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Entretien avec Alain Absire (Jean S. / SGDL)

En écrivant Jean S., Alain Absire a vécu une expérience humaine et littéraire étonnante, qu’il a bien voulu évoquer pour vous

Alain Absire est l’auteur de Jean S., paru au mois d’août chez Fayard et qui compte parmi les romans marquants de cette rentrée littéraire. Il est aussi président de la Société des Gens de Lettres, qui, depuis 1838, veille sur les droits et la promotion des écrivains français et francophones. C’est à ce double titre qu’il nous a accordé ce long entretien, dans la quiétude feutrée de son bureau du 38 rue du Faubourg-Saint-Jacques…

Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ce livre et à le publier aujourd’hui, au moment du 25e anniversaire de la mort de Jean Seberg ?
Alain Absire :
Je pense à écrire un livre autour de Jean Seberg depuis sa disparition. À ce moment-là, en août 1979, je venais de publier mon premier roman et je me suis dit que si je poursuivais dans l’écriture – ce qui n’était pas certain – j’écrirais sur elle parce que sa destinée me paraissait être à la fois un affreux gâchis, emblématique des conséquences que peut avoir la célébrité sur les individus, et représenter l’état d’esprit très particulier qui a caractérisé les années 60 / 70 – je reviendrai là-dessus. Je crois qu’il y a un moment pour écrire chaque livre et je ne me suis senti apte à écrire celui-là qu’après en avoir publié plus de vingt. Quand j’ai commencé à penser que le moment était venu pour moi de me lancer dans cette étrange aventure, je me suis dit que la célébration du 25e anniversaire de sa mort serait une bonne opportunité pour raviver les mémoires et, surtout, corriger les erreurs dont s’entache l’image que l’on a donnée d’elle. Je n’ai jamais eu le sentiment d’être un redresseur de tort, mais j’avais l’intime conviction qu’il y avait des vérités à rétablir.

 

Vous parlez d’erreurs, de vérités à rétablir. Or vous avez choisi la voie non pas de la biographie objective, mais celle de la fiction. Pourquoi ? Comment vous situez-vous par rapport à cette notion de vérité ?
Je revendique totalement cette étiquette de « roman ». Pourquoi roman ? Parce que cette vie est un roman, un véritable kaléidoscope… mais c’est un roman vrai, et je crois qu’on ne peut en rendre compte dans toutes ses dimensions qu’en empruntant la forme de la fiction. Une biographie ordinaire, qui est un catalogue de faits dûment comptabilisés, puis restitués, ne peut pas, selon moi, donner la mesure d’un personnage comme Jean Seberg, si complexe, si contradictoire. Vous voyez, je parle de personnage… Le seul moyen qui m’est apparu pour cerner les choses, approcher des vérités du personnage, ça a été de composer un récit en me plaçant « dans la peau de… », sans pour autant écrire à la première personne. D’ailleurs, le roman a failli s’appeler Dans la peau de Jean S. J’ai donc fait ce pari d’écrire un livre de 600 pages en me mettant à la place de mon personnage d’un bout à l’autre.
J’ai parlé de ce moment où l’écriture d’un livre s’impose ; à cet égard je dois évoquer un ouvrage qui a été déterminant dans la genèse de ce projet autour de Jean S. : Blonde, de Joyce Carol Oates, qui est aussi une tentative d’élaborer un roman à partir d’une personne réelle : Marilyn Monroe. Le travail du romancier consiste le plus souvent à inventer des vies de toutes pièces, mais il peut aussi prendre comme matière première des vies réelles – voire la sienne propre – et en faire une histoire qu’il va raconter. Seul le romancier peut effectuer ce travail de transformation, ce passage de la réalité à la fiction ; un biographe ne le peut pas. Or c’est justement ce travail-là qui permet de saisir toute la complexité et la profondeur d’un personnage. Et puis l’expérience personnelle que j’ai vécue en côtoyant Jean Seberg m’a permis de donner à mon récit cette vibration émotionnelle qui est si importante pour un livre comme celui-là, ce conte de fées qui finit en tragédie.

 

Est-ce la première fois que vous utilisez de la sorte la réalité pour alimenter vos œuvres de fiction ?
Pour ce qui est d’écrire autour d’un personnage contemporain – ou quasi contemporain et que j’ai pu connaître moi-même – je l’avais seulement fait dans quelques nouvelles assez anciennes. Cela dit j’ai publié un roman sur la dernière année de la vie de Molière puis, il y a quatre ans, un récit intitulé Le Pauvre d’Orient, sur saint François d’Assise, qui tous deux procèdent un peu de la même démarche. Naturellement, je n’écris pas que ce genre de livres ! Mais c’est une façon d’aborder le travail romanesque qui m’intéresse. Je voudrais revenir sur cette idée qu’il y a des moments dans la vie d’un écrivain où celui-ci ne peut pas ne pas écrire tel ou tel livre. En ce qui concerne Jean S. je me suis engagé dans l’écriture parce que je sentais que je devais absolument faire ce livre. C’était pour ainsi dire devenu une question de vie ou de mort – pour l’écrivain en tout cas. Cela a représenté une expérience assez particulière ; mais j’avais en quelque sorte – consciemment ou pas – préparé le terrain avec mon roman précédent, La Déclaration d’amour, qui est une espèce d’autofiction un peu singulière puisque j’y transpose mon propre vécu en Égypte, à l’époque d’Akhenaton. Et dans cette Déclaration, je me livre à un corps à corps avec la réalité assez similaire, à cette différence près que dans Jean S. je suis absent du récit en tant que personnage. 

 

Combien de temps la rédaction de ce livre vous a-t-elle demandé ? Pourriez-vous retracer dans ses grandes lignes la chronologie de votre travail ?
Il n’est pas possible de quantifier avec exactitude le temps que demande l’écriture d’un livre, mais je dirais qu’il m’a fallu environ un an. Il y a des livres qui s’écrivent plus aisément que d’autres, et Jean S. fait partie de ceux que j’ai écrits sans difficultés techniques majeures. En ce qui concerne la documentation, il y a d’abord mes souvenirs personnels… J’ai découvert Jean Seberg vers quinze ans, avec À bout de souffle. J’ai été émerveillé comme un adolescent peut l’être. Puis à 22 ans, alors que je voulais être comédien, et que j’avais l’audace de la jeunesse, j’ai frappé au 108 de la rue du Bac où elle habitait, et la porte s’est ouverte… Voilà, c’est aussi simple que ça…. Cela fait pour ainsi dire trente-cinq ans qu’elle est présente dans ma vie. Et puis je dois avoir chez moi la quasi totalité de ce qui a été publié sur elle – livres, articles de journaux… etc. et je peux vous dire que dans ces publications, il y a vraiment de tout, ça part dans tous les sens, avec beaucoup d’horreurs ! À partir du moment où j’ai pris la décision de faire ce livre – une décision que je n’ai pas été seul à prendre, mon épouse m’a accompagné – j’ai pris quelques notes, mais c’est allé relativement vite. Ensuite, eh bien c’est le travail de l’écrivain, j’ai écrit environ quatre heures par jour, et voilà.
Restent certaines difficultés d’ordre émotionnel ; en fait c’est à la fin du livre qu’elles ont été les plus grandes… Ce fut une expérience étrange : d’un côté je ne voulais pas que ce livre s’achève, parce que c’était comme trancher un lien que je n’avais pas envie de rompre, mais d’un autre côté j’avais envie que cette histoire s’arrête parce que les derniers moments de la vie de Jean sont abominables. Joyce Carol Oates dit qu’elle est sortie émiettée de la rédaction de Blonde, c’est exactement cette sensation-là que j’ai éprouvée. Une sensation d’émiettement d’autant plus forte que je parle d’une personne que j’ai connue et « bien aimée ». Cela dit, au-delà de cette âpreté, pour moi, écrire, c’est généralement une immense joie. C’est magique, je raffole de ça. Jamais je ne me mets à ma table de travail sans me dire « quelle joie ! ».

 

Vous disiez au début de notre entretien que vous alliez revenir sur les années 60 / 70… toute une époque…
Oui, c’est tout bêtement ma jeunesse. J’avais 18 ans en 68… On ne peut pas comprendre le destin de Jean S. sans se référer à cette époque, où régnait l’idéalisme ; un idéalisme à la fois militant, avec parfois un réel courage mais une bonne dose de naïveté. En ce temps-là, seuls les plus forts s’en sortaient. Quand Jean S. militait pour les Black Panthers – et Dieu sait comment ! – elle avait une sœur de lutte, Jane Fonda qui, elle, s’en est tirée, sans doute parce qu’elle était mieux armée, peut-être plus cynique, ce que Jean, qui n’avait que sa générosité et son ardeur à aller vers les plus faibles, n’était pas. Elle a tout donné, jusqu’à se ruiner. Elle a été manipulée, humiliée, brisée… et souvent par ceux-là mêmes qu’elle voulait aider. Et quand les ennemis et les adversaires politiques, FBI et compagnie, s’y sont mis aussi, qu’est-il resté d’elle ? Je crois que dans l’engagement de soi-même, il y a des points de non-retour ; Jean S. a franchi ce point-là et elle n’en est pas revenue.
Beaucoup de gens de notre génération, moins connus que Jean S., en sont passés aussi par là, et en sont restés brisés pour la vie. Ceux-là ont cru à tout, à plus que tout, et ils ont joué leur vie sur des convictions en oubliant que le temps balaye chaque certitude, non seulement d’un point de vue personnel mais aussi socioculturellement. Or on a tous tendance à vivre plus ou moins comme si la mentalité de notre époque allait perdurer dix ou vingt ans durant. C’est exactement l’erreur qu’a commise notre génération dans les années 60 /70. En réalité, tout a changé. À tout point de vue ; les modes de vie, les modes de pensée… Il y a eu des changements louables, d’autres beaucoup moins, mais c’est comme ça.

Je lisais récemment un article de presse – dans Elle, pour être précise – qui évoquait la vie de Jean Seberg et se référait à votre livre, mais sans en rien dire d’un point de vue strictement littéraire. Qu’en pensez-vous ?
Je dirais que je suis aussi au service de mon personnage, et qu’à partir du moment où on parle d’elle, on parle aussi de moi… Vous savez, pour les écrivains, l’important c’est qu’on parle des livres. Ensuite, la manière dont on en parle dépend du support et de l’identité de celui-ci ; il est des médias où l’on creusera davantage la forme des livres que dans d’autres. Et le travail du journaliste, c’est d’abord de s’adapter au public visé, et de retenir son attention. La journaliste de Elle – avec qui j’ai d’ailleurs parlé au téléphone – a au raison de concevoir son article dans ce sens pour inciter les gens à lire le livre. Cela dit, j’apprécie aussi les articles qui s’attardent sur le côté formel, la nature du projet… Je crois surtout qu’il y a de la place pour tout type d’articles – et j’espère qu’il y a encore de la place pour les livres, tout simplement.

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Votre livre est tellement hybride, foisonnant dans sa forme, qu’en effet il se prête à des lectures multiples – et l’on ne peut que s’attendre à cette multitude de manières de l’aborder et d’en parler…
J’ai pris l’histoire de façon linéaire, quasiment de la naissance à la mort. J’ai ensuite mixé différentes techniques d’écriture et de narration, insérant ici des dialogues, là des échanges de répliques comme au théâtre, ailleurs des extraits de rapports, des lettres, des articles de journaux, écrits par moi bien sûr… etc. L’essentiel était de varier : je devais, sur 600 pages, faire en sorte que cette histoire vraie, dont tout le monde connaît la fin, demeure palpitante jusqu’au bout. Il fallait que les événements paraissent neufs. Et puis c’est d’une vie qu’il s’agit ; je ne pouvais pas mettre en scène un personnage qui demeure identique de la première à la dernière page. Je me suis aussi efforcé de traiter différemment tous les personnages qui ont gravité autour de Jean S. – Clint Eastwood, André Malraux, Romain Gary… j’en passe et des meilleurs – notamment en leur prêtant des manières de s’exprimer propres à chacun d’eux.
En fait, j’ai travaillé comme un cinéaste : j’avais des scènes, des séquences, des « chutes », puis est venu un moment où tout cela a commencé à former un tout à peu près cohérent – et là, comme au cinéma, j’ai fait un montage, un collage. Ce fut un excellent exercice d’écriture, et c’est peut-être aussi un bon exercice de lecture… Ce qui m’intéressait, c’était de briser une linéarité qui aurait pu être monotone pour me rapprocher de la réalité de la vie. Parce que la vie, elle est comme ça, elle est faite de collages.

On trouve plusieurs sortes de typographies dans le texte et, en effet, cela rend bien cette idée de collage. Mais chacune de ces typographies a-t-elle en soi une signification particulière ?
Je répondrai en deux points. D’abord, je voulais suggérer que je constituais un dossier – fût-il éminemment subjectif. Ces typographies marquent bien l’accumulation de pièces diverses – des poèmes, des chansons, des dialogues chez le psy, des articles de journaux… et il me semble que ça facilite beaucoup la lecture. Ensuite, je dois préciser qu’il m’a fallu tout construire, parce qu’à la mort de Jean Seberg, tous ses écrits – ou presque tous – ont disparu. Or elle écrivait énormément. Elle avait d’ailleurs l’intention de se consacrer à l’écriture et d’abandonner son métier de comédienne. J’ai lu à l’époque plusieurs de ses textes et je dois dire qu’elle avait un réel talent. Vingt-cinq ans plus tard, j’ai fait mon travail de romancier, entre mémoire et imagination. Et puis cela entrait dans ce procédé d’écriture que j’avais choisi – me mettre « dans la peau de… » Il est certain que si Alain Absire écrit sous son nom des poèmes, des chansons ou un journal intime, il ne va pas écrire comme ça !

On retrouve cette même diversité formelle dans les différentes manières dont vous transcrivez les identités. À quoi correspondent ces jeux sur la façon de nommer les personnages ?
Je crois que l’écriture est une activité ludique – ce qui ne l’empêche pas d’être vitale, on peut mourir de jouer. Je joue beaucoup quand j’écris. Et puis on est dans un roman, c’est un peu comme dans un hall, où vous avez des miroirs de tous les côtés et où tout se reflète dans tous les sens. Alors j’ai eu envie non pas de brouiller les pistes mais de pousser le romanesque jusqu’à user de prête-noms. Ivan K., par exemple… c’est Romain Gary. Mais je n’avais pas envie de l’appeler Romain Gary. Non pas pour me cacher, ç’aurait été stupide, mais j’ai toujours été convaincu que seul le roman donnerait sa vraie dimension à cet homme, que j’ai un peu connu. Et jouer ainsi sur son nom – Ivan était le prénom de son père dont il disait qu’il avait été acteur – correspondait parfaitement aux multiples facettes de sa personnalité. C’était, entre autres, un affabulateur de première ! Il fallait le voir dans ses conférences de presse quand il était consul de France à Los Angeles, ou lors de l’enterrement du général de Gaulle, quasiment déguisé en membre des Forces françaises insurgées !
Pour en revenir aux noms, je crois beaucoup à leur importance dans un roman, et là je me suis un peu amusé ; ça fait partie de l’entreprise romanesque, et du jeu.

Participant aussi du jeu – mais de l’acteur, cette fois – on note dans votre livre un art tout particulier de « donner la parole » à quelques-uns des personnages que Jean Seberg a incarnés et qui montre bien la confusion d’identité qui s’établit parfois…
C’est là une des clefs de la vie de Jean Seberg, il lui a toujours été extrêmement difficile de déterminer cette frontière entre ses personnages et ce qu’elle était elle-même. Je pense par exemple qu’elle a été rattrapée par des personnages comme Lilith – un rôle magnifique que celui de cette femme schizophrène qui, internée dans un asile psychiatrique, va finir par provoquer le suicide d’un autre malade, tombé éperdument amoureux d’elle. C’est ce même genre de schizophrénie auquel elle sera confrontée plus tard dans sa vie.
On retrouve une dualité semblable dans son engagement politique aux côtés des Black Panthers : qu’est-ce que je suis en train de faire ? Est-ce moi qui m’engage ou bien suis-je un personnage en train de s’engager ? Pourtant je suis sincère, mais en même temps je me regarde agir… jusqu’où vais-je aller, jusqu’où ne vais-je pas aller… Les êtres qui, comme elle, sont en proie à ces questionnements assez vertigineux me passionnent et me bouleversent. Je crois qu’arrive toujours un moment où l’on est rattrapé par sa propre image – celle qu’on projette de soi-même et celle qu’on se projette – et qu’il y a alors un risque de déchirure. Cette déchirure va se produire chez Jean Seberg jusqu’à l’horreur qu’a été la fin de sa vie.

Que l’on soit comédien ou écrivain, ne vit-on pas un peu le même type de relation avec ses personnages, incarnés sur scène ou à l’écran, ou bien créés sur le papier ?
Si, surtout quand on écrit un livre en se glissant « dans la peau de… ». C’est comme un rôle.
Dans un cas comme dans l’autre, il y a des personnages qui laissent des marques profondes – Lilith pour Jean, Lazare ou Molière pour moi. Et puis certains personnages vous hantent plus que d’autres pendant que vous écrivez… Par exemple, quand je travaillais sur Lazare ou le Grand sommeil, il y a 20 ans de cela, je me levais à trois heures du matin, j’allais faire les cent pas en me demandant comment j’allais me sortir vivant de cette histoire de mort… Et là, tandis que j’écrivais Jean S. j’en rêvais la nuit, surtout à la fin… J’ai rêvé d’elle sous l’emprise de l’alcool – alors que je ne l’ai jamais vue ainsi, malgré les graves problèmes d’alcoolisme qu’elle a rencontrés – et j’étais là à la supplier d’arrêter…
Ce sont des rôles forts, des personnages forts, et je suis persuadé qu’on ne se débarrasse jamais vraiment des traces qu’ils laissent en nous.

J’imagine qu’il faut du temps pour se déprendre d’un personnage comme Jean S…. Avez-vous malgré tout commencé à élaborer un nouveau projet littéraire ?
Oui, je prépare un roman sur le peintre Francis Bacon, qui reposera sur la même démarche que Jean S., à cette différence près que je n’ai pas connu Francis Bacon personnellement ; je n’aurai donc pas la même implication émotionnelle.
Ce qui m’intéresse dans la vie de Bacon, ce sont les 7 ou 8 années de sa liaison avec George Dyer, qui était à la fois son modèle et son amant, et qui s’est suicidé à Paris le jour du vernissage de son exposition au Grand Palais. Vous voyez, c’est autre chose, et si je m’attaque à un sujet comme Francis Bacon c’est aussi pour revenir à moi-même. Le fait que j’ai commencé à travailler sur ce futur livre ne signifie pas que je sois sorti de ce que j’ai vécu en écrivant Jean S. De toute façon, on continue d’être habité même après la sortie en librairie. Là le livre vient de sortir, mais rien n’est terminé. Il va me falloir du temps pour me « déshabiter ». Mais cela viendra…

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Venons-en à la SGDL et à votre fonction de président… Pourriez-vous tout d’abord présenter cette institution ?
La Société des Gens de Lettres, qui compte environ 6 000 membres, est la plus importante association d’auteurs de l’écrit en France. Il s’agit d’une association professionnelle, et seuls peuvent en être membres des auteurs qui ont publié à compte d’éditeur ou bien, s’il s’agit d’auteurs de l’audiovisuel, de gens dont les travaux ont fait l’objet d’au moins un contrat d’exploitation. Cette société a été fondée en 1838 par des gens prestigieux – Victor Hugo, Alexandre Dumas, Balzac, George Sand et bien d’autres -, pour défendre les intérêts des auteurs. À l’époque, les romanciers étaient essentiellement feuilletonistes, et leurs romans publiés en feuilletons étaient régulièrement réutilisés, pillés, revendus entre propriétaires de journaux sans qu’ils puissent élever la moindre protestation. Voilà, c’est venu de là. 170 ans plus tard, nous avons toujours ce rôle de défense des droits moraux et patrimoniaux des auteurs de l’écrit.
« Auteurs de l’écrit » est une dénomination qui regroupe trois familles d’auteurs : d’abord les écrivains et les traducteurs, le groupe le plus important, puis les auteurs de l’audiovisuel et du multimédia, et enfin les auteurs radio. Pour défendre leurs droits, nous avons intégré un service juridique, et nous possédons la seule assistante sociale en France uniquement dédiée à l’aide aux auteurs de l’écrit. Par son professionnalisme, elle nous permet d’aider durablement les écrivains en difficulté.
Nous intervenons aussi dans la promotion de la littérature et des œuvres de l’esprit en France. À ce titre, nous attribuons des bourses aux nouveaux talents, et des prix. Et puis nous organisons des manifestations culturelles, des rencontres avec des auteurs, comme par exemple dans les FNAC avec qui nous entamons un nouveau partenariat. Le programme de ces manifestations est diffusé tous les mois dans une lettre d’information, où figurent lieux, dates, horaires et tous renseignements utiles. Parallèlement, nous travaillons dans le cadre de la francophonie et au niveau européen, et nous avons un rôle d’ordre normatif, qui consiste à faire évoluer les lois et les pratiques en faveur des auteurs. Par exemple, nous avons créé l’AGESSA, en 1976 (la caisse de sécurité sociale des auteurs), nous sommes aussi à l’origine de la loi sur le droit de prêt en bibliothèque dont les décrets d’application viennent d’être publiés dans le Journal Officiel. C’est une loi importante, qui va d’une part nous permettre de toucher des droits sur l’achat de nos livres par les bibliothèques, sans que cela coûte un centime au lecteur, et d’autre part de prendre en charge pour moitié la première caisse de retraite complémentaire des écrivains et traducteurs – jusqu’à présent nous étions les seuls créateurs à ne pas avoir de caisse de retraite complémentaire.

Depuis combien de temps exercez-vous la fonction de président, et comment avez-vous été amené à le devenir ?
J’ai pris la succession de Georges-Olivier Châteaureynaud il y a maintenant un peu plus de deux ans. J’ai droit à 4 mandats d’un an et là j’entame le troisième. Je suis « sociétaire » depuis une quinzaine d’années – on est « sociétaire » au bout de six livres publiés. J’ai été élu administrateur il y a cinq ans. À ce poste, j’ai très vite pris la responsabilité de ce qu’on appelle « les affaires littéraires » et, de fil en aiguille, j’en suis arrivé à la présidence. Je tiens à souligner que notre association est reconnue d’utilité publique, et que, à côté de nos salariés, nous tous élus sommes des bénévoles.

Du point de vue de l’aide aux auteurs qu’est-ce qui vous différencie du CNL (Centre national du livre) ?
Une différence majeure ! nous sommes une association loi 1901 tandis que le CNL est un organisme d’État, une émanation du ministère de la Culture. Le CNL distribue de l’argent public tandis que nos aides proviennent exclusivement des cotisations des membres, des legs et donations – depuis 1838 – et enfin des services que nous commercialisons – dépôt et protection de manuscrits notamment.
Nous entretenons par ailleurs d’excellents rapports avec le CNL – dont je suis également administrateur – et nous envisageons de fusionner nos aides sociales. C’est vous dire combien nous sommes convaincus que l’union de nos forces contribuera à augmenter les secours que nous pourrons apporter aux auteurs !

Quels sont les prix décernés par la SGDL ?
Il y a d’abord les prix de reconnaissance, qui sont décernés au printemps selon 7 ou 8 catégories (roman, nouvelles, poésie… etc.) dont un prix pour l’ensemble de l’œuvre – c’est Pierre Michon qui l’a obtenu cette année. Les lauréats sont désignés par l’ensemble des 24 administrateurs, à la suite de votes successifs, comme pour n’importe quel prix littéraire. C’est nous qui demandons les livres aux éditeurs, mais certains d’entre eux nous envoient des titres spontanément. Certains auteurs aussi nous envoient leurs livres. Les bourses, elles, sont attribuées en automne. À deux exceptions près, elles sont destinées en priorité à de jeunes auteurs. Ces prix, et ces bourses, fondent en grande partie notre rôle de reconnaissance de nos pairs… et de ceux qui nous succèderont.

Bibliographie d’Alain Absire

ROMANS
L’homme disparu (Albin Michel, 1979)
Roman d’une ville en douze nuits (Albin Michel, 1980)
Un vieux fusil italien dont plus personne ne se sert (Calmann-Lévy, 1982)
Vasile Evanescu, l’homme à tête d’oiseau (Calmann-Lévy, 1983 – Prix Libre, 1984)
118, rue Terminale, (Calmann-Lévy, 1984 / Le Livre De Poche)
Lazare ou le grand sommeil (Calmann-Lévy, 1987 / Le Livre De Poche)
L’égal de Dieu (Calmann-Lévy, 1987 / Pocket – Prix Fémina)
Baptiste ou la dernière saison (Calmann-Lévy, 1990 / Le Livre de Poche)
Jo… ou la nuit du monde (Calmann-Lévy, 1993)
Sulpicia (zulma, 1993 / Pocket)
L’Affaire Grimaudi (en collaboration – Le Rocher, 1995)
L’Enfant-lune (Julliard, 1995)
Alessandro ou la guerre des chiens (Flammarion, 1997)
Les Noces fatales (Flammarion, 1999)
Le Pauvre d’Orient (Les Presses de la Renaissance, 2000)
Lapidation (Fayard, 2002 / Le Livre de Poche)
La Déclaration d’amour (Fayard, 2003)

NOUVELLES
L’Éveil (Le Castor astral, 1985)
Mémoires du bout du monde (Les Presses de la Renaissance, 1989)
Les Tyrans ( Les Presses de la Renaissance, 1991)
Sénèque (en collaboration avec Joël Scmidt – Nouvelles Nouvelles, coll. « Triolet », 1991)
La Vierge au creux du chêne (Le Verger Éditeur, 2002)

ESSAIS
Alejo Carpentier, (Julliard, 1994)

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 30 août 2004 dans les locaux de la SGDL
38 rue du Faubourg Saint-Jacques
75014 PARIS

 
     
 

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Alain Absire, Jean S.

Jean S. pour Jean Seberg, dont Alain Absire explore l’intériorité torturée au fil de ce roman atypique

Ceci n’est pas un roman

Jean S. pour Jean Seberg, figure emblématique des années 60 et de la Nouvelle Vague française, qui débuta au cinéma sous la houlette d’Otto Preminger dans le rôle de Jeanne d’Arc avant de marquer les mémoires en incarnant Patricia dans le mythique À bout de souffle, de Jean-Luc Godard, puis en épousant l’écrivain Romain Gary. Sa vie, qui bien sûr ne se résume pas à ces trois événements, fut de celles dont on dit facilement que « c’est un roman » – de celles dont raffole certain public avide de scandales et de tragédies, voyeur et charognard, faisant les très riches heures de la presse sensationnaliste et de l’édition « people ». Jean S. eut sa part de bonheur et de féérie avant d’être rongée par de tragiques déchirements, accumulés au fil des ans pour la mener, malgré de rares embellies, à un point d’où il lui fut impossible de revenir. En d’autres termes, la vie rêvée pour alimenter de ces documents à la couverture barrée d’un raccoleur  » non autorisé « , ou bien de ces romances biographiques ruisselantes de pathos et de bons sentiments.

Disons d’emblée que le livre d’Alain Absire n’appartient à aucune de ces catégories, et qu’il n’est ni une « biographie romancée » ni le rapport circonstancié d’une enquête journalistique se targuant d’une rigueur nouvelle. D’ailleurs, la première de couverture indique qu’il s’agit d’un « roman ». Mais l’on a très vite envie de paraphraser Magritte et de dire que « ceci n’est pas un roman » tant ce terme apparaît mal adapté au texte que l’on a sous les yeux. Sa forme n’a en effet pas grand-chose à voir avec ce flux narratif que l’appellation « roman », dont le sens est pourtant devenu fort vague, tend à promettre encore aujourd’hui. Ce mot, apposé telle une étiquette de classification, évoque plutôt, ici, une sorte d’avertissement – une manière de geste de prudence, si l’on veut, esquissé à seule fin de prévenir toute contestation à propos de tel ou tel détail qui serait jugé inexact et inventé de toute pièce, l’auteur se réservant ainsi la possibilité d’user de la réalité comme il l’entend pour mener à bien son entreprise littéraire – changeant ici et là quelques noms, d’autres étant réduits à leur initiale. Car un romancier dispose d’une latitude de création qui est refusée au biographe.

Et puis brandir ainsi le mot « roman » invite aussi à ne pas lire Jean S. en se préoccupant sans cesse de traquer les écarts taillés entre le texte et la réalité avérée. Le livre d’Alain Absire mérite mieux que cela ; par les complexités formelles qu’il affiche il s’apparente à une sorte d’exercice de style à dimension expérimentale, proche de ceux auxquels se livrent certains poètes. En surface d’abord : les variations de typographie, les blancs ménagés entre les paragraphes, certaine manière aussi d’aller à la ligne et de jouer sur la ponctuation confèrent au texte un aspect visuel atypique qui prend en charge une part non négligeable de la signification de l’ensemble. Ce patchwork littéraire, de plus en plus chaotique au fur et à mesure que le récit s’avance vers la mort de Jean S. – au point de laisser affleurer par endroits des mots biffés – est à l’image de l’esprit de l’actrice, que la folie et la dévastation engloutissent progressivement.
Plus en profondeur, le rythme d’écriture s’écarte fréquemment de l’amble tranquille de la narration événementielle pour se briser en successions de phrases elliptiques, brèves et tranchantes comme des éclairs, ou se syncoper en longues juxtapositions scandées par des sonorités calculées au plus signifiant. Enfin, le facteur d’originalité le plus remarquable est peut-être… le narrateur : une troisième personne jouant la distance de l’observateur objectif mais fonctionnant la plupart du temps en focalisation interne, et virant au « je » dans nombre de passages transcrivant des monologues ou des conversations intérieurs. Une mosaïque de mouvements de l’âme au cœur de laquelle ce narrateur fluctuant évolue tel un danseur de corde en perpétuel déséquilibre.

 Grâce à une écriture rythmée, où sonorités et posture d’énonciation ont été travaillées à l’extrême, Alain Absire explore au plus intime l’intériorité torturée de Jean S., bien plus qu’il ne « raconte sa vie ». Étonnant voyage introspectif qui fait prendre à bras-le-corps les émotions les plus profondes, les plus déchirantes, Jean S. apparaît comme une singularité littéraire, une de ces oeuvres originales qui échappent avec bonheur aux classifications courantes sans pour autant sombrer dans cet hermétisme dont se délectent avec affectation une petite poignée d’amateurs.

isabelle roche

   
 

Alain Absire, Jean S., Fayard, août 2004, 592 p. – 22,00 €.

 
     
 

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