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Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde

Louis, le fils, le frère aîné, parti au loin sans raison, revient dans la demeure maternelle annoncer qu’il va mourir…

Louis, le fils, le frère aîné, parti sans raison – la seule façon dont on peut s’arracher du cœur même de la famille – revient dans la demeure maternelle annoncer qu’il va mourir.
Ce départ, imprévu, sans nouvelles, a entraîné la douleur du Manque, une absence originelle que l’on ne peut combler, chez son frère, sa sœur, sa mère qui se sont murés psychiquement dans une souffrance insurmontable. Incapables qu’ils sont de renouer, d’établir un contact, lui repartira dans le silence de seule solitude – douleur d’être homme mort, la mort est la possibilité qui me rend infiniment seul. Lagarce, le sida, la mort, la solitude, une poésie exceptionnelle de l’incommunicabilité.

Dans cette maison, chacun confie à Louis le Manque ou l’Être qu’un autre éprouve depuis qu’il est parti, et démontre alors ainsi son incapacité personnelle à nouer avec lui, à se confier soi-même entièrement et sans détour, capable seulement d’annoncer la douleur, la blessure ressentie par le mari, le frère, les enfants, un autre donc. Aucun ne s’abandonne sur soi, de soi, auprès de lui, plutôt ils l’accusent sans le faire comme on sait le faire dans les familles, sollicitent, demandent. Ils dévident les regrets, les raisons de silence, les désirs face à celui qui les a abandonnés, le frère aîné dont le départ a suscité un manque énigmatique, un deuil impossible : sentiment d’une responsabilité infinie chez le frère resté auprès de la sœur et de la mère ; perte de substance et d’illusions pour la sœur qui s’est murée dans son cynisme et son silence. Face au silence de l’Absent, leurs discours boitent, chancellent, leurs paroles ne font que varier, se nuancer, s’atténuer, s’exténuer, le propos bute sur lui-même, sans parvenir à s’affirmer, à renouer une présence.
Chacun joue : Louis a anticipé ce qui allait se passer – pas toute la douleur peut-être – les personnages prédisent le jeu, sous forme inéluctable : tout cela est une machine infernale, l’épaisseur fragile et craquelée de masques de conventions qui s’effritent, et l’impossibilité de toucher. Si tu me touches, je te tue – Antoine à Louis.
Ces longs monologues dialogués cherchent l’autre, et le font fuir, exposent l’amour sous la forme de la querelle, de l’accusation. Tous ensemble, ils ne peuvent que se battre, s’engueuler, gênés, saturés, épuisés, pointant le doigt sur lui, Luc. Il reste seul avec sa mère, seuls avec Catherine : ils reviendront. Ils reviennent toujours. dit la mère à celui-là qui est parti vraiment, lui. Et puis, absurde, cruelle comme on ne l’est jamais que lorsque on ne cherche pas à l’être : je suis contente, je suis contente que nous soyons tous là tous réunis. Alors où est-ce que tu vas ? Louis ! Un autre retour au désert.

Aussi des soliloques, des confidences, de Louis seul, où il expose, explose, les fantasmes et déceptions effarants de sa solitude. L’abîme de son agonie. Criant comme rarement on a crié les fantasmes, les mensonges, les délires, les fuites, les cruautés de l’agonie et ses désillusions – vouloir ravager un monde, ou le sauver pour soi, c’est égal : à quoi bon dit la mort.
Un théâtre de l’amenuisement par la prolifération verbale, de l’entropie par le creusement de la solitude qui profile le vide de l’être. La première partie de la pièce plus longue que la seconde, ouvrant sur des jeux de fuite entre personnages, et la détestation de Louis par son frère Antoine.
Dans ces fuites, le monde de la famille se consomme comme perte et deuil.

Récurrent alors dans le théâtre contemporain – de la solitude postmoderne – ce souci du deuil des familles perdant celui qui part, qui était la substance même qui la nourrissait, elle anthropophage de ses fils, et dont l’absence la ronge maladivement, lui parti – le mâle jeune qui est la promesse de tout ce qui doit perdurer, et qui a disparu – l’enfant qui se perd dans l’inconnu et bouleverse le roman de l’harmonie familiale pour la révéler comme entropie, échec, douleur, blessure, malgré l’amour, solitude même dans l’amour et qui mène à la fuite. Toujours. 
Il n’y a pas d’amour, disait Koltès, et de son Héritier, (de Salinger) – qui disparaissent de la maison et la laisse renversée – à Zucco et son meurtre des parents, son envolée dans le ciel – Icare des prisons et grand phallus solaire – c’est bien la même catastrophe, la même solitude infinie qui arrache de l’emprise / l’amour même des familles.
L’amour, la mort, la solitude infinie.
Lagarce.

Visitez le site des éditions Les solitaires intempestifs

samuel vigier

Vous pouvez voir la pièce de Jean-Luc Lagarce mise en scène par Jean-Charles Mouveaux du 13 septembre au 29 novemebre 2005 au
Théâtre des Déchargeurs
3, rue des Déchargeurs
75001 PARIS
Tel : 01 42 36 00 02
Métro : Châtelet – sortie rue de Rivoli

   
 

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, les solitaires intempestifs coll. « Bleue », novembre 2000, 80 p. – 7,62 €.

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Jean-Luc Lagarce, Les règles du savoir-vivre dans la société moderne

Pièce qui est une véritable machine narrative conceptuelle, Les règles du savoir-vivre de Jean-Luc Lagarce décrypte les rites et conventions humaines qui tentent d’abolir, effacer toute possibilité de domination du hasard et de la vie/mort sur l’existence humaine

De la naissance à la mort, l’homme a dressé un ensemble de règles et protocoles -juridiques, scientifiques, religieux, éthiques- permettant de gérer et dompter l’incertitude propre au devenir de la vie : actes médicaux liés à la naissance, règles du baptême, choix d’un fiancé, cérémonie du mariage… des conventions prévoient toutes les étapes et alternatives de la vie. Cette pièce les expose, sur un individu quelconque, en misant sur les règles propres à la sphère de la bourgeoisie.

Le texte, de monologue, est devenu un jeu à huit acteurs, et toujours autant de personnages, les rôles fluants, glissants – de personnages ou narrants- avec efficacité et prestance, même si la force délirante et esseulante du texte en sort quelque peu réduite, et notamment par les libertés prises avec certaines parties.

La scène, un plateau circulaire, donne l’impression d’un tournoyant manège imitant le temps circulaire aussi de la vie, et les pistes de clowns et de parades, insistant sur la dimension théâtrale, réglée de la vie. Si la force ironique et drôle de ce texte est bien servie sur ce plateau – maladresses de l’individu découvrant ces règles arcanes et imposées avec un sourire qui fait grincer-, la puissance existentielle en est un peu perdue. En tout cas un beau jeu d’acteurs !

Ce qui est la cible et l’objet ici, est-ce le conformisme, la bourgeoisie pour sa vanité ampoulée ? Ou n’est-ce pas plutôt la fragile existence humaine qui doit se glisser dans toutes ces peaux/costumes pour résister au hasard et au chaos de l’amour et de la mort ?

samuel vigier

   
 

Jean-Luc Lagarce, Les règles du savoir-vivre dans la société moderne
Mise en scène par la Compagnie de la nuit venue, troupe de Bordeaux,

à Avignon jusqu’au 30 juillet, à 22h, au théâtre des Halles.

 
   

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