les papiers que donne Polzounkov sont d’ordre administratif, ceux de Fédosséï Nikolaïtch relèvent de l’État.

Les papiers d’État ainsi nommés sont des roubles-assignats. C’est-à-dire que Fédosséï Nikolaïtch propose à l’intègre Polzounkov un pot-de-vin. Or ce coup-ci, Ossip Mikhaïlytch Polzounkov faute. Il accepte le pot-de-vin d’un corrompu. Et c’est un véritable choc quand il reçoit cette somme au fond de sa poche.
L’histoire s’envenime lorsque Polzounkov propose à Fédosséï Nikolaïtch de racheter certains papiers des plus compromettants. Il faut dire que Polzounkov a été accueilli dans la famille de Fédosséï Nikolaïtch comme un gendre en puissance. À partir de ce moment, il ne peut plus en être question.

S’ensuit un sermon de première de Fédosséï Nikolaïtch. Polzounkov doit absolument se repentir pour pouvoir à nouveau accéder aux humbles pénates de Fédosséï Nikolaïtch. D’autant qu’on est à la veille de la Sainte-Marie l’Égyptienne.
La Sainte-Marie l’Égyptienne c’est aussi le 1er avril. Polzounkov décide alors, en guise de poisson d’avril, d’imaginer un esclandre où il rendra le pot-de-vin en même temps que sa démission. À la suite de quoi, les deux fonctionnaires se tomberont dans les bras et se réconcilieront.

Le lendemain, le plan de Polzounkov se déroule sans accroc. On décide que les cinquante roubles de pot-de-vin se transformeront en avance sur le prochain salaire de Polzounkov. Le jour suivant, il fait en ce sens une demande postdatée. Et c’est le début de la fin. Polzounkov reçoit sa demande de démission acceptée et signée par le révizor. Le gredin de Fédosséï Nikolaïtch a profité de cette lettre « égarée » pour se débarrasser de quelqu’un devenu importun.

Dostoïevski, dans cette courte nouvelle où il adopte le ton de la farce, relate la tragédie d’un homme simple qui veut s’essayer à l’esprit et le découvre à ses dépends. L’appât du gain est universel. Savoir se restreindre est difficile et l’on a vite fait de pousser à bout ses débiteurs. Alors que la vie aurait pu lui sourire, Polzounkov, un être ordinaire va, par sa bêtise, se trouver obligé de mendier dans les bouges obscurs de la ville et, ainsi, confronté aux quolibets de tous.
Le plus grand talent de Dostoïevski est ici sa concision : il lui suffir de vingt-six pages pour que sa nouvelle, de loufoque, se mue en un drame noir, menant en un rien de temps le lecteur du rire au désespoir.

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, « Polzounkov » in Premières miniatures (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 455), 2000, 110 p. (26 pour la nouvelle) – 6,00 €.

 
     

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Fédor Dostoïevski, Les Annales de Pétersbourg

Sixième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation d’ensemble du « Dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le sixième volet, lire notre introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

Les Annales de Pétersbourg
(Petersbourskaïa létopis en russe) est le sixième des récits de Fédor Dostoïevski écrit entre le 13 avril et le 15 juin 1847. Dans ce volume de soixante-quinze pages sont réunies cinq chroniques dominicales rédigées pour le journal Les Nouvelles de Saint-Pétersbourg. La couverture de cette édition est illustrée d’une gravure de l’artiste français Ferdinand-Victor Perrot (1808-1841), Place de l’Amirauté (1840).

Tout commence par la mort soudaine de l’écrivain russe Gouber en 1847. Ce dernier rédigeait des chroniques pour Les Nouvelles de Saint-Pétersbourg. La rédaction s’adresse alors à un autre chroniqueur, Pléchtchéïev, qui lui-même propose son ami Dostoïevski. Cinq chroniques vont ainsi être écrites les 13 et 27 avril, le 11 mai et les 1er et 15 juin de cette même année 1847.

Il s’agit de véritables chroniques relatant, dans un premier temps, l’actualité culturelle de Pétersbourg. Dostoïevski y parle du cirque français Guerra qui fit succès pendant la saison 1846-1847 ou du violoniste et compositeur allemand Heinrich Wilhem Ernst (1814-1865) qui donna des concerts dans la ville de mars à mai 1847.

Puis, peu à peu, ces chroniques deviennent le lieu d’une satire de la population. Le promeneur de Pétersbourg a ses questions rituelles. À ses nombreux « Quoi de neuf ? », l’autre, n’écoutant que d’une oreille distraite, oppose un « Ce temps, hein ? » annonciateur du printemps.

Dostoïevski se perd en digressions. Il caricature l’Allemand qu’il oppose au Russe. Il y trouve deux caractères diamétralement opposés. Même et surtout dans la passion. La promise allemande va attendre des années le retour de son amoureux enfin riche pour s’offrir à lui la cinquantaine passée et totalement desséchée ! Alors que le Russe, véritable passionné romantique, n’attendra pas que sa chère et tendre ne soit plus de sa première jeunesse.

Le Russe, cependant, est inculte et indigne de sa propre histoire. Il ne connaît que trois tsars, Dmitri Donskoï, Ivan le Terrible et Boris Godounov alors même qu’il vénère la mémoire de [ses] anciens tsars et des princes de la Russie qui reposent dans la basilique de l’Archange. On découvre un Dostoïevski patriote à tendance nationaliste qui ne recule pas devant des allusions antisémites et parle des youpins.

Le fond culturel est là. Dostoïevski ne cesse de citer Gogol, qu’il respecte, estime, et à qui il voue un véritable culte. Il profite de ces chroniques pour tester certains des personnages de ses futurs romans. Ainsi voit-on apparaître Ioulian Mastakovitch, que l’on retrouvera dans Un cœur faible, et Un sapin de Noël et un mariage. Il est présenté comme un personnage réel, un bon ami à lui, son protecteur qui souhaite se marier. Dostoïevski pousse la caricature de son personnage assez loin. D’une figure au profil noble il dresse un caractère assez pervers. Si, dans un couple, la femme doit être jeune, très jeune (dix-sept ans), l’homme doit ne plus être un adolescent. Ce qui signifie être âgé au moins de trente-cinq ans. L’orée de la cinquantaine étant idéal ! Alors que l’homme doit avoir vécu, la femme doit être totalement ignorante. On relèvera le machisme dans les dispositions de son personnage. Cela expliquera peut-être la très grande différence d’âge qu’il y avait entre Dostoïevski et son épouse…

Tout au long de ces textes, on voit bien que Dostoïevski est de plus en plus à l’aise avec ce support. Sa langue se délie. Le romancier s’exprime enfin avec tout son talent dans les deux dernières de ces chroniques. Il est dommage qu’elles cessent aussi brutalement mais, comme on l’a vu, elles lui servent à de nombreux points de vue, notamment à « tester » des caractères, des idéologies et des personnages qui émailleront toute une œuvre. En cela, il est important de les lire.

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, Les Annales de Pétersbourg (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 474), 2001, 75 p. – 6,00 €.

 
     
 

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Fédor Dostoïevski, « Un roman en neuf lettres » in Premières miniatures

Troisième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le troisième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chronqiuées.

« U
n roman en neuf lettres » (Roman v déviani pismakh en russe) est le troisième des récits de Fédor Dostoïevski, écrit en 1846 et publié dans la revue Le Contemporain en 1847. C’est une nouvelle épistolaire comportant… neuf lettres ! de vingt-neuf pages in Premières miniatures, une anthologie de quatre courts récits comprenant aussi « Polzounkov » (Polzounkov, 1848), « Le Voleur honnête » (Tchésny vor, 1848) et « Un sapin de Noël et un mariage » (Iolka i svad’ba, 1848), dont la couverture est illustrée d’un détail de Jeune fille en fichu (vers 1830, peinture exposée au Russian museum de Saint-Pétersbourg) de l’artiste russe Alexeï Venetsianov (1780-1847).

Dans Un roman en neuf lettres, on assiste à un échange de courriers entre Piotr Ivanovitch et Ivan Pétrovitch. La complémentarité entre nos deux personnages, le prénom de l’un servant de base au patronyme de l’autre, annonce parfaitement la fin ubuesque de ce court récit.

Piotr Ivanovitch poursuit Ivan Pétrovitch dans tout Pétersbourg. Celui-ci ne cesse de faire faux bond à Piotr Ivanovitch, se trouvant des excuses qui le forcent à courir dans la ville. Le problème est que Piotr Ivanovitch et Ivan Pétrovitch sont censés être associés dans une affaire et que cette affaire, c’est Piotr Ivanovitch qui la finance.

Nos deux compères entament leur correspondance sur un ton poli qui refroidit de lettre en lettre avant que Piotr Ivanovitch ne traite son alter ego de coquin et de fieffé menteur. Aux prétextes invoqués par son comparse – le décès d’une tante survenu tel jour – il oppose le fruit de ses investigations – la tante n’est pas morte au jour dit, mais tel autre jour – pour lui montrer sa mauvaise foi.

Ivan Pétrovitch doit quitter Pétersbourg. Piotr Ivanovitch le sait. Le temps joue contre lui et c’est pour cette raison qu’Ivan Pétrovitch s’invente des excuses pour ne pas le rencontrer, n’hésitant pas à se montrer bas et mesquin. D’abord, il invente un vol qu’aurait commis Piotr Ivanovitch – une paire de galoches – et lui interdit l’accès de sa demeure. Enfin, il envoie un billet de papier rose écrit par la femme de Piotr Ivanovitch à son amant, Evguéni Nikolaïtch. Ce dernier doit partir en même temps qu’Ivan Pétrovitch ; et dans sa missive, l’épouse infidèle se répand sur son regret et son ennui à l’idée de rester seule face à son mari.

Le coup est bas et vil. Il ressemble bien à Ivan Pétrovitch. Juste avant son départ, il reçoit, lui aussi, un billet similaire à la teneur identique. Le destinataire est le même Evguéni Nikolaïtch. Seule l’émettrice change. C’est, ce coup-ci, la femme d’Ivan Pétrovitch. L’amant de la femme de Piotr Ivanovitch est aussi l’amant de celle d’Ivan Pétrovitch ! Nos deux ennemis sont plus liés qu’ils ne le pensaient et chacun savait que la femme de l’autre avait un soupirant. Un autre billet l’accompagne. De Piotr Ivanovitch. Il souhaite un bon voyage à Ivan Pétrovitch aux côtés de son autre compagnon de route.

Ce troisième récit de Dostoïevski n’annonce nullement les grands romans qui vont suivre. Le sujet en est, d’un premier abord, plutôt coquin. C’est une des œuvres de jeunesse où l’auteur fait jouer l’nspiration qu’il a puisée dans les grandes comédies, dont celles de Molière. Ce qui intéresse ici notre auteur, c’est moins de développer une situation que l’on retrouvera au début du XXe siècle dans le théâtre de boulevard que de montrer la distorsion progressive de la relation entre deux hommes dont l’un avait suffisamment confiance en l’autre pour lui prêter, sans reconnaissance de dette, une forte somme de roubles-argent. Une distorsion qui conduit deux êtres, a priori respectables et dignes, à se déchirer sans restriction et à s’avilir comme les pires coquins des faubourgs pauvres de la ville.
Ainsi peut-on dire que cette nouvelle, d’une certaine manière, prépare le terrain au futur travail de Dostoïevski sur l’âme humaine.

 j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, « Un roman en neuf lettres » in Premières miniatures (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 455), 2000, 110 p. (29 pour la nouvelle) – 6,00 €.

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Fédor Dostoïevski, Le Double

Deuxième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le second volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

Le Double (Dvoïnik en russe), sous-titré Poème pétersbourgeois, est le second récit de Fédor Dostoïevski, entamé en 1845 et finalisé en 1846. Finalisé parce que si la critique – Bélinski, Nékrassov, Grigorovitch entre autres – s’était enthousiasmée pour son premier roman, Les Pauvres gens, paru un peu plus tôt en 1846, l’accueil qu’elle réserva à celui-ci fut beaucoup plus froid. Si froid que Dostoïevski se sentit obligé de retravailler le dénouement en 1861, à son retour du bagne sibérien où il venait de purger la peine qui lui avait été assignée en 1849. C’est un roman de deux cents quatre vingt-deux pages, à mi-chemin entre fantastique et folie, dont la couverture est illustrée d’un détail d’Autoportrait (1907) de l’artiste belge Léon Petrus Spilliaert (1881-1946). Cette édition comporte en outre une postface fort intéressante d’André Markowicz – le traducteur – qui explique notamment les raisons d’une traduction.

Le héros de notre histoire se nomme Iakov Pétrovitch Goliadkine. Dès le début, le rythme est posé : le roman se lira vite et par saccades, au fil des divagations et des pensées de Monsieur Goliadkine-aîné (par opposition à son double, Monsieur Goliadkine-cadet).

Monsieur Goliadkine-aîné dépense beaucoup de roubles de façon grossière et irréfléchie. Beaux vêtements, fiacre, repas… Son esprit vagabonde et lui-même agit selon des pulsions incontrôlées. Il finit par aboutir chez une nouvelle connaissance, Krestian Ivanovitch, docteur de son état. Psychiatre aussi. Monsieur Goliadkine-aîné est persuadé que ses ennemis – ils sont nombreux et bien connus – complotent contre lui mais qu’il finira par avoir raison d’eux. Tout ça confine à la paranoïa. Monsieur Goliadkine-aîné suit déjà un traitement prescrit par Krestian Ivanovitch.

Accompagné de Pétrouchka, son fidèle valet, qui songera à le quitter dès lors qu’il le soupçonnera de pédérastie, Monsieur Goliadkine-aîné parcourt Pétersbourg et hésite beaucoup à se rendre chez le Conseiller d’État Bérendéïev – il est persuadé que sa fille unique, Klara Olsoufievna, est secrètement amoureuse de lui. Il finit par y aller mais des laquais l’éconduisent discrètement.

Ainsi commence une comédie digne de Molière, auteur que Dostoïevski estimait profondément. Monsieur Goliadkine-aîné s’introduit sournoisement chez le Conseiller d’État pour finir humilié au milieu d’une assistance choquée de ses manières. C’est le début du cauchemar pour Monsieur Goliadkine-aîné. Sur le chemin du retour, il croise son parfait sosie. Puis le recroise enfin pour s’apercevoir qu’il va dans la même direction que lui, vers le même immeuble, le sien ! Le lendemain, à son travail, il découvre avec surprise son nouveau collègue, Monsieur Iakov Pétrovitch Goliadkine. C’est non seulement son parfait sosie mais aussi son homonyme. En plus, ils sont appelés à travailler dans les mêmes locaux.

Au gré des voilì-voilà de Monsieur Goliadkine-aîné et de sa trop grande candeur, on découvre un Monsieur Goliadkine-cadet qui est son total opposé. Machiavélique, calculateur et ambitieux. Être véritablement malfaisant qui n’hésite pas à humilier publiquement Monsieur Goliadkine-aîné et à l’abuser. Ce dernier pense, sans nul doute, que Monsieur Goliakine-cadet veut sa place, sa perte et la main de Klara Olsoufievna. Il commence à lui écrire des lettres. Il veut avertir le Gouverneur que cet homme est malfaisant. Malheureusement, ce Monsieur Goliadkine-cadet est le Diable incarné. Où qu’il aille, où qu’il se trouve, Monsieur Goliadkine-aîné le découvre sur son chemin.

Tout au long du récit se pose la question de la réalité de Monsieur Goliadkine-cadet : est-il une personne réelle ou bien un produit du cerveau de Monsieur Goliadkine-aîné ? Le machiavélisme éhonté de ce « cadet » est surprenant de réalisme ; on y croit et on doute de tout – une incertitude que ne remettent nullement en cause ni le dénouement, ni la réapparition du Dr Krestian Ivanovitch. Le Double flirte avec le fantastique, aussi ne pouvait-il que déplaire à une critique peu ouverte à l’originalité d’un genre naissant et qui avait loué Les Pauvres gens, un roman épistolaire des plus académiques.
Car Dostoïevski est, après tout, un contemporain de Joseph Sheridan Le Fanu (1814-1873), d’Alexandre Dumas père (1802-1870) et de Mary Shelley (1797-1851) – autant d’écrivains qui ouvriront de nouveaux horizons. Le Double est aussi annonciateur de L’Étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde (1886) de l’Écossais Robert Louis Stevenson (1850-1894) : dans ces deux récits, folie et double personnalité revêtent une importance des plus fondamentales.

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, Le Double (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 345), 1998, 282 p. – 8,00 €.

 
     

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Fédor Dostoïevski, Les Pauvres gens

Première pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Avec cette lecture des Pauvres gens s’ouvre notre vaste dossier consacré à Dostoïevski qui se constituera au fil des semaines à raison d’une chronique hebdomadaire.
Pour une présentation de l’ensemble de ce travail, lire notre article d’introduction.

Les Pauvres gens (Bednyé lioudi en russe), paru en 1846, est le premier des récits de Fédor Dostoïevski. C’est un roman épistolaire publié ici en deux cent cinquante-neuf pages, à la couverture illustrée d’un détail d’Alarme (1934) de l’artiste russe Kusma Petrow-Wodkin (1878-1939). En exergue, une citation du Prince Vladimir R. Odoïevski (1803-1869), romancier russe lui aussi (Les Nuits russes – 1844), qui, à l’instar de nombre de ses compatriotes et contemporains, inspirera beaucoup celui qui deviendra un des maîtres de la littérature.

Makar Alexeïevitch Dévouchkine et Varvara Dobrossiolova sont deux parents éloignés qui se retrouvent de part et d’autre d’une rue pauvre et sordide de Pétersbourg. Une profonde affection lie les deux protagonistes que des tourments rapprochent. Makar Dévouchkine est un petit fonctionnaire sans avenir et assez âgé. Varvara « Varenka » Dobrossiolova, une pauvre jeune fille qui a été déshonorée par M. Bykov, un riche propriétaire terrien.

Au fil de la correspondance, l’affection de Makar Dévouchkine se mue en amour platonique. Il n’a de cesse de penser au bonheur de sa protégée au détriment de sa santé. Alors qu’il n’a pas de quoi payer régulièrement sa logeuse, que ses vêtements usés, râpés, font peine à voir et donnent l’impression qu’il est un clochard, Makar dépense jusqu’au dernier kopek pour offrir à Varenka bonbons et livres. Il sombre, peu à peu, dans l’alcoolisme. Seules les interrogations philosophiques – chères à Dostoïevski – de Son Excellence, pour qui travaille Makar Dévouchkine, permettront de retarder une déchéance inéluctable par l’apport d’un billet de cent roubles.

Déchéance inéluctable car sous ses airs perdus, désorientés, Varvara Dobrossiolova sait exactement ce qu’elle veut. Le retour de M. Bykov, celui-là même qui l’a déshonorée, va, en effet, lui permettre de choisir, avec son cœur sec, la stabilité financière. Elle saura très bien occulter les sentiments démesurés de Makar Dévouchkine. Et ce, avec une habileté parfaitement calculée qui prend ses racines dès le début du récit.

Dès ce premier roman, Dostoïevski place les pions de ses grands chevaux de bataille. D’une correspondance sentimentale où se remarquent surtout les silences et les non-dits (Varvara ne peut pas manquer de voir que la grande dévotion à son égard de Makar Dévouchkine est la cause même d’une terrible passion) se dégage sa volonté d’explorer l’âme humaine. Chacun des personnages, aussi bien les principaux que les secondaires, est dépeint avec une précision diabolique.

Autour de nos deux correspondants gravitent des personnages aussi pauvres qu’intrigants : le malheureux Gorchkov en procès avec un commerçant indélicat et qui mourra le jour où sera prononcé le verdict ; Rataziaïev, l’écrivain médiocre mais qui permet de voir les limites intellectuelles de Makar Dévouchkine ; Anna Fiodorovna, la tante de Varenka, véritable démon égoïste censé ramener l’âme égarée dans le droit chemin ; Fiodora, le compagnon d’infortune de Varenka qui lui sert à la fois de soutien et de messager…

Tous font partie de la grande fresque dostoïevskienne qui se profile. Dieu est omniprésent. Les interrogations de Dostoïevski à son égard pullulent. Les thèmes récurrents d’un artiste déchiré sont déjà là. Son style aussi.

 j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, Les Pauvres gens (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol. n° 493), 2001, 259 p. – 7,00 €.

 
     
 

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