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A force de brasser des planches en veux-tu en voilà, les bédéphiles du litteraire.com ne disent plus « mettre les pieds dans le plat » mais « souffler des bulles dans l’eau du bain ». Gare à la mousse, y a du vent dans les cases !
Manga : ne pas confondre – même sous les assauts du pire des rhumes – avec certaine boisson aux fruits… ça fait rêver, c’est japonais, on aime à tout âge : c’est le manga !

Hugo Pratt, Alberto Ongaro, L’Ombre

Quand Hugo Pratt se prête au jeu du super héros justicier c’est pour notre plus grand plaisir

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964Quelques années avant de créer le mythique Corto Maltese et de retracer les aventures des Scorpions du désert, Hugo Pratt crée, avec comme scénariste Albert Ongaro, le personnage de l’Ombre, à mi-chemin entre Batman et Flash Gordon.

Comme
Batman, l’Ombre est riche, désoeuvrée et à la recherche de la justice. En guise de Joker, elle a le « Général », qui deviendra par la suite l’ »Amiral » puis le « Suprême », ennemi sans cesse battu mais qui s’échappe toujours. L’Ombre a des alliés : le Prince Wu et de sa panthère noire Lorna, et le professeur Sanders, alias (lui aussi) le Général. Il y a aussi une femme fatale à ses côtés, Alice, aussi ingénue que dangereuse. Et puis – et surtout, il a ses plus fidèles compagnons : des robots, toutes sortes de robots. Ceux-ci sont ses valets, ceux qui s’attellent à toutes les tâches ingrates et malhonnêtes sans jamais le trahir, qu’il s’agisse de dévaliser des bateaux chargés d’argent ou de kidnapper de riches maharadjahs.

L
’Ombre ne peut à elle seule imposer sa vision personnelle de la justice ; elle est mal vue de la police, qui est une entrave à sa quête de l’élimination du grand banditisme. L’Ombre dispose de plusieurs repaires équipés de laboratoires, d’hélicoptères ou d’avions, et surtout d’une arme redoutable : un « gaz de peur », qui lui permet de maîtriser ses ennemis sans leur faire de mal, tandis que les morts pullulent dans le camp opposé. Le Mal est sans foi ni loi… et sans frontières !

Le
présent recueil comporte cinq récits : L’Ombre contre le Général, L’Ombre contre l’Amiral, L’Ombre contre le Suprême, L’Ombre et le sceptre d’or et L’Ombre et les hommes volants. Seul L’Ombre et le sceptre d’or –  l’Ombre enquête alors sur les origines de la maison de sa sœur à Venise –
ne met pas en scène le professeur Sanders.

Ces histoires ont, sans nul doute, permis à Hugo Pratt de réviser ses gammes. Le trait est identique à celui de Corto Maltese, des Scorpions du désert ou de Fort Wheeling. Certains robots deviendront des personnages de légende dans « Mu », le dernier album des Aventures de Corto Maltese, et la sœur de l’Ombre n’est pas sans rappeler Pandora, LA femme que Corto aurait dû épouser, dans « La Ballade de la mer salée ». Alors bien sûr, la poésie d’Hugo Pratt n’est pas encore au rendez-vous, mais l’ésotérisme est déjà présent. Son attrait pour l’Histoire aussi. Et puis, au bout du compte, c’est du Pratt tout craché.

   
 

Hugo Pratt, Alberto Ongaro, L’Ombre, Casterman, 2004, 220 p. – 16,75 €.

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Grégory Charlet, Kabbale – Tome 2 : « Carole »

Un surdoué du dessin vous parle de votre quotidien. Découvez Kabbale !

Gaël aime beaucoup Carole, mais cette dernière a déjà un petit ami. Dur dur d’être un jeune homme dans notre société actuelle. Voilà le résumé, bref mais exhaustif, de l’intrigue qui sous-tend les deux premiers tomes de Kabbale. Pourtant, que l’on ne s’y trompe pas, Grégory Charlet ne s’arrête pas aux amours tourmentées de deux ados. Kabbaleest avant tout une chronique intimiste et brutale décrivant la démence de notre quotidien.

 Gaël est un dessinateur idéaliste. Entre ses entraînements de boxe, les manifs et ses frustrantes rencontres avec Carole, il écrit un album pour enfants. Gaël est idéaliste, mais sanguin. Il prend parti pour les causes qui lui semblent justes, et à parti ceux qui les malmènent. Gaël est idéaliste, mais il sait se défendre… au point d’envoyer ses agresseurs à l’hôpital. Gaël est un idéaliste qui vit dans un monde violent où des bandes de mecs emmerdent les filles, où les gamins agressent les gens et où les beurs sont repoussés à l’entrée des boîtes de nuit. Gaël est un idéaliste qui va se révolter.

Dans Kabbale, les scènes (notamment celle avec Anaïs, dans la boîte…) sentent le vécu, le quotidien. Et ce qui passait pour le défaut de la série est aussi sa principale qualité : l’auteur accorde en effet beaucoup d’importance au développement de son univers et à la création des ambiances. Résultat : on a l’impression d’avoir passé des années dans son monde (peut-être parce que c’est le nôtre). Mais la raison en est sans doute que ces deux premiers tomes restent d’abord des albums d’exposition. Heureusement, Grégory Charlet nous a promis une accélération de l’action pour le tome 3 !

 Pourtant, le travail que Charlet a mené sur ses ambiances vaut, à lui seul, qu’on s’intéresse à ses albums. Les couvertures, pour ne parler que d’elles, sont hallucinantes. D’ailleurs, l’éditeur ne s’y est pas trompé puisqu’elles sont restées vierges de tout ajout textuel : le dessin parle de lui-même, et c’est sur un autocollant détachable que sont présentés le titre et le nom de l’auteur. Le dessin de Charlet est tout simplement puissant. Ses planches d’ambiance – souvent muettes – créent des atmosphères dont on ne s’échappe pas facilement. Pour s’en apercevoir, il suffit d’ouvrir Carole sur le flash back qui, en introduction, retrace la rencontre des deux principaux protagonistes, ou sur les pages du rêve post-apocalyptique de Karim. Deux scènes, deux registres chromatiques, deux ambiances… saisissantes.

Côté trait, l’influence du style manga est très présente (on trouvera des références récurrentes à Akira, une œuvre culte pour Grégory Charlet). Mais c’est une influence digérée, on est très loin des albums « façon manga » qui inondent le marché franco-belge.

 Grégory Charlet est un auteur qui, comme ses personnages, se cherche sans doute encore un peu. Mais son dessin, il l’a déjà trouvé ! Et comme il l’annonce à la très troublante dernière page de ce deuxième album, il s’agit désormais de « changer le monde ».

Martin Zeller

   
 

Grégory Charlet (scénario, dessin et couleurs), Kabbale – Tome 2 : « Carole », Dargaud, mai 2004, 48 p. couleur – 10,45 €.

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Ibn Al Rabin, Faudrait voir à voir

C’est l’histoire d’un pari fou : dessiner une planche chaque jour pendant un an, à coups de traits noirs et de vides blancs

C
’est l’histoire d’un pari fou, sans doute une de ces idées qui nous assaillent à 4 heures du matin au détour d’une rêverie… C’est l’histoire d’un auteur qui décide de dessiner une planche chaque jour pendant un an. Sauf que ce n’est pas l’histoire de l’auteur, encore moins de l’autobiographie, mais bien de la bande dessinée.

 

Ibn Al Rabin a le trait noir et les vides blancs. Il a l’humour absurde et l’esthétique minimaliste. Ibn Al Rabin ne prétend pas révolutionner la BD, mais il essaie de la faire bouger, quitte à réinventer la poudre au détour d’une case.

Tout au long de ces plus ou moins 365 planches (plutôt plus que moins, l’auteur n’est pas radin), Ibn Al Rabin manipule les formes – souvent aussi simples que des taches d’encre, des ronds ou des carrés – et teste notre patience. Parfois il raconte une histoire d’amour, ou bien l’arrivée des aliens sur Terre ; d’autres planches sont des fables géométriques ou des poèmes grotesques. À partir de là, Ibn Al Rabin fait hurler son lecteur de rire, mais le déconcerte aussi car on reste quelquefois perplexe devant une page particulièrement absconse.

Les planches de cette somme annuelle ne se racontent pas. Qu’on sache simplement qu’elles font irrémédiablement penser à celles de M. Le magicien (en intégrale à L’Association, à lire ou à relire absolument). Qu’on sache aussi que la planche du dimanche 5 août 2001 est une suite de carrés blancs puis noirs puis blancs qui est à mourir de rire.

Comme il faut quand même un bémol, on est bien obligé de reconnaître que le niveau est inégal, que les bonnes idées ne sont pas toujours au rendez-vous, et qu’on retrouve ici et là des choses qu’on avait déjà vues ailleurs. On peut aussi regretter (ou apprécier) que l’on penche à certains (courts) moments vers le journal (je n’ai pas écrit « carnet » !) de bord…

Non, en fait on ne regrette pas ces petits passages d’autobiographie, parce qu’ils nous permettent d’apprendre que l’auteur est docteur en mathématiques (d’où sa passion pour l’absurde ?) et qu’il exècre les voleurs de vélo (à bon entendeur…). Quant à ce qu’on connaissait déjà, c’est plus joli que du Trondheim et aussi drôle que du F’murr.

Enfin un album de bande dessinée !

Martin Zeller

   
 

Ibn Al Rabin (dessin et scénario), Faudrait voir à voir, éditions Groinge,mai 2004, 434 p. N&B – 26 €.

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Jarry et Debois, Les Contes de Brocéliande t.1 – La Dryade

La Bretagne, ses farfadets, lutins et autres trolls… Décidément Soleil aime les contes celtiques

Il y avait les Contes du Korrigan et les Contes de l’Ankou, maintenant il y a en plus les Contes de Brocéliande. Soleil continue donc à explorer les mystères de la Bretagne ancestrale… ce qui peut surprendre de la part d’une maison résolument basée à Toulon !

Tout comme pour les Contes du Korrigan, l’intérêt principal de cet album est d’être, en somme, un recueil de nouvelles, format fort rare en bande dessinée. On découvre ainsi plusieurs jeunes auteurs réunis autour d’un même thème : la mythique forêt de Brocéliande.

Dans la première histoire Marc-Antoine Boidin (au dessin) et François Debois (au scénario), nous content le triste sort d’une petite fille liée aux esprits de la forêt… ce qui ne semble pas être du goût des habitants du village voisin. Vient ensuite une version celtique du célèbre conte retranscrit par les frères Grimm, Hansel et Gretel, dessinée par Stéphane Bileau et scénarisée par François Debois à nouveau. Le troisième conte, dessinée par Guillaume Lapeyre sur un scénario de Nicolas Jarry, rappelle qu’il ne faut jamais trop se fier aux dires des esprits des bois.

À
la manière des Contes du Korrigan encore une fois, toutes ces histoires sont mises en abyme dans une trame plus vaste (par Lapeyre et Jarry) qui décrit un rassemblement de fées au cours duquel sont décrits la cruauté et les malheurs des hommes. Les auteurs de ces Contes ont fait le choix courageux du respect de l’esprit des contes. Tous sont en effet beaucoup plus cruels que les versions aseptisées auxquelles Walt Disney nous a habitués. Ici, le happy end n’est pas de rigueur, pour ne pas dire que c’est l’inverse. Les parents sont pauvres ou alcooliques, et n’hésitent pas à abandonner leurs enfants. Quant aux petits êtres magiques, rien à voir avec la gentille fée Clochette, ils sont facétieux, et le sont souvent aux dépens des êtres humains. Côté dessin, on reste dans une bonne moyenne du style classique à la Soleil, et on peut même saluer l’effort de Guillaume Lapeyre qui a su user, pour la trame et la troisième histoire, de deux traits complètement différents.

 

Un album sympathique qui distraira les amateurs de contes et de tradition bretonne.

Martin Zeller

 

   
 

Jarry et Debois (scénario ),Lapeyre, Boidin et Bileau (dessin), Brants (couleur), Les Contes de Brocéliande t.1 – La Dryade, Soleil, collection « Soleil Celtic », 2004, 54 p. couleur – 12,50 €.

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Entretien avec Fabien Nury 2 (Je suis légion/W.E.S.T/Les Brigades du Tigre)

… cheminons encore un peu avec Fabien Nury, au-delà de Je suis Légion

Lire ici la première partie de l’entretien.

Ce projet de film concernant Je suis légion me fournit une excellente transition pour aborder votre travail sur Les Brigades du Tigre… Comment avez-vous mené ce scénario (coécrit avec Xavier Dorison) ?
Fabien Nury : 
J’ai revu certains épisodes de la série télévisée. Xavier, lui, les a tous revus. Nous nous sommes rendu compte que les personnages étaient des archétypes, que les comédiens leur avaient donné beaucoup d’épaisseur mais que l’écriture nous laissait suffisamment d’espace pour les réinterpréter selon notre sentiment. Nous avons tenu à conserver les mêmes noms mais en dressant pour chaque personnage un portrait de notre cru. À partir de là, nous avons fait ce que les créateurs de la série ont fait avant nous : nous nous sommes plongés dans nos livres d’histoire et dans les affaires criminelles de la IIIe République, juste avant la Première Guerre mondiale. Puis nous avons écrit une fiction qui puisse s’inscrire dans ce contexte-là. Ça a été un travail de très longue haleine… Il a fallu quatre ans pour que le film se fasse ; le scénario a connu de multiples versions, mais nous avons réussi à tenir bon et à construire un scénario qui nous appartient vraiment, avec ses qualités comme avec ses défauts. De plus, il a été tourné avec une très grande honnêteté par Jérôme Cornuau, qui est un ami et un excellent réalisateur. Nous avons pu être présents sur le plateau pendant le tournage, nous avons rencontré les comédiens – nous avons même fait de la figuration ! Je dois dire que ça donne la chair de poule de voir se tourner les scènes que vous avez écrites ! C’est magique ! On voit tout de suite si la scène fonctionne ou pas… Et parmi les moments un peu plus magiques que les autres, l’ouverture du film : qu’un comédien comme Gérard Jugnot prononce un discours que vous avez écrit spécialement pour lui, c’est un vrai cadeau ! Ce film aura été une expérience extraordinaire ; Xavier et moi avons appris des tas de choses, mais nous en sommes sortis lessivés (rires) ! En tout cas, nous nous associons sans réserve au résultat final.

Avez-vous rencontré les acteurs de la série – Jean-Claude Bouillon, Jean-Paul Tribout, Pierre Maguelon… ?
Non. Nous n’en avons pas ressenti la nécessité ; nous voulions vraiment écrire une histoire qui nous soit propre. En revanche, le réalisateur et Clovis Cornillac ont rencontré Jean-Claude Bouillon – Jérôme et lui se connaissent, ils ont déjà travaillé ensemble.

Comment les premiers « brigadiers du Tigre » ont-ils réagi après la sortie du film ?
Bouillon a été très surpris, notamment par le gros budget alloué au film, et aussi, je crois, par la relative noirceur de l’histoire. Claude Dessailly, lui, nous a littéralement incendiés sous prétexte que nous avions trahi son œuvre et que nous avions fait n’importe quoi… Il a de plus prétendu que nous avions refusé de le rencontrer, ce qui est totalement faux. Je pense surtout qu’il n’a pas supporté que l’on refuse sa propre adaptation ! De toute façon, cette série était son bébé, et je vois mal comment il aurait pu être satisfait, quoi que nous fassions. D’autres personnes ont mis en cause notre respect de la série d’origine, mais j’ai un souvenir très précis de la manière dont Xavier et moi avons travaillé et cette accusation me semble injustifiée. D’ailleurs, un critique de Télérama a très bien résumé les causes de ce genre de réaction : « Les maisons de notre enfance paraissent toujours plus grandes qu’elles ne sont en réalité. »

Il existe un album de bande dessinée des Brigades. Quel est son rapport avec le film ?
Quand il a été certain que le film allait se faire, il s’est trouvé des gens pour se souvenir que Xavier et moi étions aussi scénaristes de bande dessinée, et qui ont proposé de transposer le film en BD. Mais nous n’avions pas du tout envie de sortir un produit dérivé : cela nous paraissait stupide de résumer 125 pages de scénario bien dense en une cinquantaine de planches dessinées. Nous avons cependant conservé cette idée de faire un album de BD, mais qui, au lieu de reprendre le film, en constituerait le « préquel » ; l’album s’arrêterait là où le film commence. Nous avons donc écrit un scénario qui reprenait un certain nombre de choses que nous n’avions pas pu mettre dans celui du film et qui apportent des informations complémentaires. Nous nous sommes débrouillés pour que l’album sorte juste avant le film – il faut ici rendre hommage au dessinateur, Jean-Yves Delitte, qui a travaillé avec une rapidité remarquable ! – et l’on a ainsi un diptyque « plurimédia » d’un genre inédit…

Vous étiez seul scénariste pour Je suis légion, mais vous avez coécrit le scénario des Brigades avec Xavier Dorison – un nom que l’on a déjà vu à côté du vôtre pour la série W.E.S.T. Préférez-vous scénariser seul ou accompagné ?
J’aime beaucoup l’une et l’autre façon de travailler ; j’ai la chance de pouvoir alterner les projets en solo et ceux conduits à deux. Chaque mode de fonctionnement a son lot d’avantages : quand j’ai bien galéré tout seul sur un de mes scénarios, j’apprécie de renouer avec le travail à deux ; inversement, quand Xavier et moi venons d’enchaîner les réunions pour mettre au point ou finaliser un projet commun, nous sommes très contents de retourner chacun dans son jardin. Il y a des histoires imaginées par Xavier sur lesquelles je ne pourrais pas intervenir, et vice versa, mais il y a aussi des projets qui nous correspondent vraiment à l’un et à l’autre, à cette sorte d’entité bicéphale et autonome qui a fini par se constituer – Dorinury, ou Nuryson… – et la coécriture est au programme pour un bout de temps : la série W.E.S.T est toujours en cours (le tome 4 doit sortir en janvier 2008), beaucoup d’autres choses sont dans l’air, et nous allons continuer à nous amuser comme des gosses (rires)… De toute façon, Xavier et moi appartenons à une sorte de mini-tribu, et chaque fois que l’un fait quelque chose en solo, l’autre le lit. On tâche de s’entraider au mieux…

En dehors de l’éventuelle adaptation cinématographique de Légion et de la poursuite de W.E.S.T, avez-vous d’autres projets en cours de réalisation dont on peut parler ?
Oui : j’ai entamé une véritable saga dessinée par Garreta et publiée chez Dargaud, Le Maître de Benson Gate – le tome 1, « Adieu Calder », est sorti en mars dernier – qui comprendra plusieurs cycles de deux albums ; toujours pour Dargaud, j’ai écrit un diptyque intitulé Necromancy, qui sera dessiné par Jack Manini – le premier volet est achevé, mais on a retardé sa sortie de façon à ce que celle du second volet puisse être assez proche.
J’ai également écrit une autre série qui comprendra six albums – le plan de chacun d’eux est déjà établi – avec Sylvain Vallée au dessin : Il était une fois en France. Inspirée de faits authentiques, elle se déroule, pour une bonne part, pendant la même période que Je suis Légion – mais l’histoire est totalement différente ! Le premier tome, « L’empire de Monsieur Joseph », vient tout juste de sortir chez Glénat, et je suis particulièrement heureux que Légion s’achève au moment précis où débute la publication de Il était une fois en France car ce sont peut-être, à ce jour, les deux scénarios où je me suis le plus impliqué. Légion a été écrit par un jeune homme de 25 / 27 ans qui adore les intrigues et la noirceur ; c’est un scénario « à l’américaine », qui fonctionne comme un comics. Il était une fois en France est né de l’imagination d’un trentenaire un peu plus calme qui essaie d’explorer de nouvelles manières de raconter ses histoires ; c’est un scénario typiquement franco-belge, qui s’étale sur une quarantaine d’années et implique donc des évolutions de personnages plus réalistes que dans Légion, dont l’intrigue tient en quinze jours, avec des ultimatums qui pleuvent de partout.
En dehors de ces séries écrites et lancées, j’ai d’autres projets dans ma besace mais qui sont encore incertains. Je vous donne quand même un scoop : j’envisage de réaliser mon premier film, et je suis en train d’en écrire le scénario. Je sais que c’est très dur de mener à bien un projet cinématographique, mais je tiens vraiment à tenter le coup, même si c’est épuisant ! J’ai contracté le virus avec Les Brigades, et le mal est incurable. Mais je n’ai pas envie pour autant d’abandonner la bande dessinée. Ce mode d’expression offre une liberté immense que j’apprécie encore plus qu’à mes débuts de scénariste : c’est fou le nombre de choses qu’on peut raconter dans un album ! Et puis je crois que le virus de la BD affecte autant que celui du cinéma : la maladie est sans remède ! (rires)…

Vous aimez raconter des histoires ; envisagez-vous de passer à un autre type d’écriture que le scénario – roman ou nouvelle ?
Le roman ? C’est un peu effrayant, ça ! En tant que scénariste, j’écris un outil, je participe à une œuvre collective et j’aime bien cette notion de travail collectif. Par contre, écrire un roman ou une nouvelle signifie que je suis seul à assumer le style, l’intrigue… et je ne me sens pas encore prêt pour cela. De plus, je pense que je suis vraiment un enfant de l’image : je rêve systématiquement d’adaptations visuelles de mes romans préférés – cinématographiques ou dessinées. Cela veut sans doute dire que, pour moi, le langage narratif est inséparable de l’image. Mais je changerai peut-être d’avis…


Retrouvez les scénarios de Fabien Nury…

Au cinéma
Les Brigades du Tigre, réalisé par Jérôme Cornuau (avril 2006). Scénario coécrit avec Xavier Dorison et Jérôme Cornuau. Disponible en DVD zone 2 (TF1 Vidéo). 
À visiter : le site du film

En albums
Chez Dargaud :
W.E.S.T (trois tomes parus) – Coscénariste : Xavier Dorison ; dessinateur : Christian Rossi.
Le Maître de Benson Gate (premier tome paru : « Adieu Calder ») – Dessinateur : Renaud Gareta.
Chez Glénat :
Les Brigades du Tigre, « Ni dieu ni maître » – Coscénaristes : Xavier Dorison et Jérôme Cornuau ; dessinateur : Jean-Yves Delitte.
Il était une fois en France (premier tome paru : « L’empire de Monsieur Joseph ») – Dessinateur : Sylvain Vallée.
Chez les Humanoïdes Associés :
Je suis Légion (trois tomes parus) – Dessinateur : John Cassaday
Tome 1 : « Le Faune dansant »
Tome 2 : « Vlad »
Tome 3 : « Les trois singes »

   
 

P.S Interview réalisée le 31 octobre 2007 dans les locaux des Humanoïdes Associés – 24 avenue Philippe Auguste – 75011 Paris.

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Entretien avec O. G. Boiscommun (Pietrolino/Halloween)

O. G. Boiscommun nous entrouvre les portes de son univers graphico-poétique

Le 22 septembre dernier disparaissait Marcel Marceau. Trop tôt pour découvrir Pietrolino, ce héros qu’il n’a pu incarner sur scène devenu personnage de bande dessinée. Imaginé par Alejandro Jodorowski voici quelques années, le mime Pietrolino, martyr de la Seconde Guerre mondiale à qui des soldats nazis écrasent les mains parce qu’il avait osé les ganter de manière à leur faire jouer la résistance à l’occupant, prend corps aujourd’hui sous les crayons d’O. G Boiscommun. Vêtu du même pantalon blanc à gros boutons que portait le fantôme bondissant d’Halloween, Pietrolino est, lui aussi, comme une tentative de sourire au cœur des ténèbres. Entre la Nuit des Morts et celle que les nazis jetèrent sur l’Histoire, O. G. Boiscommun nous raconte l’histoire de Pietrolino et nous entrouvre les portes de son univers graphico-poétique…

 

L’histoire de Pietrolino a connu un destin plutôt chaotique. Pourriez-vous en retracer les principales péripéties ?
O. G. Boiscommun :
Il s’agit, à la base, d’un mimodrame qu’Alejandro Jodorowski avait écrit pour Marcel Marceau, à la demande de celui-ci. Alors qu’il avait presque toujours évolué seul sur scène, il avait envie de travailler avec une compagnie et de monter un spectacle de grande ampleur avec des décors, des costumes, plusieurs acteurs… et Pietrolino répondait à ce désir. Malheureusement, ce spectacle n’a jamais pu être monté, faute de financements : les aides sur lesquelles le mime Marceau comptait n’ont jamais été accordées. Par la suite, les difficultés ont continué : quand il a été question de ce texte et que j’ai souhaité le lire, Bruno Lecigne [directeur de collection aux Humanos, à qui A. Jodorowski avait confié un exemplaire de Pietrolino – NdR] ne parvenait pas à mettre la main dessus. J’ai donc fini par écarter toute perspective d’adapter un jour cette histoire. Puis le manuscrit a resurgi, comme par magie – et dès lors, la magie n’a plus cessé de planer au-dessus de ce projet. Les choses se sont mises en place très facilement ; je me suis immédiatement senti « chez moi » dans ce texte, dès la première lecture : j’y retrouvais des éléments qui ont toujours beaucoup compté pour moi au point que j’avais le sentiment qu’il m’était destiné. Du coup je me le suis approprié avec un plaisir jaloux (rires) !
L’histoire de Pietrolino a donc fini par aboutir à une réalisation concrète. Comme dirait Alejandro, les choses finissent toujours par se faire, même si elles doivent pour cela suivre des chemins détournés. Malheureusement, Marcel Marceau, qui était au courant du projet et qui, je crois, était ravi de se découvrir en personnage de bande dessinée, est mort trop tôt pour voir ce premier tome terminé.

Comment se présente un texte de mimodrame ?
C’est une première étape d’écriture, qui ressemble beaucoup à un synopsis. Pietrolino tenait en neuf pages manuscrites, à partir desquelles Alejandro et Marceau auraient sans doute élaboré une mise en scène bien plus précise si le spectacle avait pu se monter. Mais ces neuf pages sont très denses ; le texte est riche et offre une matière suffisante pour que je puisse en tirer deux albums de bande dessinée.

Pourquoi une parution en deux tomes ?
Quand j’ai eu fini le découpage, nous arrivions à un format un peu bâtard de 80 pages ; il nous est apparu que cela aboutirait plus facilement à deux albums de 46 pages qu’à un gros volume d’une centaine de pages. De plus, en choisissant de scinder l’histoire en deux, la coupure survenait à un moment intéressant du récit sans pour autant casser son rythme. C’est donc la solution qui a été adoptée.

À partir des neuf pages écrites par A. Jodorowski, vous avez dû avoir une grande part d’écriture à fournir, notamment en créant des dialogues…
J’ai en effet dû pallier cette absence de dialogues. Mais ce n’était pas la seule difficulté : Alejandro raconte l’histoire à sa façon, avec ses mots, et j’ai tout de suite senti que la transposition en bande dessinée demandait à ce que le point de vue narratif soit adapté. De plus, il fallait que j’imagine une solution pour transcrire en une suite d’images statiques les scènes de mime. Le recours à une voix off s’est vite imposé comme le meilleur moyen de contourner ces deux problèmes : je pouvais, ainsi, exprimer beaucoup de choses par les didascalies et en même temps introduire les dialogues nécessaires. Et cela m’a amené à confier à Simio le rôle du narrateur. Lui qui est, dans la version d’origine, un personnage un peu secondaire, une sorte de faire-valoir de Pietrolino, se retrouve présent de bout en bout de l’album, en tant que témoin : c’est lui qui raconte et donne sa vision des choses. Pour ce qui est de faire apparaître graphiquement ce que le mime suscite avec ses seuls gestes – par exemple quand Pietrolino mime les fonds marins – je me suis efforcé de traduire cet effort qu’il accomplit pour donner à voir l’immatériel comme Marceau savait le faire surgir devant les yeux des spectateurs. Cela dit, j’avais peut-être la tâche plus facile avec mes crayons (rires) !

Quand vous avez décidé de vous lancer dans le projet « Pietrolino », aviez-vous une expérience du mime, ou de la comédie ? 
Non, pas du tout. Mais il se peut que la façon dont je m’implique dans chacun des personnages que je dessine pour les faire exister et évoluer dans mes albums soit assez proche de celle dont un comédien s’immerge dans son rôle. Et puis j’ai toujours été fasciné par l’univers du spectacle vivant, en particulier par celui de la Commedia dell’ arte – je crois que les toutes premières illustrations que j’ai publiées représentaient Arlequin et Colombine. C’est un univers étroitement lié à l’enfance, dont je m’étais déjà inspiré pour réaliser Halloween.
Le fantôme de cet album doit aussi beaucoup à Marceau : son pantalon à gros boutons, son T-shirt rayé, son maquillage… le jeu du mime m’a guidé pour créer sa gestuelle exagérée, son exubérance, sa faculté de passer d’un sentiment extrême à son contraire – de la joie à la tristesse… Comme je me suis bien sûr inspiré des traits de Marcel Marceau pour dessiner Pietrolino, il n’y a rien de surprenant à ce que lui et le fantôme d’Halloween portent un pantalon identique – mais qui diffère un peu de celui de Marceau, dépourvu de boutons. De toute façon, je ne tenais pas à reproduire exactement le personnage de Bip, je voulais que Pietrolino ait une existence autonome en tant que mime, sans être forcément associé à Marceau.

Marcel Marceau a une telle notoriété que, dès qu’on pense « mime », c’est son nom qui vient à l’esprit…
Oui, il est la figure la plus connue du mime ; tout le monde connaît son nom, son apparence, même sans avoir jamais vu aucun de ses spectacles.

Est-ce que la thématique du masque, du travestissement, est récurrente dans vos albums ou bien est-elle spécifique à Halloween et Pietrolino ?
Pour le moment en tout cas, c’est un thème que je traite dans chacun de mes albums, sous différentes formes : ce peut être le maquillage, les transformations, les métamorphoses…

Il y a dans votre dessin un important contraste entre les éléments de décor, dont les rapports de proportions et l’aspect restent extrêmement réalistes, et la manière dont vous transcrivez les corps humains, avec des traits assez anguleux, des postures très accusées…
Je crois que cette particularité graphique que vous soulignez me vient des dessins animés, ceux de Walt Disney bien sûr – ce sont les premiers dans lesquels j’ai été plongé – puis tous les autres dont j’ai pu me nourrir par la suite. Mais vous avez prononcé le mot « contrastes » et en effet, les contrastes – à tous les niveaux – sont très importants pour moi : travailler sur les contraires donne plus d’ampleur ; plus de profondeur aux choses. Par exemple, dans Halloween, en regard du deuil, de la mort, de l’envie de mourir et de toutes les ombres qui vont avec, j’ai introduit ce personnage fantomatique plein de fantaisie, très euphorique, qui s’exprime en vers et tâche d’atténuer ce qui est douloureux pour égayer un peu Asphodèle. J’ai retrouvé dans Pietrolino ce système d’opposition : face à l’univers dur et froid de l’occupation nazie, il y a le monde de Pietrolino et de ses compagnons, où règnent l’amour, la passion de l’art, l’amitié… et c’est une des raisons pour lesquelles cette histoire m’a si vite parlé.

Poursuivons un peu la comparaison entre Halloween et Pietrolino : on note un dessin sans contours dans le premier, et avec contours dans le second. Qu’est-ce qui détermine votre choix ?
Chaque projet motive une démarche particulière ; mes approches varient en fonction de ce que j’ai à raconter, des thèmes, de l’histoire, ou de mes intentions. Mon trait reste ce qu’il est, mais je peux le rendre un peu plus réaliste comme dans Pietrolino, ou accorder plus d’espace à la couleur comme dans Halloween, en créant beaucoup de pleines pages et des planches où les vignettes sont très grandes – il n’y aura alors pas plus de quatre vignettes par page. J’essaie de diversifier mes choix graphiques ; c’est aussi un moyen d’explorer plusieurs possibilités et de découvri mon métier, d’apprendre ce que j’ignore encore dans tous ces domaines qui composent l’univers de la BD.

Où ce surcroît de réalisme que vous venez d’évoquer à propos de Pietrolino apparaît-il ?
Justement dans le traitement des personnages. Sans tomber dans le réalisme pur et dur, il me semblait que ce contexte de la Deuxième Guerre mondiale exigeait une approche graphique un peu différente des personnages, surtout dans leurs expressions, leurs mimiques : en dessinant de façon plus réaliste, je pensais mieux parvenir à les transcrire – je pense notamment à la scène entre Pietrolino et Alma, à la fin de l’album ; tous les jeux de regards et d’expressions où affleurent les sentiments auraient été plus délicats à traduire avec un dessin moins réaliste.

Est-ce toujours vous qui gérez la mise en couleurs de vos dessins ?
Oui ; j’estime que cela fait partie intégrante de mon travail. D’autant que j’attache beaucoup d’importance au choix des couleurs et à leur traitement : elles participent du sens de l’histoire au même titre que le texte, la narration ou le seul dessin – le but premier, c’est tout de même de raconter une histoire – et, en cela, elles agissent vraiment sur le lecteur. Par les couleurs, je tâche aussi de faire valoir ces contrastes sur lesquels j’aime travailler : par exemple, dans Pietrolino, j’ai choisi des tons froids pour les scènes difficiles et douloureuses, et des tons plutôt chauds pour d’autres, plus poétiques. Mais la dimension onirique du récit reste omniprésente, ne serait-ce qu’à cause de la capacité du personnage principal de faire exister l’irréel et d’effacer autour ce dont on n’a pas besoin.

L’un des charmes de Pietrolino est d’être, d’une certaine manière, mimétique par rapport à son thème : il y a peu de textes et certaines planches sont entièrement silencieuses ; les dessins expriment beaucoup de choses. Cependant, si les textes sont peu nombreux, ils apparaissent toujours dans de très larges encadrés. Cela ne nuit-il pas à l’expressivité du dessin ?
Pour moi la lisibilité est un souci primordial ; en bande dessinée, si on a une lecture immédiate de l’image, je ne crois pas qu’il en aille de même pour les textes. C’est pour cela que je laisse un entour blanc assez important autour des textes. C’est une marque de respect pour le lecteur, qui peut ainsi suivre le récit sans accroc : l’association texte-images ne va pas forcément de soi et je tâche toujours de faciliter au mieux la lecture. Mais j’aime aussi laisser une grande marge d’interprétation au lecteur et l’inciter à tirer lui-même des planches la part de ce que ça va déclencher chez lui. J’essaie de ne pas donner de réponses trop évidentes : je ménage donc une large place aux silences et les mots, didascalies ou dialogues, sont distillés avec parcimonie. L’Histoire de Joe devait même être un album muet au départ, mais j’ai eu peur de passer à côté de certaines choses et je n’ai pas eu le courage de renoncer entièrement aux mots – ils sont cependant assez peu présents…

Alejandro Jodorowski est une figure mythique de la BD. Que représente-t-il pour vous ?
Exactement cela : un mythe ! Je ne le connaissais pas personnellement avant que nous travaillions ensemble et je le découvre petit à petit. Il se révèle d’une extrême intelligence, il est passionnant, touchant… Je lui suis très reconnaissant d’avoir accepté de partager cette histoire avec moi ; je suis très fier de cette collaboration. Alejandro a évolué dans beaucoup de domaines, dont le mime – il a énormément écrit pour Marcel Marceau, notamment ses sketches les plus connus comme La Cage, ou Le Marchand de masques. Il a réalisé des films qui sont devenus cultes, il a un parcours phénoménal en BD, il a profondément marqué cet art… C’est un personnage multifacettes très impressionnant… Mais pendant toute la réalisation de l’album, il m’a toujours soutenu ; il a été très présent tout en sachant s’effacer – d’ailleurs, il m’a accordé davantage de confiance que je ne m’en accordais moi-même ! Ce travail commun a vraiment été une belle aventure. 

Quand vous collaborez avec d’autres artistes de la BD, est-ce plutôt le fait de rencontres personnelles ou par le biais d’un éditeur ?
Ça dépend, tout est possible… Pour mes premiers albums, réalisés avec Morvan et Joann Sfarr, c’est l’éditeur qui avait provoqué la rencontre. En ce qui concerne Dieter, je le connaissais déjà ; nous avons eu envie au même moment de nous lancer dans un projet commun. Nous en avons discuté, puis les choses se sont faites naturellement. De là est née la série Anges. Quant à Philippi, c’est lui qui est venu vers moi. Il avait aimé L’histoire de Joe et il avait une histoire à me proposer – ça a donné Le Livre de Jack, puis ensuite Le Livre de Sam. Il n’y a pas de règle, les choses adviennent au hasard des rencontres, des oportunités.

Avez-vous une préférence pour la collaboration ou pour les projets que vous êtes seul à porter ?
Je n’ai pas de vraies préférences : j’aime aller dans diverses directions, tenter des expériences – à chaque couple dessinateur/scénariste correspond une expérience particulière – et je trouve que c’est toujours enrichissant de se confronter à l’univers de quelqu’un d’autre, de découvrir d’autres modes de fonctionnement. Collaborer à l’écriture d’un scénario ou bien retravailler une histoire déjà écrite par un autre me plaît tout autant. C’est aussi très agréable de travailler tout seul ; mais dans ce cas, je me consacre à des choses plus personnelles, des univers plus intimistes.

Est-ce qu’il vous est difficile de passer d’un projet à l’autre ? Est-ce que vous avez besoin d’une période de transition pour vous déprendre de ce que vous venez d’achever avant de vous immerger dans l’univers suivant ?
Il y a toujours une période de transition, mais elle doit être assez courte si je veux pouvoir sortir un album assez régulièrement et contenter les lecteurs – soit, pour moi, environ un album chaque année. Étant donné le temps qu’il me faut pour réaliser un album, je ne dois pas trop traîner si je veux tenir ce rythme… Je travaille beaucoup et ne prends quasiment pas de vacances (rires). C’est un choix… Cela dit, la transition se fait en douceur parce que je commence à penser au projet suivant avant d’avoir terminé celui qui est en cours. De toute façon, les choses ne se font pas du jour au lendemain, il y a un temps de maturation assez long pour chaque aventure avant que je décide de m’y mettre concrètement.

Où en est le tome 2 de Pietrolino ?
Je viens de terminer l’adaptation et les crayonnés. Il me reste à faire ce qui demande le plus de temps, le travail le plus exigeant et le plus rigoureux : la mise en couleurs, puis la finalisation des planches. L’album doit sortir en novembre 2008, je vais donc vivre dans cet univers et partager la vie de ces personnages pendant encore une année…

À quoi ressemblera l’après Pietrolino pour vous ?
J’aimerais me consacrer à une histoire que j’ai écrite il y a une vingtaine d’années, bien avant que je publie mon pemier album – c’est d’ailleurs cette histoire qui m’a en grande partie incité à me lancer dans la bande dessinée. C’est une histoire à laquelle je tiens beaucoup – mais sa réalisation sera sans doute très lourde. Elle a déjà subi plusieurs réécritures… elle suscite tellement d’idées, d’envies, que je ne pourrai probablement pas tout transcrire dans le travail final. Il va donc falloir que je cisaille dans tout ça et que je construise le scénario définitif. Cela représente encore un gros travail d’écriture. Mais je pense que 20 ans de maturation, c’est un bon chiffre, et il serait intéressant que je m’attelle enfn à la réalisation concrète de ce projet qui me tient tant à cœur.

J’imagine qu’accepter de se lancer dans un projet implique d’en refuser d’autres. Ce doit être parfois douloueux…
Par principe, je ne refuse rien… j’ai plusieurs projets qui sont dans l’air dont certains avec Alejandro – celui dont nous venons de parler est le plus ancien – et tous me motivent, m’intéressent…J’espère seulement avoir suffisamment de temps pour les réaliser.

   
 

Interview réalisée par isabelle roche le 24 octobre au siège des Humanoïdes Associés, 24 avenue Philippe Auguste – 75011 Paris.

 
     

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Entretien avec Vincenzo Cerami (Les yeux de Pandora/Le syndrome de Tourette)

Du roman au scénario de bande dessinée en passant par la traduction : toutes les formes d’écriture sont bonnes pour tenter Vincenzo Cerami

Qu’y a-t-il de commun entre La Vie est belle de Roberto Benigni, La fausse suivante de Marivaux, et Les Yeux de Pandora, le tout dernier album dessiné par Manara et sorti il y a peu aux Humanoïdes Associés ? Un homme de lettres italien, Vincenzo Cerami – romancier, nouvelliste, poète… scénariste et traducteur. Un insatiable curieux entré en littérature dès l’adolescence et qui, non content de cultiver les formes purement littéraires, aime à explorer d’autres types d’écriture au gré des rencontres, des amitiés nouées et des opportunités croisées. Il a ainsi écrit plusieurs pièces de théâtre, des scénarii de cinéma et de bande dessinée, des fictions radiophoniques… et pratique la traduction de temps à autre. Comme pour faire écho à ce foisonnement créatif, presque en même temps que Les Yeux de Pandora paraît aux éditions du Rocher Le Syndrome de Tourette, un recueil de nouvelles.
Pour marquer ce double événement, nous avons rencontré Vincenzo Cerami dans les bureaux des Humanoïdes Associés – dans la salle de réunion, pour être précis : silence, calme et confort…

Plutôt que de brièvement « raconter sa vie » afin de se présenter aux lecteurs, l’écrivain préfère les inviter à visiter son site – rédigé en italien. Mais sans être italianophone, l’on naviguera dans cette Vita di parole avec beaucoup de plaisir : un site web fonctionne selon un langage propre à l’environnement de la Toile – l’agencement des pages, la façon dont on passe de l’une à l’autre, la disposition des textes par rapport aux images… exhalent du sens indépendamment de celui que véhicule l’idiome de ses parties écrites – et celui que « parle » le site de Vincenzo Cerami est des plus réjouissants.
Pour ce qui est de ses débuts en écriture sous la houlette de Pasolini, et des « langages littéraires » qu’il se plaît à utiliser à travers son œuvre aux mille facettes, il en parle avec volubilité. En à peine une heure – car la durée de l’entretien était comptée : la journée d’un auteur assurant la promotion d’un de ses livres est aussi bien remplie qu’un carnet de rendez-vous ministériel… – il a mis tant de passion à évoquer son travail avec Manara et ses velleités d’ « expérimentateur » que cette heure a paru tenir en quelques minutes. Mais la richesse et l’abondance des propos recueillis témoignent de cet espace que l’écrivain a su ciseler pour nous dans son emploi du temps serré comme un « petit noir » de bistrot…

Quel a été votre parcours artistique ?
Vincenzo Cerami
J’étais très jeune quand j’ai commencé à écrire. Mais le véritable déclic a eu lieu à l’école – il faut dire que j’ai eu pour professeur Pasolini… J’ai découvert la littérature grâce à lui. Et lui a découvert, à travers les sujets libres qu’il proposait en classe, que j’avais une grande facilité pour inventer des histoires. J’étais un enfant un peu névrotique, plutôt introverti, et je passais mon temps à me raconter des histoires – c’en était presque obsessionnel… J’ai d’abord écrit des poèmes, puis des nouvelles. Pasolini m’a également initié au cinéma et au théâtre ; j’ai même été assistant volontaire sur quelques-uns de ses films, dont L’Évangile selon saint Matthieu et Uccelacci e uccellini. J’ai ainsi réalisé que je pouvais construire un récit autrement que par le truchement de la littérature ; que cinéma et théâtre étaient eux aussi des langages avec lesquels je pouvais raconter des histoires. J’ai donc écrit des scénarii pour le cinéma, beaucoup de pièces de théâtre, ensuite des romans et, dernièrement, je suis devenu scénariste de bande dessinée : j’ai écrit deux scénarii humoristiques pour la dessinatrice Silvia Zicche, et Les Yeux de Pandora pour Milo Manara. 

Comment vous êtes-vous rencontrés, Milo Manara et vous ?
Cela remonte à quelques années : il avait réalisé le décor d’une de mes pièces de théâtre et, par la suite, nous sommes devenus amis. Nous partageons le même point de vue sur beaucoup de choses – il y en a d’autres sur lesquelles nous ne sommes pas d’accord mais, en règle générale, nous nous entendons très bien… Nous avons travaillé ensemble sur un projet de film, qui n’a pas encore pu se concrétiser, puis nous avons décidé de faire une bande dessinée à deux. Cette perspective m’impressionnait beaucoup… Manara est un très grand artiste, et il risquait de mettre en jeu sa réputation à cause de moi (rires) ! Mais j’ai quand même commencé à réfléchir à une histoire susceptible d’être servie par son art comme l’avaient été celles imaginées, notamment, par Hugo Pratt et Alexandro Jodorowski. Je me suis alors efforcé de retrouver l’état d’esprit qui était le mien quand j’ai lu mes premières bandes dessinées. C’étaient des intrigues à suspense, en noir et blanc, avec de l’action et peu de textes. Je trouvais magique de voir ces personnages se raconter sans rien dire ou presque – par le seul dessin on peut deviner ce qui se passe dans leur tête et c’est l’une des grandes forces de la bande dessinée que de permettre cela.
Je me suis donné de grandes lignes directrices : il fallait que mon histoire, tout en ayant quelques complexités, puisse tenir en peu de pages et qu’elle soit aisément transposable en images. Je ne voulais pas qu’elle soit trop profonde – du moins au premier abord : je veux que la profondeur soit découverte par celui qui lit, ce n’est pas à moi, écrivain, de l’exhiber. Et puis je devais compter avec l’érotisme, qui est la marque de Manara : il devait trouver sa place dans le récit sans en être le sujet principal… C’est ainsi qu’est née Pandora, une jeune fille un peu problématique, qui souffre d’accès de raptus – des crises nerveuses où elle devient très violente. Mais quand le récit commence, elle est guérie, et on ne sait pas trop quelle est l’origine de ces crises – on suppose juste qu’elles sont héréditaires… Écrire ce scénario a été un travail assez amusant – je pense que les lecteurs s’amuseront aussi en le lisant – et agréable ; de plus, je savais qu’il serait mis en image par un artiste qui sait montrer les choses au-delà de l’image – une capacité imaginative que saluait Fellini, avec qui j’ai aussi été très ami – et dont le dessin a un très grand pouvoir évocateur.

Qui a décidé de réaliser l’album en noir et blanc ?
C’est un choix de Manara – mais en voyant les images, j’ai trouvé que le noir et blanc convenait parfaitement. Ce mode de représentation est plus suggestif que la couleur, qui reste réaliste alors que le noir et blanc ne l’est pas. Manara a réussi un très beau travail graphique, que l’éditeur a superbement mis en valeur : les détails sont restitués avec beaucoup de fidélité, ce qui est assez rare dans un album.

C’est quand même un noir et blanc assez particulier, sans nuances, sans gris, très cru ; cela contraste avec l’histoire qui est sinueuse, et les personnages qui sont complexes.
En effet, et c’est pour ça que les images frappent dès qu’on ouvre le livre : cet univers en noir et blanc n’est pas celui qu’on voit tous les jours – mais c’est le propre de la bande dessinée que de projeter dans un autre monde, même si les graphismes sont réalistes. Une bande dessinée est une succession d’images fixes, d’instantanés – et entre deux images, il y a la vie qui passe ; entre deux représentations visuelles il y a un petit morceau qui manque, quelque chose qu’on ne voit pas – et l’art véritable du dessinateur est justement là, dans ce petit morceau qu’il soustrait au regard entre deux cases…

Les Yeux de Pandora est un album où le dessin a sa pleine place ; le texte est quasiment absent : il n’y a aucune didascalie, et les dialogues sont vraiment restreints…
En effet, et c’est exactement ce que je voulais. La BD est un langage d’images, un art visuel où les mots sont optionnels. J’ai tâché de bâtir mon scénario de façon à ce qu’il n’y ait pas besoin de multiplier les informations textuelles et que les images puissent véhiculer le plus de sens possible, mais sans simplifer l’histoire à outrance. Il m’aurait été facile de noircir des pages de texte pour expliquer ce que ressent tel ou tel protagoniste, mais si l’image est suffisamment expressive et dynamique ; y adjoindre du texte crée une redondance. Je pense que le lecteur doit être ému par l’image sans que le texte soit nécessaire – et puis il faut avoir confiance dans la solidité narrative de l’histoire.

Et aussi dans le dessinateur !
Oui, bien sûr… et justement, avec Manara, je savais que je n’avais aucun souci à me faire ! Si je n’avais pas eu pour collaborateur un dessinateur de son envergure, je suis sûr que je n’aurais pas écrit de la même façon.

Comment avez-vous travaillé avec lui ? De façon très suivie tout au long de la réalisation de l’album ou bien lui avez-vous « abandonné » votre histoire une fois que vous l’avez eu terminée ?
Quand je la lui ai donnée à lire, il l’a tout de suite beaucoup aimée. Mais nous en avons assez peu parlé – Milo voulait juste quelques précisions pour s’assurer qu’il avait bien compris le récit. Nous n’abordions pas de questions précises ; nous parlions « en périphérie » de l’histoire – pour résoudre un problème, il vaut mieux discuter autour du problème que de celui-ci directement. Une fois qu’il a eu commencé à dessiner, il paraissait très bien s’accommoder de mon scénario. J’ai vu son travail avancer, mais je n’intervenais jamais ; le résultat me comblait – je le trouvais même supérieur à ce que j’avais imaginé en rédigeant le texte. Bien sûr, si j’avais décelé la moindre anicroche, je la lui aurais signalée. 

Comment avez-vous abordé ce scénario, et les distinctions à établir entre le texte qui allait rester – les dialogues – et tout ce qui fournit des indications de dessin (descriptions, didascalies…) ?
Je l’ai écrit avec le même esprit qu’un scénario de cinéma : je rédige les descriptions de ce qui doit être visible, mais je laisse beucoup de marge pour que l’artiste – metteur en scène ou dessinateur – puisse imaginer à son aise. Je suis très précis sur le déroulement de l’histoire, son rythme narratif – c’est moi qui ai réalisé tout le découpage en cases – mais je m’arrange pour ne pas verrouiller le scénario, ne pas le rigidifier – ce n’est pas un scénario »de fer » : je laisse le plus d’espace possible à l’artiste. Par exemple, j’avais donné beaucoup de détails pour décrire le personnage de Pandora – peut-être trop… mais Manara a très bien synthétisé mes indications, il s’est emparé de cette jeune fille et a saisi toutes les occasions de mettre en évidence son anatomie harmonieuse mais cet érotisme qui émane d’elle montre son innocence et son absence de malice – il n’en reste pas moins que le lecteur pourra être ému par la façon dont la plastique de Pandora est valorisée dans certaines images…

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Vous êtes écrivain, un homme de mots ; pour écrire, vous utilisez tout leur potentiel expressif. Est-ce que ce n’est pas un peu frustrant pour vous d’écrire pour le cinéma ou la BD car cela signifie que vous abandonnez à un autre artiste une partie de ce que vous avez imaginé ?
Vincenzo Cerami :
Non, parce que selon que j’écris en littérateur ou en scénariste, je n’utilise pas le même langage ; je n’aborde pas la narration de la même façon. En littérature, je vais chercher les mots justes qui serviront le récit alors que pour le cinéma, la bande dessinée – et même pour le théâtre – je vais imaginer une narration qui repose sur l’image ; les mots cessent d’être importants en dehors des dialogues. Il existe, par exemple, des bandes dessinées muettes qui fonctionnent à merveille. Mais quand je suis écrivain, je n’ai que les mots pour m’exprimer ; à travers eux je dois faire passer la vie, recréer des odeurs, ménager des ambiances, montrer des visages, évoquer le passage du temps… tout cela doit transiter par la voix silencieuse du narrateur. Je pense que, si je peux passer aussi aisément d’un langage à l’autre c’est parce que j’appartiens à la catégorie des écrivains narrateurs – je me réfère ici à la classification de Walter Benjamin, pour qui il y avait les écrivains « écrivains » et les « narrateurs ». Les premiers sont ces auteurs qui ont une langue propre, avec laquelle ils écrivent tous leurs livres. Quel que soit le sujet traité, ils l’aborderont avec leur langue qui, en général, est une magnifique cathédrale. Les « narrateurs » – je pense ici aux grands romanciers français, ou russes – sont des auteurs qui n’ont pas de langue particulière, ils la créent en fonction du livre qu’ils sont en train d’écrire ; ils utilisent la langue de leurs personnages – ce sont eux qui, d’une certaine façon, donnent le style au roman. Ce n’est pas qu’un « narrateur » se fiche de la langue, au contraire : il doit même fournir un travail deux fois plus conséquent que l’écrivain puisqu’il doit trouver la langue idoine chaque fois qu’il commence un livre. Il est beaucoup plus difficile d’être narrateur qu’écrivain…
Pour moi, la narration est primordiale. Littérature, cinéma, théâtre, bande dessinée… sont des moyens différents de mettre en œuvre une narration ; il suffit d’adapter celle-ci au langage requis par chacun de ces arts.

La quatrième de couverture de l’album français donne, en guise de présentation, des propos que l’on devine être prononcés par le psychanalyste. Or c’est un perosnnage fugace, qui disparaît dès la troisième planche. Est-ce vous qui avez choisi cette quatrième, et si oui, pourquoi ?
Non, je ne suis pour rien dans ce choix ; cela fait partie de l’aspect « promotionnel » de l’album, et je ne connais rien à tout cela ! Les exigences du « marché » de la bande dessinée me sont totalement étrangères, d’autant que cette notion de « marché de la BD » est inexistante en Italie. C’est l’éditeur qui a pris cette option pour la quatrième ; mon rôle s’est limité à l’écriture du scénario. Par contre, j’ai choisi le titre : « Les yeux » parce qu’ils représentent le lien père/fille et qu’ils sont le signe extérieur de ce mélange de douceur et de violence qui les caractérisent l’un et l’autre. Et « Pandora » parce que ce personnage m’est particulièrement cher ; je ne pensais pas seulement à la Pandore mythologique, celle dont la boîte renferme tous les maux, mais à la Pandora de Nerval. J’ai voulu rendre hommage à Gérard de Nerval et à ce personnage un peu mythique, transparent, que lui seul, avec sa folie, pouvait inventer, et qui évoque, aussi, un dessin de Fragonnard.

Je me permets de quitter Pandora pour Le Syndrome de Tourette, ce recueil que vous venez de publier aux éditions du Rocher. Comment avez-vous constitué ce recueil ? Avez-vous pioché dans un stock de textes existants ou bien aviez-vous la perspective du recueil présente à l’esprit en écrivant ?
Ce recueil arrive après un très long parcours littéraire, commencé avec mon premier livre, et que je qualifierais d’expérimental ; quand j’écris, j’ai toujours une démarche de recherche. En règle générale, j’essaie de rendre compte de ce qui se passe autour de nous, à l’époque présente. Je m’intéresse en particulier aux problèmes liés à l’identité – on vit dans un monde gagné par la globalisation, où la crainte de perdre son identité est omniprésente – et aux rapports que l’Homme entretient avec l’Histoire. Il me semble qu’aujourd’hui il ne la maîtrise plus ; sa propre Histoire lui échappe… J’ai donc imaginé de réunir des histoires très bizarres, qui se jouent des époques – l’on trouvera un texte se déroulant au temps du Christ, un autre pendant la Première Guerre mondiale… etc. – et dans lesquelles l’histoire individuelle prend le pas sur celle de la collectivité humaine. C’est pourquoi le sous-titre du recueil est « Histoires sans histoire »…
Quant à la première partie du titre, Le Syndrome de Tourette – qui est aussi le titre d’un des textes du recueil – il se réfère à une maladie du langage et du comportement décrite par Gilles de la Tourette, un médecin français qui était un ami de Freud. Les patients atteints de ce syndrome vont avoir des gestes incontrôlés, certains se mettent à dire des gros mots à tout bout de champ… le corps agit en dehors de la volonté du malade – c’est le corps qui dit non, qui se révolte. J’ai choisi ce titre pour le recueil parce qu’il correspond bien à la magie des histoires – mais c’est une magie qui, tout en étant loin de la réalité, n’est pas tout à fait magique – et qu’il suggère cette idée qu’on évolue dans une réalité incertaine, où l’on ne reconnaît plus très bien ses repères.

En vous entendant évoquer cette réalité qui n’est pas tout à fait magique, mais qui n’est plus la simple banalité quotidienne, il me semble que l’un des textes les plus représentatifs de cela est « Acid Lemon », où l’on voit une forêt luxuriante se développer dans Rome en peu de temps à la suite de l’abandon dans le creux d’un tronc d’arbre de petits chewing gums au citron…
Peut-être… mais vous verrez, quand vous serez parvenue au terme du livre, que le texte le plus important est le dernier, « La Belle et la Bête ». D’ailleurs, j’aimerais bien que cette histoire soit transposée en bande dessinée…

Qui a décidé de l’ordre des textes, vous ou votre éditeur ?
C’est moi ; j’ai été entièrement maître de l’organisation interne du recueil, et les textes se succèdent en fonction de leur rythme de narration. Mais j’ai aussi été très attentif au final – celui de l’ensemble, et celui de chacun des textes. Toutes les histoires s’achèvent de façon ouverte, poétique, et ces dénouements en suspens sont cohérents avec le cœur du recueil – son « fil rouge » si vous préférez, à savoir ce style particulier dont le syndrome de Tourette m’a paru être une bonne métaphore. Mais cette construction est propre à ce livre ; j’ai écrit d’autres recueils de nouvelles qui n’ont pas du tout la même allure. 

Vous savoir maître du choix éclaire de façon singulière la place initiale de « Peur de jouer », qui est une très belle présentation du travail de l’écrivain…
(rires) On m’a déjà dit cela plusieurs fois… C’est, du moins, une référence à ma façon d’aborder la littérature. Je me définirais comme un expérimentateur ; je suis un grand curieux de toutes les formes de langages ; tâcher de découvrir les mécanismes de chacun d’eux avant de les utiliser moi-même me passionne. J’appelle cela de « l’expérimentalisme » pour donner un côté très sérieux à ma curiosité (rires)… De fait, si l’on regarde l’ensemble de mon travail, on constate une diversité extrême, dans le champ littéraire d’abord – tous mes livres sont différents, je n’en ai pas écrit deux qui soient similaires, et à l’intérieur d’un recueil de nouvelles, le style diffère aussi d’un texte à l’autre – et, quand je m’exprime à travers d’autres langages je varie les registres et cultive tour à tour la comédie, le drame… etc.

Puisque vous êtes un expérimentateur et un grand curieux de tout ce qui touche au langage, quel est votre rapport à la traduction – un épineux problème de langage, qui touche à la technique et à la « chair » des langues… Êtes-vous traducteur ?
Oui, cela m’arrive – mais assez rarement parce que je suis très occupé par mes autres activités. J’ai notamment traduit en italien La fausse suivante, de Marivaux, qui est un auteur très difficile à traduire parce qu’il joue sans cesse sur l’ambiguïté, le double sens des mots. J’ai choisi cet auteur justement à cause des difficultés que posent ses œuvres et pour retrouver, par là, le goût de traduire en poussant très loin la réflexion sur la relation entre mots et sens. Marivaux, comme Pérec ou Queneau, appartient à la catégorie des écrivains très littéraires, ceux qui manient toutes les subtilités des mots et font entrer dans leurs textes ce que l’on appelle « l’extratexte », c’est-à-dire un ensemble d’éléments de sens qui sont étrangers au mot en tant que signe et ressortissent à la culture, à l’histoire du pays ou du groupe humain. Il est pour ainsi dire impossible de traduire ces auteurs de façon satisfaisante – à moins d’être un grand linguiste, un éminent sémiologue comme Umberto Eco, par exemple, qui a traduit Queneau avec beaucoup de justesse. Et le problème se pose aussi pour certains auteurs italiens – je pense, entre autres, à Carlo Emilio Gadda, considéré comme l’un des plus grands écrivains du siècle passé… Il est très délicat à traduire : il a carrément inventé des mots en mêlant plusieurs dialectes italiens. La question de la traduction est d’autant plus difficile pour nous Italiens que notre langue est parlée dans une aire géographique restreinte, et si l’on ne traduit pas les auteurs italianophones, notre culture, qui est tout de même l’une des plus riches d’Europe, va péricliter.
À côté de ces auteurs presque intraduisibles, il y a ceux dont on peut traduire les œuvres de façon « bureaucratique », avare, sans qu’ils soient détruits – je pense à Dostoïevski, à Cervantès, qui ont connu mille traductions, dont certaines épouvantables, en des milliers de langues, et qui sont toujours là, toujours aussi importants dans le paysage culturel. Cela signifie simplement que les textes forts du point de vue narratif et dont la langue est au service du récit sont plus faciles à traduire… et qu’ils résistent meiux aux éventuelles maladresses des traducteurs.

Une fois que sera achevée la phase de promotion du Syndrome de Tourette et des Yeux de Pandora, dans quels projets allez-vous vous engager ?
Je prépare un livre dont la rédaction proprement dite n’est pas encore commencée, mais tous les éléments sont bien en place dans ma tête. Et je viendrai m’installer à Paris pour l’écrire – je partage mon temps entre Rome et Paris, car ces deux villes me sont aussi indispensables l’une que l’autre, mais la tranquillité de mon appartement de l’île Saint-Louis est ce qui convient le mieux à l’écriture.
Je travaille également sur un film et une pièce de théâtre – où j’apparais comme acteur… Je prospecte aussi du côté de la bande dessinée, en espérant trouver un projet à lancer… En dehors de cela, j’ai écrit une préface à une nouvelle édition des Mille et Une nuits qui va bientôt sortir, et l’on jouera la première d’une de mes comédies en octobre prochain, en Italie.

Menez-vous de front tous ces projets ?
Oui. Je peux travailler à plusieurs textes en même temps, à condition qu’ils soient de nature différente – par exemple, je ne peux pas écrire simultanément deux romans. Je dispose de plusieurs tables, chacune correspondant à un langage particulier : sur l’une je m’installe pour écrire un scénario de film, sur une autre une pièce de théâtre, sur une troisième un roman… etc. Comme je ne peux pas me consacrer plus de trois ou quatre heures d’affilée à un même projet, avoir ainsi plusieurs « chantiers » en train me permet de travailler plus longtemps, en passant d’un mode d’écriture à l’autre.

Avez-vous dans vos cartons quelques idées en prévision d’une suite aux Yeux de Pandora ou bien attendez-vous de voir comment l’album sera accueilli ?
J’ai deux ou trois petites idées que j’aimerais soumettre à certains dessinateurs – mais je n’en dirai pas plus : la moindre des corrections serait qu’ils soient au courant (rires) !
 

ŒUVRES DE VINCENZO CERAMI DISPONIBLES EN FRANÇAIS

Le Mal d’amour (Payot, 1991)
La Vie est belle – avec Roberto Benigni (Gallimard coll. « Folio », 1998)
Fantasmes (éditions du Rocher, 2003)
Un bourgeois tout petit petit (éditions du Rocher coll. « Motifs », 2006)
Le Syndrome de Tourette (éditions du Rocher, 2007)
Les Yeux de Pandora – album dessiné par Milo Manara (Les Humanoïdes Associés, 2007)

   
 

Interview réalisée par isabelle roche le 2 avril 2007 dans les locaux des Humanoïdes Associés – 24 avenue Philippe Auguste, 75011 PARIS

 
     
 

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Festiblog 29 & 30 sept. 2012 : 8e festival des blogs BD et du webcomics

 

http://www.datapressepremium.com/RMUPLOAD/2007307/Image/e-artsup_baseline.jpg
 
 
Bandeau Festiblog.JPG
 
 
FESTIBLOG 2012
8e FESTIVAL DES BLOGS BD ET DU WEBCOMICS
 
 
Bonjour,
 
Venez découvrir le monde des blogs BD et des webcomics.
 
e-artsup, l’école supérieure de la création numérique (membre de IONIS Education Group) est partenaire de la 8e édition du Festiblog, le festival des blogs BD et du webcomics qui a lieu le week-end du 29 & 30 septembre à la mairie du 3e à Paris.
 
Le rôle du festival est de permettre la rencontre « physique » entre des auteurs connus, la nouvelle génération d’artistes numériques et un public de plus en plus large et nombreux, qui se côtoient généralement sur la toile.
 
200 séances de dédicaces gratuites sont assurées, tout au long du week-end par plus de 150 auteurs passionnés aussi bien professionnels qu’amateurs.
 
L’édition 2012 sur le thème « La science, les jeux (et les moustaches) », est issue de la rencontre étonnante entre 4 nouveaux acteurs : le CNRS, libération.fr ; Marion Montaigne, Wandrille Leroy.
 
Les nouveautés
 
Partenaires
Cette année le Festiblog accueille 2 nouveaux partenaires de renoms :
–                   le CNRS
–                   libération.fr
 
Marraines/ Parrains
Pour la 8e édition, le Festiblog à l’honneur de recevoir:
–                   Marion Montaigne
Auteure du blog de vulgarisation scientifique http://tumourrasmoinsbete.blogspot.fr/
 
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–                   Wandrille Leroy
Auteur de la série « Seuls comme les pierres » http://wandrille.leroy.free.fr/blog/
et créateur de jeux
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Fil rouge
Des blogueurs invités durant le Festiblog se rendront dans les différents laboratoires du CNRS afin de découvrir l’univers des chercheurs et vivre une expérience hors du commun. Suite à cette rencontre haute en couleurs, des planches prendront vies. Elles seront mises en ligne sur un blog de libération.fr durant tout le mois de septembre.
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Animations
–        Dédicaces
 
Focus sur Dreamy
Une ancienne étudiante d’e-artsup parmi ses pairs au Festiblog.
Qui est Dreamy?
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Sophie Durand est une ancienne étudiante d’e-artsup, franco-chinoise, qui a la bougeotte. Résultat ? La voilà partie pour un an au Japon. Et après ? Elle verra bien.
Suivez ses aventures au pays du soleil levant sur son blog
 
 
–        Master classes
–        Créations
–        Concours
–        Ateliers BD pour les jeunes
 
Le Festiblog en chiffres
–        8e Festiblog
–        1 week-end
–        29 et 30 septembre 2012
–        150 blogueurs invités
–        200 séances de dédicaces gratuites
–        20 partenaires
–      6000 visiteurs
 
Pour tout suivre du Festiblog / Restez connectés
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Géraldine Seuleusian
Chargée des Relations Médias
IONIS Education Group
2, rue des Quatre Fils – 75003 Paris
01 44 54 33 15
 
À propos d’e-artsup
e-artsup, créée en 2001 à Paris, est l’École supérieure de la création numérique. Elle est le trait d’union entre les arts plastiques, les arts appliqués, le management et les nouvelles technologies. A la rentrée 2010, e-artsup à ouvert 3 écoles à Bordeaux, Lyon et Nantes et à Lille en septembre 2011, où les étudiants peuvent désormais effectuer les trois premières années du cycle en 5 ans. En 2011, une nouvelle filière: Game Design a ouvert ses portes, rejoignant ainsi les 4 spécialisations de l’école: Motion Design 2D/3D, Concept et Stratégie, Design Interactif, et Communication.
 
À propos de IONIS Education Group
Créé il y a 30 ans par Marc Sellam, le Groupe IONIS est aujourd’hui leader de l’enseignement supérieur privé en France. Les 20 écoles et entités* du Groupe rassemblent plus de 17 000 étudiants et 60 000 anciens en commerce, informatique, aéronautique, énergie, transport, biologie, gestion, finance, marketing, communication et création. Le Groupe IONIS s’est donné pour vocation de former la nouvelle intelligence des entreprises. Une forte ouverture à l’international, une grande sensibilité à l’innovation, à l’esprit d’entreprendre, une véritable « culture de l’adaptabilité et du changement »  sont les principales valeurs enseignées aux futurs diplômés des écoles de IONIS Education Group, qui deviendront des acteurs clés de l’économie de demain.
* ISG, ISEG Business School, ISEG Marketing & Communication School, ISEG Finance School, ISTH, ICS Bégué, ISEFAC Bachelor, EPITA, ESME Sudria, Epitech, IPSA, Sup’Biotech, e-artsup, Ionis-STM, SUP’Internet, ISEFAC Alternance, ETNA, IONIS Tutoring, Math Secours, IONIS Executive Learning.
 
 

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Entretien avec Benoît Peeters (éditions Les Impressions Nouvelles)

Echange ingénu de questions avec un éditeur (lui non plus) pas comme les autres

Romancier, essayiste, éminent spécialiste d’Hergé, auteur de scénarios, réalisateur, concepteur d’exposition… Les cordes abondent à l’arc de Benoît Peeters – il n’est qu’à lire la page qui lui est consacrée sur le site des Piérides. Il en est une pourtant qui manque encore : celle de l’édition. C’est précisément à propos de sa maison, Les Impressions Nouvelles, que nous l’avons interrogé.

Les Impressions Nouvelles se revendiquent comme une structure à part, chevauchant deux pays francophones. Qu’est-ce qui fait de vous une maison d’édition pas comme les autres ?
Benoît Peeters :
Les Impressions Nouvelles sont animées par des auteurs qui sont aussi des amis de longue date : Jan Baetens‚ Marc Avelot‚ Christian Rullier et moi-même. La maison a deux pôles principaux‚ Paris et Bruxelles‚ qui sont clairement affirmés sur les couvertures des ouvrages. Les aspects matériels (gestion et fabrication) se réalisent plutôt en Belgique‚ avec ma collaboratrice Patricia Kilesse‚ mais le choix des auteurs se veut résolument francophone‚ au sens le plus large du terme‚ c’est-à-dire en incluant bien évidemment la France.
Le but des Impressions Nouvelles est clair : à l’heure des grands mouvements de concentrations éditoriales‚ notre maison cherche‚ en toute indépendance‚ à inventer de nouveaux modes d’existence pour le livre de création. Nous faisons des livres que les impératifs de rentabilité à court terme des grands groupes leur interdiront de plus en plus de publier. Les Impressions Nouvelles sont donc un outil plus qu’une entreprise au sens économique du terme. Nous voulons donner à lire et à penser‚ offrir un espace à de nouvelles écritures ou à des livres atypiques‚ proposer un pôle de résistance et d’innovation‚ un réseau d’énergies et de solidarités.
Même si leurs moyens économiques sont modestes‚ Les Impressions Nouvelles ne se pensent pas comme un « petit éditeur ». Avec plus de cent titres à leur actif‚ et un rythme actuel de production de près de vingt ouvrages par an‚ elles s’affirment de plus en plus comme un éditeur significatif. Elles ont notamment publié des auteurs comme Raoul Ruiz‚ Raymond Federman‚ Jean Ricardou‚ Jacques Rancière‚ Erwin Panofsky‚ Martin Vaughn-James‚ Olivier Smolders et François Schuiten. Mais aussi des auteurs nouveaux comme Aurélia Aurita‚ André Sarcq et Philippe Fumery.
L’une des spécificités de la maison est sans doute le refus de la spécialisation. Les Impressions Nouvelles ne s’interdisent a priori aucun genre‚ aucun format. Elles publient des romans et des récits‚ du théâtre et de la poésie‚ des essais et des beaux livres. Elles ne détestent pas la polémique (Corneille dans l’ombre de Molière de Dominique Labbé‚ Vincent avant Van Gogh de Benoît Landais) Elles aiment le texte et les images (TGV‚ conversations ferroviaires de Chantal Montellier‚ Élégie à Michel-Ange de Sandrine Willems et Marie-Françoise Plissart). Elles ont lancé les premiers DVD littéraires de l’édition française (Entretiens avec Robbe-GrilletLe français dans tous ses états). Aujourd’hui‚ avec Fraise et Chocolat‚ elles s’ouvrent à la bande dessinée.

Votre production est complètement raisonnée, alors que l’on parle de fuite en avant de l’édition depuis plusieurs années. Cela tient-il à vos finances ou à une politique de choix drastiques dans vos publications ?
Nous essayons effectivement d’éviter la fuite en avant. Avec une équipe aussi réduite que la nôtre‚ et la volonté d’un travail spécifique sur chaque ouvrage et avec chaque auteur‚ publier dix-huit livres‚ comme nous allons le faire cette année‚ est déjà considérable. Dans toute la mesure du possible‚ nous voulons éviter les livres « inutiles »‚ ce qui ne veut pas dire que nous refusons les opportunités. Car pour une maison comme la nôtre‚ la réussite ne peut se construire que dans la durée. Il faut se donner les moyens de tenir. Il faut trouver des soutiens‚ à tous les niveaux.
Les vraies difficultés‚ aujourd’hui‚ relèvent de la diffusion et de la distribution. Comment être visible dans un nombre important de librairies tout en évitant des retours excessifs ? On sait que la vie des livres est de plus en plus courte et la grande presse de plus en plus difficile à faire réagir sur des ouvrages qui ne sont pas promus par les attachées de presse les plus en vue. Pour les essais et les livres d’images‚ nous nous débrouillons à peu près. Pour les textes de fiction‚ et plus encore pour les livres de théâtre ou de poésie‚ c’est vraiment très difficile. Et parfois décourageant‚ au-delà même des questions économiques.
Je crois qu’il y a de nouveaux modes de distribution à inventer‚ notamment à travers internet. Nous attachons une grande importance à notre site 
 ; il est très consulté et constamment actualisé. Pour beaucoup de livres‚ nous proposons des extraits sous forme de fichiers PDF. Peut-être un jour offrirons-nous des fichiers numériques d’ouvrages complets. Gratuits ou payants‚ je ne sais pas encore. Ce sont des questions auxquelles je réfléchis beaucoup.

Comment fait-on pour être publié chez vous ?
Nous recevons de plus en plus de manuscrits par la poste‚ et nous prenons le temps de les lire‚ mais il faut reconnaître que nous en publions très peu. Pas du tout par principe ; simplement parce que rares sont ceux qui correspondent à nos goûts‚ à notre désir d’ »impressions nouvelles »‚ d’un ordre ou d’un autre. Je suis d’autant plus heureux que nous fassions paraître fin août un premier roman‚ au projet très original et à l’écriture superbe‚ Vues sur la mer d’Hélène Gaudy. Ce manuscrit nous est arrivé sans la moindre recommandation. C’est un vrai plaisir de recevoir un texte de cette qualité.
Mais dans la plupart des cas‚ de près ou de loin‚ nous connaissons les auteurs ou les auteurs nous connaissent. Nous entendons parler des livres au moment où ils s’écrivent (La Modernité romantique de Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand‚ Cyrano‚ qui fut tout et qui ne fut rien de Jean-Marie Apostolidès). Il arrive aussi que nous suscitions des projets (l’album collectif Little Nemo‚ un siècle de rêves ou L’Apprenti Japonais de Frédéric Boilet).

Vous avez décidé une fois pour toutes de vous libérer d’un format type et d’adapter la forme au fond. Si l’idée est séduisante (et se justifie amplement au vu des résultats), les rayonnages des bibliothèques perdent en esthétique. Pensez-vous que cela soit un frein à l’achat ?
Qui range vraiment ses livres par éditeur ? Et quel lecteur suit l’ensemble de notre production ? Nous ne raisonnons pas en ces termes. Nous serions plutôt dans la logique de Francis Ponge qui voulait une rhétorique par objet. Nous cherchons à proposer « un objet par projet »‚ aidés en cela par notre graphiste (Claude Laporte) et notre imprimeur principal (Snel Grafics à Liège). N’est-ce pas une des forces et une des chances de l’édition indépendante que de pouvoir nourrir un dialogue très proche avec ses auteurs‚ sur le plan du contenu comme sur celui de la fabrication ?
Dans l’édition courante d’aujourd’hui‚ la standardisation des objets est plus souvent dictée par la paresse ou la volonté du moindre coût que par un réel désir d’homogénéité. Quant à nous‚ nous cherchons moins à imposer une « image de marque » qu’à faire des livres qui nous plaisent et plaisent à leur auteur. Mais nous avons encore des progrès à faire en cette matière‚ en poussant plus loin les recherches sur les formats et les papiers‚ tout en gardant des prix de vente raisonnables. Éditer‚ à une échelle comme la nôtre‚ est un combat de chaque jour. Heureusement‚ il y a aussi quelque chose de très gratifiant‚ surtout dans le contact avec les auteurs. Pour ma part‚ j’aime autant publier les livres des autres qu’écrire les miens‚ et je ressens ces deux activités comme tout à fait complémentaires. Le talent des autres me ravit.

Les Impressions Nouvelles
Avenue Albert, 84
B-1190 Bruxelles
Tél : 00 322 503 30 95
Courriel :
info@lesimpressionsnouvelles.com
Le site des Impressions Nouvelles

 Diffusion en France : Harmonia Mundi
Diffusion et distribution en Belgique : Harmonia Mundi / Caravelle
Diffusion et distribution au Québec : Dimédia
Diffusion et distribution en Suisse : Zoé

Les publications des Impressions Nouvelles sur lelitteraire.com :

Elégie à Michel-Ange de Sandrine Willems et Marie-Françoise Plissart
La part de l’ombre d’Olivier Smolders
TGV, conversations ferroviaires de Chantal Montellier
Little Nemo 1905-2005 : un siècle de rêves (collectif, sous la direction de B. Peeters)
Fraise et chocolat d’Aurélia Aurita
L’apprenti Japonais de Frédéric Boilet (et ici l’interview de l’auteur)

   
 

Interview réalisée par isabelle roche par mail le 31 mars 2006.

 
     

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Entretien avec Frédéric Boilet (L’Apprenti Japonais)

A la découverte d’un auteur français (vraiment) pas comme les autres

Frédéric Boilet est un phénomène. Petite conversation rapportée à l’occasion de la parution de L’Apprenti Japonais.

Votre ouvrage s’ouvre sur votre découverte du Japon où vous croisez de belles jeunes femmes tenant leurs jupes pour monter les escaliers. Puis, plus on tourne les pages et plus vos propos prennent une dimension politique, avec des dessins parfois très polémiques. Est-ce que cela relève d’un choix ou est-ce que ça c’est fait de façon spontanée ?
Frédéric Boilet :
Je suis content que vous ayez remarqué une progression. Plus j’avance dans l’ouvrage et moins je cherche à décrire le Japon. Le début retrace la découverte du pays au quotidien, au travers des notes, photos et croquis rassemblés lors de mon premier séjour. Je n’étais pas là en touriste, je cherchais déjà à m’intégrer, mais mon point de vue restait forcément celui d’un étranger qui vient de débarquer, au regard encore extérieur, décalé. Et puis au fil des pages, le regard se banalise. Les choses se sont faites naturellement. Je vis au Japon depuis quelques années maintenant, et même si je ne suis pas japonais – et n’ai aucune intention de le devenir -, je ne suis déjà plus un simple étranger. Mais paradoxalement, il me semble que c’est quand j’essaie le moins de parler du Japon que, peut-être, j’en suis le plus proche. S’agissant d’un pays, qui d’autre qu’un natif de ce pays peut prétendre en parler « vraiment » ? Quand Yasujirô Ozu réalise Voyage à Tokyo ou quand Tsuge dessine l’Homme sans talent, leur propos n’est pas de décrire le Japon : et pourtant, c’est là que sont les vrais renseignements. Ainsi, la dernière partie du livre n’est pas consacrée au Japon en tant que tel. Elle rassemble une sélection de mes illustrations réalisées entre 2003 et 2005 pour le quotidien Asahi Shimbun, et traite surtout de l’actualité politique ou économique internationale. Mon idée était d’aborder ces sujets – qui ne sont pas exclusivement japonais – en ne quittant pas le cadre du Japon le plus quotidien. Au final, c’est peut-être dans cette partie du livre, avec son quotidien japonais seulement en filigrane, que je suis le plus proche de ce pays ?
Quant au côté « polémique » de ce dernier chapitre, comment ne pas l’être aujourd’hui, face aux dangers de l’intégrisme, de la mondialisation, de l’administration Bush ? Avec Bush, il n’y a pas grand mérite à être critique.

On distingue un mouvement de balancier. Au départ vous parlez d’un Japon vu par les yeux d’un Français. Mais plus on avance dans le temps, plus on sent vos attaches se détendre d’avec votre pays natal… Ne seriez-vous plus vraiment français ?
Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas japonais et ne souhaite pas le devenir ! Je reste ad vitam æternam un apprenti Japonais, quelque part entre le plus vraiment Français et le pas encore Japonais. Quand je reviens en France, je me sens effectivement aujourd’hui relativement étranger, et suis d’ailleurs parfois perçu comme tel par mes amis hexagonaux…

Un autre fil conducteur de votre ouvrage, ce sont les femmes. Vous êtes un grand amoureux de ces créatures, et on a l’impression qu’elles ont influé sur l’évolution de votre style graphique. Qu’est-ce que vous cherchez en elles au juste ?
Les femmes ! Voilà le vrai pays étranger pour moi ! Ce que je cherche ? Chez les femmes ou chez les Japonaises ? (Rires.) Non, là il faut que je précise quelque chose : je ne suis pas du tout fétichiste des Japonaises ! Si je parle d’elles dans mes livres, c’est tout bêtement parce que j’habite un pays, le Japon, et que 99,9 % des femmes y sont japonaises. Alors quand je proclame « les Japonaises sont formidables », ce que je veux dire au fond, c’est « les femmes sont formidables ». Si j’ai abordé ce thème en particulier, c’était évidemment au départ par curiosité. Lorsque l’on découvre un nouveau pays, on est d’abord attiré par son exotisme. De la même manière, ce qui m’a d’abord séduit chez les Japonaises, c’est leur « différence », réelle ou supposée. Je n’étais pas venu spécialement pour ça, mais il est vrai que j’ai tout de suite été surpris par leur beauté, leur façon d’être, et ça m’a donné envie d’en savoir plus. Mais là aussi, les années passant, les Japonaises ont perdu beaucoup de leur singularité pour moi. Mais les femmes, non ! Quant à l’exotisme, je le trouverais aujourd’hui plutôt chez les Françaises ! Curieusement, plusieurs lecteurs semblent ne retenir que mes textes sur les Japonaises, alors qu’il n’y a au fond que trois ou quatre articles sur ce sujet dans le livre, dont ceux volontairement provocateurs du second chapitre. Des gens m’écrivent par courriel pour me demander « Comment on fait pour rencontrer une Japonaise ? Les Japonaises ceci, les Japonaises cela… », et ça m’embête beaucoup. Je suis désolé qu’ils aient pu avoir à ce point une lecture au premier degré de mes bandes dessinées ou articles. Car enfin, je n’ai jamais prétendu parler sérieusement des Japonaises ! Il faut resituer mes propos : ces articles sur le thème des Japonaises, je les ai écrits pour Big Comic, un hebdomadaire de manga pour hommes, Japonais moyen, salarié, marié, son épouse au foyer… Et ça m’amusait de les titiller avec ça : « Vos Japonaises sont formidables, vous ne les méritez pas ! » Comparé aux femmes de ce pays, le Japonais lambda, je le trouve sacrément en deçà. Il est conservateur, éteint, et en plus il a le culot d’être phallocrate ! D’une manière générale, je trouve que les hommes, d’où qu’ils soient, sont toujours un peu éteints par rapport aux femmes, mais au Japon, ils sont en plus machistes, et c’est insupportable. Alors, je me suis adressé directement à eux, dans leur journal, pour leur dire, en en rajoutant un peu « Vous êtes nuls ! Laissez la place aux femmes ! »

Votre accroche est extrêmement forte, car vous dites « je n’ai pas fait le Japon ». A l’heure d’une certaine mode pour le tourisme alternatif ou « ethno-tourisme » où l’on affirme « ah non ! je ne voyage pas comme un beauf ! », je ne crois pas que votre assertion ait la même signification. Dans quels termes faut-il alors la comprendre ?
Le tourisme alternatif, c’est quoi ? Les routards ? Il y a toujours eu des gens pour partir seuls avec leur sac à dos, même si on n’a pas appelé ça comme ça. Dans les années 70, le Guide du routard, c’était déjà du tourisme alternatif, non ? Ça a peut-être changé depuis ? En tous les cas, aujourd’hui comme hier, le meilleur moyen d’ignorer un pays, c’est toujours le tourisme. Quoi qu’on fasse, en débarquant quinze jours ou trois semaines dans un pays, on ne peut que l’effleurer, n’en saisir que les apparences. Ce que mes amis français résumaient fort bien avec leur « j’ai fait la Chine »… Mon premier séjour au Japon, c’était en 1990 pour les repérages de Love Hotel. J’étais resté en tout deux mois, six semaines en été, puis deux semaines l’hiver suivant. C’était déjà un séjour un peu long, mais j’avais quand même le sentiment d’être passé à côté de tout. Alors je suis revenu une année et demie, en 93-94, pour essayer d’approfondir et réaliser Tôkyô est mon jardin. Une clé est là : c’est le temps. Pour voir un peu plus que la surface des choses, pour commencer à faire de vraies rencontres, pour tout, il faut du temps.

Et pour conclure, quel serait « le » conseil que vous donneriez à un Français ou un Européen qui viendrait s’installer au Japon aujourd’hui ?
Bon, je vous réponds mais c’est une blague, hein ! Épouser une Japonaise, bien sûr ! Ou un Japonais si c’est une fille. En tout cas, vivre une histoire d’amour, hétérosexuelle, homosexuelle, ce que vous voulez, mais aimer ! Un bon moyen d’aimer un pays, c’est encore d’aimer dans ce pays.

Merci beaucoup.

Quelques liens pour approfondir : 

– La critique de L’apprenti Japonais
Le site des Impressions Nouvelles
– Le  site de l’auteur
L’interview de Benoît Peeters, l’éditeur

   
 

Interview téléphonique réalisée par isabelle roche le 12 mars 2005.

 
     

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Entretien avec François Miville-Deschênes (Millénaire)

Le dessinateur de Millénaire nous en dit plus sur la série, avec force détails et un humour des plus agréables

Il y a peu nous invitions ceux qui ne la connaissaient pas encore à découvrir la série Millénaire*. À la suite de quoi son dessinateur, François Miville-Deschênes, a eu l’extrême gentillesse de nous envoyer quelques messages. Un échange de courriels s’en est suivi et cela a abouti à cette longue e-terview qui, assurément, lui a demandé beaucoup de ce temps dont on ne dira jamais assez combien il est précieux – surtout pour les créateurs qui ont charge de famille… Qu’il soit donc remercié du fond du cœur pour ces propos riches et pleins d’humour, ainsi que pour les images inédites qui illustrent ces pages, dont il nous a accordé la primeur.
Peut-être vous étonnerez-vous de ne trouver ici aucune question touchant à la la genèse de la série, à sa « petite histoire éditoriale », ou encore au parcours artistique de son dessinateur… Il faut dire que François Miville-Deschênes dispose d’un
site très complet – et très attrayant – où tout cela est raconté par le menu. Nous avons donc évité de l’obliger à se répéter, pensant que de toute façon il serait beaucoup plus intéressant pour vous de puiser ces informations en visitant ce site : vous découvrirez ainsi, entre autres, d’autres facettes de son talent et une très belle présentation de Millénaire par son scénariste Richard.D. Nolane. Et si, avant de vous ruer sur ce petit coin de Toile, vous consentez à faire un détour par cette page-là, vous verrez que la créativité, chez les Miville-Deschênes, est une affaire de famille…

Qui est Olivier Raynaud, dont le nom est cité à propos du premier tome – mais n’apparaît pas sur la couverture de l’album ? Le tome 1 a-t-il été scénarisé par lui ou par Richard Nolane ?
François Miville-Deschênes :
Richard D. Nolane est un auteur aussi étrange que certains des personnages qu’il imagine. Il est convaincu d’être doué du don d’ubiquité, mais en réalité, il souffre hélas d’un trouble mental de personnalité multiple. Ce triste état l’amène parfois à signer Richard D. Nolane, Olivier Raynaud, Jeffrey Lord ou Don A. Seabury.
Trêve de plaisanterie ; je n’en dis pas plus, sinon il va me punir en m’infligeant un tome 5 constitué uniquement de planches de plus de douze cases ! En fait, comme mon collaborateur mène en parallèle à la bande dessinée une prolifique carrière d’écrivain, il lui est fréquemment arrivé d’user de pseudonymes. Sans doute au début de la série y a-t-il eu confusion chez l’Éditeur quant au choix du nom à inscrire. Lequel est son nom véritable ? Je vais laisser planer le mystère, il préférerait…

La série est-elle prévue en un nombre prédéfini d’albums (si oui, combien ?) ou bien son déroulement tient-il uniquement au fil de vos inspirations, à Richard Nolane et à vous-même ? 
Il n’y a pas de limite connue, sauf celle de l’imagination de Richard. Bien entendu, si le succès, d’un point de vue commercial, n’est pas suffisamment convaincant, l’Éditeur nous le fera clairement comprendre, aucun doute de ce côté-là. Heureusement, c’est le contraire qui se produit pour le moment, Millénaire semble bien avoir trouvé son public. De toute façon, il reste peu de temps avant l’an Mil (et l’Apocalypse) dans le récit, on ne peut donc pas étirer la chose indéfiniment. Richard m’a déjà confié qu’il voyait bien dix albums pour clore le cycle. Je pense que huit serait bien aussi, à moins que mon scénariste ait réellement besoin de temps et de planches pour finir d’échafauder les entrelacs monumentaux de ce monstrueux complot dont Raedwald n’entrevoit pour l‘instant que l’ombre du pan qu’il vient à peine de soulever. L’avenir le dira.

Avez-vous eu besoin de longues études, de longues recherches préalables pour préparer votre dessin et l’adapter à l’époque où se situe Millénaire ?
Ayant été illustrateur scientifique et historique durant de nombreuses années avant de me consacrer à la bande dessinée, j’avais déjà à ma disposition une bibliothèque fort bien garnie. Néanmoins, la nature périssable des matériaux constituant la plupart des édifices en l’an Mil rendait périlleuse la conservation des manuscrits et autres sources appréciables d’information. La dissémination des monastères, lieux par excellence de savoir et de préservation du patrimoine écrit, ne connaissait pas encore l’essor qui viendrait deux ou trois cents ans plus tard ; il est donc très ardu de trouver de riches sources iconographiques. Cela ne me rebute pas de devoir me livrer à certaines recherches, puisque j’y découvre toujours quelque chose qui m’était inconnu. Par exemple, dans le quatrième tome, nos héros se trouvent à Paris et je me suis livré à quelques explorations dans les musées de la ville afin d’en savoir plus sur l’aspect de la cité à l’époque. Eh bien, même au Musée du Moyen Âge et au Musée de Cluny il n’y avait rien concernant l’an Mil ! Je reconnais avoir été un peu déçu, quand même. C’est finalement dans les livres spécialisés glanés en bouquineries que j’ai vraiment trouvé ce qu’il me fallait, souvent sous forme textuelle. Il faut ensuite faire intervenir un peu l’imagination en se fiant parfois à des descriptions plus tardives. Oui, on triche un tantinet, mais comme les choses ne changeaient pas très rapidement en ces âges farouches, on peut se permettre d’improviser un brin. Quel lecteur pourra me reprocher d’être inexact parce que la dernière planche supérieure de la quille d’un knorr n’était pas clouée de cette façon, mais plutôt chevillée de biais ? Hein ? Je vous le demande.

Pour les créatures mythiques – goules et trolls, les sylphes n’étant pas encore apparus – comment les avez-vous créées ? De quelle documentation êtes-vous parti ?
Pour la goule du tome 1, je me suis basé sur la description qu’en faisait Richard dans son découpage : une espèce d’amalgame de gorille, d’ours et de loup-garou. Curieusement, le côté porcin de la chose n’est apparu qu’au crayonné final, spontanément, sur la planche. L’aspect « sanglier » constitue une caractéristique physique quelque peu paradoxale, puisque la créature est originaire d’Orient, là où le porc, animal honni, est considéré comme étant particulièrement impur. Mais en y songeant, je me dis qu’après tout, il est normal que le cochon ait été vilipendé en ces pays, si son aspect rappelle tant celui de ces monstres nés dans le grésillement des sables brûlants du Levant.
En ce qui concerne les trolls, leur aspect n’a été le fruit d’aucune recherche particulière et leur origine est assez prosaïque : ils sont issus des griffonnages de réchauffement que j’effectue le matin avant d’entamer ma journée à la table à dessin. Cet exercice n’est pas toujours indispensable, mais lorsqu’il me faut me mettre au boulot après avoir bravé nos conditions climatiques hivernales impitoyables, il peut s’avérer nécessaire d’assouplir et réchauffer les doigts refroidis. Des personnages prennent parfois naissance de la même façon ; j’ai des pages et des pages de gribouillages qui connaîtront peut-être un jour la joie de se voir attribuer un rôle plus noble…

Faites-vous des propositions de modifications du scénario à Richard Nolane avant de dessiner – par exemple, y a-t-il des personnages qu’il a introduits dans l’histoire suite à vos suggestions ?
Ma première remarque – teintée de déception, je l’avoue – après avoir lu le synopsis du premier tome de la série (« Les Chiens de Dieu ») fut « Il n’y a pas de femme, là-dedans !? »
Bon, je reconnais que le contexte ne s’y prêtait pas et je n’aurais pas voulu d’un personnage féminin affublé d’un rôle de potiche simplement pour pouvoir satisfaire mon besoin d’exalter graphiquement les charmes du beau sexe. Suite à mon commentaire (marqué d’un dépit bien compréhensible, je le rappelle), Richard créa Rowena et je lui donnai rapidement sa (et ses) forme(s) définitive(s) en quelques études. Ébauches qui s’avérèrent suffisamment convaincantes pour que l’Éditeur intime au scénariste l’ordre de ne point faire disparaître cette sympathique fille de la mer ! Jusqu’à quel tome suivra-t-elle les traces de nos vaillants héros ? Survivra-t-elle à ce monde sans merci ? Patience, chère lectrice et lecteurs assidus ; la suite ne sera pas triste !…
Les modifications que je suggère à Richard touchent souvent plus particulièrement l’environnement où se déroulent certaines séquences ; je lui demande quelquefois de changer ce qu’il avait prévu simplement pour que j’aie le plaisir de dessiner autre chose. Une scène qui se déroulait à l’origine à l’intérieur peut fort bien se passer à l’extérieur, en place de marché par exemple, sans que l’histoire en pâtisse. 
Avant même que Richard n’ait couché sur papier (expression un peu boiteuse, j’en conviens, puisqu’il travaille à l’ordinateur) le synopsis d’un nouvel épisode, je lui soumets une liste de situations, de lieux, de personnages… etc., qui seraient susceptibles de me procurer quelques bons moments de dessin. Il est libre ensuite d’y puiser ce qui est adaptable à son futur récit.

Le scénariste vous fournit-il des indications extrêmement précises, pour l’aspect des personnages, ou bien avez-vous une marge de créativité assez importante ?
Nous travaillons en respectant une espèce d’accord tacite qui fait de Richard le « spécialiste du texte » et de moi celui de « l’image » ; à chacun son métier et les vaches seront bien gardées ! Il n’empêche que Richard suggère parfois des angles de vue particuliers, mais s’ils ne se prêtent pas au découpage en raison des cases précédentes ou des suivantes, je choisis autre chose que ce qu’il proposait. Le dynamisme ou l’effet dramatique peut parfois trouver avantage à être présenté différemment de ce qu’il avait imaginé, je ne me gêne donc pas pour procéder de la manière que je juge la plus efficace et qui favorisera au maximum la lisibilité de l’histoire. Richard se limite habituellement au texte des dialogues sans indication concernant les angles de vue ; ce serait une perte de temps pour lui, puisque je n’en fais finalement qu’à ma tête… S’il donne des précisions, c’est à propos des actes posés dans telle ou telle autre case par les protagonistes ou en ce qui concerne un détail important pour la compréhension du récit.
Là où je donne libre cours à l’improvisation, c’est dans les arrière-plans. Quoi de plus amusant, en marge de l’action principale, que de laisser se dérouler une autre action sans réelle importance et que seuls les lecteurs plus attentifs repéreront ? Dans le second tome, par exemple, en page 41, cases 3 et 4, Arnulf ne peut résister à l’appel d’un jambon aperçu au crochet d’un boucher. Ou encore à la page 15 du troisième tome, en case 4, Godfred tend à Arnulf une tasse d’hydromel ; or voilà qu’en case 7, ce grand buveur a préféré opter pour le pot complet, plus adapté à sa soif gigantesque. Enfin, c’est dans ces petits détails – qui font le dessin plein de vie – que je m’amuse !
Les personnages, sauf exception comme Rowena, ne sont pas proposés à Richard ou au directeur de collection des Humanos sous forme d’études pour la simple et bonne raison que je n’en fais pas. Il n’est pas impossible qu’ils soient parfois issus des dessins de réchauffement dont je parlais plus haut. Ce n’est pas de la mauvaise volonté ou de la paresse qui motive ce choix, c’est simplement qu’il m’est important de conserver dans mon travail un soupçon d’imprévu, de risque et de spontanéité, sans lesquels la monotonie d’une mécanique routinière trop bien huilée finirait par me lasser. Les acteurs prennent donc forme sur la planche finale tels que je les ai imaginés lors de ma première lecture du synopsis.

Comment travaillez-vous avec le scénariste ? La collaboration à distance n’est-elle pas trop contraignante ?
Nulle contrainte et cela même si Richard habite à environ mille kilomètres de chez moi (il réside à Montréal depuis quelques années). Pour être plus précis, nous ne nous parlons jamais de vive voix, sauf lors des salons et festivals ; tous nos échanges se font par le truchement d’internet. Je lis d’abord son synopsis, lui indique mes préférences et suggestions, il rédige ensuite son découpage textuel, puis je lui envoie mes ébauches de découpage graphique avant chaque page. Cette dernière étape tient davantage du respect d’un accord conclu au début de notre collaboration, car il ne me demande jamais de modifier quoi que ce soit. Force m’est d’admettre que cela lui serait difficile, vu le traitement extrêmement sommaire des esquisses que je lui soumets… 

—– 

L’haleine du diable m’a-t-elle troublé la vue ou bien y a-t-il un air de ressemblance entre vous et Raedwald ?
François Miville-Deschênes :
Vous ne vous trompez pas : Millénaire produit ce trouble visuel à nombre de ses lecteurs et tout particulièrement à ses lectrices, mais l’effet s’estompe généralement quelques heures après la lecture d’un tome. Évidemment, il y aurait crainte de cécité pour l’audacieux (ou l’audacieuse, je pense savoir que ce fut presque votre cas) dont les yeux encaisseraient la lecture en rafale des trois tomes.
Blague à part, ce ne serait pas vraiment surprenant et les cas de héros dont les traits rappelaient ceux de leur créateur (graphique) ne sont pas rares. En tout cas, ce n’est pas volontaire, mais comme nous sommes souvent notre propre et unique modèle, il est normal que cela se reflète dans nos personnages. Et parlant de reflet, comme beaucoup de dessinateurs, j’ai un miroir dans mon atelier qui m’est bien utile pour étudier les expressions, les mimiques, les attitudes, afin d’arriver à ce que le jeu de mes acteurs soit le plus juste. Je tire bien du plaisir à tenter de mettre le doigt sur ce qui rendra tel ou tel autre personnage crédible selon le message qui doit être communiqué dans chaque case. La bande dessinée réaliste a ceci d’exigeant que nous ne disposons que d’une case pour faire passer une émotion. Contrairement à la bande dessinée humoristique ou semi-réaliste où les traits et les expressions peuvent être exagérés, ou au cinéma qui bénéficie du mouvement infini des muscles du visage. Pour être franc, du fait de l’immobilité du médium, il faut parfois faire sciemment « surjouer » nos personnages pour arriver au résultat recherché.
Bref, en véritable professionnel, je m’investis vraiment dans mon œuvre et il m’arrive de craindre de faire de la projection ; je m’identifie réellement à mon personnage (curieusement, c’est le héros qui est l’objet de mon choix), mais l’épée commence à devenir vraiment encombrante pour dessiner. Je me console en me disant que c’eût été bien pire si j’avais jeté mon dévolu sur Rowena…

En regardant sur votre site les diverses propositions de colorisation que vous avez soumises au coloriste, on s’aperçoit que vos teintes sont beaucoup plus éclatantes, plus brillantes que celles des albums. Comment avez-vous travaillé avec le coloriste ?
Autant le préciser d’entrée de jeu : si cela m’était possible, je ferais ma coloration moi-même ! Non pas que je sois totalement insatisfait du travail de mon actuel coloriste, qui est un garçon fort doué, mais simplement parce qu’il lui est impossible de le faire comme je le ferais. Avec la famille qui s’agrandit ces derniers temps, je n’ai pas de temps à consacrer à l’entièreté du processus, mais je le guide aussi efficacement que cela m’est possible pour arriver à un résultat qui ne soit pas trop éloigné de ce que je souhaiterais. Le coloriste est un Mexicain et nous communiquons en anglais ; il habite dans le nord du Mexique et comme avec mon scénariste, les échanges ne se font que par internet. Je lui envoie des exemples que je réalise moi-même, à la main, sur des photocopies et il me retourne les planches que je contrôle à l’écran. Le malheureux n’a hélas encore jamais goûté à une approbation dès le premier envoi : il y a toujours quelque chose à corriger ! Mais ce sympathique fils de cactus n’est jamais piqué au vif et remet l’ouvrage sur le métier sans rechigner (du moins dans les messages que je reçois).
La différence que vous mentionnez, entre les exemples que je propose et le résultat final, tient surtout au fait qu’il s’agit de techniques différentes et aussi que les couleurs à l’écran – qui est lumineux – sortent toujours plus foncées des presses de l’imprimerie. Les exemples-guides que je lui fournis sont réalisés à l’aquarelle, au crayon de couleur, au feutre ou avec des encres de couleur, sans doute est-ce là l’explication de cet effet plus lumineux que vous notiez. La technique, l’application de la couleur et la façon de rendre graphiquement certains effets de lumière sont peut-être aussi en cause.

Ce travail sur Millénaire vous a-t-il amené à renoncer totalement à votre activité d’illustrateur ?
Pas totalement, mais presque. Comme je le mentionnais précédemment, j’essaie de répartir mon temps entre la bande dessinée (le travail qui n’en est pas vraiment un, mais en tient lieu) et la famille. S’il m’arrive d’accepter quelque contrat, il faut vraiment que ce soit parce que j’en ai grande envie, que le sujet m’attire et que j’ai le goût de changer un peu d’horizon. Je crains de m’encrasser à ne travailler qu’à la plume, au pinceau et à l’encre de Chine ; il me faut varier les plaisirs à l’occasion. Par exemple, je réponds encore favorablement aux commandes qui touchent l’illustration scientifique ; des musées me demandent de temps à autre des reconstitutions animales ou environnementales préhistoriques et je ne vois pas comment je pourrais refuser ce genre de commandes.

Êtes-vous tenté par l’écriture de vos propres scénarios ? et si oui, quel est l’univers qui vous attire le plus ?
D’abord, oui. Ma collaboration avec les Humanos est d’ailleurs liée à la proposition d’un premier projet envoyé à la plupart des éditeurs. Les trente-cinq premières planches étaient déjà découpées, texte et image. Il se serait agi d’une série de cinq tomes dont l’action se déroule en Nouvelle-France, mêlant Histoire, aventure et fantastique. En voici le résumé très élagué :
En cette fin d’été 1659, la Nouvelle-France frémit sous la menace des bandes iroquoises menées par une redoutable créature d’essence démoniaque surnommée « la Jongleuse ». Chargé par l’évêque François de Laval d’éliminer cet être issu des enfers, le père Damien Sarrac de Clergégu risquera dans l’entreprise bien davantage que sa vie ! Parallèlement, Anne Aubert de la Daguenaudière, fraîchement débarquée, fera enfin la connaissance de son père, disparu quinze ans plus tôt en les abandonnant, elle et sa mère, pour le lucratif commerce des fourrures. Dans ce Nouveau monde, qui est surtout viril, les nouvelles arrivées ne passent guère inaperçues et Anne attirera rapidement l’attention de « l’Engagé », un garçon dont la famille fut massacrée par les Iroquois quelques années auparavant. L’Engagé n’est pas le seul, cependant, à avoir repéré la belle… Je n’en dirai pas plus, inutile d’épuiser mes munitions avant l’heure !

L’inspiration à la base de l’histoire est une légende du fleuve Saint-Laurent où apparaît la « Jongleuse », créature mystérieuse appelée aussi « La Dame aux Glaïeuls » ou encore « La Dame Blanche ». Bien que certains éditeurs aient démontré – trop tard – un intérêt certain pour le projet, cette entreprise ambitieuse a été mise de côté pour le moment, au grand bénéfice de Millénaire. Il faut savoir que les Humanos furent les plus rapides à répondre et que je leur ai tout naturellement donné préséance ; quoique le thème plutôt historique ne correspondît pas à leur ligne éditoriale, le dessin les intéressait et ils me proposèrent d’attaquer la première aventure du Saxon. Je préférais me « faire la main », après quinze ans d’illustration, avant de développer un projet personnel qui profitera certainement de l’amélioration de ma technique de narration visuelle. 

 

 

Question un peu banale pour conclure : quels sont les projets qui sont en voie de concrétisation ? Et quels sont vos pronostics quant à l’avenir de Millénaire ?
Comme je l’indiquais en début d’entrevue, si je me fie à Richard, la « grande histoire », celle qui se prolonge d’album en album, indépendamment des aventures complètes propres à chaque tome, devrait idéalement s’étendre sur dix livres. Les Humanos n’ont pas beaucoup de longues séries à leur actif, il faudra donc voir ce que donnera Millénaire sur le marché encombré de la bande dessinée que nous connaissons aujourd’hui et ce que proposera l’Éditeur.
De mon côté, je travaille à un autre projet qui mijote doucettement et qui pourrait éventuellement aboutir sur le bureau des directeurs littéraires : une histoire de pirates. Ah, oui, bien sûr, il y en a tant eu, mais j’aimerais tenter d’aborder le thème sous un angle un peu différent, en utilisant les clichés les plus communs, en les exagérant ou en les supprimant simplement. Imaginez une histoire de pirates sans trésor, sans perroquet sur l’épaule, sans tropiques et sans… bateau. Je n’en suis pour l’instant qu’à la rédaction d’un long synopsis et à noter les idées variées qui viennent encore modifier ma trajectoire initiale. Peut-être m’y consacrerai-je après le cinquième tome de Millénaire, à la condition que la vie familiale et tout ce qu’elle implique me le permette. Sinon, ce sera pour plus tard ; rien ne me presse vraiment et je me plais bien à donner vie à Arnulf et ses contemporains.
J’ai aussi sur le feu (un feu doux, là aussi) un projet de très longue haleine qui est l’illustration du roman La Guerre du Feu. Il ne s’agit pas de bande dessinée, toutefois, mais d’illustration et il est possible de voir quelques images liées à ce travail sur mon site. Si Dieu existe et qu’il daigne me prêter vie, je le présenterai peut-être également à un éditeur un jour lointain.

 

 

 

 

Envisagez-vous de venir en France pour la promotion de Millénaire ?
J’étais à Angoulême pour les deux premiers tomes, mais j’ai pris congé cette année. Ces festivals sont tout ce qu’il y a d’épuisant : le décalage horaire vous assomme, on y mange et boit sans arrêt et les cris des admiratrices en délire finit par rendre les séances de dédicace un peu fatigantes. Et là, je ne parle pas des sous-vêtements lancés par la meute hurlante et qui nuisent grandement à l’opération, déconcentrant les auteurs. Je me souviens du cas tragique de cet Italien qui, l’année passée, à son grand dam, a raté une dédicace à cause d’un soutien-gorge en rase-motte qui l’avait perturbé. C’est vous dire que nous sommes véritablement prêts à tous les sacrifices pour notre lectorat. Sans doute retournerai-je malgré tout au front l’an prochain, puisque le tome 4 devrait paraître à l’occasion du festival d’Angoulême.

* – Lire les articles concerannt « Les Chiens de Dieu » (tome 1), « Le Squelette des anges » (tome 2) et « L’Haleine du Diable » (tome 3).

   
 

E-terview menée par isabelle roche le 20 février 2006.

 
     

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Entretien avec Paul Teng (L’Ordre impair)

Très bientôt sortira le tome 3 de L’Ordre impair. Mais nous revenons ici sur le tome 2 en compagnie du dessinateur de la série…

Tout comme l’éditeur, ou le lecteur, le chroniqueur littéraire aime à « suivre », parmi les auteurs qu’il découvre, ceux qui lui auront offert les meilleurs moments de lecture. Non seulement en guettant chacune de leurs publications – voire en visitant l’amont de leur oeuvre – , mais en profitant de toutes les occasions qui se présentent pour les rencontrer. Bien sûr, passé le tout premier entretien, où l’on s’enquiert de son parcours, de sa manière d’aborder l’écriture, de ses rapports secrets avec ses personnages… on se retrouve en pays de connaissance – plus question d’ouvrir la conversation par le rituel « pouvez-vous vous présenter ? » ou tout autre formule avoisinante. On sait déjà – et vous autres internautes aussi.
Lorsque paraissait, voici bientôt un an, le second tome de L’Ordre impair – qui avait confirmé que la série se tenait assez loin des clichés et offrait, à travers des motifs connus, une intrigue passionnante servie par un dessin réaliste empreint de puissance et des plus expressifs – nous avions profité du Salon du livre de Paris pour rencontrer à nouveau Paul Teng, avec qui nous avons eu grand plaisir à nous entretenir. Mais il n’y a pas encore eu d’échos en ces pages de cette chaleureuse conversation… pour une sombre histoire d’enregistrements égarés puis retrouvés de la manière la plus impromptue qui soit juste avant que Paul n’envoie par courriel son message de bonne année. Un signe ? Un rappel à l’ordre ( !) ? Peut-être une influence malicieuse de ces forces évoquées par L’Ordre impair et qui jouent les transhumances entre la fiction et la « vraie vie » ? Ou encore résultat de synchronicités mystérieuses ? Après tout peu importe ; quels que soient les aléas qui ont présidé à cet étrange « concours de circonstances », seul compte le fait que nous puissions aujourd’hui lire ce que Paul Teng nous confiait… avant-hier.

 

Photo : I. Roche
Très exactement un an après la publication du premier tome de L’Ordre impair sort le second volet. Mais tu as aussi réalisé des albums en rapport avec la Russie, pays invité cette année. Y a-t-il des rééditions prévues ?
Paul Teng :
Non, je ne pense pas qu’il y ait de projets en ce sens… D’ailleurs, ceux qui ont été publiés par Le Lombard sont encore disponibles [deux albums réalisés à partir de scénarios écrits par Vladimir Volkoff : Alexandre Nevski et La vie de saint Vladimir – NdR]. Quant à l’album consacré à la guerre civile en Russie juste après la Révolution d’octobre qui a été publié chez Castermann -avec un autre album, dont le sujet était la guerre civile espagnole – il n’a jamais été traduit en français et n’était destiné qu’au marché néerlandais. Et puis ça date un peu : l’album a été réalisé au début des années 90… Le salon de Paris aurait en effet été une belle occasion pour le publier en France, mais je ne suis pas sûr que mon dessin de l’époque soit à la hauteur de ce qu’on attend de moi aujourd’hui.

 

N’avais-tu pas aussi écrit le scénario de ces deux albums publiés par Castermann ?
Si, en effet.

 

Comment t’était venue l’idée de ces albums ?
J’avais envie de parler de l’histoire de l’anarchie en Europe. Et je suis passionné depuis longtemps par la controverse qui opposait les communistes et les anarchistes pendant la guerre civile en Russie ou en Espagne. Ce sont deux parties d’un même camp, les gauchistes, qui se sont toujours affrontées, avec une fureur et une violence absolument terribles – ils se montraient plus féroces les uns envers les autres qu’à l’égard de leurs adversaires naturels… Et ces clivages sont bien plus passionnants que des histoires où « bons » et « mauvais » sont faciles à identifier. Deux clans antagonistes qui sont pourtant très proches par les conceptions qu’ils défendent représentent un sujet passionnant pour une bande dessinée historique.

 

Bien que ça n’ait pas de rapport avec l’histoire de l’anarchie en Europe, on retrouve trace d’une préoccupation politique dans L’Ordre impair – de manière plus accusée dans ce second tome, justement…
Oui, mais je pense qu’il y a tout de même une continuité entre ces deux albums et ce que l’on fait dans L’Ordre impair : dans les deux cas il s’agit de prendre comme toile de fond une situation politique tendue et d’y placer des personnages pour voir comment ils réagissent, comment leur propre situation évolue dans ce contexte qui les limite.

 

Lors de notre premier entretien, tu avais expliqué que l’ensemble du scénario était déjà écrit, avec suffisamment de marges de manœuvre cependant pour pouvoir l’ajuster au fil des albums en fonction de la situation politique au Cachemire. Comment s’est passé la préparation de ce second tome ? Le scénario de base a-t-il connu beaucoup de modifications ?
Non, pas beaucoup… la situation entre l’Inde et le Pakistan, au sujet du Cachemire, a peu évolué… Enfin, il y a un certain relâchement de la tension – ce dont on peut se réjouir – mais c’est encore fragile ; le danger reste présent – l’Inde et le Pakistan sont deux puissances nucléaires – et ce qui se joue là-bas reste une matière riche pour nous : à travers le scénario, on essaie d’imaginer ce qui se passerait si le conflit explosait vraiment. Les séparatistes, les terroristes de tout poil, les factions diverses pullulent, et cela porte en germe une multitude d’événements possibles…

 

Ce doit être assez difficile de créer ce qui reste de la fiction en y intégrant de l’actualité aussi brûlante et sensible…
Difficile ? Non, je ne trouve pas ! en tout cas, c’est très motivant d’écrire une histoire qui a ses racines dans la réalité d’aujourd’hui, dans l’actualité, justement. Ça nous permet de creuser un peu les enjeux politiques, les mécanismes de la diplomatie, la question du terrorisme mondial… Ce sont des questions qui dépassent le cadre du conflit indo-pakistanais à propos du Cachemire, des questions de fond qui peuvent valoir pour d’autres points sensibles dans le monde. C’est passionnant, mais en même temps, on court le risque de se perdre dans trop de directions différentes.

 

On retrouve les problématiques politiques dans les parties médiévales du récit, avec l’invasion espagnole, l’inquisition…etc. même si c’est l’histoire du livre maudit qui domine.
Je pense que ce qui est en question dans ces parties historiques – mais là j’entre dans le domaine de notre scénariste Cristina – c’est une histoire de femmes, de femmes fortes. En particulier Léonora, qui s’occupe du manuscrit à Anvers puis le réédite à Séville. Mais c’est toute une lignée de femmes qui est en scène : il y a Mechtilde, puis Jeanne, sa fille, Léonora… jusqu’à Virginia, la femme de Patrick. Cette forte présence féminine est sans doute imputable au rôle que joue Cristina dans l’écriture du scénario !

 

En matière de dessin, ta façon de procéder a-t-elle changé par rapport au premier tome ?
Non, pas vraiment, mais la tâche m’est plus facile – je dis cela très prudemment ! j’ai un peu plus l’habitude, et j’ai gagné en aisance dans le dessin de la partie contemporaine. Dans le premier tome, on voit des pages où mon trait hésite, accroche un peu – et dans ce tome-là (pour peu que je puisse le dire !) je me suis senti beaucoup plus à l’aise. Dans le troisième tome, j’espère que ça ira encore mieux ! Comme c’est le premier travail que je fais sur l’époque contemporaine, je suis encore en train d’apprendre.. 

 

La mise en case de ce second tome est plus sage, il y a moins de cadrages audacieux ; en contrepartie, l’intrigue se complexifie considérablement. Y a-t-il un lien de cause à effet ?
Oui, sans doute.. mais il faut surtout ajouter que j’étais beaucoup plus pressé : nous avions pris du retard dès le début de la réalisation de ce second tome… je n’avais donc pas vraiment le temps d’expérimenter des choses en matière de cadrage ; j’ai adopté une mise en case plus traditionnelle, plus rapide à réaliser. Et pour le troisième tome, c’est le même problème : on a accumulé du retard dés le début, que j’essaie de compenser en évitant des recherches trop hasardeuses en cadrages hors normes… Il est vrai, aussi, qu’avec tous les sauts dans les différentes époques, il est peut-être un peu risqué de proposer en plus au lecteur des mises en cases trop fantaisistes… Cette complexité dans le scénario a entraîné des réactions assez opposées chez les lecteurs : beaucoup ont apprécié d’être confrontés à une lecture exigeante, qui requiert toute leur attention, tandis que d’autres, au contraire, ont trouvé l’histoire trop difficile à suivre.

 

As-tu le temps de mener d’autres projets en dehors de L’Ordre impair ?
Non, cette série me prend tout mon temps ! le tome 2 vient de sortir, mais le travail sur le troisième album a déjà commencé – sa sortie est prévue pour février 2006, on tâche de tenir le rythme prévu d’un album par an. J’avais fait quelques petites choses avant d’entamer L’Ordre impair, mais là je me consacre entièrement à cette série. Ce travail me demande du temps parce que je me documente beaucoup avant de dessiner, sur internet, à travers des livres… Et là, je vais profiter de mon passage à Paris pour aller faire des photos, qui me serviront pour dessiner les scènes contemporaines qui s’y déroulent. J’aime bien procéder comme ça chaque fois que je le peux. Rudi et Cristina [les scénaristes, NdR] font la même chose : afin de préparer cet album, ils se sont rendus à Séville pour éprouver l’ambiance, chercher des lieux, prendre aussi des photos …. À ce propos, la barmaid sévillane de l’album, Paula, est inspirée d’un personnage qui existe réellement. Quant à Delussine, le diplomate, je l’ai dessiné d’après un de mes amis – qui d’ailleurs n’était pas très content de mourir à la fin de l’album (rires)…

 

Ton dessin est ici au service d’un scénario écrit par d’autres ; or tu as déjà scénarisé des albums, l’écriture ne te manque-t-elle pas ?
Si, bien sûr… et j’ai souvent envie d’écrire une bande dessinée qui serait entièrement de ma création – ainsi le résultat n’appartiendrait qu’à moi : les défauts comme les qualités. Mais j’ai surtout très envie de raconter mes propres histoires ; il y a beaucoup de sujets qui m’attirent… par exemple les XVIe, XVIIe siècles, et les conflits entre les Pays-Bas, l’Espagne, la France (ce qui est abordé dans L’Ordre impair) : c’est une période très turbulente, une matière très riche en sujets de scénarios. J’aimerais aussi écrire quelque chose sur les Indiens d’Amérique…

 

Peut-être auras-tu toute latitude de t’exprimer comme tu en as envie une fois L’Ordre impair achevé ?
Espérons-le…

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 20 mars 2005 sur le stand des éditions du Lombard au Salon du Livre de Paris – égarés alors puis retrouvés… fin décembre 2005.

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Mosdi &Cerqueira, Minas Taurus, tome 1 :  » Ordo Ab Chao »

Qui de l’Ordre ou du Chaos…

Au cœur de l’hiver, aux abords de Myklos, devant le temple d’Athénas, le jeune Titos découvre un colosse quasiment nu. Celui-ci s’interroge sur sa situation, mais sa mémoire reste fermée aux souvenirs. L’enfant, ému, après lui avoir donné un quignon de pain, lui propose de venir passer la nuit chez lui. L’homme finit par accepter tout en cherchant désespérément les raisons de sa condition.
Un flash lui rappelle sa rencontre avec des brigands, la bataille et son réveil, dépouillé de tout. L’enfant est le fils d’un soldat mort au combat. Sa mère commence par refuser puis, elle accepte sous la demande pressante de son fils. Elle est courtisée de façon pressante par Stamos, un notable qui, devant ses hésitations, la menace. L’amnésique intervient et son attitude révèle celle d’un soldat d’élite, habitué aux combats. Peu à peu, des bribes de son passé reviennent et ce qu’il découvre l’épouvante. Il est l’auteur d’actes inqualifiables qui…

Thomas Mosdi plante le décor de sa nouvelle série dans la Grèce antique et utilise, pour son intrigue, les concepts sociaux, religieux et politiques de cette période. Il appuie son histoire sur le modelage des âmes et le façonnage des corps, sur ces membres des corps d’élite qui, par un entraînement poussé, acquièrent des automatismes. Le scénariste apprécie particulièrement les situations ambiguës, les intrigues sombres mettant en scène des personnages fragilisés par un décalage dans leur parcours habituel. Il brosse avec justesse, outre le portrait du héros – un être conditionné mentalement et physiquement pour devenir une arme de destruction -, celui d’un jeune garçon à la recherche d’un nouveau père.
Il mêle, à une histoire forte, violente, une large dimension ésotérique, introduisant une malédiction d’ordre divin. L’action, omniprésente, débute sans retard et sert un récit épique et intrigant. Si l’auteur prend pour titre du premier épisode « Ordo ab Chao », il semble falloir le comprendre comme : « L’ordre naît du chaos » plutôt que la référence maçonnique.

 David Cerquiera, qui s’est fait connaître avec des albums comme L’ombre de l’échafaud (Delcourt) où L’Évangile selon Satan (Soleil), fait évoluer son graphisme de façon spectaculaire, privilégiant les textes, épurant les silhouettes, les décors. Il réalise une mise en images recherchée, favorisant les textures, restituant à merveille l’ambiance sombre et violente du récit.
Ordo ab Chao, ce premier volet, est prometteur et se révèle une bonne surprise de rentrée.

serge perraud

Qui de l’Ordre ou du Chaos…

Au cœur de l’hiver, aux abords de Myklos, devant le temple d’Athénas, le jeune Titos découvre un colosse quasiment nu. Celui-ci s’interroge sur sa situation, mais sa mémoire reste fermée aux souvenirs. L’enfant, ému, après lui avoir donné un quignon de pain, lui propose de venir passer la nuit chez lui. L’homme finit par accepter tout en cherchant désespérément les raisons de sa condition.
Un flash lui rappelle sa rencontre avec des brigands, la bataille et son réveil, dépouillé de tout. L’enfant est le fils d’un soldat mort au combat. Sa mère commence par refuser puis, elle accepte sous la demande pressante de son fils. Elle est courtisée de façon pressante par Stamos, un notable qui, devant ses hésitations, la menace. L’amnésique intervient et son attitude révèle celle d’un soldat d’élite, habitué aux combats. Peu à peu, des bribes de son passé reviennent et ce qu’il découvre l’épouvante. Il est l’auteur d’actes inqualifiables qui…

Thomas Mosdi plante le décor de sa nouvelle série dans la Grèce antique et utilise, pour son intrigue, les concepts sociaux, religieux et politiques de cette période. Il appuie son histoire sur le modelage des âmes et le façonnage des corps, sur ces membres des corps d’élite qui, par un entraînement poussé, acquièrent des automatismes. Le scénariste apprécie particulièrement les situations ambiguës, les intrigues sombres mettant en scène des personnages fragilisés par un décalage dans leur parcours habituel. Il brosse avec justesse, outre le portrait du héros – un être conditionné mentalement et physiquement pour devenir une arme de destruction -, celui d’un jeune garçon à la recherche d’un nouveau père.
Il mêle, à une histoire forte, violente, une large dimension ésotérique, introduisant une malédiction d’ordre divin. L’action, omniprésente, débute sans retard et sert un récit épique et intrigant. Si l’auteur prend pour titre du premier épisode « Ordo ab Chao », il semble falloir le comprendre comme : « L’ordre naît du chaos » plutôt que la référence maçonnique.

 David Cerquiera, qui s’est fait connaître avec des albums comme L’ombre de l’échafaud (Delcourt) où L’Évangile selon Satan (Soleil), fait évoluer son graphisme de façon spectaculaire, privilégiant les textes, épurant les silhouettes, les décors. Il réalise une mise en images recherchée, favorisant les textures, restituant à merveille l’ambiance sombre et violente du récit.
Ordo ab Chao, ce premier volet, est prometteur et se révèle une bonne surprise de rentrée.

serge perraud

   
 

Thomas Mosdi (scénario), David Cerqueira (dessin et couleurs), Minas Taurus, tome 1 :  » Ordo Ab Chao », Le Lombard, août 2012, 48 p. – 14,45 €.

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Marc-Antoine Mathieu, Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves – Tome 5 : « La 2,333e dimension »

Mathieu s’ingénie à déconstruire les codes narratifs et graphiques du média BD, jouant à l’infini des effets de miroir

Cela faisait presque 10 ans qu’on n’avait eu le plaisir de voir déambuler de nouveau le héros fétiche de Marc-Antoine Mathieu. Julius Corentin Acquefacques, apparu dans le 1er tome de ses oniriques et graphiques aventures en1990 avec L’Origine (Alph Art coup de cœur 1991 à Angoulême) et mis en scène, avant un fort long silence, dans Le Début de la Fin. Deux autres albums, Mémoire morte (Delcourt) et Le Dessin (Delcourt) avaient bien calmé le critique impatient et satisfait nombre de lecteurs. Mais voilà il nous manquait notre Julius ! Or c’est peu dire que de souligner à quel point Mathieu lui permet ici de réaliser un come back des plus réussis.

L’ humble modeste fonctionnaire employé au ministère de l’Humour d’une société tout sauf drolatique vient en effet de faire un mauvais rêve : celui où l’on rêve que l’on rêve… Une redondance onirique qui ne rime pas avec fatuité mais gravité dans un Etat totalitaire caractérisé depuis le début de la saga par un noir et blanc morbide. Pas plus qu’on ne badine avec la couleur dans cette société de papier-là (la BD étant le personnage du récit), où tout est au cordeau, les dirigeants ne sauraient tolérer qu’un individu s’excepte de la norme. Mal rêver c’est déjà dévier, et voilà qui explique la perte d’un « point de fuite » rendant de facto orphelines toutes les lignes qui devaient le rejoindre ! « Et un point de fuite mal réglé, ce sont des ennuis… en perspective. »

Conséquence : Julius s’aperçoit à son réveil que son monde n’a plus d’épaisseur, et qu’il est désormais cette épaisseur minimale (la dimension 2,3333…) qui le sépare de la redoutable invisibilité. Le relief disparu, la platitude règne partant dans toutes les pages de la bande dessinée que le lecteur a sous les yeux. Pour éviter que ses concitoyens et lui-même demeurent de vulgaires feuilles de papier, le rêveur aventurier aux bésicles doit donc se mettre en route, via une redoutable catapulte pour « l’Inframonde » honni où le point de fuite égaré a dû trouver refuge. Quelle sera donc l’issue de l’opération « fuite en avant » ?

Fidèle lui-même, et aux requisits de la série, Mathieu continue sans didactisme pesant de mettre en abyme la création de bande dessinée dont le processus, structurel comme formel, est mis en vrille pour ainsi dire. Toujours plus loin, toujours plus osé, le propos du créateur d’Acquefacques s’ingénie à déconstruire tant la perspective – ô combien vitale dans le dessin – que les codes narratifs et graphiques du média, jouant à l’infini des effets de miroir et allant dans le dernier tiers de l’album jusqu’à produire des pages en 3D que le lecteur est amené à découvrir grâce à une paire de lunettes ad hoc obligeamment fournie par l’éditeur. Jeux de mots appuyés et clins d’oeil hénaurmes se succèdent ainsi, avec des références à Trondheim, Schuiten et Peeters, avec en outre un hommage de Julius aux ébauches de personnages brouillons a priori non intégrés dans la réalisation finale par le scénariste/dessinateur mais trouvant rédemption ici grâce à la dérive de Julius par leur réinsertion dans le tissu narratif.

Bref, c’est magistral, un bijou de variation poético-graphique à lire absolument.

   
 

Marc-Antoine Mathieu Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves – Tome 5 : « La 2,333e dimension », Delcourt, 2004, 58 p. – 12.50 €

 
     

frederic grolleau

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Grzegorz Rosinski & Yves Sente, Thorgal tome 32 : La bataille d’Asgard

Laissons définitivement Thorgal partir à la retraite

En Belgique il n’y a point de gouvernement – y aura-t-il encore un pays demain ? – mais les langues sont toujours aussi déliées et les esprits fertiles. N’en demeure pas moins le sens de la nuance et tout jugement se doit d’être étayé. C’est ici chose faite, et bien faite. En accueillant ce nouveau chroniqueur venu du plat pays, nous le voyons ouvrir le bal avec cette rubrique qui terrorise autant qu’elle fait saliver en souhaitant une bonne et méritée retraite à ce vieux Thorgal…

Thorgal, on aime ou on n’aime pas. Certains reprochent à la série sa longueur, sa complexité et sa propension à se prolonger encore et toujours. De toute évidence, Thorgal aurait eu, au vu de ses nombreuses et incroyables aventures, maintes occasions de blanchir sa soyeuse chevelure de jais. Après trente albums, Van Hamme et Rosinscky, le duo originel, en est arrivé à la même conclusion. A la retraite l’enfant des étoiles, au charbon Jolan, le fils surdoué et magicien sur les bords. Ce fut également l’occasion pour Sente de reprendre en main le scénario de la célèbre série.
Venons-en aux faits. Que penser de ce nouvel opus ? Pas grand chose de positif. Tout cela sonne fort creux. Pourtant, je partais sur de bonnes bases, étant un fan de la première heure.

 Nous avions abandonné le pauvre petit Jolan à la fin de l’épisode précédent. Il venait d’être élu par Manthor, ennemi des dieux, pour diriger son armée de soldats/poupées. Armé du bouclier de Thor, il ne faisait nul doute sur les intentions de son mentor. Quant à Thorgal, il se lançait corps et âme à la suite des kidnappeurs de son fils, réincarnation d’un mage surpuissant et maléfique.
Bref, il allait y avoir de l’action. Le tome trente-deux reprend donc là ou le trente-et-unième nous avait laissés. Jolan se lance à l’assaut d’Asgard pour voler une pomme garantissant à la maman de Manthor son immortalité et Thorgal continue sa poursuite.

 En y repensant, l’originalité du titre aurait du nous mettre la puce à l’oreille. La bataille d’Asgard, ça annonce une bataille, dans le domaine des dieux… Et ça, on s’en doutait depuis la fin du dernier épisode. Bref passons, la série n’a pas souvent bénéficié de titre aux envolées lyriques reconnues, et s’est souvent contentée du minimum. Mais jadis, on n’avait pas cette impression de connaître dès la couverture le nœud de l’intrigue. Certes, Le bouclier de Thor, pour un tome dans lequel Jolan était amené à se procurer frauduleusement ledit bouclier, c’était déjà assez convenu. Mais cette fois-ci, plus le moindre petit élément de mystère.

 Une fois ce petit détail évacué, nous voici plongés tout de go dans l’univers sombre et complexe du héros du nord. Du côté du dessin, rien de nouveau sous le soleil, Rosinscky est totalement converti à son nouveau style dit de « peinture directe », et produit des illustrations d’une grande qualité. A l’opposé, la scénarisation subit un changement radical. Alors que Thorgal peinait depuis toujours à atteindre ses buts modestes, ils semblent comme son fils avoir investi dans une patte de lapin. Tout est simple et on aurait presque l’impression qu’un gentil organisateur se cache derrière tout ça pour s’assurer que tout se passe pour le mieux.
Jugez plutôt, le blondinet dispose d’une armée multi-compétente parfaitement adaptée à la chasse au géant (qui par un heureux hasard se trouve être les soldats du nouveau grand méchant, Loki), du bouclier conçu pour passer un déluge de feu et de la couleur de cheveux qui plaît à la déesse dont il doit obtenir les faveurs. C’est gros et encore une fois fort convenu. J’évite même de vous parler du nouveau copain du paternel, tombé du ciel lui aussi.

 Vous l’aurez compris, tout est trop facile, comme si Sente avait voulu évacuer cette histoire rapidement sans multiplier les tomes. Pourtant, compact ne rime pas avec profond. Et c’est bien là le souci. On aurait préféré que le récit soit étiré afin de permettre au choix un peu plus d’enjeu dans la fameuse bataille, de réflexion dans le jugement d’Odin, ou d’hésitation dans la décision de la déesse aux pommes. Scène totalement ratée d’ailleurs, dans laquelle on sent Sente tenté par le quasi-érotisme et rattrapé in extremis par sa conscience commerciale.

Pour résumer, on se trouve face à un récit vide, convenu et sans enjeu. Mais pire que tout, on ressent une vague impression de bâclé. Tout d’abord quand Odin, décrit comme borgne dans toutes les légendes nordiques (et même sur Wikipedia, c’est pour dire !), apparaît les deux yeux grands ouverts. Ensuite quand certains personnages répètent à quelques mots près la même réplique dans plusieurs cases.
En conclusion, doit-on brûler ce tome trente-deux ? Non, car quand on brûle des livres, on finit par bruler des hommes. Doit-on l’acheter pour autant ?
C’est à vous qu’il convient de prendre cette décision. Intrinsèquement il ne vaut pas vraiment la peine, mais quand on dispose de toute la collection… Il vous suffit juste d’espérer que le suivant sera d’un autre acabit, dans le cas contraire, je crois que nous serons nombreux à laisser définitivement Thorgal partir à la retraite…

Quentin Martens

   
 

Grzegorz Rosinski & Yves Sente, Thorgal tome 32 : La bataille d’Asgard, Lombard, novembre 2010, 48 p. – 11,95 €

 

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Bédu et Cauvin, Les Psy – Tome 13

C’est grave docteur ?… Plus grave qu’on pourrait le croire ! Vraiment pas de quoi rire !

Ce métier va finir par me rendre fou !!!!
C’est ce que se dit constamment le Psy, héros de cette série, qui voit défiler toutes sortes d’originaux, prêts à lui raconter leurs rêves, leurs phobies. Et il n’est pas toujours facile pour notre psy de garder son sérieux surtout quand il a décidé de préconiser une thérapie du rire à ses patients, thérapie qu’il a lui-même testée. Comment venir à bout de tous les blocages, quand parfois on craque soi-même ? Pourquoi ne pas se dédoubler comme le suggère un des patients ? Ou alors essayer de passer à la télé comme un autre ? Il faudra peut-être finir par prendre un coach ou bien suivre soi-même une thérapie….

Treizième tome de la série Les psy, « vous disiez ? » traite par la dérision les dessous d’un métier auquel nos contemporains ont de plus en plus recours : les psychothérapeutes.
L’idée d’aborder avec ironie les travers de notre société par le biais de ces patients en quête de bien-être pourrait être bonne, mais la recette ne prend pas. L’humour est léger, les personnages n’accrochent pas le lecteur, le psy n’est pas crédible, les gags sont lourds… bref, si on a envie de s’allonger sur un divan pour se détendre, ce ne sera pas pour lire cette série. On se tournera de préférence vers une autre bande dessinée pour suivre la thérapie du rire proposée par Cauvin et Bédu, qui nous ont habitués à mieux .

f. boussard

   
 

Bédu et Cauvin, Les Psy – Tome 13 : « vous disiez ? », Dupuis, novembre 2005, 48 p. – 8,50 €.

 
     
 

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Entretien avec Yslaire (XXe ciel.com ou la mémoire des anges)

XXe ciel.com ou la mémoire des anges… Yslaire, l’auteur de cette fascinante série, évoque pour nous ce qui a sous-tendu son projet artistique

Hislaire, Yslaire, Sylaire… deux noms d’auteur qui louvoient autour d’une même personne, reflétant ainsi ses multiples facettes, comme les textes et les images de XXe ciel.com louvoient autour de la mémoire d’Eva Stern, la psychanalyste centenaire… Fascinante série en quatre albums mais dont on dira qu’il s’agit moins d’une tétralogie que d’un triptyque dont le dernier volet serait double… Il est vrai que son objet est de rendre compte de ce que fut le XXe siècle ; quelque cent années riches d’horreurs abyssales et de promesses au moins aussi vertigineuses. Comment cela eût-il pu être simple ?
Yslaire a bien voulu nous expliquer sa démarche, la genèse de son œuvre – pour éclairer
XXe ciel.com, y avait-il mieux placé que… lelitteraire.com ? – mais avec l’art consommé de qui sait révéler foultitude de choses sans briser le mystère ni lever les ambiguïtés auxquelles ces albums doivent l’essentiel de leur charme…

Pourriez-vous nous dire comment est né XXe ciel.com ?
Yslaire :
En 1997, j’ai commencé à éprouver le besoin de dresser un portrait du siècle qui s’achevait ; je me demandais quel regard on allait poser sur lui… et je me suis alors lancé dans une expérience purement gratuite et artistique, en utilisant le web : j’ai créé un site qui s’appelait « Mémoires du XXe ciel », dans lequel je passais mon temps à dessiner des images… une fois mises en ligne, ces images étaient commentées par une psychanalyste, Eva Stern, qui tentait de donner un sens, de relier toutes ces images entre elles. C’était une forme de jeu, de feuilleton virtuel : tous les mois, Eva recevait des images envoyées par un certain @nonymous, qui était peut-être un ange, puis elle inscrivait dans son journal intime l’histoire de ces images. L’idée de créer un site pour évoquer la mémoire du XXe siècle m’a paru particulièrement pertinente car à ce moment-là, en 1997, Internet était en pleine explosion et suscitait un engouement énorme à cause de toutes les possibilités que ce nouveau moyen de communication pouvait offrir. J’avais à ma disposition un médium qui me permettait de raconter différemment une histoire, et j’ai eu envie d’en utiliser les ressources ; l’expérience a commencé en 1997 et devait se terminer avec le siècle. Mais d’un mois sur l’autre, le site grossissait, prenait de plus en plus d’ampleur, et pour pouvoir continuer, j’ai imaginé de transposer ces Mémoires du XXe ciel en bande dessinée.

 

Concrètement, comment se présentait ce site ?
Le site était divisé en deux parties : d’un côté il y avait le « bureau » d’Eva Stern, où l’on pouvait consulter les messages qu’elle recevait et le journal qu’elle tenait, dans lequel elle racontait ce qu’elle pensait, ce que ces images lui évoquaient. Ce feuilleton se poursuivait de mois en mois, avec cet arrivage mensuel d’images et la création progressive de liens grâce auxquels on pouvait revenir en arrière au fur et à mesure que se constituait cette mémoire. Et parallèlement, il y avait un autre « bureau », celui d’une psychanalyste bien réelle, Laurence Herlich, que je rencontrais à peu près tous les mois. Nos entrevues étaient de véritables séances, au cours desquelles je racontais le déroulement du projet tandis qu’elle intervenait en soulignant certains points, en dégageant de grands axes comme une psychanalyste sait le faire. Ces séances étaient comme une mise en abyme de mon travail – une sorte de making of en direct, une « histoire de l’histoire ».

 

Ce procédé de mise en abyme, on le retrouve constamment dans vos albums, notamment avec le personnage de Werner Ysler – on peut dire qu’avec lui vous « rentrez » dans vos albums…
Oui, en fait cette forme de jeu – ce « jeu du miroir », cher à la psychanalyse – m’a été suggérée par Lacan : d’après lui, tout être humain, à un certain âge, se reconnaît dans un miroir mais en même temps c’est une autre personne qu’il voit, le reflet étant inversé. Et cette mise en abyme présente chez Lacan amène nécessairement à jouer avec son identité dès lors que l’on commence à se demander qui on est. Et moi qui fais ce feuilleton, dont le propos est d’évoquer un siècle qui a vraiment existé, où est la frontière entre le réel et l’imaginaire ? Voilà comment j’en suis venu à imaginer ce Werner Ysler, qui est un peu le résumé d’un grand-père virtuel, une sorte d’ancêtre…

 

Vous évoquez les jeux d’identité, or vous êtes coutumier de ces jeux-là : vous avez déjà changé de nom d’auteur…
La première raison qui m’a incité à modifier l’orthographe de mon nom est un changement d’orientation graphique : j’ai commencé ma carrière en faisant Bidouille et Violette, une BD humoristique, sous la signature d’Hislaire ; ensuite j’ai créé la série Sambre, d’un registre complètement opposé, au trait réaliste, et je l’ai signée Yslaire. Je trouvais que c’était une belle métaphore de ce changement de graphisme. Ça me paraissait intéressant sur le plan esthétique que de changer ma signature ; c’est une manière de réagir par rapport à ces étiquettes que l’on à l’habitude d’accoler à un nom et se référant à un certain type d’histoire, un certain type de dessin. Et puis de toute façon, je me disais que le lecteur ne serait pas dupe, qu’il reconnaîtrait, derrière ces deux noms, un même auteur. Mais ces deux noms expriment aussi que je me ressens comme étant une personnalité plurielle, capable de choses très diverses – mais en restant le même derrière des productions artistiques différentes. Bien sûr, il y a très certainement des motivations plus profondes, moins conscientes qui sont entrées en jeu – et que la psychanalyse mettrait sans doute à jour… il est évident que changer son nom – le patronyme – a à voir avec la relation au père. Ça relève d’une volonté de briser une lignée tout en y demeurant intégré ; une volonté de faire partie de la famille Hislaire tout en affirmant « je suis unique »…

 

Donc si je comprends bien, entre la psychanalyse et vous c’est une longue histoire d’intérêt…
Oui (rires) ! mais je suis loin d’être le seul à être passionné par la psychanalyse ! elle a suscité un engouement tel qu’on peut dire, sans craindre d’être excessif, qu’elle constitue la « religion » dominante du XXe siècle : on ne se réfère plus à la Bible mais à l’œuvre de Freud et de ceux qui ont écrit dans son sillage. À partir des années 70 – avec Françoise Dolto, notamment – le langage psychanalytique a commencé à devenir une sorte de jargon commun, et l’on s’est mis à se servir de la psychanalyse pour expliquer tout et n’importe quoi. Elle est entrée dans la vie quotidienne des gens au point qu’aujourd’hui, dans la plupart des émissions télévisées traitant de sujets « de société », un psy quelconque viendra tôt ou tard donner son avis sur ce qui est bien ou mal. On aboutit donc à ce paradoxe où la psychanalyse, par le biais des psychologues et autres, va proposer un point de vue moral à notre société. Or Freud, au début, s’inscrivait dans un parti pris de neutralité complète vis-à-vis du patient et ne posait jamais sur lui de regard moral.
Mais ce n’est pas seulement à cause de cette place qu’elle occupe aujourd’hui dans la société que j’ai eu envie d’utiliser la psychanalyse pour raconter l’histoire du XXe siècle… elle constitue aussi, si l’on résume à l’extrême, une manière d’explorer l’histoire d’un individu, de la retracer sans pouvoir commencer, comme dans un film ou une pièce de théâtre, par Il était une fois. Le tout début de cette histoire, je ne m’en souviens pas – pour le retrouver, je suis obligé d’établir des rapports entre différents événements de ma vie qui vont progressivement dessiner une fresque impressionniste plutôt qu’un fil qui se déroule régulièrement. Pour avancer, le patient procède par associations d’idées, par recoupements – et cela me paraissait très proche du travail que je voulais faire.

 

Les albums de votre série XXe ciel.com relèvent en effet davantage de superpositions, de juxtapositions et de décalages permanents plutôt que de l’habituelle linéarité graphique ou narrative…
Absolument. Mais de tout façon, je pense qu’aujourd’hui, dans notre vie quotidienne, dans notre manière de penser, nous nous sommes éloignés de cette continuité linéaire – comme si toute la société avait commencé à basculer dans une autre direction, qui est en quelque sorte la fin de l’histoire. Ainsi suivons-nous l’actualité mondiale par morceaux ; par exemple, le déroulement du conflit irakien nous a été transmis par courtes séquences successives, des fragments qui nous arrivaient tous les jours et qui s’additionnaient au fur et à mesure. Où est l’origine, où est le début ? personne ne le sait. Il y a tout un pan de la guerre en Irak qui reste caché – et nous savons que ça nous est caché. Nous sommes donc conscients de la part cachée qu’a tout événement. Et puis sons sommes tous contraints au zapping : au cours du journal télévisé, nous passons d’une information à l’autre, les liaisons plus ou moins habiles étant faites par le présentateur, et ça donne ce patchwork d’émotions que l’on vit à peu près tous les jours. Notre représentation du monde passe par ce cadre télévisuel et j’ai voulu faire une BD qui soit un peu comme ça, qui procède par « bonds » successifs, par contiguïté d’éléments.
Je rappelle aussi que ce projet avait été conçu à la base pour le multimédia – un médium qui appelle ce genre de traitement : quand on pénètre sur un écran d’ordinateur, on constate tout de suite qu’il n’y a pas de « début » de la page informatique Elle peut être à gauche, elle peut être à droite… Lorsque vous vous connectez sur internet, il y a déjà des fichiers, des dossiers, il y en aura après vous… vous évoluez dans une sorte d’espace-temps indéfini où il n’y a ni début ni fin. C’est tout le contraire d’un livre, où chaque page, de la première à la dernière, est clairement identifiable – et c’est cette particularité du multimédia que j’ai voulu restituer dans ma BD.

 

Vous employez l’expression « bande dessinée » – et dans le dossier de presse, vous présentez ces livres comme de la bande dessinée d’auteur, mais dans quelle mesure peut-on encore parler de bande dessinée ?
Il est vrai que XXe ciel.com se situe vraiment aux frontières de la bande dessinée ! en fait, ces albums, au départ, n’étaient pas censés être des bandes dessinées à proprement parler, mais une adaptation en livre de ce site web que j’évoquais tout à l’heure. Comme je suis auteur de BD, eh bien j’ai tout simplement cherché à me servir des « ressorts » de la bande dessinée pour réaliser cette adaptation. Une démarche qui m’a amené d’emblée à me demander « qu’est-ce que la BD ? » – c’est une question de base, mais elle me passionne : c’est le genre de question que tout artiste, quelle que soit sa discipline, vient à se poser à un moment ou à un autre, qui conduit à remettre en cause les critères auxquels il a obéit jusqu’alors, et les réponses qu’il trouve – vraisemblablement un miroir de son époque – contribuent à faire évoluer les conceptions esthétiques et les pratiques artistiques.
En ce qui me concerne, ça me paraissait intéressant de creuser un peu ces questions ; pour moi, la BD, c’est davantage une vocation qu’un métier : c’est une partie de ma vie, un engagement profond, et je ne sais pas si je serais capable de faire autre chose. Donc j’ai reconsidéré cette définition de la BD qu’on m’avait apprise – une bande dessinée à la Hergé, avec des cases, des bulles, un trait « ligne claire », un héros… etc. et je me suis demandé ce qui, là-dedans, me correspondait. Plus grand-chose, en définitive : je n’avais plus du tout envie de ressembler au « père » Hergé – en admettant qu’on ait un « père » dans une discipline, et qu’Hergé soit le père de la BD… de fait, il n’y a plus dans XXe ciel cette innocence qu’il y a dans Tintin ; il s’agit d’une autre recherche, qui est à l’opposé de ce que les albums d’Hergé donnaient à voir de la bande dessinée : je dirais de son trait « ligne claire » qu’il va contourner, et essayer de décrire une surface, de cerner tout ce qui se passe à l’extérieur. Or ce qui m’intéresse, c’est l’intérieur des choses et des êtres. Au terme de ces interrogations diverses, je suis parvenu à la conclusion que la BD, pour moi, était un mélange d’images et de texte. C’est ma définition la plus courte – elle paraît simple, mais il m’a fallu quand même quelques années avant de pouvoir la formuler… en fonction de cela, j’ai tenté d’apporter des réponses nouvelles, qui me correspondent au plus près et montrent que je ne m’inscrivais pas dans une tradition. Je voulais que mon travail ait un côté expérimental, qu’il aboutisse à de la bande dessinée d’avant-garde – et j’ai pleinement profité des possibilités qu’offre l’informatique. L’ordinateur s’intègre complètement au projet, et il devait donc tout naturellement y trouver sa place. Dans la mise en page, il y a un mélange de textes, d’images et de dessins qui s’interpénètrent, mais tout cela n’a qu’un seul but : raconter une histoire, produire une émotion. Ça demeure l’essentiel – la différence, c’est que dans ces albums, je me suis donné les moyens de raconter plus librement ; j’ai l’impression de mieux me reconnaître dans ce travail et, par là même, d’offrir quelque chose de plus intime au lecteur.

 

C’est en tout cas quelque chose de très très neuf, et qui bouscule radicalement les habitudes de lecture. D’ailleurs, le dessin correspond à merveille avec ce système narratif qui démultiplie les points d’interrogation au lieu d’apporter des réponses…
Bousculer les habitudes, j’aime beaucoup ça ! je suis un enfant de 68, et j’en ai gardé une certaine attirance pour le provocant, le marginal – ce qui va remettre en cause l’ordre établi. Et en bande dessinée, je trouve qu’il est salutaire de dépoussiérer de temps en temps les principes en vigueur : sur le plan artistique, ça ouvre des perspectives passionnantes.
Pour ce qui est du dessin, j’ai cherché à restituer par mon trait l’immédiateté de la pulsion qui pousse le reporter photographe à appuyer sur le déclencheur – une pulsion qui résulte d’une émotion forte et fugitive. Je voulais reproduire cette instantanéité du geste premier, le laisser transparaître et montrer ainsi l’histoire du dessin, c’est pourquoi il semble inachevé et garde des zones floues, à l’instar de beaucoup de photos de reportage qui ont quelque chose de flou et d’imparfait. Mais c’est justement cette imperfection qui va véhiculer une émotion immense : lorsqu’il photographie, le reporter saisit en un instant un fragment d’humanité ; il ne va pas « lécher » sa photo parce qu’il ne cherche à faire une « belle » image au sens académique du terme mais à fixer un moment d’une intensité rare. Dans XXe ciel, il y a, à travers Frank Stern, une apologie des reporters photographes une sorte d’hymne qui leur est adressé parce qu’à mon sens, ce sont eux bien plus que les écrivains qui ont raconté ce siècle qui vient de s’achever…

 

Il est convenu, historiquement, que le XXe siècle commence en 1917. Là encore on retrouve cette idée de décalage puisque vos deux personnages sont dits « nés avec le siècle » or ils sont nés en 1900…
Oui, en effet, il y a un décalage… Par une sorte de convention, les historiens disent que le XXe siècle a débuté en 1917 avec la révolution russe, et qu’il se termine en 1989 avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement du Bloc de l’Est. C’est parfaitement logique – et presque trop parfait ! Quand j’ai commencé le projet, en 1997, mathématiquement le siècle n’était pas encore terminé, mais je suis tout de même parti sur ces bases posées par les historiens. L’histoire s’est poursuivie, et il y a eu le 11 septembre 2001, une date beaucoup plus importante à mes yeux que 1989, et qui marque que la vérité n’est pas une mais multiple.
C’est cela que j’ai voulu signifier avec cette fin en deux albums, et surtout dire que je ne suis en aucun cas détenteur de la vérité : il n’y a pas de vérité absolue, mais une vérité qu’il convient à chacun de trouver. 

 

Indépendamment des attentats du 11 septembre, il m’a semblé que cette fin double – voire multiple, on aurait aussi pu imaginer plusieurs albums… – était déjà inscrite dans la manière dont se présentaient les deux premiers volumes…
De toute façon, ça ne pouvait pas être simple ! Ce qui a eu lieu le 11 septembre 2001 m’a simplement tendu une perche si l’on veut… Il s’est produit ce jour-là quelque chose d’énorme qui respectait le concept initial de XXe ciel ; quelque chose que j’ai traduit par cette fin double, en réponse à ces deux tours du World Trade Center – l’attaque de la première préparant celle de la seconde mais l’une renvoyant à l’autre indifféremment, puis ces images qui ont tourné en boucle sur les écrans de télé et que l’on voyait de manière presque hypnotique… un cercle d’images qui n’avait pas de début ni de fin… on assistait aux événements en même temps que l’histoire s’écrivait mais on ne savait pas ce qui se passait, on ne comprenait pas, on était simplement dans l’effroi et il était impossible de donner un sens à ce qu’on voyait. Il y avait une image qui s’imposait à nous, et j’ai essayé de rendre ça.

 

L’image reste quelque chose d’extrêmement ambivalent : d’une part elle fige ce qui est fugitif, mais d’autre part elle éveille la suspicion – d’autant plus maintenant, avec les possibilités de manipulations qu’offre l’informatique.
Oui, je suis tout à fait d’accord avec cette notion d’ambivalence ; mais vous savez, dès les débuts de la photographie les épreuves étaient retouchées – il n’a pas fallu attendre les ressources de l’informatique pour cela – et toujours, bien entendu, avec une intention innocente sinon louable : rendre l’image un peu plus vraie, ou bien dissimuler des défauts qui risquaient de contrarier le modèle ou le destinataire de la photo (en particulier dans le portrait de commande). Très rapidement, les pouvoirs politiques vont utiliser l’image manipulée pour imposer leur vision de la réalité. C’est là un paradoxe crucial : rien ne paraît plus proche du réel qu’une photo, et en même temps une photo est toujours sujette à caution parce qu’on n’est jamais sûr qu’elle n’a pas été remaniée. De plus, le photographe adopte un point de vue particulier parmi des millions d’autres possibles – et même lorsqu’il prend plusieurs clichés d’un même événement, on ne sait pas pourquoi, il y a une image qui va émerger et rendre mieux compte que les autres de l’événement en question… Je pense que l’un des bouleversements majeurs du XXe siècle est que la notion de vérité a cessé de se confondre avec la parole de Dieu ; dès lors se pose la question de savoir où est la vérité ? à mon sens, la vérité, qui n’est plus une, est ce que l’on cherche – et la photographie, avec son ambivalence, incarne bien cela. En fait, on a aujourd’hui une conception de la vérité où entre nécessairement une part de mise en scène, de « mensonge » ; c’est peut-être un pas vers une autre manière de penser, vers une philosophie moins manichéenne et davantage empreinte de bouddhisme… 

 

Votre série repose sur deux découvertes majeures qui ont, selon vous, changé radicalement notre vision du monde au XXe siècle – la photographie et la psychanalyse. Un axe double incarné par le couple Eva/Frank, un frère et une sœur, jumeaux de surcroît. Or ce rapport frère-sœur est un des thèmes fondamentaux de la psychanalyse…
Certes, mais autant dire d’emblée que je ne prétends absolument pas énoncer la moindre théorie là-dessus : je ne suis pas psychanalyste ! j’ai d’abord cherché à jouer avec des éléments qui étaient proches de mon désir – et il y a certains stades où on ne peut pas vraiment analyser son désir ; la pulsion est là et on essaie de la suivre. Toujours est-il que l’étrangeté, la complexité des liens qui unissent un frère et une sœur me passionnent : rien n’y est simple ; c’est un amour un peu marginal, qui n’a rien à voir avec celui qu’on peut éprouver pour ses parents ou pour son conjoint… ces liens d’affection fraternels appartiennent à une histoire familiale, ils sont le fruit des circonstances – et bien évidemment se pose la question de l’inceste : les rapports frère/sœur ont fréquemment une part incestueuse, réelle ou fantasmée. C’est là un domaine fascinant, qui me passionne et m’inspire.

 

L’inceste, justement : vous poussez l’étroitesse de la relation entre Eva et Frank jusqu’à cette extrémité dans l’un des deux albums finaux – du moins dans l’esprit d’Eva, car on est encore dans le flou de la certitude/incertitude…
En fait il s’agit très probablement d’un inceste fantasmé. Eva est une psychanalyste folle – je pense qu’elle est psychotique, et on le serait à moins vu tout ce qu’elle a vécu. Elle a avec la réalité un rapport très complexe : tantôt elle est ancrée dans le réel de manière très étroite, tantôt elle s’en écarte complètement et évolue dans un contexte fantasmatique où, face à quelqu’un qui ressemble à son frère, elle est incapable d’imaginer que cette personne puisse être quelqu’un d’autre que Frank. Mais quand bien même l’acte incestueux n’a été que fantasmé, cela reste un acte incestueux puisqu’il produit, sur le plan psychique, les mêmes résonances que s’il avait été commis dans les faits. Le cas d’Eva démontre que la folie n’a pas forcément un caractère définitif, et que c’est un phénomène excessivement proche, familier et humain. Cela montre aussi que certains « fous » ne le sont pas autant qu’on se l’imagine : nombre de gens traversent dans leur vie des moments où ils débraient complètement, au pont de se retrouver internés en asile – et ces pans d’ombre finissent par se déchirer, leur laissant réintégrer la réalité avec parfois une lucidité et une intelligence propres à la psychose absolument sidérantes. L’histoire d’Eva repose sur ces allers-retours entre fantasme et réalité, de la même façon que notre regard sur l’histoire du XXe siècle est pris entre une série de faits effectivement survenus et ce que la propagande politique en a répandu officiellement et qui va alimenter nos fantasmes. Dans mes albums, j’ai essayé de restituer ce jeu-là : j’ai tâché de crédibiliser chaque événement, de lui donner une place en disant « voilà ça a existé » puis, comme en contrepoint, de montrer comment il a été raconté.

 

Sur le plan graphique, il y a un petit détail qui m’a frappée : la récurrence d’Eva puis de Lucienne la cigarette aux lèvres, et généralement de profil ou de trois-quarts. Cela a-t-il un sens symbolique pour vous ?
Eh bien disons que j’ai fumé pendant des années, et que la fumée avait le charme du plaisir interdit, de cette bouffée de mort qu’on respire… et puis j’ai aussi passé beaucoup de temps à regarder la fumée de ma cigarette ; c’était comme des instants de poésie, des moments où j’avais l’impression d’échapper au temps ; il y a dans la fumée de cigarette quelque chose qui a à voir avec le temps qui passe – c’est l’indicible de l’air, de l’air du temps, et l’air du temps c’est de la fumée…
Quant à la vue de profil ou de trois-quarts, c’est le regard qui part ailleurs : un personnage de profil a toujours quelque chose de contemplatif – on est témoin de lui mais il ne vous regarde pas. Quand il est dessiné de face, il s’adresse au lecteur.

 

Est-ce que l’aviatrice Fabienne Rouge-Dyeu a un référent historique ?
En fait Fabienne Rouge-Dyeu est une sorte de synthèse de toutes ces femmes qui ont marqué l’histoire de l’aviation, qui ont battu des records et inscrit leur nom dans la longue liste de ceux qui ont contribué à la conquête des airs. Et puis cet essor de l’aviation rencontrait mon intention de départ, qui était de métaphoriser les anges. Fabienne Rouge-Dyeu est d’abord la métaphore du rêve de tous ces poilus qui, au fond de leurs tranchées, auraient voulu s’envoler ; elle incarne aussi ces anges du XXe siècle, ces hommes volants qui on réussi à concrétiser ce rêve de l’Homme de toujours chercher un Ailleurs, un autre monde. À la question « y a-t-il eu des anges au XXe siècle ? » – des démons, on sait bien qu’il y en a eu… – je réponds oui ; à travers Fabienne Rouge-Dyeu mais également en évoquant la conquête spatiale qui est une autre façon de partir à la recherche de cet ailleurs convoité de tout temps. 

 

Certains de vos personnages ont des noms transparents – Eva Stern (Ève la première femme, stern l’étoile), Werner Ysler qui est un peu vous dans votre histoire…). Tous les noms de vos personnages ont-ils ainsi une signification symbolique ?
En tout cas, je m’interroge toujours quand je choisis les noms : je n’aime pas le n’importe quoi, donc je tâche d’inscrire en eux un surplus de sens. Je suis guidé par une réflexion analogue en ce qui concerne les images : dans une bande dessinée, j’aime savoir pourquoi je choisis telle ou telle image – c’est-à-dire savoir précisément ce que je montre au lecteur. J’analyse beaucoup les motivations de ce que j’écris et de ce que je dessine car je pense que la richesse d’une histoire dépend de la multiplicité des niveaux de lecture : plus ceux-là sont nombreux et plus le récit aura de densité. Je fais en sorte que le lecteur puisse approfondir ce qu’il lit et réaliser qu’au-delà de ce qu’il voit il y a toute une chair, que le livre est un corpscurieux<FONTFACE=VERDANA size= »2″>à l’intérieur duquel ilpeutentreret découvrir qu’il y a une âme que condensent en partie des noms à clef comme Eva Stern.
Jouer ainsi avec les noms est extrêmement motivant pour moi en tant que créateur, mais en même temps, cela me pose des difficultés supplémentaires… par exemple, créer le nom d’Eva Stern, qui a une consonance juive, m’a obligé à évoquer certaines choses dans mon récit. Je ne me rends pas toujours compte dans l’immédiat de ce qu’impliquent mes choix, mais l’important, c’est qu’à la fin, je demeure cohérent dans l’orientation que j’ai donnée à l’histoire.

 

Est-ce que les bribes de langage binaire qu’on devine sur certaines planches signifient quelque chose ?
Ces phrases binaires sont surtout symboliques de cette grille de « lecture du monde » que les Américains ont imposée avec ce langage informatique : un système manichéen régi par l’opposition entre le bien et le mal, qui ne laisse aucune place à d’entre-deux. On a quitté la configuration triangulaire que proposait la religion chrétienne à travers la figure de la Trinité et ces codes binaires m’ont semblé un bon moyen graphique d’exprimer ce manichéisme.

Dans le dossier de presse, on vous demande « comment continuer à écrire, à dessiner après le 11 septembre » ; j’aurais envie de reformuler la question en ces termes : « après XXe ciel, après avoir atteint un tel niveau de complexité, comment Yslaire va-t-il continuer à écrire et à dessiner ? »
Vous savez, pour moi, cette série n’est pas une fin, mais le début d’autre chose. XXe ciel, c’était mon projet expérimental, d’avant-garde – et je suis content de l’avoir fait parce que cela m’a ouvert des portes, j’ai le sentiment d’avoir gagné une liberté que je n’avais pas avant. Alors bien sûr, maintenant, je ne vais plus faire de l’avant-garde, je vais continuer à raconter des histoires mais d’une autre manière que dans Sambre. Pour moi, Sambre est une BD adolescente, et avec XXe ciel, je me suis autorisé la réalisation d’une BD vraiment adulte. Ces quatre albums ont représenté une phase de libération intense ; je me rends compte désormais que tout est histoire, que n’importe quel petit bout de photographie a déjà une histoire et je n’ai jamais eu autant envie d’écrire que maintenant. J’ai un peu l’impression de ressembler à un ordinateur avec des tas de dossiers en attente !
Pour l’heure, la suite s’appelle Le Ciel au-desus de Bruxelles ; c’est une histoire d’amour très simple qui se passe en 2003 dans une chambre d’hôtel, à Bruxelles. Parallèlement, il y a aussi la suite de Sambre et d’autres projets encore…

 Visitez le XXe cie l !

Lire notre critique de la série

Bibliographie sélective

Bidouille et Violette, Dupuis, 4 albums :
1 – « Les Premiers mots » 
2 – « Les Jours sombres » 
3 – « La Reine des glaces » 
4 – « La Ville de tous les jours »

Le Gang Mazda (scénario), Dupuis, 2 albums 
avec Christian Darasse
1 – « Le Gang Mazda fait de la bédé » 
2 – « Le Gang Mazda mène la danse » 
 
Sambre, Glénat, 5 albums :
avec Yann :
1 – « Plus ne m’est rien » 
2 – « Je sais que tu viendras » 
Scénario et dessin :
3 – « Révolution, révolution »
4 – « Faut-il que nous mourions ensemble »
5 – « Maudit soit le fruitde ses entrailles » 

XXe ciel.com, Les Humanoïdes Associés, 4 albums :
1 – mémoires98
2 – mémoires99
3 – mémoires <19>00
 – mémoires <20>00

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 29 décembre 2004 au siège des Humanoïdes Associés.

 
     

Commentaires fermés sur Entretien avec Yslaire (XXe ciel.com ou la mémoire des anges)

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Entretien avec Martin Jamar (Double masque)

Martin Jamar, dessinateur, travaille avec Jean Dufaux depuis plus de dix ans. Il évoque leur nouvelle série, Double masque

Vous avez terminé Les Voleurs d’Empire en 2002 (série dont l’intégrale a été publiée en 2003). Avez-vous fait une petite pause entre les deux séries ?
Martin Jamar :
Le temps minimum, histoire de ne pas y laisser ma santé. Je me suis arrêté quinze jours ou trois semaines peut-être. Puis je suis reparti très vite sur ce projet de Double Masque parce que nous l’avions dans nos cartons depuis quelques années. Quand nous étions encore au milieu des Voleurs d’Empire, nous savions déjà que nous allions faire quelque chose autour du Premier Empire et de Napoléon. Nous n’avions pas encore le nom de la série, mais le projet était en gestation dès 1999. C’est à ce moment que nous avons commencé à regarder dans les librairies, à fouiller pour constituer notre documentation.
 
Donc vous avez travaillé deux ans au dessin de ce premier tome ?
J’ai passé environ dix-sept mois sur le dessin du premier tome. Et si l’album sort seulement maintenant c’est parce que l’éditeur l’a mis « au frigo » en quelque sorte, pour me laisser le temps d’avancer dans le tome 2 et rapprocher la parution des deux premiers tomes.

 

Donc le tome 2 est prévu pour…
L’album est totalement terminé (Bertrand Denoulet est en train de finir les couleurs). Je ne me suis pas trop tourné les pouces. Il doit sortir en février ou mars…

 

Combien de tomes avez-vous prévu pour cette série ?
Il n’y a rien de prévu pour le moment. Aussi longtemps que nous [les auteurs], l’éditeur mais aussi le public aura envie de continuer. C’est un sujet quasiment infini, donc… on peut continuer un peu. Nous voulons consacrer un album ou un diptyque par année du règne de Napoléon.
Les deux premiers tomes forment un cycle traitant de l’année 1802. Le tome 3 sera une histoire complète qui se déroulera en 1803. 1804, si je me souviens bien, est l’année du sacre… donc nous aurons bien besoin de deux tomes. À ce rythme, si nous continuons jusqu’en 1815, voire jusqu’à Sainte-Hélène, nous pouvons voir venir.
C’est la grande différence avec Les Voleurs d’Empire pour lesquels Jean m’avait dit dès le début que la série compterait cinq à sept tomes.

 

La série Double Masque telle que vous la décrivez aurait complètement sa place dans la collection « Vécu » de Glénat, pourquoi avoir changé d’éditeur ?
Nous étions moyennement contents de l’attitude de l’éditeur vis-à-vis de notre série, car Glénat a une politique qui consiste à sortir beaucoup d’albums en faisant un minimum de promotion. Ensuite, ils attendent de voir ceux qui sortent du lot pour leur donner un coup de pouce. On a l’impression que les albums sont un peu livrés à eux-mêmes. Donc on s’est dit que Les Voleurs d’Empire auraient mérité un meilleur traitement, même s’ils n’ont pas été un échec. Donc nous sommes allés voir ailleurs. Jean Dufaux travaillait déjà chez Dargaud pour d’autres séries et il était très content. Commencer un nouveau projet, c’était l’occasion ou jamais de changer d’air… Histoire de ne pas recommencer avec le même scénariste, le même dessinateur, le même éditeur… On a été bien accueillis chez Dargaud, et les choses se passent bien.

 

Votre trait est plus épais, plus rond que dans votre précédente série.
En fait, il y a une raison relativement simple, c’est que j’ai changé le format original de mes planches. Je travaille sur un format un peu plus petit, mais avec les mêmes outils. Donc comme la planche est moins réduite lors de la reproduction, le trait paraît plus épais dans l’album. En plus, j’ai voulu retravailler mon trait. J’avais envie de l’accentuer. Je le trouvais un petit peu fluet quand je le voyais dans les albums. J’aime bien un trait un peu vigoureux, pas trop faiblard. Il est plus rondouillet aussi parce que j’ai envie d’aller vers un aspect un peu plus caricatural des personnages. Je trouve qu’il y a eu un glissement progressif dans Les Voleurs d’Empire vers un trait de plus en plus réaliste. Au début, je me souviens que j’avais envie d’épurer mon dessin vers quelque chose, non pas de semi-réaliste, mais d’un peu moins réaliste. Et puis progressivement, je suis reparti vers un dessin plus fouillé, avec pas mal de petits détails. Ce n’est pas contre mon gré, mais c’est inconsciemment. Avec Double Masque, j’avais à nouveau envie de revenir à quelque chose de plus léger. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai décidé de réduire le format de la planche. Je me suis dit que ça allait être un moyen de m’empêcher de faire trop de détails, de m’obliger moi-même à simplifier.

 

L’association fonctionne très bien entre Jean Dufaux et vous. Ça va faire plus de dix ans que vous travaillez ensemble.
On a commencé en 1991 ou 1992. Plus de dix ans en effet.

 

Qu’est-ce qui fait que ça marche si bien entre Jean Dufaux et vous ?
Je pense que l’Histoire nous passionne tous les deux. Avant de se lancer dans un projet, on en discute pour voir les intérêts de chacun. Il faut croire que nous avons des centres d’intérêt communs. Lui doit apprécier mon dessin. Il connaissait mes albums précédents. Et même si ça n’était pas complètement abouti, il avait l’impression que je pouvais progresser encore et qu’il y avait moyen de faire quelque chose de bien ensemble. De mon côté, je connaissais plusieurs de ses séries, et spécialement Giacomo C [Glénat, collection « Vécu », avec Giffo au dessin – Ndr] qui est une série que j’adore.
C’est plutôt moi qui ai eu envie de travailler avec lui. Je suis allé le trouver en lui disant que j’aimerais faire quelque chose avec lui. Ça a démarré comme ça. Les Voleurs d’Empire, c’est un projet qu’il avait dans ses tiroirs. Il attendait une rencontre pour que ce projet puisse se réaliser.

 

Et Double Masque ?
Double Masque, l’idée vient un peu plus de moi, en tout cas pour le choix de la période du Premier Empire ou du Consulat. C’est une période que j’avais abordé à mes tout débuts en 1985. J’avais commencé une série [François Jullien – Ndr] de cinq albums qui se situait dans cette période-là. J’ai eu envie d’y revenir car c’est une série qui avait été un peu avortée ou du moins pas portée jusqu’à son terme.

 

Auriez-vous envie de travailler avec un autre scénariste ? Est-ce un manque de temps ?
C’est un manque de temps. Ça m’amuserait un jour de travailler avec quelqu’un d’autre. J’ai une cousine un peu éloignée (mais elle porte le même nom que moi) et qui écrit des scénario. Et je dois dire que ça m’amuserait un jour de travailler avec elle. Elle a déjà publié chez Glénat une série qui s’appelle Les Filles d’Aphrodite [collection « Bulle Noire », avec André Taymans au dessin – Ndr].

 

Vous avez très tôt pensé au dessin, mais pas à la bande dessinée. Donc cette couverture qui ressemble à une toile, c’est un retour vers vos premiers goûts ?
C’est une toile, ou un carton toilé pour être exact. C’est le principe des couvertures des albums de Double Masque : je vais réaliser des portraits des personnages. Nous voulions un concept qui pourrait servir aux couvertures suivantes et, après avoir cherché différentes idées, celle que nous avons retenue a été de montrer un portrait d’un personnage en buste. J’ai donc décidé de travailler sur toile. Ce n’est pas de la peinture à l’huile, c’est de l’acrylique mais ce n’est pas très différent.

 

Il y a un autre dessinateur de bande dessinée qui travaille de plus en plus sur toile, c’est Rosinski. Vous en avez parlé avec lui ?
Non, je n’ai pas spécialement pensé à lui. Non, l’idée vient du concept de couverture que nous avons trouvé avec l’éditeur et avec Jean Dufaux. J’ai appris sur le tas à travailler l’acrylique. Quand j’étais petit j’avais fait un ou deux tableaux à l’huile, des portraits de famille. Mais c’était quand j’avais dix-quinze ans, ça remonte très très loin.

 

Pour la documentation, comment travaillez-vous ?
Ma source principale, ce sont les livres, les bouquins. Des livres avec un maximum d’iconographie évidemment. Mais je me documente aussi dans des livres où il n’y a pratiquement pas d’illustrations. Pour se plonger dans une époque, il faut s’immerger dans l’ambiance. Donc lire des récits de l’époque – pas forcément illustrés – est aussi extrêmement intéressant. Parfois on trouve des choses dans les textes, des descriptions de lieux qui n’existent plus.
Je pense à un cas qui s’est présenté pour Double Masque : le bureau de Napoléon aux Tuileries. Cette partie-là des Tuileries n’existe plus et je devais représenter Napoléon dans son cabinet de travail. J’ai fini par retrouver un dessin de l’époque, mais, avant de le trouver, je m’étais inspiré uniquement de descriptions dans le texte.
Il faut ouvrir un maximum de voies pour collecter le plus d’informations. Donc la source principale, ce sont les livres et puis ça peut être des visites de musées, des déplacements sur les lieux mêmes… J’essaie aussi de voir des films dont l’action se situe à cette époque-là, il y en a quelques-uns. J’ai même regardé le feuilleton Napoléon à la télévision, alors que je ne supportais pas Christian Clavier dans le rôle principal [Sourire gêné].

 

En lisant Double Masque, comme Les Voleurs d’Empire, on reconnaît très bien Paris. Cela vous amuse de dessiner Paris ? Ou seule l’époque vous attire-t-elle ?
Non, je crois que c’est l’ensemble. C’est aussi parce que je trouve que Paris est une ville superbe et que j’aimerais bien y venir plus souvent… C’est une ville que je trouve assez fascinante. J’aime dessiner Paris, c’est un plaisir. J’aime cette époque pour la mode, les costumes, les uniformes et l’architecture aussi…

 

Cet album est beaucoup plus « écrit », tant au niveau du dessin que sur le plan textuel. En particulier les grandes planches d’ouverture et de clôture. Quelle était votre intention ?
Ce serait sans doute plus au scénariste de répondre. Je pense qu’il l’a fait pour bien introduire le lecteur dans l’ambiance du récit, dans le contexte purement historique. Ces deux planches se répondent l’une l’autre. Et puis il y a cette troisième grande planche qui décrit les jardins du Palais Royal.
Jean Dufaux adore l’Histoire et la culture en général. Pour lui, il ne s’agit donc pas de faire un album didactique, mais de communiquer ses goûts. D’ailleurs toute cette histoire est un mélange de petites histoires et de l’Histoire avec un grand H.

 

Dans Double Masque, allons-nous glisser vers fantastique ?
Ici le fantastique prendra moins de place que dans Les Voleurs d’Empire. Il ne restera qu’en filigrane au fur et à mesure des épisodes. Je crois que Jean aime mettre un soupçon de fantastique dans ses récits, mais il y en a moins en proportion que dans Les Voleurs d’Empire. Le personnage de la vieille dame voilée du début, par exemple, réapparaîtra dans le récit. Relativement peu, mais elle a un rôle assez important dans la suite.

 

Le petit Charles fait vieux pour ses douze ans, non ? C’est une prémonition de son avenir ?
C’est bien possible… C’est vrai qu’il a l’air un peu marqué. On sent que c’est un enfant sur lequel pèse quelque chose d’un peu particulier. Le fait qu’il n’arrive pas à détacher le masque de son visage, c’est le symbole d’un destin qui lui colle à la peau. Il est conditionné par son destin.

 

Ce destin qui colle à la peau, c’est quelque chose en quoi vous croyez ?
Jean y croit, c’est certain. Moi je pense que le destin est un mélange de volonté et de détermination. Il y a des choses qu’on a en soi dès la naissance et qui font qu’on est l’individu qu’on est. On ne peut pas grand-chose contre. Par exemple, je crois que si je suis devenu dessinateur, c’est que j’étais plus fait pour ça que pour devenir avocat. Mes parents s’imaginaient que j’allais devenir avocat parce que c’était une tradition dans la famille. Moi, je savais pertinemment que je ne me voyais absolument pas au barreau. Je préférais dessiner. C’est quelque chose que l’on a en soi. Jean dit lui-même qu’il est né pour écrire. Il ne le dit sans doute pas avec ces termes-là, mais c’est sa vie, c’est ce qu’il aime. Ça coule de source, il a une facilité pour l’écriture. On va dire que c’est son destin à lui aussi. Il y en a qui ont peut-être encore moins le choix.

 

Est-ce que Charles et la Torpille vont parvenir à avoir un destin un peu moins sombre que celui des personnages des Voleurs d’Empire ?
C’est une des premières choses que j’ai dites à Jean quand nous avons commencé à parler de l’après Voleurs d’Empire. Je lui ai dit que je voulais une histoire qui soit plus légère, plus gaie. Il y avait des choses extrêmement dures dans la série précédente. Par exemple quand je repense à cette case d’un bébé mort dans son berceau que j’ai dû dessiner, je me dis que c’est vraiment horrible. Au moment même, j’étais dans l’histoire et ça me semblait logique, mais aujourd’hui je n’ai pas du tout envie de me complaire dans ce genre d’ambiance. J’avais vraiment envie que Jean m’écrive une histoire différente au niveau du ton. Et j’ai le sentiment qu’il se débrouille pas mal du tout. Ici, on a des scènes truculentes, des scènes de comédie…

 

Et l’œil mort de la Fourmi en fin d’album ?
Ça c’est à voir avec Jean Dufaux. Ça fait partie des mystères qui à un moment donné seront élucidés. Jean Dufaux a bien précisé dans son scénario que la Fourmi et Napoléon ne sont pas des frères jumeaux. Mais je n’en sais pas plus…

   
 

Martin Jamar (dessin) / Jean Dufaux (scénario), Double masque – Tome 1 : »La torpille », Dargaud, septembre 2004, 48 p. couleurs (par Denoulet) – 10,45 €.

Propos recueillis par martin zeller le mardi 21 septembre 2004.

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Entretien avec Adam Heargraves (collection Bonhommes)

Créee par Roger Heargraves en 1971, la collection Bonhomme est aujourd’hui conduite par son fils Adam

La collection « Bonhomme » a vu le jour en 1971 ; sortie de l’imagination d’un Anglais, Roger Hargreaves, elle est aujourd’hui une collection incontournable de la littérature pour la jeunesse. La légende veut que son jeune fils, Adam, lui ayant demandé ce qu’était une chatouille, il inventa un Monsieur Chatouille pour lui le expliquer. Cette collection, dont le cahier des charges a toujours été respecté – il s’agit expliquer une notion abstraite ou un trait de caractère grâce à des personnages aux formes géométriques et très colorés – connaît un succès constant et compte actuellement 48 Monsieur et 40 Madame. 88 petits livres rectangulaires qui ont conquis les enfants de plusieurs générations. A l’instar de 15 autres pays dans le monde, la France a accueilli les publications de Roger Hargreaves : le premier livre est paru aux éditions Hachette Jeunesse en 1982 et il s’en est vendu deux millions d’exemplaires depuis.

Revenons sur l’histoire de la famille Hargreaves. Roger Hargreaves, dès lors qu’il eut créé la collection, ne cessa jamais de publier de nouveaux livres jusqu’à sa disparition en 1988. C’est alors son fils Adam qui prendra sa succession. Toutefois, il faudra attendre 2003 pour que celui-ci, n’ayant auparavant jamais écrit encore, se décide à écrire et dessiner lui-même les ouvrages. Ce sont donc les six premiers Monsieur et Madame écrits par Adam Hargreaves qui paraissent ces jours-ci en France. Les nouveaux compagnons des enfants ont pour nom : Monsieur Génial, Mme Terreur, Monsieur Gentil, Monsieur Mal élevé et Mme Farceuse. A cette occasion nous avons eu la chance de rencontrer leur créateur lors de son passage en France, le temps d’une dédicace, à la librairie Mille Pages Jeunesse de Vincennes. 

Comment avez-vous décidé de créer 6 nouveaux personnages ?
Adam Heargraves : C’est la combinaison de deux facteurs. Le premier, c’est que nous avons organisé un concours pour les enfants dans le but de trouver des idées pour de nouveaux Monsieur et de nouvelles Madame. L’idée était de faire un dessin et de trouver l’idée majeure du scénario, c’est ainsi que me sont venues des idées. Deuxièmement, mon père était mort depuis 15 ans et je me sentais capable de prendre sa succession. Il était temps de créer de nouveaux personnages.

Qu’est-ce qui prime dans la création d’un nouveau personnage ? Le nom ou la forme ?
C’est probablement le nom en premier. C’est une combinaison entre le nom et l’histoire.

Expliquez-nous comment vous choisissez la forme et les couleurs ?
Le choix vient des mots. Quand on a le personnage on a le style. Il faut également garder à l’esprit le style de la collection. Mis à part cela, il n’y a rien de particulier.

Où trouvez-vous l’inspiration ?
Les gens ! Ce sont eux qui me permettent de trouver une nouvelle émotion qui conduira à la création d’une Madame ou d’un Monsieur.

Avez-vous un endroit préféré pour écrire ?
Non, j’ai un bureau où je crée également les personnages.

Vous sentez-vous davantage auteur ou illustrateur ?
Illustrateur sans hésitation.
 
Avez-vous une formation spécifique d’illustrateur ?
Non, j’ai été à l’université, le dessin est mon hobby, ma passion.

Comment expliquez-vous le succès de la série ?
C’est difficile. Je pense que c’est dû à différents facteurs. Je pense que c’est parce que ça touche à des choses qui sont proches des gens, des caractères humains, des émotions ou des notions abstraites qui touchent les gens de près. C’est une collection de personnages qui sont simples avec des traits bruts qui laissent libre cours à l’imagination.

Peut-on dire que, grâce à des gens comme vous ou J.K.Rowling, l’Angleterre est l’avenir de la littérature enfantine ?
Non, je ne crois pas. Une bonne histoire est une bonne histoire, elle n’a pas de nationalité.

En France, être un écrivain pour enfants n’apporte pas la célébrité, qu’en est-il de l’Angleterre ?
Les auteurs anglais sont célèbres au Royaume-Uni. Je pense que le public pour leurs ouvrages est plus étendu à cause de la langue anglaise qui est parlée dans de nombreux pays. Leur célébrité tient uniquement au langage.

La série est-elle publiée aux USA ?
Oui mais elle n’a pas connu le même succès qu’en France ou au Royaume-Uni, on en a quand même vendu mais rien d’extraordinaire.

 

Comment décidez-vous que le personnage sera une Madame ou un Monsieur ?
Ça dépend du sexe qu’a le mot dans mon esprit (n’oublions pas que l’anglais ne distingue pas le genre des mots) Si l’émotion est féminine, ce sera une Madame. C’est une évidence. Par exemple, j’ai pensé que c’était mieux d’avoir une Mme Terreur qu’un Monsieur Terreur.

Avez-vous un personnage favori ?
Mme Malchance.

Éprouvez-vous des difficultés à suivre la voie de votre père ?
J’en ai eu. J’ai été plongé dans les affaires à sa mort, c’était dur au début mais maintenant j’aime ça. Ça reste son idée, c’est juste une autre personne qui tient le crayon.

Pourquoi les êtres humains apparaissent-ils dans certains albums au côté des « Monsieurs » et des « Madames » ?
Je pense qu’au début mon père a écrit l’histoire d’un Monsieur. Le Monsieur vivait par lui-même dans le monde des humains. Il en était ainsi au début de la série, mais au fil des albums, c’était un monde propre aux « Monsieurs » qui se développait. Le nombre de personnages humains a alors diminué, puis il a créé les « Madames ». Ça a évolué au fil du temps et c’est devenu un monde où ne vivent plus que les « Monsieurs » et les « Madames ».

Et lui était-il Monsieur Chatouille ?
Oui, c’était le premier.

   
 

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Magalie Mortagne.

 
     
 

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Entretien avec Grégory Charlet (Le Maître de jeu)

A peine trentenaire, Grégory Charlet a déjà six albums à son actif… et non des moindres !

À peine trentenaire, Grégory Charlet a déjà six albums à son palmarès, et non des moindres. Pour Éric Corbeyran, il a dessiné une des séries de l’univers des Stryges, Le Maître de Jeu (publié par Delcourt), et chez Dargaud il signe aujourd’hui le deuxième tome d’une série sur laquelle il est seul maître (justement) à bord, Kabbale.
Charlet est un virtuose du dessin, mais il reste modeste. Il parle doucement et n’a pas l’air complètement à l’aise dans la tourmente de la vie parisienne. Pourtant, il est plus que passionné quand il parle de son art ou de sa révolte contre certaines injustices de la société.

Quand tu es allé aux Beaux-Arts de Tournai, c’était pour faire de la BD ?
Grégory Charlet :
Oui, mais l’envie ne date pas de quand j’étais tout jeune. Je voulais être architecte, ou quelque chose comme ça. Et puis à un moment, il y a eu un déclic… En DEUG de maths, je m’ennuyais tellement qu’il a fallu que je passe à autre chose. J’ai eu envie de raconter des histoires… Et je savais dessiner, donc la BD s’est imposée d’elle-même.
Quand je suis arrivé aux Beaux-Arts, j’ai progressé très vite. J’étais vraiment dans mon élément. Et je dirais que je suis encore plus passionné maintenant que quand j’ai commencé.

La rencontre avec Corbeyran, c’est le début de ta carrière de dessinateur professionnel ?
En fait, ce n’est pas moi qui l’ai rencontré… Quand j’étais à l’académie des Beaux-Arts à Tournai, on a publié un collectif qui s’appelait Envie de fraises et qui regroupait les étudiants de 4e année et ceux de dernière année. Moi, j’étais en 2e année, mais ils m’ont quand même mis dedans. C’est là que Corbeyran m’a repéré. Ensuite, j’ai eu des contacts à Angoulême, j’en ai eu tout plein même ! Du coup, on m’a filé des coordonnées, on m’a fait des propositions… J’ai un peu trié là-dedans, puis j’ai fait des essais… C’était en janvier, et j’ai signé en octobre.

Et le passage chez Dargaud ?
Le passage chez Dargaud, ça s’est fait la même année. Yves Schlirf était venu au jury à l’Académie. Il était au fond de la salle et regardait les boulots, puis il a flashé sur celui d’un mec… il s’est arrêté et a demandé de qui était ce qu’il regardait. C’était moi. Comme je le connaissais déjà pour d’autres raisons, il m’a demandé pourquoi je ne lui avais jamais montré ce que je faisais (rires). C’était comique, ça. J’avais l’intention à un moment de lui montrer, mais…

Donc tu as tapé dans l’œil de Corbeyran et de l’éditeur de Dargaud Benelux, pas mal pour un étudiant en 2e année…
C’est con ce que je vais dire, mais au début ça n’a pas été facile parce que j’avais trop de propositions d’un coup. Je n’ai pas pris la grosse tête, pourtant à un moment il a fallu évacuer un peu. J’avais quatre propositions avec des scénaristes… Et je ne savais pas du tout ce que c’était qu’un album de BD. Au début je voulais tout signer…
D’entrée de jeu, j’ai signé avec Dargaud. Je n’avais pas encore commencé les planches pour Delcourt à ce moment. Au début je devais travailler avec Jean Dufaux, et puis ça ne s’est pas fait. Ensuite, Yves est venu au jury. Comme je n’avais que des projets sur scénario, il m’a dit : « Vas-y, tape un scénar’ ! Nous, on te suit de toute manière, il n’y a pas de problème… »
Entre le premier Maître de jeu [chez Delcourt, sur un scénario de Corbeyran dans l’univers des Stryges] et Kabbale, il a fallu du temps. J’ai découvert ce qu’est la BD : entre écrire un scénario de dix pages et réaliser un vrai album, il se passe des choses… le scénario a eu de nombreuses moutures. Pendant un moment, j’étais sur deux projets. Une première version de Kabbale d’abord, et un autre projet qui s’appelait Monsieur Tim, un petit peu extravagant graphiquement, avec de la photo, etc. Je travaillais avec une amie à l’époque… On n’est pas allés jusqu’au bout de ce projet, mais il y a pas mal de choses qui en sont restées. J’ai réuni les deux en fait. Carole était un personnage de Monsieur Tim à la base. À l’inverse, il y avait un personnage de la première version de Kabbale qui a finalement abouti à la création de deux personnages : Carole et un autre personnage qui va arriver dans le tome 3 et qui s’appelle Automne.

Combien de tomes as-tu prévu pour Kabbale ?
C’est une série qui a une fin, je ne suis pas du tout dans l’esprit : « tiens ça marche, je vais faire des suites. » Par contre, je ne préfère pas donner de chiffres pour le moment parce que je ne sais pas comment je vais gérer la suite de l’histoire, ni ce que Dargaud attend de moi.
Dans les lectures, on sent que les choses se mettent en place… Il va y avoir une évolution plus rapide après. J’ai envie de construire les bases d’un univers structuré. Ensuite je pourrai exploiter un personnage en particulier sur chaque album. J’ai un projet de tome centré sur le père de Gaël – qui est pompier. J’en vois un autre axé sur Vincent – un des policiers qu’on voit dans le tome 1, avec les casques en forme de tête de mort. Je veux montrer qu’il y a des mecs sous ces casques, des mecs avec des valeurs, pas forcément des fachos…
Donc voilà, l’univers est mis en place, maintenant il va s’agir de jouer avec les éléments. Il y a des personnages qui arrivent en toile de fond et qui vont prendre de l’importance. Par exemple, dans le tome 2, Iris est arrivée et il y aura un tome complet sur elle. Idem pour David. L’idée c’est qu’on découvre des gens peu à peu. Certains sont super sympas, et tandis qu’on les rencontre davantage ils deviennent vachement lourds. Je ne dis pas que David va être vachement lourd par la suite. Je vais travailler le personnage un peu plus en profondeur. On va le découvrir davantage dans le tome 3 et comprendre des choses… Jusqu’à présent, c’était le bon copain parce que je n’avais pas besoin d’amener d’autres éléments. Pour l’instant, j’ai tout centré sur Carole et Gaël parce qu’ils sont le nœud central. Dans la suite, Carole va disparaître quelque temps, puis elle va revenir… Mais ils restent les deux personnages principaux… Enfin Gaël surtout.

Est-ce qu’on peut te demander quelle est la dose d’autobiographie dans cette série ?
On peut poser la question, mais elle n’a pas vraiment d’intérêt. C’est avant tout une histoire que je raconte. Évidemment, il y a des éléments autobiograhiques, mais seuls mes intimes peuvent les reconnaître, parce qu’ils savent les choses que j’ai vécues.
D’ailleurs j’ai une amie qui me demande souvent si ça ne m’embête pas de raconter ce genre de trucs, de m’ouvrir comme ça à un public. Le public en BD essaie parfois d’en profiter, d’en jouer. Mais ce n’est pas forcément ça qui me touche le plus. Oui j’ai vécu des choses, mais je les ai digérées aussi. Par contre, j’amène aussi des choses qui sont plus profondes.

Il y a des scènes très vécues… Les manifs, ou cette scène chez Carole avec Anaïs…
(Sourire) Ça, c’est du vécu. T’attends, t’es là, tu te dis que tu fais tapisserie… Cette scène, elle prend des pages, mais c’est voulu. Il y a tellement rien, mais en même temps il y a tellement de choses. Ça, c’est le paradoxe de Kabbale, il y a des scènes qui ne racontent rien et qui disent beaucoup en même temps. La deuxième lecture doit faire réfléchir…

Et la scène dans le métro où un gamin tape sur la tête de Gaël ?
Cette scène-là aussi je l’ai vécue… Enfin le début au moins. La suite, je l’ai un peu dynamisée. Ça m’est arrivé quand j’étais au début du tome 2 de Kabbale. J’ai pris un coup alors que j’étais dans mes pensées, comme Gaël dans l’album. Je me suis retourné et j’ai gueulé sur le môme… Je ne l’ai pas frappé comme le fait le personnage, mais je me suis fâché. Le gosse, il a bloqué… Après coup, j’ai réalisé qu’il y avait une vingtaine de mecs, les grands frères et tout… Et là, je me suis décomposé sur le coup…
Je ne regrette pas de m’être fâché, de toute manière je me serais fâché, même si j’avais repéré les autres. Il y a deux trois petites anecdotes comme ça dans la BD.

Kabbale décrit souvent la violence de la société. Est-ce une volonté de ta part de faire une BD engagée, ou est-ce que c’est ta personnalité qui ressort d’elle-même ?
C’est un peu moi, en fait. Ça fait partie de mon caractère. Gaël est un personnage qui m’est proche. Parfois ça me surprend parce que je n’ai pas trop conscience de tout ce que je mets de moi en lui.
Gaël réagit comme moi, il s’énerve. Je trouve certaines choses aberrantes, qui me donnent envie de réagir. Je ne comprends pas les attitudes des gens. Par exemple les manifs anti-Le Pen après le premier tour des présidentielles. J’étais certain que Le Pen serait au second tour et je l’avais dit. Je voulais monter des associations, non pas anti-FN, mais qui soient dans une logique constructive… Mais personne ne te suit, tout le monde s’en fout. J’étais furieux. Après, les gens sont allés manifester dans la rue et ils estimaient avoir fait leur devoir… Certains sont venus me dire comme ça : « moi, j’ai fait les manifs ! » C’est bien beau de faire une manif, mais le problème est toujours là…

Donc, tu n’as pas pour objectif de faire de la BD engagée. Tes albums le sont parce que tu l’es toi-même, mais tu n’es pas là pour transmettre un message au monde…
Je ne veux pas avoir de parti pris. Parce que c’est ça, être engagé. Gaël, c’est un personnage qui réagit par rapport à une société. Dans Kabbale, il y a deux thèmes.
Il y a d’abord l’idée de changer le monde. Si Gaël en avait la possibilité, comment est-ce qu’il ferait ? Parce que c’est facile de pointer les problèmes, mais comment le changer, ce monde ? Je ne suis pas là seulement pour dénoncer sans amener une critique constructive, sans chercher des solutions. La critique pure, je trouve ça nul parce que c’est la politique des partis d’extrême droite. Ils te disent : « Ça, c’est pas bien, ça c’est nul, votez pour nous ! » Quand j’entends des mecs dire la même chose à la télé, je trouve ça idiot.
Le second axe, c’est la façon dont les personnages – Gaël et les autres – essaient de structurer leur vie dans cette société. Chacun essaie d’agir à son niveau. Par exemple, récemment je me suis fait opérer et je me déplaçais avec des béquilles. Dans la rue, des gens me bousculaient parce qu’ils étaient pressés. Et ils passaient en faisant « pffffffff »… Ça me tue. Si j’ai des béquilles, c’est que je suis blessé. Mais non, les gens poussent tout le monde pour aller plus vite. Dans ces cas-là, je commence à m’énerver vraiment. Chez Gaël, il y a le même truc. Ce n’est pas un type violent, du genre à chercher la bagarre. Non, c’est un mec qui réagit à des choses qui l’excèdent.

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À certains moments, l’action semble ne pas se dérouler dans l’univers que nous connaissons. Est-ce que tu peux m’expliquer ces scènes ?
Tout dépend des scènes. Comme je le disais tout à l’heure, il y a un niveau de lecture symbolique. J’essaie souvent de donner des clés pour la compréhension de l’histoire, mais finalement ça perd les gens… Par exemple, on peut déjà deviner que Karim (le personnage qui délire à l’hôpital dans le tome 2) va être un personnage important. On peut décoder toute la scène de son rêve. Il est dans un univers où tout est détruit, ce qui conduit déjà à certaines déductions. Il est poursuivi, puis il se retrouve devant ses amis qui sont tous morts et salement amochés. Enfin, Gaël arrive en lui tendant les mains ce qui implique une notion de partage…
Je vais revenir là-dessus dans la suite. Mais le but pour moi, ce n’est pas non plus d’expliquer. C’est un peu – sans vouloir être prétentieux – comme Nietzsche qui travaille avec ses codes à lui. J’ai tendance à travailler comme ça. Parfois je pars un peu tout seul… (rire)
Il y a des confrontations entre plusieurs univers. Dans Kabbale, le partage entre le rêve et la réalité va être fréquent.

Et ce personnage qui ressemble à Gaël en plus jeune… Est-ce qu’on peut considérer que c’est sa conscience ou bien le narrateur ?
Je pense que c’est un bon résumé. Certains ne comprennent pas. Un lecteur a même cru que cette scène signifiait que des extraterrestres arrivaient sur la planète… Ça m’amuse ces explications pas possibles… Mais c’est bien Gaël enfant, il représente le côté pur de Gaël, son côté très candide… La forme noire qui l’entoure représente l’autre versant de sa personnalité. Dans le tome 1, on voit bien ce rapport entre le noir et le blanc, cette spirale, cette espèce de rapport entre le ying et le yang (rires)… Il y a tout un jeu. Le côté candide se fait happer par l’espèce de serpent et son discours tentateur. Ça me permet de donner des clés, d’aller un peu plus loin dans le personnage de Gaël. Si j’avais voulu faire du Frank Miller, j’aurais transcrit ça en monologue. Ce côté, non pas ésotérique, mais onirique sera toujours présent dans la série.
Les couvertures sont dans cet esprit. Elles sont très symboliques à chaque fois. Pour le troisième tome, on verra à nouveau la ville, mais détruite et recouverte d’arbres. Alors les gens vont me demander : « pourquoi la ville est recouverte d’arbres ?… C’est pas dans l’album… » Pourtant, il y a des explications…

Dans tes albums, des planches très graphiques, quasiment muettes, alternent avec des passages où les personnages parlent beaucoup pour expliquer leur point de vue. Tu n’as pas peur des textes explicatifs ?
Non, à partir du moment où il y a un texte, j’amène le lecteur à le lire.
Je trouve dommage qu’on passe trop vite sur les planches sans texte. D’autant plus que ces planches demandent énormément de travail. Elles ne représentent pas juste un mec qui court. On retrouve ce principe dans Méka de J.D. Morvan et Bengal. Dans cet album, deux robots géants se battent, puis tombent. Tout tourne autour des pilotes qui essaient de sortir. Les gens disent : « Y a que ça comme histoire ? » Mais non, on suit les personnages, il y a des atmosphères, il y a plein de choses. Moi j’ai ressenti toutes ces choses-là… Et je me donne la peine de travailler en couleurs directes pour essayer de donner le maximum d’intensité à mes planches. C’est vraiment dommage que les gens ne fassent pas l’effort de s’y attarder.
Dans Kabbale, on se retrouve parfois seul avec le personnage. Par exemple, il y a ce passage dans l’introduction du tome 2 – il n’est pas forcément bien fait, mais bon – où Carole joue avec ses mains contre la vitre… Il n’y a rien dans ce passage. Pourtant, j’ai vraiment cherché à créer une atmosphère : Carole est en pleine introspection. C’est là où je dis que le lecteur a un effort à fournir… Il doit aller vers elle.
La lecture d’une BD, ce n’est pas systématique. C’est comme le cinéma… Il y a des films très bien où il ne se passe pas grand-chose. Dans Millenium Mambo [de Hou Hsiao Hsien, sorti en 2001], il ne se passe rien. Mais c’est un film tellement proche des gens… Dans certaines scènes, le personnage féminin est à sa fenêtre, elle boit un café… Il y a même un plan de dix minutes où on la voit à son réveil, un matin. Voilà, je trouve ça bien parce qu’on entre dans quelque chose. Mais je comprends qu’il y ait des gens qui n’arrivent pas à adhérer à ça. Et il n’y a pas qu’une seule façon de lire une BD.

Les couvertures vierges, c’est une idée de toi ? Ou de Yves Schlirf ?
Non, c’est Dargaud, ils avaient honte de moi, alors ils n’ont pas voulu mettre mon nom sur la couverture. (rires)
En fait, quand j’ai ramené la couverture à Dargaud, elle leur a tellement plu qu’ils voulaient l’exploiter au maximum. C’est le maquettiste qui a eu l’idée. Il a proposé de mettre un autocollant. Moi je n’ai pas dit non, et maintenant, ça me plaît beaucoup.
On joue sur un autocollant pour attirer le regard sur l’album. On peut l’enlever ensuite. Il y a un petit côté goodies… Ce n’est pas juste un album, ce livre a une personnalité propre. Et ça me permet d’aller un peu plus loin au niveau de l’image, contrairement au Maître de Jeu où j’ai un espace très réduit pour mon dessin de couverture.

Et les intros ? Ces trois planches avant le début de chaque album ?
Quatre ! Ce sont quatre planches pour reprendre le rythme narratif de l’histoire. Je commence sur une scène qui n’est pas sans rapport avec l’histoire, mais qui est un peu ésotérique. Cette scène prépare le lecteur à rentrer tout doucement dans l’album, crée une atmosphère. Ce n’est pas une continuité de source d’information, c’est une promenade dans l’histoire. On est toujours dans cette idée d’offrir un autre mode de lecture. Avant même d’arriver dans la lecture de l’album, on est plongé dans quelque chose. Ensuite ça dépend du lecteur.

Et les planches que Gaël dessine… Est-ce qu’on aura droit un jour à l’album de Gaël ?
Ce serait rigolo. J’aimerais bien faire un bouquin pour enfants. J’en ai déjà parlé avec Yves Schlirf, ce serait un beau produit. Ça pourrait être intéressant si la série décolle, mais ce n’est pas d’actualité et ce n’est sûrement pas une priorité. D’ailleurs, je ne suis même pas sûr que Gaël finisse son album. Il n’y pas d’histoire déjà écrite derrière ses planches. En fait, elles s’adaptent au fur et à mesure de sa vie puisqu’elles sont un complément à son histoire. Selon ce qui va lui arriver, elles évolueront.

Il y a une dimension fantastique dans certaines scènes. Est-ce que Kabbale va évoluer dans cette direction ou comptes-tu rester strictement réaliste ?
Il y a un moment où la dimension fantastique va se concrétiser. Gaël va être confronté à la possibilité de faire des choses spéciales. Dès le tome 3, on va comprendre certains éléments que j’ai commencé à amener. Quant au nouveau personnage, Automne, elle est déjà plus fantastique. Pas excessivement, mais dès l’introduction on va comprendre qu’elle a des capacités de médium.

Au fait, Carole n’est-elle pas un peu énervante ?
Non, mais ça existe des filles comme elle. Actuellement, je crois que c’est un personnage qui est aussi paumé de Gaël. L’objectif est de la rendre touchante plus qu’énervante. Carole, on la sent proche de Gaël. Mais où veut-elle en venir ? Peut-être qu’elle ne le sait pas elle-même. Il y a un espèce de jeu qui n’est pas forcément très sain. Elle a peut-être besoin de Gaël pour certaines choses – le relationnel par exemple – mais pas pour le reste…
Mais ne vous inquiétez pas… Le garçon qu’elle embrasse à la fin du tome 2, c’est bien son copain… Carole n’est pas une grosse cochonne. (rires) Carole, ce n’est pas une dévoreuse d’hommes…

Iris, c’est un peu le dindon de la farce ?
Oui, c’est sans doute le personnage qui sera le plus à plaindre. C’est la gentille fille qui va subir malencontreusement des choses, comme Gaël en subit en ce moment. Elle n’est pas arrivée au bon moment.

Est-ce que tu rêves de tes personnages la nuit ?
Constamment. Je les connais très bien. Ils vivent dans ma tête. Quand j’écris un scénario, je sais où je veux arriver, mais parfois l’histoire dévie parce que je ne les contrôle pas forcément. Par exemple, ils doivent partir quelque part, mais là ils se fâchent… Ce n’est pas moi qui décide de la dispute : elle a lieu parce que c’est leur caractère. Alors il faut que je restructure le scénario. Ce sont des entités à part entière pour moi.

Pourquoi faut-il acheter Carole ?
Pourquoi quoi ?… Ah oui, pourquoi acheter le tome 2 de Kabbale ? Bah… Pour que l’auteur touche des droits d’auteurs… (rires) Il n’y a pas de pourquoi. Les gens achètent, ou ils ont l’occasion de le lire.
Ça fait partie de ma démarche. Une BD ça coûte cher. C’est pour ça que je me donne à fond graphiquement. Je ne suis pas encore capable de travailler en vraie couleur directe comme Vink ou Delaby. Mes noir et blanc, c’est blanco, collage et photocopie. Je travaille sur un imprimé noir et blanc. Mais tant que ce ne sera pas bon, je continuerai à travailler dessus. En ce moment, je suis en train de faire des planches du Maître de jeu, et si je dois travailler trois semaines sur une page, je passerai trois semaines sur une page. Je ne démords pas de ça. J’investis de plus en plus sur chaque album…
Je pense que c’est un plus pour l’album. Par rapport à des couleurs faites un peu vite, à l’ordinateur, à coup d’à-plats… J’ai vu des dessinateurs faire leurs planches comme ça, administrativement, pour faire du pognon. Moi, je ne pouvais pas m’acheter d’album quand j’étais gamin, parce que j’ai été fauché pendant longtemps. Là, j’estime que pour dix euros, au bout tu as un mec qui ne s’est pas foutu de ta gueule.
C’est là où j’essaie de faire la différence.

 

   
 

Entretien réalisé par Martin Zeller le 4 juin 2004.

 
     
 

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Entretien avec Fabien Nury (Je suis légion)

Fabien a déjà dit beaucoup de choses sur le site dédié à Je suis légion. Mais il en avait bien d’autres en réserve !

Vous qui avez surfé jusque dans les moindres recoins du superbe site que les Humanos ont dédié à Je suis légion, vous pensiez que Fabien avait tout dit, et que vous n’aviez plus rien à apprendre sur la genèse de l’histoire, les références qui l’animent, la manière dont ont été conçus les personnages… etc. ? Détrompez-vous ! quand bien même certaines questions auraient pour vous des airs de déjà vu – à commencer par la première – il vous reste encore bien des choses à découvrir…

Comment est née l’histoire de Je suis légion ? D’un personnage, d’un lieu, d’une date, d’une ambiance ?
Fabien Nury : Il y a d’abord eu une ambiance ; très exactement celle de La Forteresse noire, un film pas très connu de Michael Mann où se mêlent fantastique et Seconde Guerre mondiale. Ça se passe en Roumanie, et une image du générique montre une petite gamine qui regarde une colonne de soldats allemands en train de traverser un village. Ça m’a donné envie d’écrire une histoire à connotation fantastique qui se déroulerait pendant la Seconde Guerre mondiale. Puis là-dessus est venue l’idée du sang – j’aime bien les histoires de vampires, Dracula… etc. Mais je ne voulais pas non plus me contenter de reprendre le thème du vampire comme ça a été fait souvent. J’ai donc gardé l’idée du sang, à laquelle s’est ajoutée une autre référence cinématographique – un film avec Michael Keaton dont j’ai oublié le titre où il est question d’un gamin à qui on doit greffer de la moelle épinière prélevée sur un criminel. L’enfant redoute que la personnalité du criminel ne modifie la sienne par l’intermédiaire de ces quelques cellules qui désormais feront partie de lui. Le père le rassure, en lui disant que si on le transfuse avec le sang d’un vieillard, ça ne le fait pas vieillir pour autant. C’est alors que je me suis dit : et si justement ça se passait ainsi ? si ce que l’on appelle la conscience allait d’un corps à l’autre lors d’une transfusion sanguine ? ça pouvait être un biais intéressant, qui permettait d’aborder une certaine forme de vie éternelle, le thème de la possession d’autrui, du transfert de conscience… etc. 

On trouve aussi cette thématique de la transfusion sanguine corollaire de la possession diabolique dans une autre BD, Mille Visages
Oui, et c’est Philippe Thirault qui fait le scénario, je crois… en fait, ce thème de l’entité qui s’incarne dans plusieurs corps est un ressort fantastique qu’on retrouve très souvent ces dernières années. Je pense que c’est l’expression d’une peur, d’une paranoïa particulièrement aiguë – et si on était le jouet d’une intention qui n’est pas la nôtre ? ce serait alors la fin de notre libre arbitre et, quelque part, la fin de notre humanité. Et exprimer cela, qui est profondément effrayant, par le fantastique est un moyen d’en imaginer les effets, les conséquences, sans y être vraiment soumis ; on se rassure d’une certaine manière. Et si les films fantastiques ou d’action marchent généralement très bien c’est parce qu’ils permettent d’expérimenter quelque chose qui se rapproche de la mort, ou du danger le plus extrême sans en payer le prix effectif. Ça doit remonter à la catharsis d’Aristote, je pense…

A partir du moment où il y a eu cette image du film de Michael Mann, ça vous a pris combien de temps pour développer le scénario dans toute son ampleur ?
C’est difficile à dire parce qu’on travaille par phases, on fait d’autres choses en même temps, puis on lit, on se documente… mais je dirais que ça m’a pris en gros trois ans. Au début, c’était une toute petite histoire de commando. Puis au fur et à mesure que j’accumulais des informations, je me rendais compte que le commando était certes un sujet non négligeable, possiblement intéressant, mais qu’au fond, cela ne représentait pas grand-chose. Car dans la réalité, ce ne sont pas les opérations de commando en soi qui offrent de l’intérêt, mais leur préparation et surtout leurs conséquences. Puis en revoyant des films tels que Les Douze salopards, j’ai réalisé que les membres d’un commando étaient tous un peu irresponsables : ils arrivent, ils laminent leur cible, tuent plein de gens au passage – et ils ont raison parce qu’ils accomplissent leur mission, mais ils se foutent complètement des conséquences. Or chaque opération de ce genre a généralement des conséquences cataclysmiques. De là je me suis dit que les commanditaires de ces missions étaient plus intéressants que ceux qui les menaient parce qu’ils en avaient forcément appréhendé les conséquences possibles et qu’ils avaient pris la décision de lancer l’opération malgré elles.

Il y a je crois des thèses qui courent – ou ont couru – autour d’un prétendu mysticisme d’Hitler, qui aurait motivé sa « solution finale ». Ce genre de discours vous a-t-il inspiré pour votre scénario ?
Ces théories-là ont servi de base à Indiana Jones ou Hell Boy entre autres. Comme quoi Hitler s’intéressait à l’astrologie, à la numérologie… et que les nazis cherchaient le Graal, l’Arche d’alliance… mais comme je voulais aborder la réalité historique de manière plus frontale, je ne voulais pas expliquer l’Holocauste comme ça. Je n’ai pas d’autre explication que celle communément admise, c’est-à-dire la haine absurde d’un petit Autrichien qui voit que la communauté juive de Vienne marche bien et qui écrit Mein Kampf. Je pense qu’avancer d’autres explications relève du révisionnisme. Je me suis contenté d’imaginer une fiction qui se place en parasite dans cette réalité historique ; et si je me suis beaucoup intéressé à la Seconde Guerre mondiale pour ce scénario, c’est bien plus à tous ces mécanismes d’espionnage qui étaient à l’œuvre qu’à ce côté ésotérique prêté au nazisme. À propos d’espionnage, je conseille à tous ceux que ça intéresse un livre génial, La Guerre secrète, d’Anthony Keith Brown. L’auteur est historien, et il a eu accès aux archives du fameux London controlling section, le LCS. J’ai pensé que ce processus de l’intention étrangère qui investit une volonté par l’intermédiaire du sang devait représenter le rêve ultime de tout espion ! et de la sorte, le fantastique fonctionnait très bien avec l’espionnage. Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, j’ai donc imaginé deux créatures sœurs, maléfiques en elles-mêmes puisqu’elles vivent aux dépens d’autrui, dont l’une va parasiter les membres des services secrets britanniques, et l’autre les nazis, avec leur « solution finale ». Et là encore va se poser la question du choix le moins terrible à effectuer entre deux maux…

On retrouve aussi dans Je suis légion le thème de la quête du soldat parfait…
Je pense que le mythe du soldat parfait représente la forme la plus totale, la plus terrifiante de la déshumanisation. Or la déshumanisation est un des aspects de la « déliaison », qui est la définition du mal. La déliaison, c’est quand les choses ne marchent plus ensemble – par exemple, en médecine, la maladie survient lorsque certaines cellules ne fonctionnent plus en harmonie avec le reste du corps ; sur le plan psychologique, le mal est incarné par les psychopathes, dont la caractéristique est de n’éprouver aucune sorte d’empathie pour leur prochain ; et dans le domaine historique, le mal s’exprime par les guerres, les conflits qui éclatent lorsque des communautés ne parviennent plus à vivre côte à côte… et le mal, c’est je crois le sujet fondamental de Je suis légion. Pour en revenir aux soldats, les rendre « parfaits » revient à les réduire à la seule possibilité d’obéir, à les priver de la capacité de choisir. Or je crois que c’est précisément cette impossibilité de choisir qui fait d’eux des mauvais soldats car c’est en effectuant les choix qui s’imposent que l’on s’affirme comme un bon ou un mauvais soldat. Dans la suite de l’histoire il y aura de vrais soldats (parce qu’il peut aussi y avoir une noblesse dans ce métier) qui ne seront pas du tout ces machines à tuer utilisées à leur insu et qui eux vont résoudre l’intrigue par leurs choix.

Vous dites que la problématique de Je suis légion est le mal, mais j’aurais presque envie de formuler les choses un peu différemment et de les recentrer autour de la question de la domination de l’autre, car c’est à ça que se ramènent vampirisme, nazisme ou possession diabolique…
Dominer l’autre, c’est exercer une volonté de pouvoir, et en effet, l’une des sources majeures du mal, c’est la volonté de pouvoir. Le personnage le plus maléfique de cette histoire, Heyzig, est inspiré d’un nazi réel, Heindrich, qui incarne la volonté de pouvoir la plus sadique, la plus absolue… une volonté de pouvoir qu’aucun sentiment ne tempère et que l’on est incapable de mesurer parce qu’on ne dispose d’aucune référence… c’est le dévoiement complet. Ce type avait des capacités personnelles très importantes, mais s’il a accompli tout ce qu’il a fait, c’est parce qu’il n’y avait plus cette empathie vis-à-vis de l’autre ; seule subsistait cette volonté de pouvoir sous-tendue par le désir d’en jouir. Et la barbarie, c’est exactement ça : chercher à exercer un pouvoir mais refuser d’assumer les responsabilités qui vont avec et ne vouloir que la seule jouissance.

C’est le même principe à l’œuvre chez les tueurs en série ?
Oui, le désir d’être un prédateur, de choisir ses victimes et d’être Dieu aux dépens des autres. C’est la même psychopathologie qui est à l’œuvre chez les grands criminels, les mafieux ou autres.

En vous écoutant, je me dis que c’est sans doute parce que ce sont des éléments psychologiques très précis qui sous-tendent l’histoire que l’on a cette sensation d’un récit très solide, extrêmement cohérent et qui malgré la présence d’une thématique fantastique largement utilisée, ne donne pas cette sensation de « déjà lu ».
Je pense que la différence entre les bonnes et les mauvaises histoires fantastiques tient à une question de rigueur : pour rester cohérent, il faut déterminer très précisément le – non pas les mais le phénomène surnaturel qu’on va utiliser, déterminer les conditions dans lesquelles il va se manifester, établir ses conséquences puis ensuite se tenir à tout cela, s’y tenir vraiment. Il y a un phénomène fantastique à l’œuvre, pas deux, et il signifie très précisément telle chose, pas ce qu’il y a à côté. J’ai essayé de m’astreindre à cette rigueur et de simplement exploiter l’élément fantastique dont il n’est pas fait mystère et qui est exposé dès la première scène. Légion n’appartient pas à ces récits où l’on découvre peu à peu quelle est la nature du fantastique ; la grande question est alors d’y croire ou de ne pas y croire, ce qui rejoint à peu près la problématique de la foi. La clef de Légion repose dans son aspect le plus dérangeant : ce pouvoir surnaturel terrible, qui de plus est mis entre les mains des personnes les plus terrifiantes de la planète, est enfermé dans le corps de l’innocence, dans le corps d’une gamine. Et l’image la plus parfaite de l’innocence, c’est une fillette. Car si on veut aller jusqu’au bout de cette logique du mal lové à l’intérieur de nous, il faut poser le problème de la façon la plus extrême et la plus dérangeante possible.

Ce qui est à l’œuvre dans L’Exorciste ou d’autres films comme La Malédiction…
Exactement ; c’est d’ailleurs ce qu’il y a de fondamentalement horrible dans L’Exorciste : avoir enfermé le mal en Megan, qui est une gamine absolument charmante. Donc se pose la question de savoir comment la sauver : la tuer est en même temps une solution trop facile et inacceptable. C’est un choix très difficile, mais intéressant qui s’impose. Je crois que les choix intéressants, en termes de dramaturgie, ne se résument pas à « choisir entre le bien et le mal » – c’est une fausse question. Il serait plus juste de formuler les choses en ces termes : quelle que soit l’option prise, elle aura un coût ; dans un cas comme dans l’autre vous avez quelque chose à perdre. Alors seulement c’est un vrai choix.

Est-ce qu’à la base le scénario a été d’emblée prévu pour la BD ou bien avez-vous pensé à une adaptation cinématographique, voire en téléfilm ?
Autant dire tout de suite que l’adaptation en téléfilm est impossible ; le paysage audiovisuel est tel qu’il n’y a pas de place pour ce genre d’histoire. Par contre, la plupart de mes scénarios ont un peu cette particularité d’être des scènes avant d’être découpés en planches et en cases ; j’en rêve comme à des films. Je suis très cinéphile, et j’ai écrit mon scénario comme j’aurais fait pour un film. C’est un peu un film en BD si l’on veut ! Je fais de la BD réaliste, mais pas de la même manière que des auteurs comme Hugo Pratt avec Corto Maltese ou Miller avec Sin City, qui eux exploitent à fond leur medium et réalisent de vrais chefs-d’œuvre, indissociables de leur support selon moi.

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Éprouvez-vous le besoin, en matière de construction de personnages, de leur écrire une biographie, une histoire personnelle même si elle n’a aucune incidence directe sur le récit en soi ?
Fabien Nury :
Ça dépend, c’est au cas par cas. Je n’ai pas la même approche selon les personnages ; pour certains, on n’éprouve pas le besoin de connaître leur histoire tandis que pour d’autres ce sera au contraire primordial. Dans un scénario policier, par exemple, il n’est pas nécessaire de tout savoir du policier, mais il importe de connaître toute l’histoire de la victime. Ainsi, dans une même intrigue, il y a des êtres qui se révéleront uniquement par leurs actes et d’autres dont l’histoire, le fameux « background », sera rapportée par le menu. En ce qui concerne les protagonistes de Légion, il y a deux éléments à considérer : la réalité historique – car la plupart des personnages ont des modèles réels – et la dimension thématique. J’ai déjà évoqué Heizyg, mais le résistant Karel et von Kleist ont eux aussi leur modèle historique. À propos de ce dernier, j’ai réalisé en me documentant qu’il y avait des acteurs méconnus dans cette Seconde Guerre mondiale : tous ces Allemands qui n’étaient pas nazis mais occupaient néanmoins de hautes places dans la hiérarchie du Reich et qui servaient de taupes aux alliés. Eux aussi étaient confrontés à des choix abominables parce que pour pouvoir aider efficacement les alliés, ils étaient obligés de faire des choses terribles. Et je me suis efforcé de mettre en lumière cette dualité tragique. C’est très important d’en déterminer les contours parce qu’à partir de là on peut définir les points de vue de chacun ; ça permet de maintenir une crédibilité et de ne pas mettre les personnages à toutes les sauces. Parce que même en faisant intervenir le fantastique, il faut savoir ce qu’on a à dire avec les personnages.
Quant à l’aspect thématique, je me suis dit que si je voulais développer cette idée que le mal est à l’intérieur de chacun de nous, je devais évoquer cela d’une façon ou d’une autre pour tous les personnages. Karel, par exemple… son grand truc, c’est de combattre. Il es résistant par ses actes mais aussi physiquement résistant ; au cours d’une rafle, lorsqu’il voit que son meilleur pote, blessé, va être pris vivant, il le tue. Ensuite, il n’hésite pas à s’amputer lui-même pour éviter la gangrène. Il sait que le mal est à l’intérieur de lui parce que sa logique, qui est de se couper de tout pour ne laisser aucune prise aux adversaires potentiels, aboutit à une sorte de démence qui ne le mène à rien d’autre qu’à cette automutilation. Il va devoir réapprendre l’entraide et la confiance ; c’est là qu’intervient Maria, qui incarne la résistance dans un sens plus positif.
Von Kleist (la taupe), qui œuvre dans le camp du mal absolu, a gardé au fond de lui la petite étincelle, cette voix qui lui dira au moment opportun « maintenant, tu peux arrêter, c’est maintenant que tu peux faire quelque chose de décisif » et il symbolise cette possibilité que l’on a d’affronter le mal de l’intérieur. Si l’on porte le mal en soi, on peut aussi inverser la proposition…
Et Pilgrim… il est policier, il lutte contre les criminels, il est non violent… etc. C’est le bon ; pourtant il est un peu hypocrite… par exemple, il trompait sa femme avec sa secrétaire mais depuis qu’il est veuf, il a interrompu sa relation avec Marjorie parce qu’il refuse d’admettre sa faute, qu’il rejette sur son ancienne maîtresse. De même, il est prêt à menacer d’expulsion une pauvre famille mais il abandonne à son bras droit le soin de formuler la menace ! Et en même temps, pour mener à bien son enquête, il laisse vivre en paix un certain nombre de criminels. On voit que la violence, les fautes de Pilgrim sont portées par les autres. Il va finir par effectuer une sorte de pèlerinage au cours duquel il va être amené à reconnaître un certain nombre de ses fautes. Et lui aussi trouvera sa rédemption…

Il paraît que vous ne vous êtes jamais rencontrés avec John Cassaday [le dessinateur – Ndr] ; comment s’est établie la collaboration ?
C’est Fabrice, des Humanos, qui l’a rencontré à San Diego lors d’un festival. Il a d’abord dit non au projet parce qu’il avait plein de boulot. Mais lorsqu’il a eu connaissance des grandes lignes du scénario, ça commencé à éveiller son intérêt, d’autant qu’il avait aussi envie de travailler sur une histoire située pendant la Seconde Guerre mondiale. On a donc fait traduire le scénario, il l’a lu, et il a dit oui – à condition que l’on soit prêt à attendre à peu près un an, le temps pour lui de terminer ses travaux en cours. On était prêts à attendre deux ans s’il avait fallu ! Dès lors il était important qu’on soit d’accord sur l’ensemble de l’histoire ; on ne pouvait pas se permettre de lui envoyer le scénario planche après planche. J’ai donc préparé une version globale que l’on a fait traduire d’un bloc, de manière à pouvoir le remanier en cas de besoin. Ensuite, on a beaucoup communiqué par e-mail. Le premier état du scénario comportait de nombreuses scènes superflues, et John m’a beaucoup aidé à élaguer ; il a l’œil pour ça. On a fini par arriver à quelque chose de satisfaisant, de bien carré, et là il a pu commencer à travailler. La phase suivante a consisté à lui fournir une documentation conséquente.

Avez-vous été très précis dans vos indications ou bien avez-vous laissé John libre d’interpréter les personnages comme il l’entendait ?
Non, je ne suis pas très précis dans mes descriptions de personnages. Je donne plutôt un cadre général, des intentions que le dessinateur va transcrire de façon à s’approprier le personnage. Par exemple, pour Pilgrim, j’avais indiqué qu’il n’avait rien du héros dont nous rêvons : pas beau, un peu bedonnant, il commence à perdre ses cheveux et porte des lunettes. Pour Karel, je vais juste signaler qu’il a aux alentours de 26, 27 ans mais qu’il en paraît 5 de plus, et qu’il est très dur même si physiquement il a l’air plutôt frêle. Et lorsque John a réalisé ses premières transcriptions, on se consulte pour voir si ça colle ou pas. Pour certains personnages, on s’est livrés à un petit casting ; je lui ai passé des photos en lui disant « voilà, ça pourrait être Untel. » Par contre, je suis beaucoup plus précis dans mes indications de mise en scène : en procédant au découpage en cases, je précise en général selon quel axe la scène doit être montrée (plongée, contre-plongée… ). Mais ce n’est pas systématique, et en l’absence de précisions, c’est la liberté de John qui va s’exprimer. Cela dit, dans l’un ou l’autre cas, John garde quand même une marge d’interprétation. Là où je suis extrêmement précis, c’est lorsque je mentionne, pour telle ou telle case, « vu par Untel ». C’est un cadre à suivre impérativement parce que rendre apparent le point de vue est déterminant pour le sens de l’histoire. Par exemple je tenais à montrer certaines scènes à travers les yeux du chat – c’est très signifiant sur le plan narratif. J’ai donc indiqué « vu par le chat », mais c’est John qui a imaginé de recourir au noir et blanc pour signifier que la scène était vue par le chat.

Comme vous avez une culture très cinématographique, je suppose que vous visualisez en écrivant. Est-ce que le travail de John Cassaday a correspondu à ce que vous aviez visualisé, et est-ce que son dessin a amené une sorte de « relecture », de « redécouverte » de votre scénario ?
Ça correspondait complètement ! Mais je savais que ça correspondrait puisque, à travers d’autres séries, j’avais eu un aperçu de son dessin très réaliste et de son sens du cadrage propre aux comics. Je suis donc parti en confiance, et dès que j’ai vu ses premiers dessins, j’ai compris que ça collait parfaitement. Cela dit, oui, la transposition en dessin a changé mon point de vue sur certains points, la violence par exemple : en écrivant des choses du genre « Untel mitraille Untel », on n’a pas forcément une vision très nette de la scène, et lorsqu’on la voit dessinée, ce n’est plus du tout la même chose… En ce qui concerne les personnages, je sais que certains scénaristes les changent après les avoir vus dessinés ; pas moi. Je crois que ça tient à ce que John est toujours très exact dans les expressions qu’il leur donne. Et s’il lui arrive de ne pas parvenir à transcrire avec justesse une émotion donnée, c’est peut-être parce qu’elle ne fonctionne pas – est-ce bien de la peur, ou plutôt de la colère que le personnage éprouve ? On va donc reconsidérer la question, jusqu’à ce qu’on trouve l’émotion juste, celle qui fonctionnera pleinement. La mise en dessin peut aussi amener à une relecture des dialogues : par exemple on imaginait un type dire telle chose avec colère, puis avec le dessin, on s’aperçoit que ça a beaucoup plus d’impact s’il s’exprime en étant calme – donc on enlève le point d’exclamation…

Pour les ambiances colorées, est-ce John qui vous a d’abord soumis des propositions ou bien aviez-vous indiqué au préalable ce que vous souhaitiez ?
C’est tout John ! je lui précisais juste si la scène se passait le matin, la journée, le soir ou la nuit. Parfois j’ai été jusqu’à mentionner l’heure : ça permet de jouer sur les décalages horaires et d’indiquer la simultaneité des événements d’un pays à l’autre. Pour en revenir à la question des couleurs, John a une coloriste attitrée, Laura Depuy ; il s’entend très bien avec elle et ils ont beaucoup travaillé ensemble. Les Humanos ont fait ce qu’il fallait pour que ce soit elle qui travaille sur Légion, ça a fait plaisir à John, et donc ça a beaucoup facilité le travail. J’ai parfois été surpris par certains choix de couleurs, mais bon… Christian Rossi [le dessinateur de W.E.S.T – Ndr] a une approche très intéressante de la couleur ; il dit : « pour moi la couleur c’est ma musique. Comme il n’y a pas de bande son en BD, eh bien je cherche des correspondances musicales à la couleur ; il y a des moments où il faut que ce soit sourd, et d’autres où il faut que ce soit strident. »

Ces différences de texture que l’on note dans Légion – aspect pastel ou au contraire couleurs en à-plats monochromes – correspondent aux modulations musicales ?
Exactement. Mais ces différences sont aussi liées au mélanges des techniques, manuelles, informatiques… etc. Tout est mis en œuvre pour produire un effet donné. Sans que les lecteurs sachent comment c’est fait…

Le scénario a été écrit puis traduit d’un bloc, mais pour le découpage, ça s’est fait comment ? Vous vous êtes d’emblée calés sur trois volets ?
Oui ; d’ailleurs, la version non dialoguée – le séquencier, là où tous les décors sont indiqués (extérieur nuit… etc.) – était déjà divisée en trois albums. De toute manière, j’aime bien savoir où je vais, et dans le cas de Légion, ça me paraissait particulièrement important d’abord parce que l’histoire en elle-même est très complexe – on ne peut pas se permettre de boucler l’album n° 1 sans avoir d’idées précises quant à ce qui va advenir au n° 3, sous peine d’être confronté à des problèmes de cohérence – et ensuite parce que la morale qu’elle véhicule n’a rien d’anodin. Il m’a semblé que, vis-à-vis des lecteurs et des gens avec qui je bosse, il fallait justifier certaines options du scénario par le but final que je poursuivais. Je ne veux pas dire qu’il n’y aura aucun changement d’ici que la trilogie soit terminée, mais simplement que le cadre est suffisamment précis pour que l’on puisse, s’il le faut, modifier les albums 2 et 3 en sachant exactement sur quels points, et de combien d’espace on dispose. Et le fait de travailler en deux langues, à distance, oblige d’autant plus à savoir dès le début où l’on veut aller.

Qu’est-ce qui pourrait motiver ces petits changements dans les deux prochains albums ?
D’abord la relecture précise de John. Il a bien sûr lu l’ensemble du scénario, mais quand il va attaquer son découpage, il va le relire très précisément, séquence par séquence, et il se peut que par endroits, dans le story board, il remarque des données superflues ou au contraire qu’il ait envie de rajouter un élément. Moi aussi je vais me relire de mon côté, et quand on se relit après avoir laissé passer un an, eh bien on a des surprises ! On a un regard un peu neuf et ça peut amener quelques modifications. On va alors seconcerterparmail, John et moi ; ce sont aussi ces allers-retours dans une collaboration qui font avancer.

Du fait que le scénario a été écrit d’un bloc, quel va être le rythme de sortie des albums ? Un par an comme dans la plupart des séries, ou bien est-ce que ce sera un peu plus resserré ?
Un par an… La plupart des éditeurs franco-belges seraient heureux s’ils pouvaient tenir le rythme d’un album par an ! ! ! Là par exemple, il va s’écouler un peu plus d’un an entre le 1 et le 2, non pas parce que John travaille lentement, loin de là – il travaille même très vite – mais parce qu’entre ces deux albums,il a repris un petit truc qui s’appelle X-Men, et on ne va pas luien vouloir ! Il reprendra donc Légion en mars 2005 et prévoit de finir en juin-juillet – ce qui est surréaliste ! Puis il enchaînera le 2 et le 3, qui sortiront à moins d’un an d’intervalle, je pense. Cela étant, il faut aussi prendre en considération les différentes contraintes éditoriales et commerciales ; c’est l’éditeur qui décidera des dates de sortie. Ça peut paraître long, et les délais d’attente sont aussi frustrants pour les scénaristes que pour les lecteurs ! d’un autre côté, ça permet aux scénaristes de revenir sur leurs boulots, de retravailler… et à la fin je pense qu’on y gagne. Attendre ne me gêne pas, mais ce que je n’aime pas en tant que lecteur, ce sont les séries qui se délayent – faire cinq albums au lieu des trois prévus sous prétexte que la série marche bien… Et comme je n’aime pas en tant que lecteur, j’essaie de ne pas le faire en tant que scénariste.

Donc vous vous débrouillez pour qu’il n’y ait pas l’inévitable séquelle…
À la rigueur, on pourrait décider de faire une séquelle à Légion – ou une « préquelle », ce qui peut être marrant aussi. Je pense qu’il y a suffisamment d’éléments dans le scénario pour le permettre. Pourquoi par exemple ne pas imaginer plein de contextes historiques différents ? Mais alors ça représenterait de nouveaux cycles de deux ou trois albums à chaque fois. La récurrence me dérange pas mais il faut qu’il y ait des fins parce que je trouve primordial de ne pas laisser les lecteurs sur leur… faim ( !). C’est d’autant plus important de donner une fin à Légion que dans ce type d’histoire, le taux de survie des protagonistes n’est pas des plus élevés !

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 11 mai 2004 dans les locaux des Humanoïdes Associés.

 
     
 

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Entretien avec Marc-Antoine Mathieu (Le Dessin)

Une aussi sobre que vertigineuse réflexion sur le lien entre dessein, destin et dessin.

Avec Le Dessin (Delcourt, 2001), sobre réflexion sur le lien entre dessein, destin et dessin, Marc-Antoine Mathieu délivre une fois n’est pas coutume une mise en abyme invitant à traverser le miroir des apparences. Retour avec le père de Julius Corentin Acquefacques sur son nouvel opus.

F.G : L’Origine (Delcourt, 1991), premier volet des aventures de Julius Corentin Acquefacques, insistait sur un de tes thèmes de prédilection : l’enfermement, la difficulté – voire l’impossibilité – à communiquer. En quoi ton nouvel album, une aventure supplémentaire sans Julius Corentin Acquefacques, emprunte-t-il le même sillon ?
M-A M : LE DESSIN emprunte sans doute la même forme de sillon, mais dans un autre labour. Le dessin est d’une facture différente et l’histoire suit un autre registre. On pourrait dire que c’est un quête intérieure qui ne dit pas son nom. Le triptyque qui charpente le récit a trois visages : dessin-destin-dessein correspond au présent-passé-futur et en même temps au triplé l’autre-moi-l’universel. L’ensemble est à la fois plus personnel et plus fantastique. Et il est vrai qu’une fois de plus, l’incommunicabilité est mise en scène. Elle est ici dramatisée, au sens où la difficulté à communiquer est à l’origine du destin d’Emile. Mais cette fois-ci l’incommunicabilité n’est plus un fait inexorable : elle trouve sa solution.

Cela veut-il dire que le dessin, par exemple, est un langage qui n’a pas besoin des mots ? Un langage que l’on peut dépasser ou contourner par le biais de l’ordinateur ?
Oui, c’est un autre langage, comme la musique par exemple. Un dessin, une peinture, une mélopée nous amènent des sensations, des impressions qui sont d’un autre ordre que celles que nous apportent un texte. C’est pour cela que le dessin, au-delà des moyens classiques (plume, pinceau, encre) n’est pas incompatible avec la technologie de l’ordinateur, qui m’a d’ailleurs été fort utile dans Le Dessin pour réaliser des anamorphoses et collages complexes.

Tes héros doivent toujours s’accomplir au-delà d’eux-mêmes au travers d’une quête prométhéenne. Pourquoi ce choix d’ un dépassement qui est aussi une forme de sacrifice ?
Ce n’est pas un choix. C’est quelque chose que je ne contrôle pas. Il m’est donc difficile de l’analyser, sauf à dire qu’il est toujours plus excitant de tenter d’éclairer l’inexplicable que d’expliquer l’explicable : c’est là la véritable beauté du Mystère. Par ailleurs, il me vient une phrase de Pierre Soulages : c’est ce que je trouve qui me montre ce que je cherche

Le Processus (Delcourt, 1993) délivrait la première spirale en volume de l’histoire de la bande dessinée. Il semble que ton nouvel album, qui fonctionne comme un vaste pied de nez à la « fatalité », à ce qu’on définit comme l’ordre immuable et arrêté des choses, développe de nouveau l’idée que toute fin est infinie. Et que l’individu ne finit vraiment jamais de vivre (et/ou de mourir ?) dès lors qu’il sait s’abandonner à l’Art. Ici en l’occurrence, à la richesse prismatique d’un dessin légué par Edouard à Emile son alter ego. Pourquoi avoir choisi de traiter le thème du « sens de l’art », « du mystère et de l’énigme » revisités par les catégories esthétiques ? 
Le véritable thème du DESSIN est l’amitié et sa dualité présence/absence. Cette dualité se retrouve dans les rapports qu’entretiennent la réalité (le destin d’Emile) et sa représentation (l’art).

L’art n’a donc de sens selon toi qu’à être le décalque d’une réalité qui lui est préexistante ?
Non, le champ de l’Art est bien évidemment plus large que la simple représentation. Dans le cas de notre histoire, il s’agit d’une représentation figurative, mais il aurait pu en être autrement. Pour en revenir à la dualité dont je parlais plus haut, je voulais dire que la présence (Edouard encore vivant) était liée à la réalité et que l’absence (Edouard disparu) était liée à la représentation, c’est-à-dire une désincarnation de cette réalité. Le mystère est en toile de fond car il est sans doute à la source de l’amitié d’Edouard et d’Emile. Le mystère et l’art sont intimement liés ; l’art, c’est en quelque sorte la gestion du Mystère.

Une gestion de quel ordre : rationnelle ou paranormale ? 
Ou normale ou irrationnelle ? Cela dépend sans doute des individus et des cultures. J’employais le terme de gestion au sens très large : appréhension, attitude à l’égard de… L’art est une gestion possible du Mystère, mais la religion en est une autre, qui du point de vue de l’histoire de l’humanité, est tout aussi valable… L’art et la religion sont des ponts qui ont permis à l’homme (cet « animal dénaturé ») de combler la faille produite par sa séparation d’avec la nature.

Le postulat d’Edouard étant que « l’art ne sert qu’à rendre la vie plus intéressante que l’art », le risque n’est-il pas cependant qu’Emile, emporté dans sa chasse au souvenir à travers l’étude du dessin infini que lui transmet Edouard, soit happé dans une dimension virtuelle n’ayant plus aucun rapport avec le réel ? 
C’est en effet ce qui se passe : Emile commence par fragmenter le dessin, par l’ »exploser ». Plutôt que de poser un regard, il analyse et il reproduit, d’où l’échec. L’essentiel est dans le Regard.

En quel sens entends-tu ce mot ? On a l’impression que tes héros sont souvent des bigleux plus clairvoyants que les autres : confères-tu à la vue une prééminence sur tous les autre sens ? Au nom de quoi un tel primat ?
Le terme de regard est à entendre au sens de : la vue chargée de sens. La nuance est importante, car aujourd’hui notre environnement est saturé de visuels, et l’image a de plus en plus de difficultés à trouver sa place.

Pourtant, la vue est aussi un sens qui peut nous abuser, non ? L’illusion, n’est ce-pas avant tout une question d’optique ? 
Oui, mais la vue, même abusée est unilatérale, elle n’est qu’un sens alors que le regard a du sens : il est en quelque sorte une réponse à l’image. Le regard communique avec l’image. C’est ce qui fait de nous des corps sensibles. Les « visuels » nous traitent plus comme des consommateurs.

Cette mise en abîme de l’oeuvre d’art n’est-elle pas en même temps la porte ouverte à une conception caricaturale du travail de l’artiste comme coupé du monde des vivants, planant dans un éther sans contraintes bien éloigné des pesanteurs grevant les trajectoires des pauvres mortels ? 
L’art ne coupe pas l’artiste du monde, mais il l’en distancie : porter un regard sur le monde, c’est déjà sans doute se refuser de tenter de le voir tel qu’il est. Dans le cas d’Emile, c’est moins l’art qui l’éloigne des vivants que la recherche de l’énigme. L’art qu’il pratique est un art on va dire d’observation ; c’est son destin… Tant qu’il est dans cette pratique, il ne se coupe pas vraiment du monde. C’est lorsqu’il rejoint l’énigme qu’il se coupe du présent : il retrouve le visage oublié, et en même temps il rejoint l’universel.

Etre artiste, est-ce toujours être conscient qu’on l’est ? 
Non. C’est un état. Beaucoup de gens ignorent qu’ils sont des artistes.

Qu’est-ce donc qui les révèle à eux-mêmes dans ce cas ? 
Peut-être n’ont-ils pas besoin d’être révélés à eux-mêmes. Dans ce cas, il vivent, tout simplement : c’est ce qui fait peut-être leur différence avec ceux qui se disent, se révèlent ou se prétendent artistes.

Dans la cave débordante d’oeuvres d’art de feu Edouard, qui fait penser à la cave des frères Loiseau dans Le secret de la Licorne ou à la salle aux trésors de Citizen Kane, Emile passe devant le fétiche (à l’oreille cassée ?) cher à Hergé : faut-il y voir une allusion au « fétichisme » artistique, cet art de la feinte et de la truquerie dénoncé par Borges ?
Non. C’est juste un petit clin d’oeil.

Un clin d’oeil, si je reprends ce que tu as dit de la vue tout à l’heure, c’est quelque chose qui fait sens. Que vises-tu ici ?
Peut-être un décloisonnage entre tous les « arts » ? La cave a quelque chose d’universel : il y a même une planche de bande dessinée dans un coin, si on regarde bien. La cave, c’est le regard de l’humanité posé sur le monde, au-delà du temps et des frontières.

L’énigme du DESSIN est qu’il contient une foule d’infimes détails visibles uniquement au compte-fils grossissant. Chaque détail est un microcosme contenant un macrocosme, qui contient un microcosme qui… Bref, un inépuisable condensé d’ imago mundi. Dans Mémoire morte, il était postulé que sans langage il n’y avait pas de réalité et qu’on ne sortait du regressus ad infinitum que par un sursaut de la conscience. Veux-tu dire aujourd’hui que l’art est ce langage, qui n’utilise pas forcément des mots, pour nous rendre accessible la réalité authentique, la strate ultime de toutes choses, du sens et de l’être ? 
Je ne pense pas que l’art soit LE langage ultime. Dans Mémoire morte, l’idée développée était que dans un monde où la communication atteint une vitesse telle qu’elle devient de l’information en temps réel, il fallait retrouver de nouvelles bases pour dompter cette mutation, et que ces nouvelles bases devaient se trouver d’abord en chacun de nous. Ainsi, l’art n’est pas là pour nous révéler LA réalité authentique, mais notre vérité individuelle. Ensuite on peut communiquer.

Le risque n’est-il pas alors que dans le passage du singulier au général, du particulier à l’universel, on perde ce qu’on avait trouvé au terme de la recherche, tombant dans une sorte d’ineffable ? En quoi une telle démarche est-elle susceptible d’intéresser le Japon, pays du manga où l’album sort en premier, plutôt que la France ? 
C’est là toute la difficulté de la pratique artistique : chercher le bon axe, le trouver, le garder, parfois savoir le perdre pour mieux le retrouver… de manière à le communiquer au mieux. Sans doute que le Japon, ce pays où l’individu en tant que tel compte si peu, est-il plus que tout autre culture sensible à cette recherche, cette quête individuelle.

Quelle est selon toi la différence fondamentale entre la BD européenne et la BD japonaise ? Qu’est-ce qui fait qu’un Japonais peut trouver plaisir ou intérêt à lire tes albums par exemple ?
Je ne connais pas bien le paysage des mangas de ces 10 dernières années, mais d’après ce que j’en connais, la plupart des mangas japonais sont le résultat d’un travail de studio où tout est pensé pour le maximum d’efficacité en un minimum de temps : ce sont pour beaucoup des objets de consommation, qui répondent de manière terriblement efficace à un besoin populaire très fort et très varié. Une partie de la bande dessinée européenne a aussi cette fonction, mais la forme est différente : ici on cultive la notion d’auteur. Au Japon, Schuiten et Peeters sont dans les rayons « Livres d’art ».

   
 

Propos recueillis par frederic grolleau le 05 novembre 2001.

 
     
 

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Entretien avec Stephen Desberg (série IR$)

Larry contre le reste du monde… Stephen Desberg nous raconte IR$.

Larry contre le reste du monde…

De La Vache au Scorpion et jusqu’au Dernier Livre de la Jungle, Stephen Desberg aime à varier les genres… Avec IR$, une des séries phares de la collection Troisième Vague des éditions du Lombard, il visite les arcanes de la finance internationale. Au littéraire, on a réussi à joindre Desberg par téléphone afin qu’il nous livre quelques-uns de ses secrets.

Quelle est la place de IR$ dans la création de Troisième Vague au Lombard ?
Stephen Desberg :
Avant le lancement de Troisième Vague, j’ai eu une conversation avec Yves Sente [directeur éditorial du Lombard – Ndr] à propos d’un autre projet. Il m’a confié ses réflexions sur une nouvelle collection et la restructuration du catalogue. Il craignait qu’un projet de ce type ne corresponde pas à l’image du Lombard. Je lui ai demandé ce que c’était l’image du Lombard. Et puis, je lui ai parlé de mon expérience chez Dupuis. Quand la collection Repérages [celle de Largo Winch et Soda entre autres – Ndr] est apparue, ça a plus été le fait d’une génération d’auteurs qui ne se reconnaissaient pas trop dans l’image « Spirou-enfant » de Dupuis, que l’initiative d’un éditeur. Donc, comme Yves Sente avait déjà Alpha dans les tuyaux et que le projet IR$ le tentait bien, il est parti sur ce type de livres et a cherché d’autres auteurs qui souhaitaient s’exprimer dans cette direction. Il a même été question que Le Scorpion entre dans la collection. Finalement, cette série s’est faite chez Dargaud [qui appartient au même groupe – Ndr] et Troisième Vague a pris cette couleur de thriller contemporain. Il y a d’ailleurs au Lombard un projet de créer des collections Troisième Vague parallèles qui s’intéresseraient à d’autres périodes historiques…

La forme en diptyques, vous l’avez voulue dès le début, ou vous a-t-elle été soufflée ?
Elle était prévue dès le début. Le format en deux albums que Van Hamme utilise pour Largo Winch me semblait très pratique. J’ai toujours buté contre le format en 46 planches qui me paraît trop contraignant. Il n’y a pas assez de place pour développer les personnages et l’intrigue. On est obligé d’aller trop vite. À un moment, chez Casterman, on a pu faire des histoires aux formats plus variés. Mais l’aspect économique n’a pas suivi, et on n’a pas su placer ces BD, donc ça s’est plus ou moins arrêté avec (À Suivre).

À propos de Largo, vous avez pointé dans Bodoï [n°54, juillet 2002 – Ndr] quelques points d’opposition entre Larry et lui. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Largo Winch est sans doute une des séries où Jean [Van Hamme] est le plus sincère. Il a mis une bonne part de sa personnalité dans Largo et il parle d’un sujet qui le passionne. Disons que nos philosophies – non, c’est un trop grand mot – nos visions de la BD sont un peu différentes. Dans mes albums, j’ai envie de parler de ce qui me touche. Larry est critique vis-à-vis du monde de l’argent, ou plus exactement d’un monde où l’argent permet ce qu’il permet. Largo, de son côté, critique le système sans vraiment essayer de le changer.

Pourtant on ne peut pas dire que Larry soit particulièrement pauvre !
Le parcours de Larry est important en ce qui concerne son approche de l’argent, et il n’a certainement pas une fortune qui arrive à la cheville de celle de Largo. Dans les prochains albums, on en apprendra plus sur son rapport avec son père et sur l’origine de cet argent qu’il a reçu en héritage. D’ailleurs, je ne prétends pas remettre l’argent en question. Ce que je critique, et ce contre quoi Larry lutte, c’est le pouvoir que donne la richesse. On se focalise beaucoup sur les mafias et sur les grands réseaux de l’argent occulte. Mais il y a une criminalité en col blanc beaucoup plus importante et dont on parle peu. Larry est sans doute ma réponse à la frustration que je ressens par rapport à cette économie parallèle.

Larry B. Max et Stephen Desberg ont tous les deux un père qui a travaillé pour une major du cinéma américain. Est-ce que Larry est un Stephen idéalisé ?
(Rires) Non… Quand je commence une collaboration, je laisse toujours le dessinateur prendre aussi sa place dans le personnage principal. Le dessinateur va passer un an avec les personnages, il faut qu’il y ait une part de lui en eux… Et puis ce sont des choses qu’on partage. Ça doit être un point commun entre Bernard [Vrancken] et moi, ces histoires de famille. Ces choses dont on discute avec le dessinateur m’aident dans mon scénario, dans la psychologie des personnages, etc. Avant il m’est arrivé d’écrire des scénarii sans savoir qui allait les dessiner, et ça posait souvent des problèmes au moment du dessin parce qu’on ne se comprenait pas toujours.
Ce qu’il y a de moi chez Larry, c’est cette frustration (toujours !) par rapport au monde qui nous entoure. Depuis la chute du Mur de Berlin, on vit un capitalisme à tout crin. Je voyage énormément, dans les pays du Tiers Monde en particulier, je lis beaucoup, je me tiens informé, je regarde la BBC ou CNN… et je vois beaucoup de choses qui me font réagir. Ça me donne envie d’en parler. Quant au père de Larry, c’est sans doute un clin d’œil, ça me permet d’intégrer certaines atmosphères de mon enfance.

Justement, est-ce que vous cherchez à faire des BD pédagogiques ou est-ce que vous vous en tenez à des histoires de pur divertissement ?
J’essaie de trouver un juste milieu entre les codes commerciaux du genre et des histoires qui permettent de réfléchir si l’on en a envie. En fait, j’ai du mal à écrire une BD de pur divertissement. Donc j’essaie d’aborder des thèmes qui m’intéressent dans des albums commerciaux (parce que le but est quand même d’être lu par un maximum de gens). En fait, on part des codes classiques commerciaux et on tente d’y apporter de l’originalité. L’originalité, c’est de faire part de mes opinions par rapport à certains phénomènes. Bien sûr on pourrait aller beaucoup plus loin dans cette direction, mais alors il n’y aurait plus de BD de divertissement.
Pour moi, dans la BD ado-adulte, il y a deux niveaux de lecture. Une lecture active, quand on cherche à comprendre toutes les intentions du récit et ce que cache le scénario. Une lecture passive, quand on lit pour se distraire, il faut alors que tout soit apparent et facile à décoder. J’essaie de construire mes histoires pour qu’elles conviennent aux deux types de lecteurs.

Les cadrages et les ellipses dans IR$ sont très cinématographiques… est-ce que le cinéma vous inspire pour vos scénarii, et est-ce vous qui gérez le story-board ?
Bien sûr. Comment ne pas être influencé par le découpage et les cadrages cinématographiques quand on fait un thriller contemporain ? Je fais un découpage image par image, sur la base duquel Bernard réalise une mise en place. À partir de là, on discute en détail du rythme et des expressions des personnages. Même lorsque les planches sont terminées, il nous arrive encore parfois de modifier l’une ou l’autre attitude. Voilà ; le découpage est relativement précis, mais il reste vivant tout au long de sa réalisation.

 

Le rapport de Larry avec les femmes est assez paradoxal. Il est très beau (il a même servi de modèle dans le magazine américain Black Book), pourtant il ne semble pas s’intéresser aux femmes qui le dévorent des yeux.
Dans les premiers tomes, la relation avec Gloria semble découler du hasard, mais on découvre peu à peu que ce n’est pas du tout le cas. Cette relation va mener à quelque chose de plus en plus complexe. Le passé de Larry, et celui de Gloria, vont se dévoiler peu à peu… et on va comprendre ce qui les lie. En fait, Gloria est la seule femme qui intéresse Larry. Il la connaît depuis longtemps, et elle lui est inaccessible…
Pour le reste de la gent féminine, il ne l’approche que de manière très… professionnelle. Larry est un personnage droit et intègre, mais il faut reconnaître que, pour son boulot, il est capable d’indélicatesses envers les femmes. Mais celles qu’il utilise ne sont pas complètement innocentes non plus. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elles le méritent, mais… Par contre, la question reste de savoir s’il se comporterait de la même façon avec des femmes plus « honnêtes ». La réponse est claire, c’est non.
Ça nous semble important d’en dévoiler toujours un peu plus sur la personnalité de Larry. Je crois qu’il est moins froid qu’il n’y paraît. Au début, tout le monde nous disait qu’il est impossible de s’attacher à un personnage aussi froid. Et puis on a bien vu qu’il y avait une sorte de fascination du public vis-à-vis de ce personnage qu’il ne comprend pas.

 

D’ailleurs, il n’y a pas de personnages secondaires qui pourraient adoucir un peu le héros…
On est en train d’y travailler. Dans les prochains tomes, il y a un certain nombre de personnages qui vont venir étoffer la série. Au début on avait imaginé un Larry vraiment très solitaire. Il est complètement pris par sa vie professionnelle… Il n’a pas le temps pour autre chose, ce n’est pas le genre à partir en virée avec des copains pour un week-end. C’est quelqu’un qui vit à 100% pour son métier… Les raisons de tout ça, on va les découvrir dans la suite.

 

La suite justement, après les banques suisses, le trafic de drogue et la corruption de l’interventionnisme américain dans les pays en voie de développement, ce sera quoi ?
Le pétrole de la mer Caspienne… et le jeu que jouent les grosses sociétés pétrolières américaines entre la Caspienne et l’Arabie Saoudite. C’est un sujet assez connu en fait. On parle beaucoup des dangers que ferait courir à nos économies occidentales une brusque rupture de l’approvisionnement par l’Arabie Saoudite, à la suite d’un attentat par exemple.
Cette fois je voudrais pousser la réflexion un peu plus loin. Je vais faire un peu de politique-fiction… sans faire de science-fiction bien sûr. Mais j’ai envie de sortir un peu de cette tendance à la James Bond où à chaque épisode on tombe sur un grand méchant toujours plus fort que la fois précédente, tout en parvenant à s’en sortir à la fin de l’histoire.
Comme je suis à moitié américain, la politique des États-Unis me touche, et elle m’inquiète depuis longtemps. Avec l’administration Bush, mes craintes augmentent encore. J’aimerais parler de ces choses-là.

 

La question rituelle : pourquoi faut-il acheter Le Corrupteur ?
(Rires) eh bien… pour savoir comment se termine ce diptyque. Ou encore pour savoir quelles vont être les conclusions du jeu entre Silicia et Larry. Il y a aussi l’enquête que Silicia mène sur Larry et qui nous permet d’en apprendre plus sur son passé. Et puis bien sûr, la question qui sous-tend tout l’album, c’est-à-dire la réflexion sur qui est le plus à blâmer de celui qui se laisse corrompre ou celui qui tente de corrompre ?…

 

Comment fait-on pour produire dans tant de registres différents, et autant ?
La variété des genres, en fait ça m’aide. Il y a des thèmes qui me tiennent à cœur. Avant que La Vache ne s’arrête ça m’amusait bien de traiter un même sujet une fois par l’absurde puis de manière plus sérieuse. La fin de La Vache, c’est un peu dommage. Avec Johan [de Moor] parfois ça « pétillait » vraiment. À l’époque, on avait la complicité des amis d’enfance. On a eu un vrai succès d’estime avec cette série. Les lecteurs adoraient… mais ils n’étaient pas assez nombreux. Les réalités économiques nous ont fait arrêter. Aujourd’hui Johan semble croire de moins en moins à un avenir en bande dessinée, et il ne comprend pas toujours mon implication dans d’autres séries.
Pour ce qui est du volume, en fait, j’essaie de m’en tenir à six albums par an maximum. Ça peut paraître beaucoup, mais il y en a qui font bien plus. Comme ça je me laisse le temps de voyager, de lire, de réfléchir, de me reposer aussi…

Lire notre dossiersur l’ensemble de la série IR$.

Martin Zeller

   
 

Interview réalisée par téléphone le 4 mai 2004.

 
     

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Entretien avec Christopher (All I Need Is Love)

Christopher ouvre la carrière franco-belge de Panini avec All I Need Is Love, un album dans l’air du temps !


Christopher est anglo-parigot-tourangeau-marseillais et écrit de la bande dessinée en attendant la grande révélation. Derrière ses lunettes carrées très tendance, il répond tout naturellement quand on lui pose des questions… D’ailleurs, il adore parler de son travail (même par e-mail). Après de nombreux titres publiés par La Comédie illustrée et Les Filles par Carabas, le voici qui ouvre la carrière franco-belge de Panini avec All I Need Is Love, un album dans l’air du temps !

 

Vous dirigez votre propre maison d’édition de BD, La Comédie illustrée. Est-ce que vous pouvez nous parler de cette expérience ? Comment travaillez-vous dans ce cadre ? Quel type d’ouvrages publiez-vous ?
Christopher : La Comédie illustrée est une structure éditoriale née en 1994 de l’idée qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Une structure d’auteurs, pour des auteurs. Comme on savait bien que nos ouvrages n’intéressaient pas les grosses structures, on a fait notre petite tambouille dans notre coin. On est partis de 100 exemplaires pour arriver, pour certains titres, aux environs de 4000. De ce principe d’autoproduction avec Jean-Philippe Peyraud, Philippe de la Fuente, Massonnet, Jean-Paul Jennequin et Mehdi Sahmi, on s’est transformés en structure éditoriale pour promouvoir d’autres auteurs. Distribués par le Comptoir des indépendants, on a vite été dépassés par les événements avec plus d’une quinzaine de titres par an et on a commencé à faire des ouvrages couleur.
Dans cette situation, on s’est rendu compte qu’on avait atteint le développement maximal de notre structure vu qu’on n’était pas payés et qu’on ne voulait pas devenir des éditeurs, mais rester des auteurs. Lorsqu’on a sorti le tome 3 de la série des filles, il aurait fallu rééditer les tomes 1 et 2, ce qui financièrement était impossible, car ça aurait bloqué trop d’argent. On a revendu la série et la structure est revenue à son point initial, c’est-à-dire la publication d’ouvrage en noir et blanc et avec 4 à 5 publications à l’année. Mon rôle dans cette structure est partagé avec les autres au niveau du choix éditorial et je m’occupe du graphisme et de la fabrication des albums.

 

En plus de la Comédie Illustrée, vous avez publié Les Filles chez Carabas, et maintenant vous voici chez Panini. Pourquoi tant de mouvements ?
Comme je l’ai expliqué précédemment, La Comédie illustrée ne pouvait plus gérer le petit succès de la série, aussi, lorsque j’ai parlé de nos ennuis à Jérôme Martineau des éditions Carabas, il m’a proposé de récupérer la série dans son catalogue. Et quelques jours plus tard, Louis-Antoine Dujardin, amateur de la série, me proposa de travailler avec lui. Je venais de finir le tome 3 des filles et avais une nouvelle idée de scénario en tête, celle d’All I Need Is Love et on est partis sur cette histoire.

 

Et pourquoi avoir choisi ce nouveau label pour lancer votre nouvelle série ?
Je recherche deux choses avec un éditeur. Un suivi éditorial de mon projet et l’assurance d’une bonne promo. Le problème dans l’édition à l’heure actuelle, c’est qu’on signe trop de projets et qu’on lance les albums dans le grand bain, puis on voit si les titres surnagent ou coulent. Pour ma part, je sais qu’une bonne promo aide beaucoup l’album. Alors, lorsque Panini m’a parlé de son projet éditorial de commencer une collection franco-belge, je n’ai pas hésité, car c’était l’assurance d’une bonne communication autour de l’album. Panini a beaucoup de moyens et être à l’origine d’une maison d’édition, c’est toujours exaltant. Travailler avec toute une équipe, alors que j’étais un des seuls auteurs signés, me permettait d’être chouchouté, et on sait combien les auteurs aiment être chouchoutés. Avoir un directeur de collection rien qu’à soi et qui suit au jour le jour l’évolution de l’album, c’est franchement très agréable.

 

Panini ça fait plus penser à des joueurs de foot ou à des super héros, pourtant vous signez un album purement franco-belge, et même proche d’une certaine avant-garde. Cela ne vous semble-t-il pas étrange ?
Si. Mais de signer un auteur marsaillo-anglais, n’était-ce pas plus étrange ? Ce qui m’a plu justement dans cette aventure, c’est le fait d’essuyer les plâtres. On est un peu fous. Avec les responsables de Panini, on s’apprécie humainement et professionnellement, on nous donne les moyens, alors on fonce et on verra à la fin.
C’est vrai que lorsque je regarde en arrière et que je vois ce qu’on a fait avec La Comédie illustrée et avec le peu de moyens qu’on avait, je me trouve complètement barge. Ça doit être dans ma nature.
Sinon, le fait que Panini soit plus connu pour ses vignettes que pour ses bandes dessinées ne me dérange pas plus que ça (tant qu’on ne me parle pas des sandwiches) et c’est dingue le nombre de personnes qui me demandent si je peux leur avoir de vignettes de foot…

 

Monsieur Jean, on en parle ?
J’ai toujours plus de choses à dire sur Monsieur Jean que sur XIII, Largo Winch ou Lanfeust

 

On arrive à la fin de ce premier tome sans connaître l’âge d’Isabelle (c’est pourtant sur ce thème que s’ouvre l’album). Pourquoi ?
Parce que c’est un but. Juste d’évoquer son âge par ses souvenirs.

D’ailleurs, j’ai parfois eu un peu de mal à discerner l’âge des personnages dans le dessin même. C’est une volonté délibérée de brouillage ?
Oui. C’est surtout un constat de ma part lorsque je regarde les femmes autour de moi, je n’arrive pas à leur donner un âge. Ça va d’une femme de 22 ans à une de 45. On devine rarement leurs différences.

 

Certains pourraient reprocher à cet album de refléter des clichés sur les mères bobos célibataires. Que répondriez-vous ?
Que ces clichés sont vrais.

 

Dans ce livre, il y a beaucoup de scènes qu’on a l’impression d’avoir vécues. Est-ce votre cas ? Y a-t-il une part d’autobiographie ?
Il y a toujours une part d’autobiographie dans ce que je fais, même si je raconte des histoires de filles. Et comme le disait Goscinny ; il est bon de mettre de ses c… dans un scénario et de ne pas rester sage.

 

La question rituelle : pourquoi faut-il lire All I need is love (saison 1) ?
Parce que c’est une introduction à suivre la vie d’une femme moderne au cours d’une année de son existence. La première saison est le printemps en attendant la suite. Si la vie d’Isabelle ne vous intéresse pas, intéressez-vous à celle de sa fille, Lucile, âgée de 5 ans et dont ma fille a illustré les dessins. Alors, si vous ne le faites pas pour moi, faites-le pour ma fille.

Martin Zeller

   
 

Propos receuillis par e-mail le 27 avril 2004.

 
     
 

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Entretien avec Ptitluc (Rat’s)

Le tome 7 de sa série Rat’s vient de sortir. Ptiluc retrace pour nous l’histoire des rat’s et des crapos…


Hormis quelques œuvres purement anthropomorphes, l’univers préféré de Ptiluc, c’est la BD animalière. Rats, crapauds, cochons, castors… s’ébattent à cœur joie dans ses albums – tout un bestiaire criant d’humanité. Une humanité cruelle, cynique, cupide, portant en elle la haine de l’Autre… car sous ces épidermes velus, verruqueux ou à soies, ce sont bel et bien les pires travers des êtres humains qui se devinent. L’animal fétiche de Ptiluc demeure quand même le rat, le rat dans ses grandes largeurs et sous toutes ses formes, le vrai, le poilu, le détesté, celui qui répugne à la plupart d’entre nous… bref, la bestiole rêvée pour évoquer avec humour – un humour noir, gore souvent, du meilleur effet sur nos zygomatiques – toutes les laideurs humaines.
 
Tandis que sort le tome 7 de sa série Rat’s, Tous à la flotte ! Ptiluc a bien voulu retracer pour nous l’histoire des rats et des crapos, et jeter au passage quelque lumière sur sa façon de travailler, sa vision du monde… et sur le reste de son œuvre.

Comment est née la série Rat’s ?
Ptiluc :
En 1978, j’avais commencé une série qui s’appelle Pacush Blues – une série où les personnages sont aussi des rats, mais qui est beaucoup plus cérébrale que Rat’s. Le premier album est sorti en 1982 aux éditions Vents d’Ouest – c’est d’ailleurs à partir de Pacush Blues qu’a été créée cette maison. Après quelques albums et une dizaine d’années, une boîte de production a voulu en faire un dessin animé. Mais il fallait adapter les épisodes pour la télé, leur donner un côté plus dynamique. J’ai donc écrit vingt-deux scénarios spécifiques pour ce projet, avec les impératifs qu’imposait la diffusion télé : il doit se passer quelque chose tout le temps, il faut que ce soit rigolo tout le temps, et qu’il n’y ait pas de développements de scénario trop complexes. Et je m’étais fixé pour but de concevoir les épisodes de manière à ce qu’ils puissent être vus dans n’importe quel ordre et que, malgré tout, ça fonctionne. Malheureusement, le dessin animé n’a jamais vu le jour : la boîte qui devait le produire a déposé le bilan au moment où ça allait démarrer, et les producteurs qui devaient reprendre le projet voulaient modifier tous mes textes parce qu’ils trouvaient que c’était trop trash pour la télé – et moi je trouvais que c’était déjà très édulcoré, beaucoup plus grand public par rapport à ce que je faisais dans Pacush Blues ; je ne voyais pas comment édulcorer davantage sans tomber dans le cucul. Alors j’ai préféré récupérer mes scénarios et chercher avec qui je pourrais les transformer en albums. Du coup, je me suis retrouvé avec deux séries de rats, et il fallait à tout prix éviter que l’on confonde l’une avec l’autre, ce qui n’a pas été évident au début : nombre de lecteurs qui m’avaient découvert à travers Pacush blues m’ont laissé tomber à ce moment-là parce qu’ils ont cru que j’arrêtais le côté un peu philo de Pacush blues pour ne faire que du trash crétin avec Rat’s

 

As-tu transposé tes scénarios tels quels dans les albums ou bien les as-tu retravaillés ?
Ptiluc :
Les albums de Rat’s sont des scénarios réécrits, remaniés… j’ai conservé la dynamique cartoon prévue pour la télé, mais je retravaille les scénarios pour leur redonner de la densité, du corps, réintroduire des choses qu’on ne m’autorisait pas pour la télé, et je mets en page pour la BD. Mais je continue à bosser en équipe – et c’est une des raisons pour lesquelles Rat’s diffère complètement de mes autres albums, que je réalise en solo – comme pour le dessin animé. Vu la cadence de production qu’ils m’imposaient, qui équivalait à écrire un scénario de BD tous les 15 jours, je ne pouvais pas y arriver tout seul. Alors j’ai cherché des copains avec qui je m’entendais bien et dont j’aimais l’humour. Deux se sont associés au projet, un qui faisait de la BD puis un autre n’avait pas grand-chose à voir avec cet univers-là. Mais il était souvent pété et quand il était pété, il délirait toujours de façon visuelle. Quand il racontait des histoires, c’était comme si tu voyais bouger les personnages… il avait vraiment l’esprit pour ça ! Donc je lançais un thème – il y a le thème général, récurrent : la compétition entre rats et grenouilles pour aller s’installer quelque part, et puis le thème propre à chaque épisode, comme dans le dernier, le tome 7, où il s’agit de construire des bateaux pour traverser un lac et se rendre sur une île – et puis après, pendant deux jours, chacun dans son coin cherchait des idées de gags. Pas d’écriture d’histoire, juste des gags. A partir de là, le troisième jour, je rassemblais toutes les idées ; les plus fortes, celles, aussi, qu’on avait eues tous les trois – et qui du coup étaient des évidences – devenaient des pivots de l’histoire. Je gardais tout de même les idées moins percutantes qui devenaient généralement des petits gags d’arrière-plan, juste pour que ça bouge tout le temps. Après, j’écrivais l’histoire tout seul. S’il m’arrivait d’être en panne, je pouvais les appeler l’un ou l’autre à tout moment – c’était une règle qu’on avait instituée. Je leur soumettais mon problème – voilà, j’en suis là, ils vont faire ça, je voudrais placer tel gag, mais je sais pas comment – et grâce à leurs remarques, je redémarrais, puis je bossais jusqu’à ce que ce soit bouclé.

 

Comment procèdes-tu pour la réécriture de tes scénarios ?
Ptiluc :
D’abord, je récupère chaque scénario tel quel, et un par un – il n’y a pas de refonte, de synthèse de plusieurs scénarios – sans les relire au préalable : plus ils sont oubliés, plus ils sont nouveaux pour moi, et cette redécouverte me stimule, me donne de nouvelles idées pour refaire les dialogues, remanier la narration, élaborer une mise en page spécifique à la BD. Si je sens qu’il y a des faiblesses, je le réécris un peu, je commence à prendre des notes, mais en gardant impérativement la trame initiale. Même pour les enchaînements de scènes : j’en écris de nouvelles, mais je ne vais jamais puiser dans les autres scénarios ; je ne veux pas y toucher. Ils sont là, ils vieillissent comme du pinard, et voilà. Ce travail de remaniement, je ne fais ça qu’en voyage. J’emmène des feuilles blanches et mon ancien scénario, puis je les redessine au stylo bille de manière déjà très précise. Mais d’instinct, comme ça, spontanément ; ça me redonne un peu le plaisir de dessiner sans recherche d’esquisse. Ensuite je passe le tout à Jean-Louis Garcia qui reprend les dessins à la table lumineuse, les décalque, apporte sa propre patte, son souci du détail. Ensuite, il me donne les planches au crayon quand je rentre de voyage. Là je fais toutes les attitudes, les expressions… Je continue à les faire moi-même, mais je lui en laisse certaines pour qu’il se rôde : à terme, le but c’est qu’il arrive à les faire exactement à ma façon. J’effectue aussi quelques corrections puis quand tout est fait, je lui repasse les planches, il termine au feutre, me les passe une dernière fois pour les ultimes corrections, et ensuite on passe le relais au coloriste. Quand les couleurs sont faites, les planches me reviennent, et je fais, là aussi , les finitions.

 

Tu disais qu’il y avait vingt-deux scénarios déjà écrits. Ça veut donc dire qu’il y aura vingt-deux albums de Rat’s ?
Ptiluc :
En fait, il y en aura plus : quand j’ai su que le dessin animé ne se ferait pas, j’ai arrêté de bosser dessus et je me suis remis à la BD. Je ne suis donc pas allé au bout : j’aurais dû, normalement, écrire 26 épisodes. Je vais donc devoir compléter, parce qu’il faut une grandiose chute finale après tous ces épisodes ! Mais bon, j’ai le temps d’y penser : sur les 22, il y en a 7 qui sont sortis, il m’en reste donc une petite quinzaine pour voir venir…

 

Entre le premier tome et le septième qui vient de sortir, on sent une nette évolution dans la structure narrative….
Ptiluc :
Pour les premiers albums, j’avais encore très présentes à l’esprit les bases sur lesquelles reposaient le dessin animé : un thème récurrent – la compétition entre rats et crapauds – une dynamique cartoon, un scénario très simple, et une chronologie suffisamment vague pour que les épisodes puissent être vus dans le désordre. Les deux premiers ont été conçus comme ça. Puis à partir du troisième, j’ai essayé de donner un côté plus abouti à l’ensemble, et c’est à partir du cinquième tome que j’ai vraiment écrit des histoires qui se développent davantage. En fait, il fallait que je me détache de ce que j’avais en tête pour le dessin animé et que je fasse évoluer la série, mais sans qu’elle devienne un clone de Pacush blues. Dans l’esprit, ça reste du cartoon, du gag rapide – que j’étoffe un peu, que je politise, mais sans introduire ma petite philo, y a pas la place, c’est pas fait pour. Si tu veux du gag pur, tu lis Rat’s, si tu veux quelque chose de plus profond, de plus proche de ma pensée personnelle, tu lis Pacush blues. Ça n’empêche pas que les histoires de Rat’s se complexifient, et que les albums s’inscrivent peu à peu dans une continuité plus marquée.

 

Sur le plan graphique, le travail des couleurs est très élaboré : certains fonds sont réalisés à l’aquarelle, les teintes sont toutes finement dégradées et nuancées… une telle recherche esthétique n’est guère courante dans les séries d’humour trash comme Rat’s
Ptiluc :
Oui, c’est vrai, et c’est justement cette particularité qui me rend un peu atypique par rapport aux autres BD de même registre. Dans les années 70 et au début des années 80, les albums d’humour trash se caractérisaient en général par un dessin assez crade – l’héritage de Reiser.
Et moi j’aimais bien réaliser de jolis dessins… de plus, dès que je suis passé à la couleur, j’ai eu envie de faire de l’aquarelle, d’aller plus loin dans la recherche esthétique et de regarder du côté des techniques picturales. C’est ça qui est devenu ma patte : écrire des histoires assez sombres, avec un humour plutôt gore, et recourir pour le dessin à de presque jolies aquarelles – pour mon plaisir personnel de créer un univers. En tant que lecteur, j’ai été tout de suite fasciné par les premiers boulots de gens comme Bilal, ou même Derib, qui rompaient avec les habitudes de l’époque : chez eux, les arbres avaient enfin des couleurs d’automne sous des ciels plombés… Et puis dans Rat’s j’avais aussi envie de retrouver une texture propre au dessin animé, avec des arrière-plans fondus, esquissés, qui créent de la profondeur dans les cases.

 

La mise en couleurs est confiée à des coloristes, mais j’imagine que c’est toi qui décides de la tonalité à donner à l’ensemble ?
Ptiluc :
Oui… je donne mes indications à la coloriste, qui avait aussi à disposition mes albums de Pacush blues de manière à pouvoir se référer à mon univers graphique personnel.

 

En matière d’arrière-plans, le tome 7 marque un virage net par rapport aux albums précédents, avec ces décors pleine page dans lesquels s’inscrivent les cases…
Ptiluc :
Cette idée de mise en page vient d’abord de ce que je voulais marquer davantage encore la distinction entre Pacush et Rat’s ; il fallait que la différence soit visible dès le feuilletage. Et puis cette disposition graphique, propre aux comics, aux cartoons, s’accorde bien avec l’esprit dynamique de la série.
 
Tu vas conserver cette mise en page pour les futurs albums ?
Ptiluc : Oui, bien sûr ! j’y tiens, je trouve que ça fonctionne bien… et puis c’est une autre manière de faire évoluer mon boulot ! c’est une démarche esthétique plus élaborée ; déjà au stade de l’esquisse, sachant que le décor passe derrière, tu dois être beaucoup plus rigoureux. Ça demande plus d’attention, plus de temps…

 

A travers ces rats et ces crapauds, ce sont les pires côtés des comportements humains que tu mets en scène. Pourquoi avoir choisi la gent animale pour les aborder ?
Ptiluc :
J’en sais rien ! faudrait demander à mon psychanalyste… mais bon, j’en ai pas ! mes bouquins me suffisent pour me sentir à peu près bien dans ma peau. En fait, j’ai toujours dessiné des animaux, depuis que je suis môme, et quand j’ai voulu devenir professionnel, j’ai continué dans cette veine-là. Ce sont les rats mes personnages phares, les crapauds, c’est venu plus tard. En 1978, je faisais déjà des BD de rats – elles n’ont pas été publiées, mais tout était déjà en place. Les rats font partie des animaux les plus détestés par les humains ; ils permettent de parler d’une société particulièrement dure. Pour évoquer des systèmes glauques, architotalitaires, décadents… tu as la science-fiction – c’est d’ailleurs là son intérêt essentiel, et moi je poursuis la même démarche avec mes rats. Avoir opté pour la BD animalière, c’est aussi un choix graphique : je suis beaucoup plus à l’aise pour dessiner des animaux que des humains… cela dit, j’ai aussi fait des BD avec des personnages humains, et je publie des albums de voyage – Mémoires d’un motard… 4 tomes sont déjà parus chez Albin Michel et là je travaille sur le cinquième. Ce n’est pas de la bande dessinée, c’est un vrai boulot d’écriture, et je prends un sacré plaisir à les réaliser.

 

Parler des hommes à travers les animaux, tu crois que ça permet plus de choses ?
Ptiluc :
Je ne sais pas… ce qui est sûr, en revanche, c’est que j’ai plus de liberté avec la BD qu’avec le dessin animé ! Pacush blues est beaucoup plus gore que Rat’s, et quand les rats meurent, ils souffrent, y a du sang, de la tripe… mais quand il y a eu ce projet de série animée pour la télé, on m’a dit qu’on avait pas le droit de montrer ça, c’est interdit par le CSA. Alors j’en ai fait des gags : quand on meurt, on meurt jamais vraiment, parce que tu n’as pas le droit de faire mourir des personnages dans un dessin animé. C’est pour ça qu’ils se font écraser, exploser dans tous les sens et qu’ils se reconstruisent. Les crapauds se prêtaient bien à ça justement, c’est comme des gros ballons… Au début j’ai râlé, puis je me suis arrangé pour contourner l’interdit audiovisuel et faire des gags sur la mort sans la montrer telle quelle. Aujourd’hui, les règles sont beaucoup plus contraignantes qu’à l’époque de Tex Avery par exemple, dont les dessins animés étaient destinés au cinéma et pas à la télé. D’ailleurs quand ils sont passés aux séries pour la télé, genre Tom et Jerry, c’était déjà beaucoup plus propre sur soi. En plus, il y a maintenant une espèce de retour moral un peu insidieux qui se met en place. 

 

Il y a d’autres animaux que les rats et les crapauds dans les albums de Rat’s. Comment décides-tu d’intégrer telle ou telle espèce ?
Ptiluc :
Ça vient comme ça et puis c’est tout ! je savais qu’il fallait des personnages nouveaux tout au long de la série, qu’ils rencontrent à chaque fois des peuples différents. Dans les prochains albums, ils vont rencontrer des lapins qui ont la myxomatose, des mulots fascistes… puis une fois arrivés sur leur île ils vont se faire la guerre, bien sûr, mais aussi essayer de se mélanger, ils vont organiser des sortes de jeux olympiques entre rats et crapauds… il y aura même des hybrides fabriqués en laboratoire – des rats verts avec des pieds palmés !

 

Mais c’est un raccourci de l’histoire de l’humanité que tu racontes là…
Ptiluc :
C’est une façon de donner mon avis sur tout ce qui se passe de manière indirecte, et c’est justement ça qui m’intéresse dans ce métier. C’est ma façon de fonctionner ; tous mes bouquins sont inspirés par ce qui se passe autour de moi, ce qui se passe dans le monde. Les gens qui ne parlent que de leur nombril, ça me gonfle. Bon, j’ai moi aussi donné dans ce créneau-là avec le tome 2 de Pacush bluesJefferson ou le Mal de vivre, où il y a un mec qui se penche sur son petit malheur personnel. Mais je ne peux pas faire que ça. J’ai eu besoin de faire ce bouquin-là, de repli intérieur. Après, il fallait passer à autre chose. Qu’est-ce que tu crois ; c’est pour ça que je n’ai pas besoin de psy !

 

Rats et crapauds tiennent souvent des discours de théorie politique ou économique. Quels ont été tes livres de référence pour écrire ces passages-là ?
Ptiluc :
Bof, Je n’ai pas vraiment de livres de référence ; je n’ai jamais lu Marx, moi ! ces discours sont simplement le reflet de ce que je perçois quand je regarde ce qui se passe autour de moi, ce sont mes impressions du moment. Par contre, la série La Foire aux cochons, que je publie chez Albin Michel, demande un travail de documentation beaucoup plus important. Le principe de la série, c’est que tout chef d’État devenant une ordure, à sa mort, il est puni et se réincarne en cochon. Le décor, c’est donc une vaste porcherie où se retrouvent tous les chefs d’État de toutes les époques. Ça permet notamment d’imaginer des discussions entre Mitterrand, Hitler et Napoléon, où chacun va évoquer des choses qu’il a faites. Il m’a donc fallu lire de nombreuses biographies pour qu’ils soient tous crédibles. Par contre, pour Rat’s ou Pacush blues, je ne me base que sur mes sentiments, mes impressions ; je ne vais pas voir ce qui s’écrit sur tel ou tel sujet, je préfère garder mon point de vue et le resservir comme il vient. Evidemment les livres que je lis enrichiront toujours plus ce qu’il y a dans ma tête que la télé ou les discussions de bistrot, mais ce n’est pas pour ça qu’ils auront une influence directe sur mes scénarios.

Un album de Rat’s te demande combien de temps de préparation, en moyenne ?
Ptiluc :
Je ne peux pas dire puisque ça part de scénarios déjà écrits – les 22 existants l’ont été sur deux ans. Ensuite, les remaniements se font en voyage, donc ce n’est pas un travail très appliqué ni à heures fixes. Enfin, tout le boulot de correction, que je fais chez moi, va prendre environ deux mois. Mais c’est très espacé dans le temps et d’autant plus difficile à quantifier qu’à mon travail, il faut ajouter celui des autres. Quand je fais un album en solo, ça me prend entre huit mois et un an et demi – ça dépend du nombre de pages. Les cochons, par exemple, ça me demande plus d’un an de travail : déjà, ce sont de gros livres de 90 pages, et puis, je les fais tout seul.
 
Quel est le rythme de publication pour les Rat’s ? Un album par an ?
Oui, normalement c’est ça. Sauf les années où je publie un Pacush blues. C’est ma série fétiche, celle qui m’a fait connaître ; et mon public initial, c’est celui de Pacush. Je ne veux pas que les deux séries soient en concurrence, et donc je m’arrange pour qu’il s’écoule suffisamment de temps entre la sortie des deux albums. L’année prochaine, je vais sortir un Pacush, sans doute en avril ou en mai 2005 – j’ai déjà réalisé les deux tiers de l’album. Le prochain Rat’s sortira donc au moins six mois après le Pacush, c’est-à-dire pas dans un an, mais plutôt vers la fin 2005.

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 27 avril 2004 dans les bureaux des Humanoïdes Associés.

 
     

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Entretien avec Paul Teng (Shane)

Après avoir achevé la série Shane, Paul Teng commençait à mettre en images L’Ordre impair dont le tome 1 vient de paraître au Lombard.

 

Après avoir achevé la série Shane, dont les scénarios ont été écrits par Jean-François Di Giorgio, Paul Teng se voyait proposer de mettre en images une nouvelle série, L’Ordre impair. Le premier tome, « Anvers 1585 », vient de paraître au Lombard. On retrouve dans cet album ses graphismes d’un réalisme à la fois classique et personnel, mais son trait paraît avoir gagné en puissance et son art de la composition en audace. Son dessin semble prendre plus de distance encore avec l’explicite ; plus allusif, il atteint un très haut degré d’expressivité.
Présent au Salon du livre de Paris, Paul Teng a bien voulu se plier au jeu de l’interview après une séance de dédicace, avec une gentillesse et une disponibilité dont je le remercie de tout cœur.

 

Pourrais-tu te présenter en quelques mots ?
Paul Teng :
Je suis né à Rotterdam, où je vis aujourd’hui, et je travaille pour le Lombard, à Bruxelles. J’ai d’abord réalisé deux albums à partir de scénarios écrits par Vladimir Volkoff, l’un racontant la vie de saint Vladimir et l’autre celle d’Alexandre Nevski. Ensuite, j’ai dessiné la série Shane, scénarisée par Jean-François Di Giorgio, et maintenant, je travaille avec Rudi Miel et Cristina Cuadra sur une nouvelle série qu’on essaie de monter, L’Ordre impair.

 

Cette série se déroule sur trois époques, dont la période actuelle. C’est ta première incursion dans celle-ci ?
Oui ; je n’ai pas l’habitude du présent et pour moi, cela représentait une barrière mentale que je devais franchir. Dessiner le présent pose toute une série de problèmes parce que l’exactitude est facile à contrôler pour les lecteurs : tout le monde peut avoir des photos sous les yeux, aller surfer sur internet… Par exemple, quand tu dessines une Mercedes, il faut que ce soit vraiment une Mercedes, jusque dans ses moindres détails, et pas seulement une « sorte de Mercedes ». Je dois réunir une énorme documentation, d’autant qu’aujourd’hui, le niveau d’exigence est très élevé ; plus élevé que lorsque j’ai débuté. Le standard, alors, c’était les graphismes de Giraud. Maintenant, il y a des séries comme Largo Winch qui sont des références pour le monde contemporain. Quand on travaille sur des époques reculées, étant donné qu’on ne dispose que d’images anciennes, pas toujours très précises, on peut toujours tricher un peu, notamment en ce qui concerne les objets de la vie quotidienne (outils, vêtements… etc.).

 

On aurait pourtant tendance à penser que c’est le registre historique le plus délicat, avec toute la partie de recherche documentaire que cela implique…
Oui, c’est vrai, il y a beaucoup de recherches à faire, mais il y a quand même pas mal d’années que je travaille sur l’époque médiévale, d’abord le moyen âge russe, puis le moyen âge en France et en Angleterre, et cela m’a donné une certaine habitude. D’autant qu’il y a peu de différences d’un pays à l’autre en matière de vêtements, par exemple. La tenue vestimentaire médiévale est « standard » pour toute l’Europe, si l’on peut dire ! tandis qu’aujourd’hui, la diversité est énorme, et les modes changent beaucoup… et avoir travaillé sur les époques passées n’aide pas vraiment pour aborder la variété actuelle.

 

Comment as-tu rencontré les scénaristes de L’Ordre impair ?
Par l’intermédiaire du Lombard. Rudi avait collaboré au dernier album de Will, L’arbre des deux printemps ; quant à Cristina, c’est elle qui a eu l’idée de départ pour L’Ordre impair ; elle a parlé de son projet à Rudi, qui est un ami et ils se sont mis à deux pour écrire le scénario du premier album ainsi que le synopsis de toute la série. Ensuite, ils sont venus me voir pour me proposer le projet. A l’époque, je venais juste de terminer la série Shane – on avait décidé d’arrêter après le cinquième album. J’avais reçu plusieurs propositions mais celle de Rudi et Cristina était la seule qui combinait le passé et le présent de façon intéressante, et qui représentait un défi graphique pour moi.

 

Les deux séries ont en commun de se dérouler dans le passé – en partie seulement pour L’Ordre impair – mais contrairement à la plupart des BD à vocation historique, l’on y trouve très peu d’explications visant à situer le contexte, les événements…etc. Pourquoi une telle sobriété ?
Pour Shane, on a toujours eu pour but de créer une série d’aventure, qui ne serait ni trop explicative, ni trop documentée. On ne voulait pas d’une série dans la lignée d’Alix ou de Vasco. Maintenant, pour L’Ordre impair, cette rareté des explications relève surtout de l’effort qu’ont fait les scénaristes pour condenser l’histoire dans le premier tome afin que celle-ci reste lisible malgré la coexistence de trois époques différentes en une seule intrigue. Il y a aussi plusieurs personnages clef… et ils ont beaucoup remanié, réécrit les dialogues pour les resserrer au maximum. Je n’ai pas apporté beaucoup de changements en dessinant par rapport au scénario ; j’ai seulement proposé quelques modifications pour apporter un peu de profondeur aux personnages principaux, accuser leur caractère. Par exemple, j’ai accentué les réactions de Patrick à la mort de sa femme, je l’ai rendu plus expressif, plus torturé.

 

Comment as-tu construit tes personnages ? Avais-tu des indications très précises de la part des scénaristes ou bien est-ce ton propre ressenti qui s’est exprimé ?
C’est plutôt la deuxième option… en tout cas, il y avait peu de contraintes au niveau du scénario. Je commence par le lire, et j’ai ainsi une première idée du physique des personnages, de leur caractère. Puis en commençant à dessiner cette idée s’affine, car les traits des personnages, leurs caractéristiques physiques conditionnent aussi la personnalité qu’on va leur prêter. Ensuite, pour passer à la réalisation dessinée, j’essaie de prendre toujours en référence des personnages réels, des modèles, des acteurs… Pour Shane, c’est connu, c’est Brad Pitt qui m’a inspiré, ça m’amusait de donner ses traits à Shane ! Je me base sur des photos de magazines, mais je m’inspire aussi de mes amis, il y a quelques copains à moi dans L’Ordre impair ! cela m’évite de retomber systématiquement dans un même type physique en fonction du personnage – par exemple le type « Michel Vaillant ». Et si tout se passe bien entre le dessinateur et les scénaristes, c’est une vraie collaboration à double sens qui s’installe : le scénario donne des idées pour le dessin et les dessins influencent les scénaristes, leur inspirent certains remaniements dans leur texte et les incitent à développer tel ou tel aspect.

 

Mais j’imagine que ce type d’échange dépend beaucoup des scénaristes avec lesquels tu travailles ?
Oui, bien sûr… par exemple, avec Vladimir Volkoff, les choses se sont passées très différemment : on n’a eu presque aucun contact après qu’il m’a eu envoyé le scénario complet. On s’est vus pendant le voyage en Russie qu’avait organisé la direction du Lombard, mais après, j’étais totalement libre pour le dessin ; c’est donc ma propre vision qui s’est exprimée. Avec Jean-François [Di Giorgio], les échanges étaient déjà beaucoup plus nombreux – c’était comme une partie de ping pong d’idées… et avec Rudi et Cristina, c’est un peu pareil. Il faut dire aussi que c’est beaucoup plus facile aujourd’hui de communiquer quotidiennement grâce à Internet et aux e-mails. Quand j’ai commencé Shane, avec Jean-François, on n’avait que le fax, ou le téléphone…

 

Pourquoi avoir fait appel à deux coloristes différents pour L’Ordre impair ? je n’ai pas vraiment perçu de différence fondamentale dans le traitement des couleurs entre les parties contemporaine et médiévales…
J’ai eu exactement la même impression en première lecture… au départ on voulait vraiment instaurer une différence d’atmosphère entre les scènes médiévales et les scènes contemporaines. Mais ça n’a pas bien fonctionné, la différence n’est pas aussi marquée qu’on l’aurait voulu. Mais l’ensemble reste quand même cohérent. La prochaine fois, il faudra peut-être éclaircir les parties contemporaines et assombrir les scènes historiques…

 

Il m’a semblé que le traitement des contours noirs allait en s’accusant au fil des albums ; très légers dans les premiers tomes de Shane, ils sont beaucoup plus marqués dans L’Ordre impair…
En tout cas, ce n’est pas une évolution dont j’aie pleinement conscience ; je pense que c’est parce qu’au fil du temps je dessine plus vite, avec plus d’assurance. Au début on est prudent, on s’attache davantage aux détails dans le dessin. Et après, on prend confiance, on connaît mieux le caractère des personnages, on va plus vite, et je crois que c’est ça qui rend le trait plus robuste, plus décidé.

 

Par-delà son évolution, ton dessin continue de reposer en grande partie sur la suggestion…
Oui, je préfère la subtilité, et suggérer plutôt que de tout montrer, par exemple dans les scènes érotiques, ou violentes… je crois que la suggestion est plus forte. Et puis c’est mon style, je n’y peux rien !

 

Où en est le scénario de L’Ordre impair ? Est-il entièrement écrit, ou bien le sera-t-il par étapes ?
Ça se fera par étapes. Comme l’actualité a une part à jouer, on est obligé d’en tenir compte. Le scénario dépendra notamment de l’évolution du conflit entre l’Inde et le Pakistan, de la question du Cachemire… ce sont des régions très instables, et chaque jour il peut arriver des choses que nous n’avions pas prévues, susceptibles de faire basculer complètement certaines des idées que nous avions eues pour le scénario. C’est une contrainte, mais en même temps, c’est passionnant que de suivre de près ce qui se passe là-bas. Il y a donc un synopsis pour l’ensemble des 5 tomes, on sait le point de départ, et celui où l’on veut arriver, mais de l’un à l’autre la route est loin d’être droite… les scénarios seront retravaillés au fur et à mesure.

 

Quel est le calendrier prévu pour la publication des tomes suivants ?
En principe, la cadence est de un album par an. Et là, on a déjà vingt planches prêtes pour le deuxième tome. Mais on est aussi en pleine discussion à propos du scénario et des événements qui vont devoir trouver leur place sans nuire à la cohérence de l’ensemble – par exemple le rôle du livre : il faut qu’il soit clair, et en même temps qu’il reste mystérieux jusqu’à la fin.

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le samedi 20 mars au Salon du livre sur le stand des éditions du Lombard.

 
     
 

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Entretien avecJorge Zentner et David Sala (La Déesse / Nicolas Eymerich, inquisiteur)

Nicolas Eymerich, devenu personnage de roman sous la plume de V. Evangelisti, fait ses débuts en BD grâce à D. Sala et J. Zentner. Ils racontent…

A l’occasion de la parution, aux éditions Delcourt, du premier tome de La Déesse, album adapté du roman de Valerio Evangelisti Nicolas Eymerich, inquisiteur, Jorge Zentner et David Sala – auteurs de Replay, trilogie parue aux éditions Casterman – ont bien voulu nous en dire un peu plus sur le défi graphique et narratif que représente cette transposition en bande dessinée du premier opus de la série de romans mettant en scène le ténébreux inquisiteur…

Pourriez-vous tout d’abord évoquer l’historique de ce projet d’adaptation en bande dessinée du roman de Valerio Evangelisti, Nicolas Eymerich, inquisiteur ?
David :
Jorge et moi avons publié chez Casterman une trilogie qui s’appelle Replay. A la suite de ça, on a été contactés par Guy Delcourt, qui nous a proposé le projet Eymerich. Mais nous ne connaissions le livre ni l’un ni l’autre. On a donc commencé par le lire, puis on a trouvé que le roman abordait un sujet très riche, qu’il y avait beaucoup d’éléments forts et intéressants. Et puis pour moi, c’était très attirant sur le plan graphique de pouvoir aborder ce type d’univers et de m’écarter du monde contemporain.
Jorge : Nicolas Eymerich m’a attiré parce que j’ai vu là un genre d’oeuvre que je n’aurais jamais su faire tout seul. Il s’agit d’un univers narratif très différent du mien. J’ai voulu me confronter au défi de scénariser une histoire que je n’aurais jamais pu inventer. [En dehors des scénarios de bandes dessinées, Jorge a écrit plusieurs livres qui ne sont pas encore traduits en français, hormis Le Rêve du rhinocéros, chez Casterman, en littérature jeunesse. ndr]. Ma démarche préférée étant de peaufiner la structure d’un récit, ça m’a plu d’en imaginer une nouvelle pour Nicolas Eymerich, inquisiteur. Comme David avait trouvé là tout un univers graphique à développer, et que j’avais par ailleurs très envie que notre collaboration se poursuive, nous avons accepté le projet tout de suite, presque sans hésitation.

Ce premier roman est paru en 93 en Italie. Votre album sort en 2003, donc juste dix ans après. Est-ce voulu ?
David :
Pas à ma connaissance en tout cas.
Jorge : Non, c’est vraiment dû au hasard.

Combien de temps vous a-t-il fallu à David et à toi, pour mettre le point final à ce premier album ?
Jorge :
Disons qu’on a travaillé pendant à peu près dix mois. Bien sûr, le travail du dessinateur est plus long que le mien. Pendant ce temps-là, j’ai fait d’autres choses. Mais David a travaillé à plein temps.

Pourquoi avoir opté pour une publication en deux tomes de 46 planches chacun au lieu d’un seul tome d’une centaine de planches ?
David :
Un seul tome n’aurait pas été très rentable pour l’éditeur ! Il nous aurait fallu trois ans pour le finir au lieu d’un. C’est plus intéressant pour l’éditeur mais aussi pour le lecteur d’avoir les éléments petit à petit au lieu d’attendre l’intégrale. Et pour les auteurs, c’est laborieux de travailler pendant deux ans et demi sur un album, c’est trop frustrant. Il vaut mieux publier par petits bouts.
Jorge : Et puis ça permet de se relaxer, de se lancer dans un nouveau livre.
David : Et c’est bien aussi de pouvoir estimer le premier impact, de recevoir l’opinion des lecteurs ; on voit si on est sur la bonne voie. Les avis des lecteurs, positifs ou négatifs, peuvent interférer dans notre travail et nous amener à modifier des choses.
 
Votre collaboration a-t-elle été très différente de ce qu’elle a été pour Replay  ?
Jorge :
Oui dans la mesure où Replay est une histoire originale alors que Nicolas Eymerich, inquisiteur est un roman qu’il faut adapter, mais sinon, notre méthode de travail a été exactement la même.

La lecture de votre album laisse une impression tout à fait étonnante : on sent à la fois l’étroite fidélité à la lettre du roman, une grande créativité, et une part accrue accordée à l’implicite…
David :
Une adaptation est forcément une re-création ; même si le livre est très riche, il ne contient pas ce que le dessin va apporter. Et puis il faut recréer les situations : quand Jorge fait des ellipses, ou qu’il est obligé de couper une scène, il doit reconstruire la narration pour que les situations restent cohérentes. Pour ce qui est de l’implicite, il fallait élaguer, bien sûr, mais surtout créer du mystère. On n’est pas là pour tout expliquer ! Notre but, dans cette adaptation, était de retrouver l’énergie du récit initial tout en gardant une part de mystère.
Jorge : Et le dessin de David rend très bien compte des descriptions d’Evangelisti ; il restitue l’atmosphère du roman sans être anecdotique.
 
Le dessin est en effet superbement expressif. En revanche, il y a assez peu de texte dans l’album.
Jorge :
Dans une bande dessinée, il n’y a pas que le dessin et les mots, il y a aussi le nombre de cases, leur taille, leur agencement qui font sens. Personnellement, j’intègre ces informations dans le scénario. J’ai aussi beaucoup travaillé sur les didascalies, ces passages narratifs inscrits dans les cartouches, parce que c’est là que se jouent les ellipses. Mais c’est au lecteur de faire travailler sa tête : le texte ne lui donne pas tout et il lui faut reconstituer le sens à partir de l’ensemble des données visuelles.

Comment as-tu procédé pour l’écriture des textes ?
Jorge :
L’histoire a d’abord été écrite en espagnol, selon les besoins du récit, mais j’ai lu le roman en français, en italien et en espagnol. Puis c’est ma traductrice habituelle qui a réalisé la version française, que j’ai corrigée ensuite.
 
Il y a un contraste entre l’aspect un peu flou, un peu brumeux des graphismes et la rigueur formelle des cases, leur régularité, l’épaisseur de leur cadre…
David :
En effet, mais c’est parce qu’à la base, je travaille mon dessin de manière assez picturale, et j’ai parfois tendance à me laisser emporter par un certain lyrisme. Or il est important de préserver une certaine lisibilité, et ce travail pictural doit être cerné aussi bien que possible. Le contour noir de la case me permet de fermer une image ; c’est une barrière que je m’impose.

Les couvertures des romans, aux éditions Rivages, prêtent un visage à Nicolas Eymerich. Est-ce que cela t’a influencé ?
David :
En fait, ce visage, c’est celui de Boris Karlof. Sur la couverture du premier bouquin du moins. Mais je ne suis pas parti de ces traits-là. Valério m’avait donné quelques indications mais ce visage, c’est celui qui m’est venu au fil de la lecture, tout simplement. Je voulais éviter la caricature, mais je voulais aussi que mon personnage ait de la présence, du charisme, et pas uniquement une violence dans le regard – celui-ci devait refléter une certaine ambiguïté. En plus il est relativement jeune ; je voulais donc qu’il soit en même temps beau, envoûtant… et le visage que j’ai donné à Nicolas Eymerich est le résultat de tout cela.

Dans le roman, Diane apparaît sous forme de silhouette. Or tu as choisi de ne représenter que son visage. Pourquoi ?
David :
Je trouvais que c’était son visage qui était intéressant, et j’ai éprouvé le besoin d’en montrer l’expression. En ne représentant qu’une silhouette, il y avait un élément qui me manquait ; j’ai donc préféré faire un gros plan au lieu de dessiner une espèce de spectre vague au-dessus des nuages, qui aurait été plus anonyme.

Il y a dans l’album deux cases qui rompent avec l’ambiance graphique générale – p. 19, lorsque le père Sentelles évoque la grande peste de 1348, et p. 46, quand il fait allusion au culte de Diane. Pourquoi cette rupture ?
David :
C’est l’histoire qui réclamait ce parti pris ; il faut dire le maximum de choses en un minimum d’espace. Là, il fallait raccourcir les explications concernant la Grande peste noire, et évoquer Diane de manière évidente. On a donc choisi la solution de symboliser, c’est-à-dire de représenter au moyen d’une icône, d’une image immédiatement reconnaissable. Pour la peste, symbole de mort par excellence, Le triomphe de la mort, de Breughel, convenait parfaitement. Pour Diane, la Diane chasseresse de l’École de Fontainebleau est une des représentations les plus connues. Mais comme il s’agit d’oeuvres picturales, j’ai choisi de les réinterpréter façon gravure pour que la lecture en soit facilitée. Si j’avais gardé mon tracé pictural, ça ne se serait pas aussi bien détaché, la différence aurait été trop peu marquée.
Jorge : Et en regardant le dessin du Triomphe de la mort, tu remarqueras qu’il n’y a que trois cartouches à l’intérieur. On n’aurait pas pu être si brefs si nous n’avions pas fait ce choix graphique.

Comment a réagi Valerio Evangelisti à votre travail ?
David :
Nous l’avons tenu régulièrement au courant au fur et à mesure que nous avancions. Au vu des résultats, il a eu l’air de les apprécier, et c’est une grande joie pour nous que d’avoir sa caution. Surtout qu’on a travaillé dans le plus grand respect de son oeuvre ; Jorge et moi travaillons constamment avec le livre. Et quand j’ai le scénario de Jorge, j’ai aussi le livre à côté : il contient des éléments qui ne sont pas dans le scénario et dont j’ai besoin pour enrichir mon travail. Ces informations me sont indispensables même si je ne les fais pas figurer explicitement dans le dessin final.

Ce premier roman doit être adapté en deux tomes. Où en est le tome II ?
Jorge :
Le scénario est déjà fait et là, David va commencer à travailler.

La date de sa sortie est-elle déjà prévue ?
Jorge :
Non, pas précisément. Normalement, on sort un album par an. Le travail va commencer courant avril, et nous n’aurons sans doute pas terminé avant avril prochain. Dans les livres qu’on fait, on s’arrange pour que le lecteur ait envie de relire le précédent quand il a entre les mains le dernier paru. Pour Replay, on a tablé là-dessus, de manière à ce que le lecteur ait envie d’avoir une vue d’ensemble de l’oeuvre.
 
Avez-vous prévu d’adapter tous les livres de la série « Nicolas Eymerich » ?
David :
Ça dépendra un peu de l’accueil de cet album-là. On achève l’adaptation du premier roman, ça c’est sûr, c’est acquis – il y aura donc un second album. Après ça va dépendre de l’impact sur le public, si les gens ont envie d’en savoir plus ou pas. Au départ on a effectivement prévu de faire une série. Et même si on n’adapte pas tous les livres [six autres romans mettant en scène Nicolas Eymerich sont d’ores et déjà publiés en France ndr] il y a encore plein d’éléments imaginés par Valerio et dont il serait dommage de se priver. Mais là ce n’est pas tellement à nous de décider…

Envisagez-vous des scénarios originaux avec Nicolas Eymerich – sous réserve que vous ayez l’accord de Valerio Evangelisti ?
David :
Non, pas du tout, les romans sont déjà là, et offrent suffisamment de matière ! D’autant que certains livres vont demander trois tomes pour être adaptés tant ils sont denses. Donc à raison de deux ou trois albums par roman, il y a de la marge ; on en a pour vingt ans ! Surtout que Valerio continue à travailler de son côté !

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 25 avril 2003 sur le stand des éditions Delcourt au 23e Salon du livre de Paris.

 
     

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Entretien avec Etienne Davodeau, Rural ! Chronique d’une collision politique

Rural ! décrit la vie au quotidien d’une ferme appliquant la méthode bio

Une nouvelle approche du rapport à la nature que croise la dévastatrice construction de l’autoroute A 87 coupant littéralement en deux l’exploitation. Après un an passé dans cette ferme, Etienne Davodeau ne veut pourtant pas poser à l’écolo réac : « C’est plus le portrait d’agriculteurs différents de ceux que nous propose J.Pierre Pernaud dans son 13 Heures (vous savez , le genre rougeaud mais » tellement pittoresque ») que la défense du bio qui m’intéressait au départ. Au fil de mon travail j’ai découvert comment cette approche de l’agriculture était en train d’inventer quelque chose d’assez nouveau dans notre rapport à la petite boule bleue qui nous héberge tous. »

Il faut que l’homme réfléchisse à sa relation avec la terre. Du moins « tant qu’on n’a pas mis au point le voyage de masse à bon marché vers Proxima du Centaure » ironise Etienne Davodeau. Raconter en bande dessinée le réel est un projet de longue date mais « Dans ce cas , le passage à l’acte n’était pas tributaire seulement de la fertilité de mon imagination. Pour ce type de livre, il faut trouver le sujet hors de soi. » C’est pourquoi l’histoire ne concerne pas seulement les gens du cru mais recouvre une dimension universelle. « Une histoire locale qui met en lumière des choses qui nous concernent tous. C’est la confrontation entre 2 approches peu compatibles de l’environnement et plus généralement de notre rapport au monde ; souligne l’auteur. Cette histoire se passe à Chanzeaux, en France, mais chacun peut l’imaginer chez soi partout dans le monde. Il faudrait bien alors prendre parti. »

Le souci de réalisme (vêlage, insémination artificielle et autres séquences non édulcorées) fonctionne donc moins comme volonté de vulgarisation que comme réfutation de l’idéalisme pastoral : « La campagne n’est pas seulement un endroit bucolique . Il y a de la merde et c’est aussi un milieu dur. C’est un rappel pour – entre autres – les citadins qui composent la majorité des écolos et qui idéalisent peut-être un peu tout ça. ». Ce livre ne prétend pas à l’objectivité et se revendique au contraire comme une « tentative subjective de (re)donner la parole à ceux qu’on a seulement fait semblant d’écouter ». Au delà de l’histoire vraie qu’il relate, »Rural ! » raconte un combat de l’éthique et du rentable à court terme et aborde un sujet peu courant en bande dessinée : « Quand ce sujet m’est tombé dessus, j’ai vu tout de suite que sa dimension politique était prépondérante. C’était aussi un des enjeux du projet : Parler de »ça » sans emmerder le lecteur ». Mais, admet Davodeau, « Le fait que tout ait une traduction très concrète sur le terrain sera pour beaucoup dans l’éventuelle réussite de cette dimension du livre.

L’idée est aussi et surtout de contribuer à sortir cette bonne vieille bande dessinée du rôle qu’on lui assigne depuis des années : La fiction ». Ainsi la BD telle que la défend l’auteur doit-elle satisfaire à la fois « les lecteurs de Largo Winch et ceux de « L’Association ». Le fait que les premiers soient plus nombreux que les seconds ne me scandalise pas. Par contre le fossé qui semble s’être creusé entre ces deux groupes me semble préoccupant. » En traitant ce sujet, le scénariste-dessinateur affirme qu’il s’est seulement efforcé de lui « donner un autre éclairage ». « Y’a pas beaucoup de watts mais c’est ma p’tite ampoule à moi ! » , s’exclame-t-il. « Le mythe positiviste du progrès commence effectivement à avoir des ratés . Et entre d’un côté le chantier d’une autoroute et de l’autre des paysans qui se posent des questions sur leur rapport à la terre et qui cherchent à inventer une pratique innovante de leur métier, lance Etienne Davodeau en guise de conclusion, on peut se demander où se situe la vraie « modernité » et le « progrès » véritable. »

Propos recueillis par Frédéric Grolleau en juin 2001.

   
 

Etienne Davodeau, José Bové (préface), Rural ! Chronique d’une collision politique, Delcourt, 144 p. – 10, 95 €

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Entretien avec Le Galli et Michalak, Les Cercles d’Akamoth

Terreur sur la ville. Inspecteur du Los Angeles Police Department, Edgar Harris se trouve confronté à une série de disparitions et de meurtres inexpliqués

Brusquement mêlé au milieu des sectes qui lui rappelle son enfance, le policier black doit faire toute la lumière sur une affaire de plus en plus ténébreuse…. Nouveaux venus dans la bande dessinée, Michael Le Galli et Emmanuel Michalak frappent fort avec ce thriller fantastique [1]. Série prévue en 5 albums, Les Cercles d’Akamoth invitent les lecteurs à un moderne parcours initiatique entre le Ciel et l’Abîme. Cartographie des lieux en avant-première avec les deux auteurs.

F.G : Quelles sont les origines de l’histoire ? Pouvez-vous en présenter les grands axes ?

Michael Le Galli : En septembre 2000, Emmanuel et moi avons présenté un projet de polar psychologique et intimiste aux éditions Delcourt… qui a été refusé. Mais François Capuron nous a invité à lui soumettre un autre projet pour la collection Machination qu’il souhaitait développer. Quelques mois plus tard naissaient Les Cercles, à partir de trois idées principales : – la notion de séparation du corps et de l’âme avec la possibilité  » scientifique  » d’aspirer puis de « stocker » des âmes. – l’idée d’un piège tendu par le Démiurge (Ialbadaoth, le Dieu des Juifs/chrétiens) – qui n’est pas le vrai Dieu tout puissant (le Prôpator) – à Lucifer, assimilé à Akamoth qui a chuté du Cercle Divin.

Cela en relation avec les thèses gnostiques (le nom d’AKAMOTH ou Achamoth renvoie aux hérétiques du début de l’ère chrétienne – IIème/ IVème siècles), les hérésies plus récentes des Labadistes) et le livre que Papini a consacré au Diable. – l’histoire d’un flic (noir) à Los Angeles que je pourrai raconter à ma manière, en hommage au trio  » infernal  » : Ellroy/Bunker/M. Connelly).

Ces trois points reliés, j’ai intégré à l’ensemble la Silhouette Noire – issue d’un projet personnel d’Emmanuel et personnage qui lui tenait à cœur, permettant ici une circularité entre la première et la dernière pages de l’album. L’aspect fantastique des Cercles s’en est trouvé considérablement renforcé, en même temps que le concept de complot mystico-scientifico-financier sous l’égide duquel se range ces aventures d’Edgar aidait à articuler et structurer le tout.

F.G : Quel est le parcours de chacun de vous deux ?

Emmanuel :Vers l’âge de 10 ans j’ai décidé d’être dessinateur de BD. J’ai commencé en imitant les styles de Gotlib, Solé, Bilal & Moébius, Hugo Pratt & Tardi, et en reproduisant des photos. A 20 ans, j’ai intégré les Beaux arts de Reims, pour rejoindre l’atelier de BD et de communications. J’y ai surtout étudié le croquis sur modèle, la sculpture, la peinture, l’histoire de l’Art, et la perspective. Quelques projets de BD en parallèle plus tard, j’ai rencontré Michaël Le Galli avec qui j’ai proposé un premier projet,  » Au Nom du Père « , polar psychologique malheureusement refusé à peu près partout.

Michaël : J’ai suivi un  » parcours initiatique « . D’abord, enfant, la bande dessinée franco-belge : Tintin, Lucky Luke et Blueberry puis l’abonnement au journal Tintin. La découverte, émerveillé, et en cachette, des œuvres d’Hugo Pratt (resté pour moi l’Auteur incontournable) et des premiers numéros de Fluide Glacial (j’ai vite décroché après l’adolescence !) demeure un moment fort de mes 10 ans. Puis, adolescent, la gestion d’une Bdthèque pendant une quinzaine d’années, avec plus de 5000 bandes dessinées à ma disposition ! L’instant de grâce a eu lieu lorsque, adulte, j’ai entrepris, au cours de mes études d’ethnologie, des recherches sur la bande dessinée (Maîtrise sur les relations entre la Bretagne légendaire et la BD).

Dans le cadre d’un doctorat voué aux auteurs de bandes dessinées j’ai décidé de suivre  » de l’intérieur  » l’évolution d’un projet de BD en adoptant la position d’un scénariste (je ne sais absolument pas dessiner !). Le scénariste Dieter, rencontré à Quai des Bulles (où j’ai animé de nombreuses conférences à partir de 1997) m’a généreusement aidé en m’apprenant les bases du scénario BD. Conséquence : l’abandon de mes recherches d’ethno pour me consacrer au scénario. J’ai ensuite continué à travailler mes techniques narratives avec David Chauvel, puis j’ai rencontré Emmanuel Michalak fin 1999.

F.G : Quelles technique suivez-vous , de quelle manière vous répartissez-vous le travail ?

Michaël : Après avoir rédigé un synopsis/séquentiel dialogué de l’album, je découpe chaque planche, case après case avec échelle des plans, cadrages, description et dialogues. Ce découpage est envoyé par mail à Emmanuel qui le met en image en y apportant des améliorations. Une fois un story board réalisé par ses soins, nous retravaillons ensemble le découpage, ainsi que les dialogues, par téléphone et par e-mail. Il m’arrive simplement de revenir sur certains dialogues quand les planches encrées.

Emmanuel : La première semaine du mois, je travaille sur les découpages. Comme je n’arrive pas à obtenir quelque chose de potable du premier jet, j’applique la méthode apprise en sculpture. Je pose une matière grossière (composé de croquis illisibles illustrant les images évoquées), sans réfléchir, que je remodèle par la suite. Je dégage ainsi l’essence de la planche, déterminant l’espace que je dois accorder à chaque case et à sa position dans la planche. Je retravaille les cadrages pour dégager une harmonie des cases les unes par rapport aux autres.

Dans un souci de simplicité ,je n’utilise souvent que trois positions de camera, convoquant souvent le travelling pour les montées et les descentes d’ambiance, et de champ contre-champ, pour obtenir les chocs et autres points forts. Le découpage établi, et accepté par Michaël, je l’imprime au jaune à 180 %. Quand je tiens la forme, je crayonne et encre directement dessus. Sinon, je fais mon crayonné  » dégueulasse  » habituel, que je rescanne et réimprime en jaune pour la réalisation finale. L’encrage est fait avec des stylo billes, stylo plumes et autres marqueurs. Pour la couleur, je fais entièrement confiance à Fabrice Besson (coloriste de Vauriens 3) à qui je ne donne, de-ci de-là, que les indications d’ambiance.

F.G : Quels sont les modèles qui influencent les codes graphiques de cet univers ?

Emmanuel : Je voulais établir un style que j’aurais envie d’assurer sur la continuité de 5 albums. Je suis parti sur le choix d’un dessin réaliste, qui consonne avec l’histoire, mais il s’est avéré qu’une telle perspective me limitait dans les choix d’expressions des personnages. En revanche, une meilleure expressivité était possible dès lors que j’osais caricaturé le dessin, ce qui n’était pas sans me causer quelques frayeurs ! Or la lecture de la série Le poisson clown, de Chauvel et Simon, m’a conforté dans ce choix de faire coïncider un dessin semi réaliste, voire humoristique, avec une histoire tout ce qu’il y a de plus réaliste. Je ne vais pas ici aussi loin que Simon, je l’accorde, mais cette  » liberté  » que je me suis autorisée m’a donné plus d’aisance.

Je ne sais plus trop aujourd’hui ce qui m’influence. En 94/95, je m’inspirais énormément du travail d’Alexis, et du Démon des Glaces de Tardi avec un dessin proche de la gravure. Je m’en servais pour me dégager de l’influence des dessins et peintures d’Honoré Daumier ( caricaturiste, et artiste du XIXème siècle ). Comme les éditeurs rencontrés à cette époque avait critiqué le côté vieillot de mon dessin, je me suis dirigé vers une ligne claire et des à-plats de noir pour le travail de lumière. J’ai appris aussi à faire confiance au travail de la couleur, et à lui laisser de la place. Le dessin et l’encrage de Rossi dans La Gloire d’Héra m’a apporté beaucoup de choses, des questions comme des réponses. Les Spaghetti Brothers de Mandrafina et Trillo également. Quant au cinéma, comment contester qu’il influence mon sens du découpage ? Cela étant, je ne pourrais pas citer de réalisateur ou de film particuliers : mes goûts de Tati à Peter Jackson…

F.G : S’il fallait présenter Edgar en quelques lignes, que diriez-vous ?

Michaël : Edgar Harris est issu d’une famille pauvre originaire de Louisiane. Marié à une femme blanche, père d’une fille métis de 16 ans, il habite le quartier tranquille de Westwood. Lorsque l’histoire commence, Edgar a une vie plutôt  » tranquille « . Quoique… Impulsif de nature, il entretient des rapports  » difficiles  » avec tous ceux qui l’entourent : sa femme, sa mère, sa hiérarchie. L’enquête sur les  » Sans Âme « , ces personnes qui errent dans la ville comme vidées d’elles-mêmes, va bouleverser ce fragile équilibre. L’intrigue bascule alors peu à peu dans un fantastique angoissant, qui devint comme un miroir diffracté de l’évolution psychologique d’Edgar pris dans les rets d’une sombre machination.

F.G : Fort impulsif, Edgar n’a en même temps rien d’un ange : on le sent souvent  » à la limite « , comme  » fragilisé  » par sa trop grande proximité avec le mal sous toutes ses formes…

Michaël : Dans mon esprit, Edgar est le garant de la loi. C’est Sa mission, presque Sa raison de vivre. Comme tout  » flic  » sur le terrain et particulièrement à L.A., il est parfois obligé de franchir la ligne… Il est impulsif, certes, émotif aussi, et quelques unes de ses réactions peuvent paraître démesurées. Il fait son boulot du mieux qu’il peut, avec conscience, c’est tout – étant entendu que son enfance et la pratique forcée des rituels vaudou par sa mère interviennent dans sa façon d’appréhender ce  » milieu « . Mais à aucun moment Edgar ne se permet de rendre la justice lui-même. Il nous fallait présenter Edgar de façon monolithique, incarnation humaine trop humaine de la Justice, pour mieux faire apparaître ses fissures.

F.G : Quelle était votre ambition en vous attaquant à une telle histoire ? Pourquoi ce choix d’un matériau religieux comme background ?

Michael : Faire réfléchir sur la (les) croyance(s) est sans nul doute l’intention qui sous-tend Les cercles d’Akamoth, sans qu’il faille voir là quelque chose de d’édifiant ou de moralisateur, loin s’en faut. Nous étions surtout désireux d’offrir aux lecteurs plusieurs niveaux de lecture : du plus simple avec une narration linéaire classique, rythmée par une enquête haletante mâtinée de fantastique, au plus complexe en insistant sur le parcours intérieur, le cheminement moral d’Edgar. Lequel n’est d’ailleurs pas isolé dans le récit pour autant que gravitent autour de lui plusieurs personnages (Richard Wilcox, Raquelle Kalish, Ann Pilgrim, William le frère d’Edgar) dont les existences sont également développées et mises en scène.

Equilibres individuels bouleversés, comportements grégaires suspects, enthousiasmes mystiques aussi suspects qu’aliénants : Les cercles d’Akamoth de Michel Le Galli et Emmanuel Michalak invitent chacun à prendre la mesure de l’effarant engagement jusqu’au-boutiste de certaines croyances actuelles.

Projets futurs des 2 auteurs :

Emmanuel Michalak : Mes souhaits se dirigeraient plutôt vers un univers d’héroic fantasy, ou plus précisément sur du médiéval fantastique, teinté d’humour. Pour réaliser notre projet de polar psychologique  » Au Nom du père « , j’envisage de me consacrer exclusivement au story board sur lequel j’ai déjà énormément travaillé. Reste à trouver un dessinateur.

Michaël Le Galli : Les projets en cours avec des dessinatrices (-teurs) :

# Une série en cours avec Marie Jaffredo chez Carabas : LES DEMONS DE MARIE : A la fin du dix-neuvième siècle un jeune et brillant aliéniste présente à ses pairs de l’Académie un projet novateur, une expérience  » grandeur nature « . Il s’agit d’installer sur une île déserte une vingtaine de fous dans l’objectif de revenir vingt ans plus tard dresser un bilan… Placés sous la responsabilité d’un ancien officier de police, Clément Landelle, et d’un père jésuite, le Père Anselme, les aliénés vivent au rythme de l’autarcie insulaire. Intitulé  » L’Expérience du professeur Mesmer « , le premier tome de cette histoire débute alors que le fameux aliéniste accoste sur l’île sous les yeux ébahis de Marie, la narratrice née sur l’île dans des circonstances dramatiques. L’arrivée du professeur va bouleverser le fragile équilibre instauré sur l’île par le Père Anselme depuis la mystérieuse disparition de Clément, l’ancien officier de police. Avec  » La Rédemption du Père Anselme  » (le deuxième tome), Marie, qui peu à peu découvre les secrets des îliens et les circonstances dramatiques de sa naissance, affirme sa personnalité et ses choix. Mais tous n’ont pas la force de caractère de Marie, et certains ne survivront pas au cataclysme provoqué par le professeur Mesmer…

# ARMAND ET EVE, une histoire délirante autour des sculptures du musée Rodin avec Estelle Meyrand  » en discussion  » chez divers éditeurs… Par une nuit de pleine lune, la sculpture d’Eve s’enfuit du célèbre musée Rodin pour assouvir ses pulsions jalouses : elle veut assassiner la jeune étudiante qui a charmé Monsieur Armand, le conservateur d’ordinaire si attentionné avec les sculptures de Rodin, et plus particulièrement avec elle. Avertis par la sculpture de Saint Jean Baptiste, Rod’ (statue Rodin-Satyre de Charles Leandre) et la statue de Balzac décident de sauver l’étudiante et de ramener Eve à la raison… Ainsi commence une nouvelle traversée de Paris… En se lançant à la poursuite d’Eve, Rod’ et Balzac vont rencontrer de nombreux personnages hauts en couleurs : du centaure de César aux coryphées des fontaines Wallace, l’aventure est au coin de la rue…

# Dans un univers fantasy, NALANDAË, plusieurs projets dont LE CHANT DES PROPHETIES avec Juliette Derenne, LE CHANT DE CALENHAD avec Thierry Masson et SELIO (titre provisoire) avec Thierry Maurel…

# THALIA, un projet Médiéval fantastique, avec Jean-Marc Maquin…

 # un projet Steampunk, QUATUOR A CORDES ET A VAPEUR, avec Didier Mesroua

# un autre projet steampunk avec Gwénolé Le Dors… # une série Fantasy avec Kris et Lamanda (Auteurs de  » Toussaint 66  » chez Delcourt, coll. Encrages) Quelques projets sans dessinateurs (-trices) # une histoire romantique (dans le sens tragique du terme) qui se déroule dans le ghetto juif de Prague pendant la révolution de 1848.

# l’histoire à peine romancée de Michelangelo Merisi, dit Le Caravage.

Propos recueillis par Frédéric Grolleau le 09 janvier 2003

   
 

Le Galli, Michalak, Les Cercles d’Akamoth, Delcourt, 2003, 48 p.

[1] c’est le cas de le dire puisque, mécontents du travail de notre chroniqueur bd, à l’origine destiné au magazine Pavillon rouge de Delcourt où FG travaillait comme pigiste depuis 2 ans, les deux jeunes auteurs ont fait procédé à son exclusion du magazine pour « trahison du travail journalistique ». Avec le sens de la diplomatie qui les caractérise, les éditions Delcourt, propriétaires du mag, ont récupéré l’affaire en diffusant ce dossier sous le seul nom des auteurs et en rayant les infamantes interventions du chroniqueur… sans le rémunérer bien entendu ! La preuve que Le Littéraire n’est pas rancunier. Peu de temps après, Pavillon rouge a arrêté ses publicatiotns[ndlr]

 
   

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Entretien avec Alice Picard / Corbeyran, Weëna – Tome 1 : « Aatavismes »

Ce que les hommes appellent civilisation, c’est l’état actuel des moeurs et ce qu’ils appellent barbarie, ce sont les états antérieurs

Quelque part dans la montagne, au coeur du royaume de Nym-Bruyn, se produit un heureux événement : la naissance de Weena. L’arrivée de ce bébé aux cheveux couleur de cendre met le village d’Halaskini en émoi. Mais le choc éprouvé par la petite communauté n’est rien lorsqu’on sait que le destin de Weëna aura une importance capitale pour l’ensemble du royaume de Nym-Bruyn. Pour lors, Weëna n’en a cure. Elle grandit et a d’autres soucis en tête. Des soucis d’enfants. La couleur de sa robe. Et Gwylym qui ne pense même pas à lui donner un baiser…

Entretien avec Corbeyran et Alice Picard, les auteurs du premier opus d’une saga d’héroïc fantasy qui, selon les propres mots du scénariste, met en scène une adolescente, un berger et une couturière.

Quelles sont les origines de l’histoire, les conditions de sa création ?
Corbeyran :
De 91 à 95, sous l’impulsion d’un éditeur que le genre intéressait fortement (Soleil – NDLR), j’ai écrit plusieurs albums d’héroïc fantasy (« Dragan », « Dedal », « La Hyène »). Àl’époque, je découvrais l’oeuvre littéraire pléthorique de Robert E. Howard et je dévorais avidement sa série « Conan », mais aussi « le Pacte noir », « Sonia la Rouge », « Steve Costigan », « El Borak », « Agnès de Chastillon » et autres « Vulméa le pirate ». Bien que ne partageant pas les idées véhiculées dans ses romans et nouvelles (la supériorité de la race cimmérienne… etc.), j’étais fasciné par personnalité singulière de ses héros au destin extraordinaire. Les personnages d’Howard (les hommes comme les femmes) avaient en commun un sens inné de l’aventure, un courage sans pareil, des moeurs simples, un individualisme forcené, un laconisme désarmant, une pensée brute pour ne pas dire brutale, et une philosophie par l’action qui se résumait à un instinct de survie hyper développé et une peur farouche de l’inconnu (et donc de l’autre et du changement). Conan, El Borak et consorts dégageaient une énergie jubilatoire mais j’étais surtout subjugué par le style d’Howard. Une écriture sans fioriture où chaque phrase éveille une image, un souffle épique où chaque scène est un véritable tableau vivant. J’étais véritablement plongé au coeur de ces poursuites, ces batailles et ces massacres.
Et comme je suis un type très influençable, j’ai affublé mes propres personnages de ce côté « Conan ». Je n’ai toutefois pas l’esprit aussi radical qu’Howard, ni (hélas !) la moitié du quart de son immense talent. Mes propres héros de papier s’en trouvaient affectés, affaiblis, bancals comme des colosses aux pieds d’argile. La mayonnaise n’a pas pris. Les ventes ont été timides. J’ai laissé temporairement tombé le genre en me disant que j’y reviendrais un jour ou l’autre. Je suis parti dans d’autres directions chez d’autres éditeurs, mais au fil des années, j’ai continué à accumuler des idées sur un fichier, comme autant de graines qu’on sème au petit bonheur. Ces graines ont fini par germer. Et par donner Weëna.

Comment la maison Delcourt a-t-elle reçu ce projet ?
Corbeyran :
Après avoir rencontré Alice, j’ai écrit entièrement le scénario du tome 1. Guy a lu le découpage et a d’emblée apprécié l’histoire. Il a eu le coup de foudre aussi pour les planches d’Alice et nous avons signé le contrat. Par ailleurs, le projet tombait au bon moment car il fallait alimenter la très belle collection « Terres de Légende » pour laquelle je n’avais rien démarrer de nouveau depuis longtemps.

Dans quelle circonstances la rencontre entre scénariste et dessinatrice s’est-elle opérée ?
Corbeyran :
C’est Marc Moreno (le dessinateur du « Régulateur » NDLR) qui nous a mis en contact. Et je tiens à l’en remercier encore une fois ici. On s’est rencontrés chez lui. Eric (le frère de Marc) et Richard (Guérineau NDLR) était là également. Alice a ouvert son book. On a tous flashé sur son stock impressionnant de design et de crobards, sur son univers fantastique et sur l’élégance de son trait.

Y a-t-il des modèles qui influencent explicitement le graphisme de Weëna ?
Alice :
ll y a dix ans, j’étais très influencée par le style manga. Ensuite, entre 97 et 99, j’ai travaillé chez Disney. Je crois que c’est un peu le mélange des deux qui cimente le style que j’utilise dans l’album. En outre, j’adore les illustrations d’Alan Lee et de Brian Froud. Sans m’en inspirer directement, ce sont des gens qui m’impressionnent et m’influencent. Je me suis appropriée quelques uns des « standards » de la fantasy traditionnelle (personnages aux oreilles pointues, le château, etc.) et j’en ai réinventé un certain nombre (les lambelles, le village dans la montagne, etc.). Ce mélange de classique et d’originalité me va bien. J’aime l’aspect cosmopolite de l’héroïc fantasy. Dans les futurs albums, Weëna sera amenée à rencontrer d’autres races, d’autres personnages. Je vais me régaler à diversifier les habitants de Nym-Bruyn et à brouiller les pistes : les oreilles pointues ne signifient pas forcément qu’on a affaire à des elfes, pourquoi pas réinventer une nouvelle forme d’elfes, en dehors de la norme « tolkiennesque » ?

Comment vous documentez-vous pour construire de toutes pièces un univers historique fictif comme celui du royaume unifié de Nym-Bruyn ?
Corbeyran :
J’ai pris tout mon temps. La création de la structure de la saga s’est étalée sur plusieurs années jusqu’à ce que tout soit stable et logique. L’important dans un récit comme celui-ci, c’est de fabriquer une chape solide. Le récit peut ensuite sinuer de manière plus légère en surface, slalomer entre les zones d’ombre et de lumière, il s’appuie sur quelque chose de dur et le lecteur se sent en sécurité.

Quelle est la technique d’Alice devant la feuille blanche ?
Alice :
Ma feuille ne reste pas blanche très longtemps. Dès que je lis un texte, je voyage dans le décor, je rencontre les personnages, comme en direct. Du coup, je ne peux pas faire ce que je veux, j’en viens à être quasiment prisonnière de mes premières impressions. Ces visions me sont presque « dictées » par le support écrit et je me laisse emporter par mon élan. Ces images qui me viennent instantanément touchent aussi bien l’essentiel de l’image que la multitude de petits détails qu’il faudra peaufiner pour rendre la planche la plus vivante possible. 

La question de l’inceste est au coeur de nombreuses controverses et affaires judiciaires : la saga de Weëna apporte-t-elle selon vous des éléments de compréhension à ce travers, qui est de tous les temps ?
Corbeyran :

La chape du silence est en partie brisée aujourd’hui et elle continue chaque jour à se fissurer davantage. Du conte de Peau d’Ane au roman de Christine Angot, en passant par « L’histoire d’un vilain rat » (la superbe BD de Bryan Talbot), on en parle de plus en plus. De plus en plus d’affaires remontent à la surface parce que la loi a évolué. Les législateurs ont eu la bonne idée d’allonger considérablement la période de prescription.
Du coup, une femme d’âge mur peut porter devant les tribunaux une abomination qui a anéanti son enfance. Mais les lois n’évoluent que parce que les mentalités changent. Je veux participer à ce mouvement vers l’avant. Je veux en parler. La monstruosité du sujet sera évoqué de manière plutôt métaphorique dans Weëna, mais j’aborderai ce thème de manière plus frontale et plus réaliste dans d’autres albums. Je pense notamment à « Runaway Girl », une trilogie que je prépare avec Régis Lejonc, mais aussi à l’adaptation en BD du bouleversant roman d’Amélie Sarn, « Elle ne pleure pas, elle chante » (paru en avril chez Albin Michel).

Pourquoi le choix de cette thématique, en quoi la dimension de « fantasy » du récit permet-elle à un expert ès scenarii de traiter sous un jour déjà fort codifié les sujets qui lui tiennent à cœur (l’enfance, l’éducation, le rapport à autrui dans la société…) ?
Corbeyran :
La trame « historique » est importante, mais elle ne doit jamais occulter le destin de l’individu. Ce sont les drames personnels et familiaux qui touchent les gens et les font vibrer car ce sont des situations qu’on a tous vécu, ou tout au moins effleurées, à un moment ou à un autre.

Quelles sont les modalités de votre collaboration avec Alice Picard ? Comment communiquez-vous ? Comment s’instaure l’interaction entre vos deux regard sur la saga ?
Corbeyran :
J’avais le tome 1 en tête depuis longtemps mais j’hésitais à lancer la série, à la confier à un dessinateur. Je voulais que cet album soit réalisé par une dessinatrice. C’était impératif car je souhaitais que le personnage de Weëna soit vécu de l’intérieur afin qu’il n’y ait pas de malentendus ni d’ambiguïté sur ce qui allait être montrer. Les dessinateurs (et les scénaristes) ont tendance à considérer les héroïnes de papiers comme des salopes qui allument tout le monde (y compris les lecteurs) ou des victimes suscitant un voyeurisme plus ou moins malsain. Je n’avais pas envie de ça pour Weëna.
J’ai préféré attendre. J’avais le temps car j’étais très occupé par d’autres projets. Alice est arrivée au bon moment avec son graphisme, son univers, son enthousiasme et ses envies. Après la lecture du synopsis, elle m’a rappelé pour me dire que l’histoire correspondait en tout point à l’univers qu’elle désirait développer. Je lui ai laissé prendre en main les décors, les costumes et tous les designs, mais je lui ai demandé d’être garante des réactions de Weëna, je voulais que notre personnage réagisse en fille face aux événements et non qu’elle soit l’objet de mes désirs de mecs.

Quelles sont les références (bibliographiques, littéraires, cinématographiques et autres) de la série ?
Corbeyran :
Je pense que l’idée de mettre en scène des personnages perçus a priori comme « faibles » (le trio de choc de la série sera : une jeune fille, un pâtre et une couturière) dans un monde impitoyable de princes tourmentés par leur libido, de sorciers puissants et de démons versatiles (connotés plutôt « costauds »), est une démarche tout à fait « tolkiennesque ». C’est David contre Goliath, Frodo contre Sauron. Par ailleurs, je ne sais pas si ça se sent dans ce scénario, mais j’ai beaucoup aimé aussi les oeuvres de fantasy de Leiber et Morckock.

Si vous deviez retenir un moment préféré au cours de l’acte de création d’un album, lequel serait-ce ? Et ici en particulier ?
Alice :
L’étape que je préfère, c’est la recherche sur les planches : les roughs. C’est là que tout est dit. Tout le reste, c’est de la technique pure. Intéressant aussi, mais tout est déjà posé narrativement et il ne reste plus alors qu’à passer de longues heures à encrer et à coloriser. Une fois que j’ai terminé une page couleur, je reste longtemps à la contempler. Il y a une sorte de magie qui se produit à ce moment-là car c’est l’aboutissement de tout ce que je voyais potentiellement en lisant.

Comment qualifierez-vous les caractéristiques (physiques, morales) de l’héroïne ?
Corbeyran :
Weëna est le contraire d’une héroïne « howardienne », elle est fragile et sensible. Les relations qu’elle entretient avec les gens qu’elle aime sont simples, directes et dénuées de duplicité. Je crois qu’il en existe peu dans ce registre. Nous comptons beaucoup sur cette particularité pour toucher éventuellement aussi un public féminin dans ce genre généralement réservé aux messieurs.

Weëna va affronter une famille incestueuse en même temps que des hordes de barbares. On ne sait au juste lesquels de ces individus sont plus  » barbares  » que les autres mais la question de la barbarie (de ce qui est extérieur à la société policée), de la monstruosité perçue comme écart par rapport à une norme, revient dans la plupart de vos textes. Pouvez-vous expliciter pour nous quel sens vous conférer à ces termes ?
Corbeyran :
Ce que les hommes appellent civilisation, c’est l’état actuel des moeurs et ce qu’ils appellent barbarie, ce sont les états antérieurs. 
Je crois que cette définition d’Anatole France résume à elle seule le processus qui est à l’oeuvre lorsqu’on évoque ce thème. On est tous le barbare de quelqu’un. Quant au monstre, il est par essence en dehors de la norme. Au sens large du terme, il représente « l’autre », celui qui est différent et rejeté justement en tant que tel. Or, ce qui est différent ne t’invalide pas, ne t’amoindrit pas, au contraire, il t’augmente, t’enrichit. Ainsi le corps social qui rejette le monstre, se condamne aussi sûrement qu’il se protège. En étant rejetés au-delà de la frontière normative, nos personnages apprendront à surmonter leur peur et à entrevoir des réponses à ces deux questions : « Qui est le barbare ? » « Qui est le monstre ? »

Sans déflorer le suspense des titres à venir, quelle va être l’évolution de Weëna ?
Corbeyran :
Le drame vécu par Weëna dans le premier épisode va la propulser hors de son village natal, hors du cocon. Elle va rencontrer du monde, grandir, mûrir, apprendre à dissimuler. A devenir adulte.

Pouvez-vous pointer les séquences que vous préférez le plus dans ce premier album ?
Alice :
Le contraste entre les scènes légères et dramatiques a rythmé mon boulot et m’a évité de m’ennuyer. Du coup, je les aime toutes. Elles ont tous un petit quelque chose qui m’a bien plu. J’ai eu autant de plaisir à dessiner le troupeau de lambelles broutant les pâturage que la scène de massacre. J’ai adoré designer le village pour le détruire à la fin, comme on brûle un décor de cinéma pour la séquence finale.

Soutiendriez-vous que tout destin est une forme d’atavisme, pour reprendre le titre de ce premier opus, ou au contraire ce qui s’en échappe ?
Corbeyran :
Nous naissons tous « marqués » d’une certaine manière puisque nous portons tous plus ou moins péniblement le poids de notre héritage qu’il soit biologique, culturel ou familial. Mais il faut savoir qu’un secret de famille est parfois plus lourd à porter qu’une bosse sur le dos.
Notre vie entière consiste à affronter et à comprendre nos bosses ou nos secrets et parfois à tenter de « modifier » notre héritage. Pour moi, le destin n’est pas la fatalité, c’est au contraire ce combat qu’on livre en permanence et qui nous amène à nous transformer, à nous sublimer, à changer de route lorsque celle qu’on a choisi pour vous ne vous convient pas. Le destin, c’est le droit qu’on s’octroie soi-même (parfois au prix de sacrifices) de « bifurquer ». Cette expérience de chacun n’est inscrite nulle et ne s’hérite pas. Elle n’est vécue que parce qu’on en a la volonté et ne vaut pas pour un autre que soi. S’arracher à la fatalité, c’est ce que vont tenter de faire (chacun à leur manière) tous les protagonistes du récit. C’est le thème principal de cette saga.

Eu égard à la quarantaine d’albums qui sont derrière vous (et devant tous les lecteurs), y a-t-il une « philosophie Corbeyran » ?
Corbeyran :
Mon credo, c’est plutôt « les copains d’abord » (et les copines), ce qui n’empêche pas d’être pro. J’aime travailler en confiance, et me mettre en danger avec des gens que j’aime. J’ai parfois tendance à être trop naïf et les coups de poignards dans le dos me font toujours aussi mal, même après 12 ans d’expérience. Et puis, ce n’est pas pour dire que vous n’avez pas relu vos fiches, mais j’approche tout doucement des 70 albums (rires).

   
 

Propos recueillis par frederic grolleau le 13 septembre 2002.

Alice Picard (dessin) / Corbeyran (scénario), Weëna – Tome 1 : « Aatavismes », Delcourt, 2002, 48 p. – 12,50 €.

 
     

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Robert Venditti et Brett Weldelle, Clones

Imaginez un monde où un clone cybernétique vous remplace au travail alors que vous le contrôler à distance par la force de votre esprit. Un monde où vous pouvez changer votre apparence et devenir une version améliorée de votre modèle en chair voué à la décrépitude. La technologie vous en donne maintenant la possibilité. Les contacts humains se font maintenant par l’entremise d’androïdes qui relaient les sensations qu’ils ressentent à leur propriétaire, bien installés dans le confort de leur chaumière. Vous pouvez donc avoir des relations sexuelles, fumer des cigarettes, boire de l’alcool et n’en ressentir que le bien-être sans les répercutions négatives. La violence et le viol existe toujours mais n’ont pas d’impacts physique ou psychologique sur la personne puisqu’elle peut se déconnecter de son clone afin d’éviter toute souffrance. Il en est de même pour les policiers pour qui le métier est pratiquement sans risques – ils ont toujours un clone de rechange au cas où.

Il existe pourtant une faction d’irréductibles, les Dreads, qui n’adhèrent pas à ce nouveau culte et y voient plutôt un sacrilège à la plus belle création du Divin. Ils restent confinés dans une réserve et évitent tout contact avec ces abominations cybernétiques.
Mais voilà pourtant que les “assassinats” de clones se multiplient aux quatres coins de la ville. Qui d’autre hormis les Dreads voudraient l’anéantissement de ces sacs à puces électroniques?  Les caméras de surveillance,dont la ville est truffée, ont pu capter des clichés d’un sombre personnage qui agit à la vitesse de l’éclair.

Sous fond d’enquête policière futuriste, une chasse à l’homme invisible s’enclenche – le temps presse. Le tonnerre gronde, les esprits s’échauffent et le chaos s’amoncèle aux portes de la cité.

Matthieu Roy

Robert Venditti (scénario) et Brett Weldelle (dessin), Clones,  Delcourt, 2009, 48 p.

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Mourier, Arleston, Trolls de Troy tome 7 : Plume de sage

Personne de résiste au charme du stagiaire Eouïng… et voilà toute la bande repartie pour une aventure pleine de baffes et de ripailles !

Le vénérable Rysta Fuquatou est sous le coup d’une horrible malédiction : il a été mélangé avec un oiseau. Pour se débarrasser de ses plumes, une seule solution : boire du lait de trolle sauvage. Le sage d’Eckmül arrivera-t-il à traire l’une des charmantes bêbettes à poils ? Grâce au pouvoir du stagiaire Eouïng – se rendre sympathique à toute personne l’approchant de trop près – cet exploit semble moins irréalisable. Le fourbe stagiaire va donc s’introduire à Phalompe, éviter la casserole et attirer la radieusement grosse Puitepée dans les embûches de l’échopping. S’en suivent une série de gags, baffes et autres torgnoles que n’auraient sans doute pas reniée nos ancêtres les Gaulois.

Certains reprochent peut-être à Arleston de faire du Goscinny sans avoir le talent du maître. On peut désormais leur rétorquer tout net d’arrêter de bouder leur plaisir. Dans Trolls de Troy, l’héritage est pleinement revendiqué. Dans le texte d’abord : ils sont fous ces humains ! Dans les situations ensuite : les bagarres dans le village, ou même ce déjeuner dans la hutte de Tëtram à la page 23 (il rappelle étrangement certaines cases d’Astérix)… Dans les personnages enfin… de Détritus à Eouïng, il n’y a qu’un pas que le rapprochement avec La Zizanie (la scène en ville) nous permet de franchir allègrement…

Pourtant Arleston ne se contente pas de citer ses classiques. Son écriture n’appartient qu’à lui. C’est maintenant avec plaisir qu’on retrouve le petit monde de Troy, ses trolls et ses situations abracadabrantesques… Dans ce septième opus, le scénariste commence d’ailleurs à jouer sur le comique de répétition. De son côté, Mourier multiplie les références. Entre les planches elles-mêmes d’abord, avec des cases qui se répondent, ou des actions parfaitement parallèles. Avec l’univers de Soleil ensuite : on croisera ainsi Noa, l’héroïne de Sky.Doll, ou Christophe Arleston lui-même dans les pages de Plume de Sage. Quant aux enseignes qui encombrent la rue commerçante de la ville où se déroule le massacre… Sur la couleur de Claude Guth, il n’y a rien à dire : elle est vive, elle accroche, on ne s’ennuie pas.

Bref, on en prend plein la figure tout au long de ces pages et on rigole bien. Un seul petit bémol peut-être : la violence banalisée qui anime nos héros. Mais bon, on leur pardonne, ce sont des trolls quand même ! Arleston et Mourier ont réussi à retrouver le cocktail magique d’Astérix : plusieurs niveaux de lecture, des références, des jeux de mots, de l’action, et beaucoup d’humour !

Martin Zeller

   
 

Mourier (dessin – couleurs de Guth) / Arleston (scénario), Trolls de Troy tome 7 : Plume de sage, Soleil, avril 2004, 48 p. – 12,50 €.

 
     
 

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Christopher, All I need is love – Tome 1 : « Une hirondelle ne fait pas le printemps »

Isabelle a une fille, des copines, un ex-mari, un frère, une mère, des soupirants, un nouveau job et beaucoup de soucis… Dur, dur d’être une trentenaire !


A
vec All I need is love, Christopher signe une chronique à la Monsieur Jean et parle du quotidien des jeunes adultes d’aujourd’hui. Isabelle est présentatrice télé ; son nouveau boulot, c’est Miss Météo. On ne peut pas précisément appeler ça être au zénith, mais il faut bien faire vivre la petite, payer le loyer et s’occuper de sa mère. Côté amour, le temps n’est pas au beau fixe, son universitaire d’ex-mari sort avec ses étudiantes et oublie de payer la pension, quant aux autres, c’est à croire qu’elle est invisible pour les hommes, à moins que notre héroïne elle-même ne soit un peu aveugle. Reste la famille, mais ça, n’en parlons pas ! Depuis la mort du père d’Isabelle sa mère est devenue un vrai fardeau. Et le grand frère ? Il assume, enfin il essaie… Bref, du haut de ses trente-quarante printemps (le mystère plane encore…), Isabelle n’a pas la vie facile. Heureusement que les copines sont là pour lui remonter le moral.

 

Pas de grandes histoires dans cet album de Christopher, rien que des petites choses de tous les jours. C’est d’ailleurs par l’éphéméride qu’il traite son sujet. Une date, une fête à souhaiter et l’état du ciel introduisent chacune des vingt et une saynètes qui nous racontent le printemps d’Isabelle.

Cette dimension réaliste et quotidienne apporte beaucoup de tendresse à l’album ; l’on regrettera toutefois que certaines situations soient moins bien exploitées que d’autres. La scène d’ouverture, par exemple, qui certes place les personnages, paraît un peu longue, peut-être trop riche en informations… D’autres manquent de rythme ou d’originalité. Par moments, on s’interroge aussi sur les âges que Christopher veut donner à ses personnages. Bien sûr celui de l’héroïne reste secret et difficile à déterminer – certains hésitent, 33, 35, 37 ??? Mais dans tous les cas, elle en paraît graphiquement presque dix de moins. Et Lucile, sa fille, dix, douze ? Eh bien non, nous apprendrons qu’elle n’en a que cinq !

Bref, Christopher travaille vite (trois mois seulement pour la réalisation de cet album nous disait-il), et parfois on a l’impression que ça se voit. Pourtant ce brouillage des âges est délibéré. En effet, quand Christopher « regarde les femmes autour de [lui], [il] n’arrive pas à leur donner un âge. » (cf. l’interview de Christopher)

Pour son premier album chez Panini, l’auteur des Filles (chez Carabas) nous fait quand même passer un bon moment, et sourire à ces situations cocasses ou émouvantes que nous avons tous vécues. N’évoquons que deux scènes : la classique discussion sur les « bons » moyens de drague, qui est interrompue par la désertion des éléments masculins de l’assemblée lors du passage d’une Barbie sur talons aiguille ; ou le sourire amusé et complice du grand frère quand Isabelle donne incidemment son numéro de téléphone à son médecin.

De tout façon, avec un titre pareil, cet album ne pouvait pas nous donner le cafard !

Martin Zeller

   
 

Christopher (dessin et scénario) / Delph (couleurs), All I need is love – Tome 1 : « Une hirondelle ne fait pas le printemps », Panini, 2004, 48 p. couleur – 12,60 €.

 
     

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Christophe Bertschy, Nelson – Tome 2 : « Catastrophe naturelle »

Ne tirez pas ce diable par la queue, vous pourriez le regretter !

Que feriez-vous si un diablotin à la fourrure orangée et à l’humeur farceuse débarquait chez vous sans crier gare ? C’est ce qui arrive à la jeune et jolie Julie, qui est vite dépassée par les événements. Car Nelson, le diablotin en question, est une vraie catastrophe naturelle : il prend la plupart des objets domestiques comme support à ses jeux, il n’arrête pas d’embêter Julie au travail, et tourmente continuellement celui qui se transforme aussi en complice : Floyd, le Labrador un peu engourdi de Julie. Jamais à court d’imagination, Nelson met du piquant dans le quotidien de Julie… et dans le nôtre par la même occasion !

Depuis 2001, Christophe Bertschy, membre de la bande à Tchô et créateur de Smax, propose aux lecteurs du quotidien suisse Le Matin les aventures de Nelson, sous la forme de strips, mini-bandes dessinées en 3-4 images. Deux tomes parus chez Dupuis regroupent aujourd’hui les quelque trois cents premiers strips publiés. On comprend vite le succès de Nelson auprès de ses lecteurs : personnage turbulent et original, son appétit gargantuesque et les carastrophers qu’il déclenche déchaînent le rire. Le duo qu’il forme avec le chien de Julie est parfois irrésistible, et l’on aurait presque envie de voir débarquer chez soi un diablotin de son envergure pour rompre la monotonie du quotidien. Vivement le troisième tome !

franck boussard

   
 

Christophe Bertschy, Nelson – Tome 2 : « Catastrophe naturelle », Dupuis, 48 p. – 8,20 €.

-  Tome 1 : « Diablotin à domicile », Dupuis, 48 p. – 8,20 €.

 
     
 

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Vrancken / Desberg, IR$

Un inspecteur des impôts sexy contre une bombe du crime… Bienvenue dans le monde de Larry B. Max !

Il y a deux types d’inspecteurs des impôts. Celui que tout un chacun imagine : besogneux, chauve, hargneux et binoclard… prêt à tout pour arracher au pauvre contribuable jusqu’à son dernier kopeck. Et puis il y a celui de Desberg et Vrancken : élégant, intelligent, beau comme une gravure de mode, aussi froid que l’acier mais juste et volontaire. Un héros quoi !

Depuis maintenant six albums nous suivons avec intérêt les tribulations fiscales de cet amoureux de la comptabilité, de ce fou de l’analyse financière. (Certains de ses admirateurs affirment même que Larry B. Max lit la vie et les pensées de ses proies dans leur déclaration d’impôt.)

Larry n’est pas un inspecteur des impôts ordinaire. Il est l’un des chevaliers blancs de l’IRS (Internal Revenue Service, le fisc outre-Atlantique) et il traque la fraude fiscale à grande échelle. Aux côtés des agents de la CIA, du FBI et des autres grandes Agences fédérales américaines, il poursuit le crime organisé (anciens nazis, trafiquants de drogue, assassins et autres maîtres-chanteurs). Flanqué de son flingue, l’agent spécial tombe toutes les filles par la grâce des yeux bleus qui irradient sa mâle figure. Si l’on ajoute à cela : une immense villa en Californie, des bagnoles de luxe et une fortune considérable héritée de parents disparus, on commence à craindre le nanard. Pourtant IR$ n’est pas le énième clone de Largo Winch.

Bien sûr il s’adresse à un public assez similaire, amateur d’intrigues où se mêlent argent, pouvoir et jolies filles. Mais Desberg n’a pas choisi la voie la plus directe. Là où Largo et ses ersatz paraissent aimables immédiatement, Larry B. Max reste avant tout froid et distant. Et puis, il n’est pas facile de se prendre de sympathie pour un inspecteur du fisc, tout héros protecteur de la veuve et de l’orphelin qu’il soit. Ce Californien bronzé n’est pas non plus exempt de recoins obscurs. Fantasme de ces dames, il leur préfère pourtant la voix fantomatique de Gloria Paradise, une call-(c’est le cas de le dire !)girl, accessible uniquement par un téléphone rose de luxe. De plus, le personnage possède cette caractéristique extrêmement irritante d’être non seulement beau, riche, intelligent et tout le toutim, mais de savoir en plus parfaitement où il va… sans que nous en ayons la moindre idée. Là réside sans doute l’originalité aiguë de l’homme aux cheveux blancs : nous ne savons pas d’où il tire sa détermination farouche, nous n’avons qu’un vague pressentiment de ce qui le pousse dans ses recherches.

Larry n’a pas d’amis, une sœur pour toute famille, une voix comme maîtresse et une envie implacable de déranger le plus de truands possible, sans pour autant vouloir sauver le monde. Certes il est riche, mais sa vie n’est pas très enviable, pas d’honneur, pas de reconnaissance…

Le dessin ultra-réaliste de Vrancken donne rigoureusement chair à l’ambiance glaciale que le personnage répand autour de lui. Il est net, précis, sans fioritures, avec des cadrages énergiques et des gros plans qui cognent. La mise en couleur est franche, elle ne joue pas sur les effets et place l’action au premier plan. Si parfois on peut regretter l’amalgame entre net et statique, si à certains moments on peut trouver les visages des personnage un peu changeants, il faut reconnaître qu’un Larry mal rasé ou un paysage par trop impressionniste ne conviendraient pas à la série.

En bref, IR$ c’est du bon polar, avec des intrigues plutôt bien ficelées. Et Desberg s’est offert de luxe de nous balancer un personnage atypique et qu’on n’arrive vraiment pas à comprendre. Côté dessin, le trait est un peu figé, mais la mise en page très cinématographique de Vrancken arrive à faire oublier cette petite tare.

Composés en diptyques qui sortent avec la régularité d’une horloge helvète, les aventures de Larry B. Max le mènent aux quatre coins du globe pour le plus grand bonheur des amateurs de bandes dessinées classiques.

Dans La Voie fiscale (mai 1999) et La Stratégie Hagen (avril 2000), l’homme de l’IRS remonte la piste du meurtre d’un banquier suisse. Il se retrouve alors confronté à un lobby d’industriels juifs spécialisés dans le recouvrement des actifs immobilisés dans les banques de la discrète Confédération depuis la Seconde Guerre mondiale. Larry va découvrir qu’un réseau d’anciens nazis qui se sont infiltrés parmi leurs victimes gangrène la communauté juive.

L’intrigue qui coule au long de ces deux albums est prenante et les amateurs de polar se réjouiront des arcanes du scénario de Desberg. Larry B. Max a fait ses premiers pas dans le monde en abordant avec tact la question, extrêmement médiatisée alors, de la responsabilité des banques suisses pendant la Shoah.

 

Blue Ice

(mai 2001) et Narcocratie (mai 2002) tournent autour de la question du trafic de drogue, de sujets aussi variés que la corruption et la crise monétaire mexicaine de 1995. Tous les hommes forts du cartel de Monterrey sont retrouvés assassinés les uns après les autres. Pour la DEA (agence anti-drogue), ces meurtres sont certainement liés. Mais pour Larry B. Max, cela a surtout à voir avec la réapparition de Ryan Ricks, génie de la finance occulte, après douze ans de discrétion absolue. Ce dernier semble prêt à faire une OPA sur la coke mexicaine et appliquer à son économie les strictes règles du capitalisme libéral. L’enquête de l’agent de l’IRS va le conduire jusqu’au Mexique où l’aventure s’achèvera.

Si le sujet de ce second diptyque est ambitieux, et si le thème du grand banditisme soumis aux lois d’un marché tout-puissant est passionnant, ce cycle est néanmoins un peu confus. Le scénariste a sans doute voulu trop en faire pour transformer définitivement l’essai qu’il avait marqué avec les deux premiers albums.

Heureusement pour l’avenir de la série arrivent ensuite Sicilia Inc. (mai 2003) et Le Corrupteur (avril 2004). Le début comme la fin de Sicilia Inc. peuvent laisser un arrière-goût de pagaille qui déroute les amateurs de cette série si ordonnée. L’intrigue semble partir dans tous les sens, les personnages se multiplient sans qu’on parvienne toujours à établir ce qui les relie… etc. Bref, un peu échaudé après trois albums qu’on n’a pas forcément trouvés à la hauteur, on ouvre quand même Le Corrupteur car les révélations (sur la famille de Larry, sur Gloria…) du cinquième tome ont fait naître chez nous le désir d’en savoir encore plus. Et on en découvre des choses dans ce sixième album ! entre autres des failles dans la carapace de l’agent incorruptible. En refermant ce livre, on se dit que Desberg est incontestablement un fin ciseleur d’intrigue : il entremêle les fils et les vies pour ne révéler ses trames qu’au dernier moment (quand il dévoile quelque chose…). Le Corrupteur est vraiment un bon album de polar qui justifie pleinement le flou du tome précédent dans son ultime dénouement, tout en laissant la place à d’autres aventures passionnantes. On n’en sait toujours que très peu sur Larry, l’accident de ses parents, et encore moins sur ce qui le lie à Gloria Paradise.

Martin Zeller

   
 

Vrancken (dessin) / Desberg (scénario), IR$, Le Lombard coll. « Troisième Vague »

-  Tome 1 : « La Voie fiscale », 1999, 48 p. – 9,45 €.
-  Tome 2 : « La Stratégie Hagen », 2000, 48 p. – 9,45 €.
-  Tome 3 : « Blue Ice », 2001, 48 p. – 9,45 €.
-  Tome 4 : « Narcocratie », 2002, 48 p. – 9,45 €.
-  Tome 5 : « Sicilia Blues », 2003, 48 p. – 9,45 €.
-  Tome 6 : « Le Corrupteur », 2004, 48 p. – 9,45

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En quête de l’Oiseau du temps – Entretiens avec Loisel et Le Tendre par Christelle Favre et Bertrand Pissavy-Yvernault

Couverture luxueuse et maquette superbe : un bel écrin pour cet album hommage à la série culte de la BD fantastique

S
ix ans se sont déjà écoulés depuis la parution du cinquième volume de la Quête de l’Oiseau du Temps, pierre angulaire de la bande dessinée fantastique. En 1998, la série renaît avec un Second Cycle qui accueille aux commandes les éternels Serge Letendre et Régis Loisel au scénario et story-board, tandis qu’une jeune recrue, Lidwine, s’attèle à la partie dessin de l’album. Malgré le talent dont il fait preuve en relevant ce défi, Lidwine s’avère trop lent pour mener à bien l’entreprise dans les délais, et jette l’éponge. C’est un nouveau dessinateur, dont l’identité est encore tue, qui reprendra le flambeau et réalisera la suite de l’Ami Javin, à paraître dans les mois à venir…

Comme pour nous faire patienter jusque-là, et saisissant l’occasion du festival d’Angoulême 2004, présidé par Loisel, Dargaud publie En Quête de l’Oiseau du Temps, sorte de making of de la série, tout comme l’avait été L’envers du décor il y a quelques années pour Peter Pan, l’autre grande saga dont Loisel est l’auteur. Néanmoins, ce nouvel ouvrage se révèle beaucoup moins fourre-tout que son alter ego paru chez Vents d’Ouest.

Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault mènent une véritable « EnQuête » mêlant croquis inédits, illustrations, entretiens avec les deux auteurs, interventions de leurs collègues et amis dessinateurs. Ce voyage dans le temps depuis la genèse de La Quête au cours des années 70, période à laquelle est créé l’atelier Bergame – laboratoire d’apprentissage et d’entraide d’une génération d’auteurs – s’avère particulièrement trépidant. Effectivement, il est indissociable de l’aventure humaine qui nous est contée, ponctuée de souvenirs et d’anecdotes par Loisel, Letendre et leurs copains. Le Mythe en ressort quelque peu désacralisé, certes, mais l’émotion est là lorsque l’on suit nos deux compères dans les coulisses : leur frénésie et leurs divergences, leurs soucis techniques et autres galères éditoriales, tout ce qui a fait de La Quête le classique incontournable qu’elle est aujourd’hui. Le tout est doté d’une luxueuse couverture et d’une maquette classieuse, jalonnée d’hommages plus ou moins réussis, réalisés pour l’occasion par une vingtaine de dessinateurs. Loin d’être destiné aux seuls fans, l’ouvrage reste un régal pour tous les bédéphiles, et nous met davantage en appétit pour le volet suivant de l’épopée.

trevor baonde

   
 

En quête de l’Oiseau du temps – Entretiens avec Loisel et Le Tendre par Christelle Favre et Bertrand Pissavy-Yvernault, Dargaud, 2004, 175 p. – 39,00 €.

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Lambert, Istin, Merlin – Tome 4 : « Avalon »

Le mythe du Graal revisité à travers le destin féérique de Merlin

F
ils d’un esprit des airs et d’une vierge, Merlin a grandi dans une quasi-solitude. Manipulé par Ahès, une déesse celtique qui ne veut pas voir disparaître les anciens dieux au profit du Dieu unique, Merlin semble avoir définitivement choisi la voie du mal. Laissant libre cours à ses pouvoirs de magicien, il entre « en croisade » contre les rois bretons, qui ont délaissé les anciens dieux. Pris d’une frénésie meurtrière, ce « messie » celtique conduit une armée de démons et d’orques, et s’attaque sans pitié à ceux qui ne veulent pas rallier la cause d’Ahès. C’est le cas du roi Maelwys qui voit son château pris d’assaut et qui trouve alors la mort.

A Londinium, les rois bretons tiennent conseil et sont bien décidés à réagir, mais quel camp choisir ? Dans le même temps, Blaise, précepteur de Merlin et sa mère Maelle poursuivent un mystérieux chevalier du nom de Brendann, leur quête va les conduire vers l’ile d’Avalon, mais arriveront-ils à temps ?

Le quatrième tome de Merlin est aussi passionnant que les trois précédents, si ce n’est plus. Le graphisme d’Eric Lambert, d’une qualité époustouflante, sert à merveille le scénario complexe et mystérieux de Jean-Luc Istin. Mélange de fantasy et de légende, l’histoire de Merlin qui nous est ici contée est un libre mélange de choses que l’on connaît du personnage ainsi que d’inventions des plus crédibles. Le lecteur est porté par cette fantastique épopée, où pour l’instant, Merlin a choisi la puissance et le Mal, porté par la fougue de sa jeunesse. Les personnages d’Avalon sont amenés à tenir un rôle grandissant dans les épisodes à venir, ajoutant encore au merveilleux du récit. Les planches sont magnifiques de couleurs, et l’album finit en beauté. La quête de Merlin n’a pas fini de nous surprendre, c’est certain. Alors laissons-nous porter par sa magie !

 franck boussard

   
 

 Lambert (dessin) / Istin (scénario), Merlin – Tome 4 : « Avalon », Soleil, 2003, 48 p. – 12,50 €.

 
     

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Lambil, Cauvin, Les Tuniques bleues – tome 47 : « les Nancy Hart »

Les Nancy Hart sont bien décidées à empêcher le pillage de leur ville

L
a guerre de Sécession fait toujours rage et a causé la perte du Vingt-Deuxième de cavalerie. Seuls rescapés : le caporal Blutch et le sergent Chesterfield, qui ont bien du mal à s’entendre. Recueillis par un autre régiment, ils se retrouvent en Géorgie, envoyés en éclaireurs à la petite ville de Lagrange, qui n’est calme qu’en apparence. Dés qu’ils s’approchent, on leur tire dessus, et tout le régiment va avoir du fil à retordre avec cette ville fortifiée qui est en fait gardée par… une milice de femmes composée par les épouses de Confédérés partis en campagne. Les Nancy Hart sont bien décidées à empêcher le pillage de leur ville et le combat que l’on pourrait croire déséquilibré s’avère bien plus difficile que prévu. C’est qu’elles sont rusées les Nancy !!!

Voici le tome 47 des célèbres Tuniques bleues, série créée par Lambil et Cauvin en 1972. Avec toujours autant de succès, les deux complices ont cette fois-ci décidé de mettre en avant le combat des femmes, prêtes à tout pour conserver leurs biens et leur dignité en pleine guerre de Sécession. Les deux auteurs renouvellent donc leur thème préféré en militant ouvertement pour les droits des femmes en temps de guerre, et en prouvant leur ruse et leur force de caractère. Les préjugés sexistes en prennent donc pour leur grade grâce à ce scénario basé sur une histoire réelle : The Nancy Hart Militia ayant bel et bien existé dans la petite ville de Lagrange. S’éloignant légèrement des faits historiques, c’est avec humour que cet incident est traité. Et toute l’absurdité de la guerre et de ses cruautés sont ainsi mises en avant.

A noter la parution dans le même temps d’un « album de l’album » qui accompagne ce tome pour dévoiler les trucs des auteurs : crayonnés en noir et blanc, commentaires, dramaturgie graphique… Autant de raisons supplémentaires pour acheter ce volume, d’une série au succès méritoire.

franck boussard

   
 

Lambil (dessin) / Cauvin (scénario), Les Tuniques bleues – tome 47 : « les Nancy Hart », et tome 47 bis, Dupuis, 2004, 48 p. – 8,20 €.

 
     

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Wasterlain, Jeannette Pointu – Tome 19 : « les Amazones »

A la rencontre d’aventurières du monde entier…

Jeannette Pointu est une journaliste intrépide, au caractère bien trempé, dont les aventures l’entraînent partout. C’est en voulant faire une série de reportages sur des femmes aux destins incroyables (cf tome 18) qu’elle est partie à la rencontre de diverses peuplades. Au début de ce dix-neuvième tome, on la retrouve sur les traces d’une tribu amazonienne, qui l’adopte rapidement, faisant d’elle une Amazone à la crinière de feu. Elle part ensuite à la recherche d’une femme pirate asiatique, qui fait trembler les triades chinoises. Elle embarque même à bord d’un porte-avions pour enrichir son étude, mais elle n’oubliera pas non plus de venir en aide à une jeune fugueuse en détresse, redécouvrant sa passion du journalisme.

Wasterlain est un homme qui milite ouvertement à travers cette bande dessinée pour l’égalité des sexes. Il a su créer une héroïne écolo, révoltée par les injustices de toutes sortes et prête à s’engager à tout moment. Ce Tintin au féminin n’en a cependant pas le ressort, le dessin reste simple et surtout ces mini-aventures n’arrivent pas à convaincre totalement, c’est dommage. Le lecteur se divertit certes, et s’instruit un peu mais il n’est pas assez porté par l’enthousiasme de Jeannette : les rebondissements sont un peu trop nombreux et incroyables. Il reste cependant que l’idée de mettre en avant la lutte de femmes obligées de survivre dans un monde trop souvent pensé pour l’homme, donne un attrait particulier aux aventures de cette pimpante journaliste.

franck boussard

   
 

Wasterlain, Jeannette Pointu – Tome 19 : « les Amazones », Dupuis, 2004, 48 p. – 8, 20 €.

 
     

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E. Davodeau, Chute de vélo

Une maçonnerie de premier choix que cette BD qui témoigne du talent de l’auteur à construire une histoire… et à la dessiner

E
tienne Davodeau est un bon maçon. Pour sûr, il bâtit bien. Sûr que c’est du solide, sûr que ça tient entre les mains. Sûr que la façade, tout comme la brique, sont de qualité. Sûr que l’histoire se développe, comme n’importe quelle bonne tour, et qu’on monte, par l’escalier subtil, jusqu’à découvrir un point de vue. Sûr aussi qu’en chemin on musarde, s’attardant sur les détails de la tapisserie – quel beau coup de crayon, là ! Et on pourrait la filer, encore, la métaphore… Mais fi de miroirs, si je parle de maçon, c’est qu’il y a quand même une raison.

Disons qu’une famille part en vacances : la maman, le papa, le tonton et les enfants se retrouvent dans la maison de mamie. Mamie va pas très fort, on retape même la maison pour la vendre car le pire est à craindre, les neurones n’étant plus ce qu’ils étaient et l’âge grappillant son tribut. Jeanne, vaillante maman, fait ce qu’elle peut pour distraire l’aïeule. Les enfants, rieurs et curieux, s’occupent à épier le maçon qui maçonne (la BD est un art parfois logique) sur le trottoir d’en face. Et le voilà, le fameux maçon par qui tout arrive ! Car, figurez-vous, l’apprenti crache dans le sandwich du maître ! Ça dérape. Les enfants caftent… l’apprenti enterre la photo de la défunte épouse du maçon… ledit maçon déprime… sa femme est morte… on ne retrouve plus l’apprenti… c’est la panique… de surcroît mamie fugue, aïe aïe aïe !

La situation pourrait être catastrophique s’il n’y avait Toussaint. Votre curiosité culmine : sachez cependant que je ne vous dirai pas qui est Toussaint. Je ne vous dirai pas cet épouvantable fardeau qui lui pèse, ni pourquoi ni comment il se rend utile, ni surtout la beauté de son rachat, ni encore sa chute, ni encore la réaction de Jeanne, après l’enterrement de mamie, ni encore le retour époustouflant de l’apprenti – croyez bien que Toussaint y est pour quelque chose ! Je ne vous parlerai pas de ce qui fait de Chute de Vélo une histoire à tiroirs, et au dernier étage, une humanité touchante, complexe, sur fond de culpabilité, avec une noisette de tendresse, de cynisme, tous les bons ingrédients du divertissement de qualité. Non ! Non ! Je ne vous dirai pas que Toussaint ressemble à un pauvre type, et que c’en est un, probablement. Je tairai la douceur avec laquelle Davodeau esquisse lâcheté, contradictions, non-dits et beautés grinçantes qui font les liens d’une famille. La seule chose que je préciserai, juste pour vous énerver un peu, c’est que Toussaint n’est même pas maçon, lui.

sandrine lyonnard

   
 

E. Davodeau (scénario et dessin), Chute de vélo, Dupuis « Aire Libre », 2004, 80 p. – 12,94 €.

 
   

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