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Maurice G. Dantec, Laboratoire de catastrophe générale

 Radioscopie en direct des pulsations d’une époque ayant perdu les pédales

En trois romans, La Sirene rouge, Les Racines du mal, Babylon Babies, Maurice G. Dantec, apotre du neuropolar, nouveau Messie psycho-decadent, est devenu un mythe vivant. En un essai, son journal polemique : Le Theatre des operations, il a ete conspué, agoni d’injures, mis au ban de la noble societe des gens de lettres. Pas perturbé pour autant, Dantec, dont on attend avidement la sortie du quatrieme roman cloturant les trois premiers opus livre ici la version 2001 de son désormais célèbre Journal métaphysique et polémique. Les amateurs de l’imbrication SF de philosophie et de techno-sciences y trouveront quelques pistes supplementaires sur la genese du roman a venir, Liber Mundi, les autres pourront s’y delecter des traits ultra-acérés que décoche sans ciller l’auteur, exilé depuis 1998 au Canada et jugeant depuis cette base Outre-Atlantique l’histoire et la culture mondiales.

Tout y passe: le moins bon comme le pire , la politique politicienne des fantoches de L’ONU et de l’Europe, la philosophie frelatée, la musique appauvrie, la littérature trahie. Ce « journal », tout sauf intime, se décline comme une déclaration de « guerre totale » envers les nihilistes ambiants et les médiocrités à la petite semaine. Radioscopie en direct des pulsations d’une époque ayant perdu les pédales où l’homme agonise lentement sous le poids d’une nannoscience omnipotente, cet essai est encore plus provocateur que le précédent, signe évident que Dantec n’a pas fini de faire entendre sa voix.
Entre poésie apocalyptique, aphorismes sanglants et bilan thérapeutique continué, le Laboratoire de catastrophe générale donne a voir, comme au travers de rayonsX(-files ?) le processus d’une écriture acharnée, qui colle aux basques du réalisme et lacère à tout-va le grand mou indifférencié de la vie ordinaire afin d’en exposer la chair avariée par la grâce de néologismes et mots-scapels étincelants. On en ressort broyés de lucidité mais aussi résolument orientés vers cette ligne d’horizon, anticipée et décryptée, où aura lieu l’ultime combat.

frederic grolleau

Maurice G. Dantec, Laboratoire de catastrophe générale, Gallimard, 2001. 756 p.

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Maurice G. Dantec, Artefact : Machines à écrire 1.0

Il est des auteurs qui ne sont pas ce qu’ils écrivent. Tant pis pour ceux qui y croyaient

Et Dantec s’en est allé…

Il fut un temps où Maurice G. Dantec faisait vaciller les fondations du Grand Littéraire en osant produire des textes denses où une nouvelle science-fiction venait fricoter avec les arcanes du polar en faisant la nique à la geste philosophique des siècles précédents. Babylon babies moquait ainsi ouvertement les habituelles taxinomies hiératiques et the big Dantec, avec un Journal épatant, s’ouvrait sans coup férir, voie royale qui mène à l’inconscient narcissique, les portes pourtant réputées hermétiques sinon élitistes de la Blanche chez Gallimard.
Et puis il y eut l’abscons Villa vortex ; et puis il y eut le départ de l’auteur pour Albin Michel ou, après un Cosmos incorporated inégal, naissait ce troublant Artefact en l’été 2007. Prosaïques, nous rêvions à de nouvelles Racines du mal. Mais messire Dantec point ne se répète. Autant dire que ces trois récits enchâssés dans la matière première de la folie généralisée et d’une « société-monde » en pleine déliquescence ne sont pas d’un abord facile et que plus d’un lecteur sera dérouté.

Nous le fûmes pour notre part, notamment eu égard au parti pris assez dérangeant des deux derniers récits, la première fiction du texte (« Vers le Nord du ciel ») étant consacrée à une revisite plutôt réjouissante de l’attentat du World Trade Center de septembre 2001. Ainsi, après un premier texte transhistorique et métahumain tout feu tout flammes où Dantec excelle à brouiller les pistes angéliques façon K-pax et K. Dick mêlés, on est assez décontenancé lorsque l’auteur projette dans la confuse mise en abyme induite par le deuxième récit « Artefact », lequel plonge dans une perplexe confrontation entre un homme et une machine à écrire !
On est alors bien loin de la collusion précédente entre la Beauté et la Grâce, l’aride convocation d’une métaphysique à la Duns Scott ou à la saint Thomas d’Aquin entrant bientot en précipitation avec une théorie de termes empruntés à un sabir cyberpunk qui laisse de marbre. Cette structure réticulaire de la fiction interrogeant la fiction, l’écriture elle-même étant le protagoniste de l’histoire, rappelle quelques pages spécieuses de Villa vortex et on y perd le peu de latin exégétique que l’on pourrait posséder. Ce chassé-croisé assumé entre théologie (statut démiurgique du créateur faisant sens par les mots) et fiction assombrit davantage la pente ontologique de tout un chacun plus qu’il ne l’éclaire ; ce qui est certes une façon soutenue pour dire qu’on n’y comprend pas grand-chose en définitive.

Malgré la meilleure volonté, l’on capitule devant cette rencontre du 300 000e type entre code ADN, métacortex et Trinité divine ô combien hypostatique ! Le pire doit bien être passé susurre-t-on et lorsqu’on aborde, le cœur vaillant, la troisième fiction, « Le Monde de ce Prince » ; on se dit volontiers que ce ne sont pas les horreurs à la http://www.welcometohell.world ici disséminées qui vont faire trésaillir/vomir. Même si un meurtrier se défoule sans compter céans pour assurer l’intérim du Grand Méchant parti en vacance(s). De facto, on a déjà lu des romans aussi engoncés dans la terreur qu’ils entendaient dénoncer en l’exposant, quelque part entre American psycho, Funny games et Les prédateurs d’un Chattam par exemple. Bref, c’est bien le Diable qui œuvre ici sous la plume de notre diablotin de Dantec, sorte de psychopathe égaré dans la jungle urbaine québécoise et qui multiplie les trouvailles – le romancier aussi il faut le reconnaître – pour inventer les tortures infinies auxquels il soumet ces criminels que sont à ses yeux un politicien pro-islamiste, les membres d’une secte, la femme complice d’un pédophile, des néo-nazis, un acteur pervers, une juge sans âme… etc.
Et nous voici confrontés au Mal suprême ramené à une logique humaine trop humaine, soit cette mécanique/technique qui piège sans cesse le réel où nous nous dissolvons avec complaisance. Quoi qu’il en soit, le retour tardif de l’ange rédempteur in fine ne parvient guère à faire prendre la sauce. Encore la démonstration est-elle trop sadique à notre goût, qui voudrait proposer l’Homme au centre du dispositif narratif, écartelé entre un au-delà de son essence putative (la figure de l’ange) et son en-deça (le spectre du diable).

Sans doute ce faux centre n’est-il nulle part, et nous aurions donc bien aimé, comme cela était prévu, nous en ouvrir à l’auteur, qui devrait initialement répondre à nos (pertinentes, n’en doutons pas) questions devant les caméras du Litteraire TV le 19 septembre dans les locaux d’Albin Michel. Las, tandis que nous nous sommes acquittés de notre part du marché en nous enquillant allègrement les 566 pages en quatre jours de ce joyeux pavé luciférien, le romancier a annulé l’entretien deux heures avant le créneau horaire prévu. Qu’on ne nous en veuille donc pas d’en inférer que la crédibilité de la Littérature-Monde chère à l’auteur n’en ressort pas grandie – à moins of course qu’il faille voir là un des incontrôlables effets de miroir de ces « machines à écrire » textuelles qui s’affirment comme le sous-titre du livre. Lorsque l’Oracle Dantec s’en va seul sur de grands chemins quasi astraux, nul ne peut le rattrapper sur cette voie sanglante d’une Weltanschauung hype. Dont acte. 
À tout prendre nous aurions préféré une fin plus heureuse à ce travail écriture/lecture mais nous en retirons, pour notre humble gouverne, qu’il est des auteurs qui ne sont pas ce qu’ils écrivent. Tant pis pour ceux qui y croyaient. est l’artefact, qui est l’artefact ici ? Nous laisserons à chacun le soin de répondre…

frederic grolleau

   
 

Maurice G. Dantec, Artefact : Machines à écrire 1.0, Albin Michel, 2007, 566 p. – 23,00 €.

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Maurice G. Dantec, Cosmos Incorporated

Le dernier roman de Dantec ne se laisse pas enfermer dans une feuille de papier – et pas davantage dans une page web

Écrire sur Dantec. Écrire Dantec, plutôt. Cosmos Incorporated. Le dernier roman de Dantec ne se laisse pas emprisonner par une feuille de papier, il s’échappe comme l’homme du camp (référence au livre). Dantec a fui l’Europe pour s’exiler au Québec. Là-bas, il est un écrivain nord-américain de langue française. Sa dégaine de rockeur en descente de LSD, sa plume parano sous influence mystique en fait sûrement rire plus d’un, mais ses bouquins, eux, ne sont pas drôles. Dans La Sirène rouge ou dans Babylon Babies – un très grand roman – les sujets abordés sont la fin de siècle, la technologie omniprésente, les drogues aussi, de vrais hommes avec des fusils et des gens très méchants de l’Est ou d’ailleurs.

C’est assez plaisant finalement. Quand dans son enfance on n’a pas lu Alexandre Dumas, les aventures de Rocambole ou Croc blanc mais plutôt Philip K. Dick, le cycle de Conan le Barbare ou Le mythe de Cthulu, on se sent chez soi dans ses livres. Dantec, c’est une génération : celle de la fin du monde, des fêtes jusqu’à quatre heures du mat, 1 gramme dans le sang jusqu’à midi, allongé nulle part la clope au bec, après 68 mais juste avant l’an 2000, pas l’Apocalypse mais un peu après. On peut dire que Dantec est fou, mais c’est un grand écrivain. On peut dire qu’il dérape, mais c’est un grand écrivain. On peut dire qu’il gerbe des bêtises, mais une fois encore c’est un grand écrivain. Ses prises de position ne laissent personne indifférent, il y a dans son discours, parfois des vérités, d’autres fois de vulgaires brèves de comptoir. Dantec est une montagne russe, un déséquilibre, Dantec m’enchante mais je garde mes distances. Tout le monde n’est pas obligé de croire aux catastrophes, lui y croit et nous les décrit, voilà. La littérature est un virus, elle est sa parole qui s’insinue dans la tête de son lecteur, selon lui. Cosmos Inc.

Quelque chose se passe dans la tête de Plotkine, ON/OFF, il vient d’arriver à Grande Jonction. Il loge à l’hôtel Laïka, de drôles de gens y habitent, il traîne dans les quartiers de bout du monde de cette ville aux confins du néant et de la civilisation. Le monde est gouverné par une instance mondiale, L’unimonde humain. L’UMHU a une devise : « Un monde pour tous, un dieu pour chacun ». La technique n’est plus capable de progrès. C’est la fin de l’homme mais aussi de la technique. Bienvenue dans Cosmos Inc.
Plotkine est l’homme de la fin (p. 287), il arrive dans un coin où tout est à vendre, où l’on est au bout du bout. Plotkine est venu pour tuer le maire de cette ville, en cours de route ça va un peu déraper, vers autre chose, disons. Il tombe sur des anges, ils ont une mission pour lui, un truc vraiment important à faire et tout de suite.

Après, Dantec tombe dans la mystique, dans une mystique machinique, avec des chiens qui parlent et des enfants-boîtes. Cosmos Inc. est un trou noir dans la narration universelle, un maelström de sensations infinies, une écriture mystique, une expérience. C’est un roman de science-fiction, bien sûr, c’est aussi une étape pour l’écrivain qui achève de briser sa chrysalide. Après La Sirène rouge et Les Racines du Mal, une première étape, après encore Babylon Babies et Villa Vortex – seconde étape -Dantec entre dans une nouvelle phase, il se tourne vers la théologie et explore l’homme du XXIe siècle un peu plus encore. En fait, on ne saurait trop dire si Babylon est une transition entre deux blocs mais ce dernier roman est aussi une continuation de Villa Vortex, c’est à l’appréciation des lecteurs réguliers de l’auteur.

Indépendamment de la perpétuelle affaire Dantec à cause des journaux – Le théâtre des opérations, dont il a annoncé le dernier volet avec le tome III – il accompagne cette métamorphose littéraire d’un changement de maison d’édition. Maintenant publié chez Albin, il espère ne pas se faire caviarder son journal. D’ores et déjà, chacun peut en être sûr, il sera caviardé, sous peine de procès en cascades. Dantec est libre de penser ses imbécillités comme ses idées de génie, il faut savoir apprécier les écrivains avec leurs défauts. Cherchez pas, lisez seulement, faites-vous votre propre idée. La fin du monde est pour bientôt, ce sont les livres de Dantec qui le disent, alors, en attendant, je me prépare…

medhi clement

   
 

Maurice G. Dantec, Cosmos Incorporated, Albin Michel, août 2005, 568 p. – 22,50 €.

 
     
 

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Maurice G.Dantec, Babylon Babies

Une onde de choc en attente autour d’un point d’impact qui a déjà explosé

Amateur de traités stratégiques sur l’art de la guerre, lisant Nietzsche à ses moments perdus ou après avoir abattu un homme, Hugo Cornélius Toorop est un mercenaire qui a participé à tous les conflits de la fin du XXe siècle. En 2013, il accepte de convoyer une jeune femme, Marie Zorn, au Canada. Mais Toorop apprend trop tard que Marie est une schizophrène ayant servi de cobaye à des chercheurs travaillant sur les limites du cerveau dans son rapport à la réalité.
Or, ces expérimentations annoncent la spirale mystérieuse des études scientifiques sur l’ADN et des processus cognitifs en corrélation avec les rites chamaniques de l’univers. S’ouvrent alors des  » liens magiques, et sacrés, entre fiction et réalité « . Ce voyage commandité par la mafia semble cacher une vérité bien plus incroyable encore. Marie transporterait en effet des souches virales ou des animaux transgéniques, monstres mutants interdits par le premier édit de l’ONU sur les Droits du Génome Humain. Mais une schizophrène, qui n’est pas « une porteuse saine » ne remet-elle pas complètement en cause, en vertu de la passerelle entre psychisme et biochimie cellulaire, la fiabilité de l’opération ?

Multipliant les jeux de pistes, Maurice G. Dantec complique la trame noire de son roman, où investigation policière, débats scientifiques et interrogations métaphysiques se répondent. S’ajoutent alors aux agissements de deux réseaux criminels liés à diverses mafias les manoeuvres subversives de sectes post-millénariste ennemies. Sans compter un groupe de robots/cyborgs perfectionnés, chapeauté par un spécialiste en biochimie moléculaire et en hallucinogènes, un écrivain de science-fiction visionnaire ainsi qu’une extraordinaire entité électronique – machine paradoxalement vivante car dotée d’un cerveau bionique et d’organes de perception.
La question est bien alors pour Toorop de savoir si la jeune femme court un danger ou incarne le Danger en personne. Autrement dit, de déterminer ce qu’elle transporte. N’annonce-t-elle pas en effet un véritable cataclysme biologique pour l’avenir des hommes, une déflagration sans précédent dans l’histoire de toute l’humanité ?

En réduisant les différences entre vivant et machine, organique et artificiel, Marie représente une ouverture vitale dans toute société asphyxiée par une représentation hyper-déterministe du temps. Dantec rend hommage à Deleuze et Guattari puis justifie au passage l’existence des schizophrènes en réaction contre le développement technique des sociétés. Le schizophrène n’est-il pas le rappel de la fécondité de l’être, « l’identité n’étant qu’une variable provisoire » ? De nouveaux états de conscience s’offrent désormais à nous.
Babylon Babies est un livre passionnant, d’une richesse vertigineuse. L’écriture épouse les arabesques d’une liberté toujours en quête de nouveaux territoires. Une liberté au-delà des mirages scientifiques et de la simple causalité historique. Le lecteur se heurte ainsi de plein fouet à une « Onde (…) de choc en attente autour d’un point d’impact qui a déjà explosé et qui (…) se délecte de l’effet à venir… »

frederic grolleau

   
 

Maurice G.Dantec, Babylon Babies, Folio SF, 2001, 720 p. – 8,00 €.

 
     

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Entretien avec Maurice G. Dantec

J’ai cru apercevoir quelques flammes aux rideaux de la cuisine, c’est un bon début. J’espère que quelqu’un a pensé à ouvrir le gaz.

Le 02 octobre 2001, M.G Dantec répondait à mes questions sur « Le Laboratoire de catastrophe générale », 2e tome de son « Journal métaphysique et polémique » (Gallimard, 2001)

F.G : On vous présente volontiers comme le maître du cyberpunk « à la française », comme le pape du roman pop(ulaire) et du neuropolar. Pourtant dans ce 2e volet de votre « journal de guerre » qui fait suite au « Théâtre des opérations » (Gallimard, 1999), vous expliquez à quel point le mot cyberpunk est devenu galvaudé. Dans quelle mesure votre imposant et polémique ouvrage – qui est aussi vision de l’histoire mondiale – s’inscrit-il dans la lignée de vos romans précédents ?

M.G D : « Le Théâtre des Opération » s’inscrit dans la lignée de mes précédents ouvrages en termes de BULLDOZER : les utopies que charriaient encore inconsciemment certains de mes livres, mon rapport à l’écriture, au récit, aux genres, aux morales, etc, tout cela devait être REFONDU. Le « malentendu » provient des incessantes inversions des valeurs auxquelles se livre l’occident depuis 2 siècles. Après « La Sirène Rouge », j’avais été surpris de constater que l’on me prenait pour un écrivain de gauche, voire d’extrême-gauche. Avec « Les Racines du Mal » me voilà bombardé cyberpunk. J’ignore encore ce que j’ai commis pour mériter ca, mais je me suis juré de dissoudre au plus vite le malentendu. Je pense que c’est chose faite maintenant. Ces classifications dérisoires sont du plus profond ennui.

F.G : Par voie de conséquence, question pédagogique : de quel « laboratoire » s’agit-il ici (de quel lieu parlez-vous ) ? A quelle « catastrophe » faites-vous allusion – en quoi celle-ci est-elle donc « générale » ? Quel rapport avec la fameuse « Matrice » que vous évoquez à maintes reprises ?

M.G D : – C’est mon propre cerveau qui est le laboratoire de cette guerre sans cesse recommencée contre la Matrice. La Matrice, c’est l’incarnation actuelle, et sans doute terminale, du socius humain. Non pas ce que les sociétés ont de plus évident à montrer : leurs États, leurs Morales, etc… mais les tendances lourdes qui conduisent en secret ces sociétés vers le nihilisme. – La catastrophe, nous l’avons tous et toutes vu se dérouler en direct sur CNN le 11 septembre. Cette catastrophe n’est que l’ouverture vers le régne de la IVe guerre mondiale, régime de l’économie humaine sur cette planète pour les décennies à venir. – Générale, parce qu’elle implique rien moins que l’ensemble des concepts et réalités de l’homo sapiens actuel. J’ai essayé de faire un livre-monde où histoire, géographie, sciences, métaphysique, singularités, processus généraux se renvoient les uns aux autres, dans un effet de diffraction continuel dont mon cerveau serait en effet le lab-oratoire, au sens strict, donc alchimique : le lieu où l’on travaille et le le lieu (d)où on parle.

F.G : Peut-on dire du « Laboratoire…  » que c’est un vaste système de décodage du monde qui vise (en partie) à briser les représentations marchandes liées au succès littéraire ? Vous qualifieriez-vus de « masochiste littéraire » ? N’y a t-il pas contradiction entre votre volonté de rompre l’automarketing et la parution récurrente d’un « journal » par ailleurs très décrié ?

M.G D : Oui, cent fois oui, à votre question concernant la littérature comme entreprise de décodage (le mot « système » me laisse pensif). Il s’agit bien d’une guerre du chiffre, d’une certaine manière. Masochiste littéraire, je n’y avais pas songé, cela signifierait comme une sorte d’enfermement pervers… ce qui ne correspond pas ( en tout cas consciemment) à l’idée que je me fais de mon travail. Pourtant, oui, je suis d’accord avec vous, les contradictions que vous citez existent, elles peuvent au final décider un auteur à se taire. Mais lorsque les écrivains se taisent, ce sont les terroristes qui parlent.

F.G : Votre « exil » de 1998 au Québec afin de quitter une France nombriliste a-t-il changé comme vous l’attendiez votre rapport à la littérature US ? Croyez-vous être (enfin ?) devenu « citoyen du monde » comme le souhaitaient, avant Voltaire, les Stoïciens ?

M.G D : J’ai quitté la France, une URSS qui a réussit comme on dit, pour devenir Américain. J’ai choisi initialement le Québec parce qu’il s’agit du seul espace francophone sur le Nouveau Continent. Ce n’est pas tant par rapport à la littérature US que ma relation a changé, avec cet exil, mais avec la littérature francaise. Paradoxalement, en m’éloignant du pays de mes origines, je redécouvre une solidarité avec certains de ses auteurs les plus secrets, et les plus décriés, comme vous dîtes à mon sujet. Pour le reste, désolé pour Voltaire et les Stoïciens, mais je ne souhaite absolument pas devenir « citoyen d’un monde » pour lequel j’éprouve surtout du dégoût. Je n’entends être ni « citoyen » pétrosaoudite, ni moldoslovaque, ni zimbabwéen, ni zombie de l’afghanistan islamiste, ni vache-à-lait de Zeropa-Land, et pas plus résident provisoire de la République Serbe de Bosnie. Si je pouvais, je demanderais bien l’exil politique sur Alpha Centauri. L’Amérique du Nord fera l’affaire.

F.G : On a le sentiment en lisant le « Laboratoire… », que la question (philosophique) du politique se radicalise de plus en plus dans votre écriture, ce qui se traduit notamment par moult hommages rendus à Joseph de Maistre, et par une critique en règle des errances gouvernementales « onuziennes » de Zéropa-land dans les Balkans( et ailleurs) : cette prise de position, aussi violente qu’explicite, est-elle à relier avec l’avancée de votre 4e roman « Liber Mundi », qui devrait synthétiser le contenu des ouvrages antérieurs ?

 M.G D : Sans vouloir jouer les Cassandre, j’ai senti – comme je l’avais dit à propos du génocide conduit par les communistes en ex-Yougoslavie – le « souffle de la bête sur ma nuque ». Comme vous l’avez sûrement constaté, ma vision politique se « radicalise » à partir du déclenchement de l’intifada d’Arafat il y a un an tout juste. La menace talibane, notre « politique » innommable avec la northern alliance et Shah Massoud (je considère pour ma part Hubert Védrine comme complice objectif de son assassinat), tout cela, je le voyais sous mes yeux prendre la forme d’un désastre qui a au moins le mérite d’être enfin survenu. Cela était accompagné par tous les signaux du nihilisme : coalitions antimondialistes ( qui prennent aujourd’hui les patins de Ben Laden and co), délires écolo-luddites, antisionisme maladif, antiaméricanisme putride. Les 40 milliards de dollars de destruction occasionnés à New-York sont à placer dans la perspective des 350 millions qu’aura coûté l’expédition des zanarchistes sur la ville de Gênes. Du coup, Liber Mundi se voit confié une tâche de fond, et donc un roman intermédiaire va paraître entretemps, entreprise commencée au début de cette année et qui me conduira jusqu’à l’été prochain vraisemblablement.

F.G : De quoi la littérature vous a-t-elle libéré en définitive ? A la lumière des 2 tomes parus de votre journal (nul doute que vous ayez les précédents dans le fond de vos tiroirs), si l’écriture de la fiction – telle que vous la dépeignez – se donne comme une vaste opération de destruction envers votre propre travail, la tenue régulière d’un journal (dont on sait qu’il va être divulgé à la connaissance de tous) n’empêche-t-elle pas le process de l’écriture romanesque, censément caractérisée par une forme de solitude, de repli identitaire sur soi ? N’êtes vous pas tombé au contraire dans le piège d’une écriture thérapeutique qui creuse toujours davantage le hiatus entre l’écrivain et son lectorat au lieu de le combler à chaque essai ?

M.G D : La littérature ne vous libère de rien qui ne soit déjà en cours de dissolution. Livre et liberté ont d’ailleurs des origines communes, ce qui signifie qu’il s’agit sûrement de deux manifestations coévolutives d’un seul et même phénomène. D’autre part, le journal en question s’accompagne précisément d’une refondation de l’oeuvre romanesque, aujourd’hui en cours de rédaction. Mon écriture n’est pas thérapeutique, elle vise au contraire à aggraver la maladie. Je suis conscient des risques que cela entraîne vis-à-vis de mon lectorat. Je ne puis faire autrement, malheureusement ou pas.

F.G : Rétrospectivement, votre « ambition » première a été de mélanger digressions philosophiques et scientifiques sur le cerveau, la psychiatrie et la neurologie avec une trame de thriller, de roman noir pour synthétiser les données des romans américains des années 45, abandonnés en France. A cela s’ajoutait sous votre plume la transposition transgénique de la culture classique dans l’intention de réaliser la synthèse terminale du roman pop : en quoi le « journal » ressort-il de cette logique-là ?

M.G D : Encore une fois « Le Théâtre des Opérations » se voulait une guerre parallèle, conduite avec d’autres armes, sur d’autres terrains de manoeuvre, avec d’autres objectifs. Sa nécessité ne correspondait à aucune logique, osons dire à aucun plan de carrière, ni à aucun impératif marketing, bien au contraire. Elle a surgit comme telle, et m’a offert une pause momentanée sur le terrain de la « fiction », disons du « récit narratif », mais c’était pour un jour mieux reprendre l’offensive. Mon travail de notes a toujours plus ou moins accompagné mon travail de romancier. Un jour, de ces notes, il a bien fallu que je fasse une musique.

F.G : Etre en guerre contre soi et le monde de manière permanente : n’est-ce pas fatigant à la longue ?

M.G D : Je m’offre régulièrement des cures de vitamines, et je vais environ une fois par semaine à la piscine. Mais je profiterais avec plaisir d’un petit mois de permission, en effet. Reste-t-il une île déserte quelque part ?

F.G : Vos romans laissent entendre qu’on est confronté à la fin de l’homme par lent processus de désagrégation jusqu’à un point cardinal que l’humanité est en train de vivre à l’heure actuelle, soit l’anéantissement, surtout psychologique, qu’accompagne l’ère de tératologie scientifique décrite par les Saintes Ecritures (contre une conception de l’homme comme être unitaire, protégé du processus de dévolution). Cela signifie-t-il que la seule stratégie de survie se trouve dans la littérature et l’écriture ?

M.G D : Je serais tenté de dire : oui, pour un écrivain. Sinon, il reste les armes, je veux dire au moins l’arme de la conscience. Tout cela n’étant d’ailleurs pas incompatible, bien au contraire.

F.G : Vous rappelez ici à de nombreuses reprises que la conscience humaine génère à tous niveaux (politique, scientifique, culturel etc.) le moyen de s’anéantir en se remettant aux mains d’une science devenue seule source du facteur d’hominisation. Que pensez-vous des thèses de Jean-Michel Truong développée sur la question à travers « Reproduction interdite », « Le successeur de Pierre » et, récemment, « Totalement inhumaine »

M.G D : Me permettez-vous de répondre à cette question après une étude plus approfondie des oeuvres et de l’auteur dont vous me parlez ? PS : voyons-ca pour une autre fois, voulez-vous ?, je ne connais vraiment pas assez ce mr Truong et ses positions, complexes, et interressantes, mériteraient une analyse plus approfondie que je ne puis me permettre ici (un prochain TdO peut-être ?).

F.G : Tolkien, est-ce une lecture qui a eu une importance pour vous ?

M.G D : Oui, beaucoup, vers l’âge de 15-16 ans, lors de la lecture du Seigneur des Anneaux et des oeuvres « connexes » (Bilbo le Hobbit, etc). Avec « Dune » : ce sont les deux lectures qui, dans ce genre littéraire, m’ont le plus marqué à cette période. Pour être honnête, c’est quand même vers l’oeuvre d’Herbert que mon coeur continue le plus de pencher. Sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas, un dossier sur l’oeuvre d’Herbert permettrait de confronter politique, science, religions, métaphysique, écologie, histoire, géostratégie…

F.G : Vous avez précédemment affirmé sur amazon : « Un livre, pour mériter d’être écrit, doit susciter des désastres, engendrer des perditions, des anéantissements, des trahisons de l’ordre social, il doit prodiguer le feu d’un incendie esthétique. » La maison brûle-t-elle suffisamment aujourd’hui selon vous ?

M.G D : J’ai cru apercevoir quelques flammes aux rideaux de la cuisine, c’est un bon début. J’espère que quelqu’un a pensé à ouvrir le gaz. F.G : Quand il n’écrit pas, à quoi rêve un « dandy pop mutant » ? M.G D : Il me reste très peu de temps pour rêver, il me faut dormir aussi.
NE PAS SUBIR Général De Lattre *

Propos recueillis par Frédéric Grolleau le 02 octobre 01

Maurice G. Dantec,  Laboratoire de catastrophe générale, Gallimard 2001, 757

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