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Bret Easton Ellis, Lunar Park

Ce roman prouve qu’un écrivain peut parler de soi sans que les adjectifs nombriliste et complaisant viennent à l’esprit

Après American Psycho et Glamorama, on avait oublié la dimension autobiographique de l’œuvre de Bret Easton Ellis. Il faut dire que l’auteur, bien dissimulé derrière des procédés devenus signatures (l’énumération des marques, le name-dropping), s’était érigé en satiriste glacial d’une société américaine gavée de fric et de spectacle, et que son écriture clinique, indifférente, s’évertuait à évacuer toute émotion et tout épanchement personnel. Au mieux voyait-on pleurer de temps en temps un personnage, souvent à la suite d’un mauvais dosage de Xanax. Et pourtant, qu’on connaisse ou non la vie de BEE, on se doute que sa jeunesse a quelque peu à voir avec celle de Clay, le jeune homme plein d’ennui de Moins que zéro, et que son passage dans une université privée de la Côte Est a dû inspirer les vies étudiantes décrites dans Les Lois de l’attraction. On ne s’étonnera pas complètement non plus que ses relations difficiles avec un père brutal aient contribué à engendrer le terrifiant personnage d’American Psycho.

Bref, derrière l’écran de fumée des procédés littéraires et de la satire apparaît un homme pas très heureux qui, avec Lunar Park, s’est décidé à parler plus frontalement de lui-même et de son œuvre. Le narrateur de cette (auto)fiction est bien Bret Easton Ellis, star de la littérature, enfant toxique des lettres américaines, ami de Jay Mc Inerney (lire l’émouvant Bright lights big city) et petit ami de Jayne Dennis, actrice célèbre à qui il a fait un enfant sans le vouloir. Le roman commence donc comme Glamorama : dans l’hébétude de la célébrité, à se demander, entre un gobage de Xanax et un sniffage de ligne blanche, si ce qu’on vit est bien la réalité et à ne plus se souvenir de ce qu’on a fait la veille. C’est un début entraînant, très drôle, où BEE s’adonne à ce qu’il sait faire de mieux : la satire sociale mais appliquée à sa propre personne d’écrivain star. Cela pourrait durer tout un livre mais la rupture arrive assez vite dans le récit. Après la mort de son père, BEE s’installe avec Jayne et ses enfants dans une banlieue américaine cossue. Il tente d’être un mari et un papa et c’est là que tout se détraque…

Après la peinture hallucinée du milieu de la finance et de celui de la mode, on se croit parti dans une méchante satire des banlieues américaines que l’auteur, pour ses fans, aura agrémentée de scènes gore et pornographiques. Or, ce style et ces préoccupations-là sont moins présentes que dans ses œuvres précédentes. Même s’ils apparaissent, ils ne constituent plus la matière principale du roman. Si on rigole de la façon dont BEE dépeint la famille, l’éducation des enfants ou les quartiers pavillonnaires, on est surtout captivé par ce qu’il dit de sa propre vie et par la manière inventive qu’il emploie pour se révéler à nous.
Le récit s’enfonce dans la fiction angoissante pour mieux nous parler de la réalité intime de l’écrivain. Ce dernier est poursuivi par un jeune homme du nom de Clay. Il reçoit des e-mails tous les soirs, venant de la banque où sont déposées les cendres de son père. La maison et le paysage changent de façon troublante, évoquant des images lointaines. Dans la ville, des adolescents disparaissent et Robby, son fils, n’y semble pas étranger. Un serial killer tue en copiant les meurtres de Patrick Bateman. Le chien aussi a un comportement bizarre… etc. On ne sait pas s’il faut en rire ou en avoir peur. On est un peu dans Simetierre de Stephen King, un peu dans Poltergeist. Patrick Bateman, Clay, son œuvre, ses monstres… tout semble lui revenir à la figure, le poursuivre, lui parler de sa jeunesse, de ses peurs, de son père. Dans un mouvement constant entre fiction et réalité, l’horreur du présent fait resurgir le passé, lequel dialogue avec l’œuvre tout entière. La terreur est omniprésente, celle d’avoir eu un père, celle d’en devenir un.

On l’aura compris, Bret Easton Ellis demeure le grand artificier de la littérature américaine. Son écriture limpide, excellant dans les scènes de groupe, a des qualités divertissantes que la tentative de mise à nu n’aura pas entamées. Lunar Park est un brillant exercice d’exorcisme personnel, dosant habilement gravité et bouffonnerie. On regrettera parfois le côté tarabiscoté du récit, qui, sur la fin, frôle l’essoufflement et la surenchère. Il n’empêche que ce roman est la preuve qu’un écrivain ancré dans le contemporain peut parler de soi sans que les adjectifs « nombriliste » et « complaisant » viennent à l’esprit.

françois rall

   
 

Bret Easton Ellis, Lunar Park (traduit par Pierre Guglielmina), Robert Laffont coll. « Pavillons », octobre 2005, 378 p. – 20,00 €.

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Moins que zero

Bonbon noir sous acide.

Alors voilà. Il y a ceux qui crieront au génie, reconnaissant dans ce premier roman des années 80 les germes du génie littéraire d’un auteur ayant depuis confirmé tout le bien (ou le mal – souvent il n’y a pas de différence selon les gensdelettres) qu’on pensait de lui. Et puis il y a les autres. Ceux qui ne connaissent pas l’univers trash et déjanté de Ellis ; ceux qui ont lu un seul de ses livres, ceux qui ne crient plus depuis longtemps quand ils ont l’outrecuidance d’ouvrir un roman.Une chose est sûre : il est plus difficile de lire le court Less Than Zero quand on a commencé par American Psycho que l’inverse. Voyons-y un gage de crédibilité et un bon signe : le romancier américain a pris de la bouteille et, si son univers demeure de fait toujours le même jusqu’au risque de l’obsession, il a su dépasser la monomanie en épaississant la forme comme le fond des personnages et des univers qu’il décrit.

Pourtant, il faut reconnaître à rebours – puisque nous lisons son oeuvre à l’envers chronologiquement parlant – que ce pari n’était pas gagné d’avance. Quiconque découvrant cette nouvelle édition toute en noir-obscur flashy chez 10/18 (une bonne idée quant au contenant pour décrire d’emblée le contenu) ne peut s’empêcher de s’ennuyer et de s’impatienter au bout d’une centaine de pages : c’est qu’il ne se passe rien ici, le texte lapidaire ne va nulle part, les dialogues sont pauvres, l’ensemble est répétitif ; on n’est pas loin peut-être de la fumeuse nausée sartrienne mais c’est surtout la stérile tautologie qui menace. Même si sertie entre décadence et voyeurisme. Non pas qu’il n’y ait pas d’ « histoire » : un mois de la vie de Clay, un jeune Américain de dix-huit ans qui rentre de sa fac dans le New Hampshire pour passer Noël en famille, à Los Angeles, nous est bien présenté céans. Mais c’est tout. En effet, Clay n’aime personne, surtout pas ses parents, ses soeurs, à peine ses potes et potesses ; il passe son temps avec toutes ses « relations » (pour la plupart filles et fils de riches producteurs hollywoodiens) dans des fêtes nihilistes infinies où abondent le sexe, la drogue et autres alcools. Références musicales constantes et gimmicks à l’appui (MTV, le Quaalude, le champagne), Moins que zéro, ce « bonbon noir » dont parlait lors de sa sortie le New-York Magazine, ne fait que cela : ébaucher le portait d’une génération dorée perdue. Indifférente à tout et mue par son seul et atavique égoïsme. Entourée, déjà, de toutes parts par une mort polymorphe.

Reste qu’il le fait bien, ou disons de façon si singulière et  « rock » qu’elle sera désormais la marque de fabrique de B.E.E : critique cynique des apparences et de la télévision, diffraction insaisissable de la rumeur, mise en exergue – remarquable – de la Cité des anges, prédilection pour les boucles hallucinogènes et autres effets de « descente », dénonciation du mercantilisme et de l’industrie du divertissement,  description surréaliste très « nouveau roman » des objets, style minimaliste et récursif ô combien, tout l’univers grinçant teinté d’angoisse, de vertige et de chaos de Ellis se tient  là. Au sens où, indéniablement, il est tout entier présent, fût-ce en jachère, dans ce premier roman, qui n’a rien d’autobiograhique, écrit à 21 ans.(1)  Car l’avenir de Clay, Blair, Julian, Rip, Alana, Kim, Daniel, Trent et consorts (ils sont interchangeables, leur seule différence ne tenant qu’à leurs vêtements), c’est qu’ils n’en ont pas. Sinon celui affiché par leurs parents archifriqués, tous démissionnaires ou, pire encore, celui proposé sans arrêt par un panneau publicitaire disant : « Disparaître ici ». Et   c’est de cette disparition annoncée dont l’auteur fait non sans paradoxe la condition de sa propre naissance littéraire. Ainsi le roman vaut-il la peine d’être affronté pour l’ennui asphyxiant  qu’il génère en spirales, mimétique de la vacuité existentielle des ados ou post-ados hyperactifs/apathiques exposée à longueur de pages. Pour les flashs instantanés révélant la vie intime de  Clay également.

Ecriture moins subversive et dérangeante (il faudra attendre, dans  l’ordre, American Psycho et Lunar Park pour cela)   que cinématographique donc, qui rend d’ailleurs un hommage explicite au thème de l’aliénation et de la « décorporation », au sens non médiumnique de la sortie du corps (Invasion of the Body Snatchers), des zombies en puissance que nous sommes tous. (2)  La magie un peu folle du texte – son nom renvoie au titre du 1er 45 tours de Elvis Costello, dont le poster orne la chambre de notre anti-héros – tient à ces non-dits qui l’estampillent (autant de décousus dialogues de l’impossible), à ces jacuzzi qui brillent à toute heure, à ces clubs jamais fermés où chacun vient se perdre à volonté, à cette atmopshère de fête obligée hyperglauque,   à la prositution omniprésente, à cet échec radical de la communication sous toutes ses formes, à ce luxe si sournoisement et désespérément envahissant : ah, toutes ces errances urbaines cocaïnées en grosses cylindrées !   Ici-bas les têtes d’anges sont toujours déçues et déchues, semble clamer Ellis.
Alors voilà.

frederic grolleau

Bret Easton Ellis, Moins que zéro, 10/18, avril 2012 (1ere ed. 1985), 205 p. – 7,10  €

1. Bret Easton Ellis livrera 25 ans plus tard, dans une nouvelle perspective un second tome des aventures de      Clay et de Blair, Suite(s) impériale(s), disponible en 10/18.      
2. Le roman d’Ellis a été porté à l’écran en 1987 par Marek Kanievska avec Andrew Mc Carthy, Jami Gertz, Robert Downey Jr et James Spader.

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