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Elle fait jaillir l’âme des mots… Bien rangés en ordre de vers, ou bien lâchés sur les pages comme des chiens fous, ils nous prennent de plein fouet. Se frayent en nous de drôles de chemins. Et nous de garder un peu de souffle pour dire ici la quintessence de ce séisme.

Entretien avec Rachid Koraïchi(Mahmoud Darwich, Une Nation en Exil)

Un homme libre qui avait le souci des autres !

Vous êtes artiste plasticien. Depuis plus d’une dizaine d’années, vous vous orientez vers des installations d’œuvres. Que recouvre ce vocable ? En quoi consiste cette démarche ?

R. Koraïchi : Il s’agit essentiellement de réalisations et de célébration de grandes œuvres à partir d’un ensemble d’objets créés par des artisans des pays où ont lieu ces installations. Parmi ces grandes créations, on peut citer « Les sept dormants », présentée en 2010 à Béziers. Cette dernière se décline sous forme d’une série de trois installations qui se différencient entre elles notamment sur le plan esthétique et de la matière (soies de couleurs différentes brodées de fil de soie de trois couleurs). Ces trois créations ont été rattachées entre elles par le chiffre sept. Cette manifestation avait pour objectif de rendre hommage aux ancêtres défunts.
À travers ces installations, je tente de recréer des signes, des écritures, des symboles, des mots, des atmosphères. Le regardeur est alors invité voire incité à saisir le(s) message(s) en s’imprégnant de cette ambiance recréée.
Cette démarche m’a permis de rencontrer des maîtres artisans dans plusieurs pays où ont eu lieu ces installations d’oeuvres : à Damas, Allep, au Maroc, au Caire, aux Etats-Unis, en l’occurrence à San Francisco et dans le Michigan, en Espagne, en Turquie. Le lieu est déterminé en fonction de la nature du projet.
Ces installations se réalisent sur une période à moyen et à long terme. Je m’installe dans le pays choisi pendant plusieurs mois et des fois, mon installation physique dans ces lieux inspirés peut durer deux voire trois années. Je loue une maison et un atelier. Je repère les corps de métiers pour réaliser le projet et je commence à travailler. Les relations avec les artisans qui participent à la réalisation de ces installations sont basées sur l’échange, la complicité la collaboration et le travail en commun. Cette démarche participative et interactive permet de tisser des amitiés et de travailler en harmonie. En impliquant des artisans dans mes projets d’installation, j’essaie de les faire dévier des gestes répétitifs de leur travail quotidien pour les inciter à s’engager dans une dynamique de création. Et d’ailleurs, très souvent lorsqu’on se quitte après plusieurs années de travail en commun, leur savoir-faire se transforme. Chacun s’imprègne du travail de l’autre. Il y a une influence réciproque qui modifie nos savoir-faire, nos représentations et ainsi nos rapports à notre travail et à la création, d’une manière générale.

 

Une Nation en Exil célèbre poétiquement, artistiquement et esthétiquement la nation palestinienne en exil à partir des poèmes de Mahmoud Darwich. Comment l’idée de travailler avec le poète palestinien a-t-elle émergé ?

 

J’ai connu Mahmoud Darwich à Sidi Boussaid, en 1981, à Tunis où j’avais un atelier. Durant cette période, M. Darwich vivait également à Tunis. Il était conseiller de Lakhdar Brahimi à la Ligue arabe.
Nous avions pris l’habitude de nous rencontrer tantôt chez moi, tantôt chez lui, autour d’un repas agrémenté de discussions et de débats. C’est alors que je lui ai proposé de réaliser un livre en commun. Et je crois bien qu’il a dit oui par amitié. Mahmoud était poète et il était complètement noyé dans son écriture. Les arts ne semblaient pas le passionner. Mais lorsqu’il a vu le résultat de la première édition de ce grand livre, il en était enchanté. Il avait même accroché mes gravures sur les murs de son bureau à Ramallah.
Ce livre s’est construit au fur et à mesure de nos rencontres et de nos échanges. Il y avait une véritable complicité entre nous. Nous étions très proches.

 

Ce beau livre met en scène vingt planches qui correspondent à vingt poèmes de Mahmoud Darwich. Comment s’est opéré le choix de ces textes ?

 

Certaines planches ont été réalisées à partir de poèmes que M. Darwich avaient déjà écrit. D’autres ont été créées au fur et à mesure de l’écriture des poèmes en lien avec les événements, les circonstances et l’inspiration du moment.
Mahmoud a composé La Qasida de Beyrouth durant l’encerclement de la capitale libanaise. Le travail a été réalisé à distance. Lui était prisonnier dans l’encerclement. Et moi, j’étais à Tunis. Il me racontait comment il vivait cette situation d’enfermement. C’était une expérience très éprouvante et extrêmement dure. Il a quitté ce lieu dans la voiture d’un diplomate car il avait refusé de sortir avec les militaires.
La planche intitulée Sabah el kheir ya Majed (1) est un hommage au Président de l’association des écrivains et journalistes palestiniens. Il était venu voir Mahmoud à Tunis. Nous avions déjeuné ensemble. Puis ils sont allés à Rome pour assister à un colloque. Et là, il est mort dans sa chambre d’hôtel dans l’explosion d’une bombe lors d’un attentat perpétré par le Mossad.
Mahmoud m’a téléphoné pour m’annoncer sa mort. La planche que j’ai gravée pour lui rendre hommage met en scène une écriture avec un grand signe portant le nom d’Allah et tous les mots du poème que Mahmoud a composé qui explosent comme pour reproduire le mouvement de l’explosion qui a coûté la vie à Majed. Sur le sol, il y a une forme qui ressemble à un corps d’homme allongé et un signe rouge qui suggère l’idée d’une forme humaine qui soutient sa tête.

 

Vos gravures ne sont pas une illustration mais plutôt une « redéfinition » des poèmes de M. Darwich. N’est ce pas une sorte de « recomposition » esthétique de l’œuvre poétique ?

 

Ma démarche visait à saisir esthétiquement l’émotion à la naissance des poèmes de Mahmoud Darwich. Mon objectif n’était pas de les illustrer mais de proposer une réécriture de l’émotion, de la vibration, du sentiment, du drame ou du bonheur, toute cette panoplie de sentiments qui ont permis aux poèmes de naître et d’exister. C’est cet instant précis que je voulais saisir afin de le retranscrire avec ma propre sensibilité, mon savoir-faire artistique et mes outils. J’ai commencé par lire les poèmes dans leur ensemble. Puis M. Darwich me racontait les circonstances et les contextes dans lesquels ces poèmes ont été écrits. Ces éléments d’explication m’offraient des clés de compréhension et me permettaient d’éclaircir les événements qui ont été à l’origine de la naissance du poème. C’est ce point précis qui était fondamental et le reste je l’oubliais.
J’ai ensuite écrit chaque poème graphiquement. Une fois que j’ai gravé toutes les planches, J’ai demandé à Hassan Massoudy, calligraphe irakien de réécrire les poèmes en y intégrant des calligraphies. Je lui ai suggéré de s’inspirer du modèle des Moualakat, ces textes écrits en lettres d’or, suspendus à la Kaaba, à la Mecque durant la période anté islamique.
Ces planches ne sont pas destinées à êtres lues mais à être regardées. En mettant l’accent sur l’aspect esthétique, je voulais que ces textes écrits, gravés et calligraphiés aient une portée universelle.

 

ous suiviez « le jaillissement – des poèmes – dans une exaltante aventure picturale. » Comment s’est déroulée cette expérience de compagnonnage ?

 

Mahmoud composait ses poèmes alors que je les retranscrivais en un second poème graphique, de composition géométrique qui au fur et à mesure, prenait la forme d’un espace différent d’un livre fermé. Je voulais ainsi susciter un regard autre, différent et distancié.
Ce fut un bonheur de travailler avec Mahmoud Darwich. Nous avons vécu des moments de partage, de connivence, de complicité. Ce travail est le résultat de deux voix différentes : un plasticien qui a créé des signes, des tatouages, des dessins, des traces, des talisman, des symboles et un calligraphe qui a participé à la réalisation de ce livre en réinventant à sa manière la calligraphie kufi (2). Ces créations picturales et ces vibrations d’émotions du plasticien et du calligraphe visaient à rendre hommage à M. Darwich qui, même de son vivant était absent de l’histoire qu’il avait écrit et qui a été revisitée par le plasticien et le calligraphe.

 

 

Vous avez « ouvragé ensemble à la manière des Moualakat ». Que recouvre ce terme et quelle est la signification de cette comparaison ?

Les Moualakat désignent les textes suspendus à la Kaaba, cette construction en forme de cube localisée à l’intérieur de la mosquée Sacrée à la Mecque (Masjid el haram). Ils prenaient la forme de joutes oratoires poétiques et autres qui avaient été remarquées, distinguées et primées. Ces textes étaient alors calligraphiés en lettres d’or et suspendus dans ce lieu qui était l’objet de vénération des tribus arabes avant de devenir le lieu symbolique de l’Islam.
La référence aux Moualakat a toute son importance car la Kaaba a été choisie par le prophète Mohamed pour être un lieu de pèlerinage et un centre culturel. C’est également l’endroit consacré à la prière. C’est le lieu du lever du soleil et là où on se tourne vers la lumière.

Dans l’introduction, Abdelkbir Khatibi (3) écrit : « les poèmes de M. Darwich et les gravures de R. Koraïchi ne sont pas dans un rapport d’analogie mais de parallélismes« …

C’est un peu comme les rails d’un chemin de fer. On a besoin des deux pour que le train avance. Elles sont obligées de se regarder sans jamais se toucher. Elles poursuivent le même but et arrivent à la même gare. Ce livre a regroupé quatre personnalités de renommée dans le domaine de l’art, de la littérature et de la pensée dans le monde arabe. Nous avions voulu donner à la Palestine et à son peuple ce qu’il y a de meilleur dans cette région du monde. A. Khatibi est marocain. H. Massoudy est irakien. M. Darwich est palestinien et moi, algérien. Ce livre est un acte de solidarité à l’égard de la Palestine. C’est ce que les pouvoirs politiques arabes n’ont pas encore réussi à offrir aux Palestiniens (4).

Pourquoi le choix de la gravure ?

On grave le marbre. Et graver, c’est laisser des traces pour la postérité. Les gravures du tassili existent depuis de très nombreuses années.
J’aurai pu opter pour des dessins et des peintures. Mais je voulais que ce livre soit gravé car je souhaitais créer un livre monumental à l’image des grands corans mamelouks. Mon travail a consisté à graver dans du métal, en l’occurrence le zinc. Creuser à l’intérieur, c’est reproduire le mouvement d’une charrue qui laboure la terre. Et pour les Palestinien-ne-s, le rapport à la terre, au labour, à la vigne, aux oliviers, aux orangers est fondamental. Dans les textes poétiques de Mahmoud Darwich, les noms de ces plantes sont très souvent cités.
Le travail de gravure se fait à l’envers. Il doit conserver le même souffle et la même rythmique. Lorsque j’ai travaillé sur les planches originales, j’ai commencé par le grand travail en noir qui structurait le mouvement général. La planche N° 18 intitulé Al Katil (5), par exemple met en perspective le signe d’un personnage dont on perçoit la tête, le corps, les deux jambes. Il a les mains levées et tient une arme. Dans cette planche, il ne s’agit pas de figuration mais de symbole qui crée une forme esthétique. Puis il y a une grande barre qui part de bas en haut, de haut en bas et de droite à gauche.
Chaque planche est différente dans la structure et la composition. Certaines sont très grandes. Elles ne sont faites pour être lues mais pour être regardées. Il s’agit là d’une écriture inspirée des Moualakat. Ces textes doivent être vus dans le sens des textes suspendus.
Lorsque je crée, je ne fais jamais de scène préparatoire. Je crée directement sur la planche. Chaque point que je pose en appelle un autre pour le balancer. Il s’agit vraiment d’un travail d’équilibre. C’est ma planche qui me donne le rythme.
Au fur et à mesure de l’avancement du projet, Mahmoud se rendait compte que le travail de gravure était un dur labeur et il ne comprenait que je fasse un travail de forçat sur un texte déjà écrit. Lorsque je lui expliquais ma démarche, il me disait « arrrête-toi. Tu en as déjà crée trois, six , dix… ». Je lui expliquais alors que je m’arrêterai que lorsque j’aurai atteint le chiffre vingt et un car tout mon travail est basé sur la symbolique des chiffres.

Les gravures mettent en scène des motifs architecturaux, des coupoles, des signes qui se juxtaposent, qui communiquent ; des traits symétriques, asymétriques. Certains sont indéchiffrables. D’autres sont illisibles. Les écritures sont inversées… Comment pourrait-on lire ces gravures ?

Lorsque je travaille et que par inadvertance il m’arrive de renverser une tâche sur l’objet de mon ouvrage, je ne l’efface jamais. Je l’interprète comme un moment particulier où ma main a tremblé ; un moment où il y a eu une émotion bien particulière. Ce geste singulier ne doit pas disparaître. C’est à partir de cette tâche que je continue à travailler car elle est née de cette vibration de l’espace.
Mes compositions se créent au fur et à mesure de l’avancement de mon travail. Et ce qui est surprenant pour moi, c’est que je ne vois jamais mon travail dans son ensemble dès le début. Ce n’est que lorsqu’il est fini et qu’il est soumis au regard des spectateurs que je découvre ce que j’ai crée. Très souvent, je suis étonné de découvrir tout ce qui m’a échappé et s’est fait malgré moi. C’est l’appel d’un signe à un autre signe qui me guide vers une voie à laquelle je n’ai jamais pensé.

Un état de transe ?

L’être humain est lui-même surpris par ce que son corps peut donner. Lorsque je crée, j’ai l’impression qu’il y a un fluide qui s’échappe de mes doigts. C’est comme un flux régulier, un peu à l’image d’un fleuve qui se déverse.
Je pense que tout être humain qui a une sensibilité a cette possibilité de créer pour peu qu’il ait les outils qui lui permettent de l’exprimer. En tant qu’artistes, nous avons la chance extraordinaire de pouvoir être dans cette liberté d’émotion et de création. C’est pourquoi il ne faut pas la négliger. Cette passion est entretenue et cultivée par le travail. Travailler sans relâche ! Tel est le grand secret !

 

Quelle est la signification du rouge sur les planches dont la surface blanche est gravée de traits tracés à l’encre noire ?

Je veux d’abord parler du noir et du blanc que j’utilise dans mes gravures. Le noir n’existe que parce que le blanc existe et vice versa. Le noir et le blanc symbolisent la lumière et le deuil.
Je viens d’un pays du soleil, le Sahara algérien.L’ombre et la lumière se côtoient quotidiennement. La dune e a une partie au soleil et une autre à l’ombre. On dirait un corps de femme allongé avec sa douceur et ses perfections de lignes. Le vent continue à la sculpter à l’infini du temps. Il ne peut y avoir de rupture entre la lumière et l’ombre car les deux sont intimement liées. Le même principe s’applique pour la coupole. Une partie est à l’ombre, celle qui rafraîchit, et l’autre versant est exposé à la lumière. Le noir et blanc sont des couleurs très difficiles à manier. C’est la trace parfaite.
Et quelque part, parmi ce blanc et ce noir, une tâche rouge attire le regard. On se demande ce qu’elle fait là. A partir de ce moment, c’est le rouge qui devient la lumière. C’est en quelque sorte un spot. De mon point de vue, ce rouge, c’est le sang versé des Palestiniens. Et d’une manière générale, c’est le sang des êtres humains, c’est-à-dire l’essence de notre corps car c’est cette substance qui nous fait vivre, fait battre notre cœur et irrigue notre cerveau. Cette tâche rouge présente sur toutes les planches, c’est le sang qu’on garde à l’intérieur de notre corps ou qu’on déverse.

Vos gravures sont des poèmes gravés qui proposent au regard « une cartographie picturale » de la Palestine en tant que nation en exil. Est-ce la manifestation de votre solidarité avec la question de Palestine ?

Je soutiens la Palestine. Je suis solidaire avec le peuple palestinien. Je suis algérien. J’ai vécu la guerre d’Algérie. Et de mon point de vue, il existe un lien très fort entre l’histoire de la Palestine et de l’Algérie. Par conséquent, le problème palestinien ne pouvait que m’interpeler. Je ne pouvais rester insensible à l’histoire particulière de ce pays et de ce peuple.
Les gravures regorgent de références à la Palestine. Au fil des pages, on peut trouver des passerelles avec l’histoire palestinienne. Presque toutes les planches suggèrent des talismans de protection pour les palestiniens car ils ont été déracinés, arrachés à leur terre comme on arrache un arbre.
Une Nation en Exil et La Qasida de Beyrouth seront exposés dans le futur musée qui sera construit prochainement à Ramallah à la mémoire de M. Darwich. Il y aura un grand jardin qui portera le nom de « jardin du poète », un amphithéâtre, des salles souterraines… Dans ce lieu de mémoire seront exposés les documents, les livres et les effets personnels de Mahmoud.

Quel regard portez-vous sur cette expérience de compagnonnage et d’amitié trente années plus tard ?

Dans le cadre de la réalisation de ces deux livres, mon expérience avec Mahmoud Darwich s’inscrivait dans le cadre d’un compagnonnage entre artistes créateurs. Mais Mahmoud est avant tout mon ami. Je ne parviens toujours pas à réaliser qu’il n’est plus là et qu’il ait pu nous quitter aussi rapidement malgré le fait qu’il ait eu plusieurs attaques cardiaques. Ce n’est qu’au regard de l’histoire qu’on peut inscrire le temps des événements.
Mahmoud nous a quitté physiquement mais il est présent parmi nous par sa poésie. Nous avons récemment inauguré la place Mahmoud Darwich à Paris. C’était un événement très émouvant et chargé d’émotion. Ses amis chers étaient présents. Il y avait Elias Sanbar, son ami et traducteur ; Farouk Mardam Bey qui était son ami et éditeur ; Ernest Pignon Ernest, plasticien qui a fait un travail sur Mahmoud Darwich à Ramallah, sur les murs durant la période d’encerclement.

Quels souvenirs gardez-vous de Mahmoud Darwich, l’homme, le poète et le militant ?

Mahmoud était tout cela à la fois. C’était un homme très élégant. Il adorait les belles chaussures. Il aimait la vie, faire la cuisine, manger, partager… Il était très généreux et avait constamment le souci d’être utile aux autres.
Il était aussi paradoxal. Il n’était pas facile et certaines personnes avaient tendance à le trouver abrupte et parfois même cassant. Mais je pense que c’était une manière de se protéger. Il avait besoin de s’enfermer dans son monde pour écrire.
Il n’était intéressé ni par le matériel ni par l’argent. Lorsque ses poèmes étaient piratés par des éditeurs clandestins, il avait tendance à dire que la poésie était faite pour être lue et que ce type de publication allait permettre au plus grand nombre d’ avoir accès à ses poèmes. Il voulait vraiment que ses textes soient accessibles à tout le monde.
Mahmoud aimait vivre et rire. Il avait beaucoup d’humour. Un jour, alors que nous nous trouvions dans la cafétéria d’un hôtel à Tunis, un marchand de jasmin nous avait accosté dans l’espoir de nous vendre sa marchandise. Le même soir, alors que nous dînions dans un restaurant au bord de la mer, nous vîmes le même homme qui essayait de vendre ses couronnes de jasmin. En le voyant, Mahmoud l’interpella et lui lança « toi, tu es comme le bon Dieu. Là où on va, on te trouve ! »
Mahmoud adorait les chats car ils représentaient pour lui le symbole de la révolte et de la liberté. Il disait « un chat peut toujours te griffer même si tu lui donnes ce qu’il désire. Il garde toujours sa fierté d’être chat. » La propreté du chat était un aspect qu’il appréciait beaucoup chez cet animal.
Il me racontait que lorsqu’il était en Israël et qu’il devait être emprisonné, il se sentait rassuré lorsqu’il partageait sa cellule avec un Kurde car les juifs kurdes avaient la réputation d’accorder une grande importance à la propreté.
Il me racontait également qu’il avait très peur de se retrouver en prison avec des prisonniers violents. Il m’expliquait que lorsqu’il était avec des prisonniers de droit commun, ses co-détenus finissaient par l’adopter et comme ils étaient analphabètes, ils lui demandaient de leur écrire des lettres pour leurs amoureuses. Il devenait ainsi leur écrivain public et le lien entre ces hommes et leurs amoureuses. La prison devenait pour lui un lieu de communication avec le reste des prisonniers et avec leurs femmes à qui il écrivait et qu’il ne connaissait pourtant pas.

Notes
1) Il s’agit du poème intitulé Bonjour Majed, p. 36
2) Le Kufi ou le koufi est une forme calligraphique arabe très ancienne qui provient d’une modification du syriaque ancien. Ce style a été développé en Irak dans la ville de Koufa. Les premiers exemplaires du Coran étaient calligraphiés suivant ce style.
3) Abdelkebir Khatibi est marocain. Il est décédé en 2009. Il était romancier, sociologue et spécialiste de la littérature maghrébine francophone. Il a contribué à l’élaboration de ce beau livre en écrivant le texte Comment fonder poétiquement une Nation en Exil ?
4) Abdellatif Laâbi a également participé à la réalisation de ce livre en tant que traducteur des poésies de M. Darwich. A. Laâbi est né à Fès en 1942. Il est poète et traducteur.
5) Ce titre fait référence au poème intitulé Le Mort N° 18, p. 28

Rachid Koraïchi : Bibliographie
Livres d’art :
* Les ancêtres liés aux étoiles, photographies de Ferrante Ferranti / textes de Farouk Mardam-Bey et Mohamed Kacimi, Éditions Actes Sud (Arles, France), septembre 2008, 42,00 €
* Les sept dormants, Editions Actes Sud, Novembre 2004, 448 p.- 69,00 €
* La poésie algérienne, coll. « Dada Il Suffit De Passer », Mango, juin 2003, 15,00 €

Poèsie : Extraits choisis

Contrepoint, À Edward Said

New York. Edward se réveille sur la paresse
de l’aube. Il joue un air de Mozart. Dispute
une partie de tennis sur le court de l’université.
Médite sur la migration de l’oiseau par-delà frontières et barrières.
Parcourt le New York Times. Rédige sa chronique
nerveuse. Maudit un orientaliste qui guide un général
au point vulnérable du coeur d’une Orientale.
Se douche. Choisit un costume avec l’élégance d’un coq.
Boit son café au lait et crie
à l’aube : Ne traîne pas…

Le lanceur de Dès

Qui suis-je pour vous dire
ce que je vous dis,
moi qui ne fus pierre polie par l’eau
pour devenir visage
ni roseau troué par le vent
pour devenir flûte…
Je suis le lanceur de dés.
Je gagne dès fois, je perds d’autres fois.
Je suis comme vous
ou un peu moins…
Je suis né près du puits
et de trois arbres solitaires telles des nonnes.
Je suis né sans flonflons ni sage-femme.
J’ai reçu mon nom par hasard,
par hasard, appartenu à une famille,
et hérité de ses traits, ses caractères
et ses maladies…

   
 

Mahmoud Darwich, Rachid Koraïchi, Une Nation en Exil – Hymnes gravés suivi de La Qasida de Beyrouth, Avignon, Actes Sud, 2010/Editions Barzakh, Alger 2009, 139 p.- 39,00 €

 

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Entretien avec Jacques Bonnaffé (L’Oral et hardi/Jean-Pierre Verheggen)

Petit retour sur une rencontre entre un poète et un comédien en compagnie de Jacques Bonnaffé

Sur la scène, Jacques Bonnaffé déploie une incroyable énergie qui électrifie littéralement la poésie de Jean-Pierre Verheggen – que déjà à l’état textuel on sent agitée d’une incoercible mobilité phonique et sémantique – et les textes qu’il a lui-même écrits, devenus, pour L’Oral et hardi, de remarquables écrins dramatiques.
À l’occasion de l’interview, dans l’espace d’accueil de la Maison de la Poésie, je découvre un homme tout en retenue, comme s’il devait recouvrir d’une pelisse protectrice une hypersensibilité sans laquelle il ne pourrait jouer aussi intensément mais qui, en même temps, le rend vulnérable. Ses propos, d’ailleurs, laisseront affleurer à maintes reprises cette sensibilité à vif, avec une telle pudeur qu’elle en devient plus aiguë – et plus émouvante.
La voix est ténue, et la parole est à l’opposé de celle de ces
bourreaux médiatiques que la télé rend volubiles. Il n’y a plus comme sur la scène proférations et grands gestes ; le corps est au repos, le discours réfléchi et sans hâte, qui souvent suspend les phrases – ce sont comme des blancs qui s’installent et confèrent aux choses dites leur capacité à émouvoir car y vibrent la fragilité, la violence des pleins-fouets avec lesquels sont reçues les atteintes. Au travers des phrases ainsi trouées de silences, ou dont la fin s’estompe dans une sorte de rêverie que tenterait de rattraper le regard qui part au loin, des émotions percent que l’on devine acérées – indicibles, fût-ce au moyen de ces termes enchanteurs reconstruits par Jean-Pierre Verheggen.

Comment avez-vous rencontré les textes de Jean-Pierre Verheggen ?
Jacques Bonnaffé :
J’étais curieux de découvrir la poésie contemporaine. Et puis ensuite, je crois qu’il y a eu un livre, que j’avais aperçu à la librairie Wallonie-Bruxelles et dont j’avais trouvé la couverture assez rigolote : on y voit un gros poisson sur le point d’en avaler un plus petit qui lui-même en convoite un plus petit, lequel va mordre à un hameçon. Le livre s’appelait Le Degré Zorro de l’écriture, et j’y ai découvert des jeux de mots qui accrochent l’œil. Pourtant, je n’ai pas de goût particulier pour les jeux de mots ou les astuces de langage – avec des romans comme ceux de San Antonio, par exemple, je ne suis pas sûr de poursuivre ma lecture au-delà de deux ou trois chapitres. Mais là… Il développe des discours à n’en plus finir, il est d’une force étonnante ! Je me demandais quels comptes il pouvait bien avoir à régler avec la langue, mais en fait il s’agit d’inventer un compte, avec de vieux procédés, antérieurs à Rabelais, grâce auxquels on peut se réjouir de la langue. Et pour cela, il suffit de faire travailler la magie d’un défilement, d’une profération, au lieu de ne solliciter que la machine à raisonnement. Ce qui frappe surtout, c’est que c’est un poète, même s’il n’en a pas les contours habituels, même si ses textes paraissent n’être pas aux normes de la poésie – il n’est pas occupé à constituer un recueil de quelques instants, de quelques pages suprêmes et essentielles, il cherche plutôt à donner tous les détails de ce qui l’entoure ; il capte des mots, des situations vues, vécues, en dehors des principes de préférences ou de choix…

Jean-Pierre Verheggen a un regard paisible sur le monde, même s’il est parfois débordant, irrespectueux – et c’est ce qui m’a séduit. Il peut apparaître comme un énergumène, mais dans tout ce qu’il a retourné, dans ces formes irrégulières qu’il a créées, on se rend compte que les écritures classiques ne sont jamais loin. C’est comme s’il avait une expérience épidermique de toutes les formes poétiques, de tous les modes de versification. Pourtant, il donne l’impression de faire n’importe quoi… sauf que son n’importe quoi n’est pas n’importe quoi. Un peu comme un danseur, dont les mouvements apparemment désordonnés sont en fait très précisément chorégraphiés. Il y a, pour moi, de très fortes résonances réciproques entre les textes de Jean-Pierre et les poèmes classiques ; tout d’un coup, grâce à lui, je me suis défait du jugement critique que j’avais sur les anciens poètes, mais j’ai acquis un regard plus lucide sur certains écrivains contemporains qui prennent des poses officielles et se présentent comme les tenants de « quelque chose ». Ce ne sont pas forcément des imbéciles, au contraire – ce sont en général des gens très intelligents mais qui se cantonnent dans l’autosatisfaction, dans une espèce de pose littéraire se donnant comme un accessoire, comme un colifichet du bel-esprit. Ils adoptent une sorte d’affectation orale, comme s’il suffisait d’une certaine distinction de langage, d’un enflement de la parole, pour faire accroire que l’on a de l’esprit – alors qu’on en est dépourvu. Ces gens-là sont dans une position d’emprunt, là où ne sont pas, justement, ceux qui écrivent de la poésie aujourd’hui ; ils se jettent complètement dans leur recherche avec un courage, une détermination qui m’impressionnent.

Écrire de la poésie aujourd’hui, selon vous, ça relève de l’immersion ?
Oui…

Un peu comme le travail du comédien ? En tout cas, à vous voir sur scène, on a le sentiment que vous êtes en immersion totale…
C’est le cas… Écrire de la poésie, et jouer, c’est imaginer avoir été enfiévré, empoisonné même par ce qu’on approche, ce qu’on veut saisir ou décrire et que l’on puise autour de soi, dans ce que l’on observe. Ce qu’on veut saisir, c’est aussi dans les mots qui servent d’intermédiaire à ces perceptions. Mais il y a l’empêchement des mots ; les concepts ne suffisent pas : on cherche quelque chose qui précède la définition du mot et qui peut être dense ou qui peut-être rugit, ou qui est peut-être d’une force qu’on voudrait presque animale même si on n’est plus de la horde. On se dit qu’il y a une trace ancienne du mot qui doit surgir encore, et c’est pour cela qu’il y a un désir poétique, que ne satisfont pas toujours les transactions de langage, parfois utiles, parfois jolies… Lorsqu’on entend un très ancien poème et qu’on est ému par lui, ce n’est pas tant pas sa vieillerie, sa petite capacité de réveiller une émotion ancienne, une chanson – médiévale comme l’appelait Verlaine – qui nous frappe mais l’espèce de force impérieuse du langage qui subsiste ; une force qu’on n’arrive pas à bien définir mais qui est très impressionnante.

Sur une scène – qui est un domaine un peu sacré – nous autres comédiens cherchons non pas à transmettre une information, mais à déclencher quelque chose, à « réveiller les morts », si l’on veut, à l’aide de procédés un peu étranges, un peu magiques. Et la poésie de Jean-Pierre Verheggen a cette vertu-là : réveiller quelque chose ; c’est une parole qui brusquement émerge du brouhaha ambiant, de ces flots de paroles vides, pseudo-expertes mais qui en fait ne disent rien et restent pléonastiques. Ses textes ouvrent les oreilles, font revenir à un stade où l’on s’étonne de la langue, où elle se construit sans éviter de tomber dans la maladresse, hors de toute maîtrise… Il invite à avoir le courage de redevenir un « handicapé de la langue », un languedicapé. Par exemple, il cajole les lapsus ; au lieu de chercher à les expliquer, à nous en délivrer, il les cultive et nous les fait aimer. Je pense qu’il est l’héritier d’une certaine culture belge de l’aphorisme, cette petite phrase qui, sous son apparence d’accident, semble dire beaucoup plus que la réalité qu’on allait énoncer. Il y a des phrases qui sont à crever de rire – « Les cannibales n’ont pas de cimetières », ou bien celle-là, de Scutenaire : « L’Autriche, l’homme aussi » – dont on ne sait plus très bien ce que ça veut dire, on ne sait pas non plus d’où c’est parti ni où ça arrive, mais on les note au réveil… Puis, 4 ou 5 heures après, on se demande ce qu’elles peuvent bien signifier…

Lorsque vous évoquez ces « paroles vides », ce « brouhaha ambiant », je suppose que vous vous référez, si j’en juge par le début de votre spectacle, aux discours politiques et médiatiques ?
Oui ; je pense que les politiciens ont dévoyé la langue. Ils adoptent un ton, mais il n’y a plus rien à l’intérieur ; ils ont perdu le contenu. Ils sont dans un procédé de « communicance » où ce ne sont plus eux qui s’occupent de trouver ce qu’il faut dire mais des « spécialistes en communication ». Ces spécialistes leur dictent ce qu’il est bon de dire, ce que, selon eux, les auditeurs souhaitent entendre. Ils ont l’air si peu concernés par ces discours qu’ils prononcent ! On a parfois envie de leur dire qu’ils ne devraient pas se sentir obliges de lâcher leurs allocutions, comme ça en passant vite fait pour ensuite aller ailleurs, prononcer d’autres discours tout aussi vides…
Il arrive régulièrement qu’avant une représentation, un responsable politique vienne faire une annonce officielle puis qu’il disparaisse ensuite, appelé par d’autres obligations… Cela m’amuse beaucoup ! Je trouve ça assez croquignol d’entendre ces personnes-là parler de culture alors que très peu d’entre elles assistent au spectacle… C’est pour ça que j’ai eu envie de jouer avec ce type de personnage, qui vient en coup de vent faire une déclaration solennelle puis s’éclipse pour partir ailleurs et faire acte de présence dans d’autres manifestations. Et puis ce genre d’adresse directe au public m’intéressait, pour cette ivresse qu’elle semble procurer, et pour la part de ridicule qu’elle a, qui est donnée en partage à tous. Ces gens qui finissent par être intoxiqués par leur propre parole, ces cinglés notoires qui sont capables de faire des discours de 6 ou 8 heures sans s’arrêter – comme certains dictateurs, qui éprouvent le besoin de tenir sous le joug de leur rhétorique des peuples entiers – me fascinent ; je pense également à ces bourreaux médiatiques – vous voyez de quels bonshommes je veux parler… – qui sont de véritables « imbus de parole »… Ils disent que c’est la télé qui les rend comme ça, à la fois euphoriques et volubiles… La télé est un instrument très curieux, qui ne laisse pas de place pour se remettre en cause.

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Comment avez-vous cheminé, à partir du Degré Zorro, à travers les textes de Jean-Pierre Verheggen ?
Jacques Bonnaffé :
 
J’ai lu d’autres livres, et certains textes me revenaient sans cesse à l’esprit, j’avais plaisir à me les remémorer, à les faire défiler dans ma tête. Puis je me suis mis naturellement à les apprendre, en m’étonnant de les sentir resurgir à tout moment – en marchant, dans le train… C’était un peu comme apprendre une autre langue : on commence à parler une langue étrange, qui est à la fois à soi et à un autre, et on se complaît à en chanter la musique dès qu’on a trouvé une cour – basse-cour ? Belle cour ? – au milieu de laquelle on puisse bomber un peu le poitrail… Mais c’est le jeu du comédien !

Quand j’ai découvert la poésie de Jean-Pierre Verheggen, je jouais l’homme politique en campagne – je faisais des allocutions et, quand je donnais mes spectacles en plein air, j’arrivais sur le lieu de représentation en voiture, j’en descendais le portable collé à l’oreille et je serrais des mains, je saluais les uns et les autres, je demandais aux gens de leurs nouvelles, etc. Puis je commençais mon discours – j’avais écrit ça en assemblant des phrases rigolotes, ou absurdes, que j’avais puisées dans les discours que prononce le maire de Champignac, dans les aventures de Spirou. Je faisais le parleur un peu cinglé, fou de rhétorique… Progressivement, je me suis mis à enchaîner avec des textes de Verheggen, qui se prêtaient bien à la situation du spectacle puisque ce sont, en général, des discours, des proférations – ses poèmes ressemblent davantage à ce que peut lancer tout à coup un convive qui se lève au beau milieu d’un banquet qu’à des méditations intérieures ! D’ailleurs, il ironise souvent sur sa propre posture d’éloquence, comparable à celle d’un tribun en chaire, forcément au-dessus de l’auditoire, à jeter ses poignées de mots… 

À force de lire ses textes, et d’être surpris par mes réactions vis-à-vis de quelques-uns dont je me rappelais longtemps après les avoir lus pour la première fois – je les redécouvrais complètement ; certains ne me parlaient plus tandis que d’autres me revenaient avec un impact différent – l’idée s’est imposée de faire un montage destiné à la scène. Le spectacle s’est écrit progressivement, à partir de choses qu’on a faites ensemble – lectures publiques, banquets littéraires, performances, interventions au cours de manifestations sérieuses comme le Printemps des Poètes, où ses textes ont tout à fait leur place parce qu’ils relèvent du travail poétique, malgré leur côté hors cadre. Au fur et à mesure, j’ai pu me rendre compte qu’il y avait des connivences entre certains texte, que d’autres au contraire s’opposaient… puis je percevais les endroits où l’on pouvait couper – parce que chez Jean-Pierre, on est obligé de tailler, d’extraire… On voudrait le citer tout entier qu’on n’y arriverait pas !

Dès que j’ai commencé à faire le montage j’ai eu envie d’intégrer d’autres paroles poétiques, plus conventionnelles, parce qu’elles entrent en résonance avec les textes de Jean-Pierre – je cite des vers d’Emile Verhaeren, de Marceline Desbordes-Valmore… Évidemment, j’ai évité les écritures trop fadasses, les creuses, celles que produisent ces rimeurs faciles que Jean-Pierre a dans le collimateur dans le passage où il s’adresse au slameur ; c’est une sorte de manifeste, tiré de Sodome et grammaire, un de ses derniers bouquins, où ce ne sont pas vraiment les slameurs, ni les rappeurs qu’il égratigne, mais l’espèce de complaisance qu’il y a dans ce milieu à s’imaginer qu’on « fait de la poésie » parce qu’on accroche deux-trois rimes et que ça balance bien…
Son attaque reste quand même fraternelle ; il est assez vache envers le style pompier et narcissique, inhérent au rap et au slam, mais son poème – qui est très long et dont je ne dis qu’une partie dans le spectacle – se termine sur sa propre remise en question : il se demande si, au fond, son regard n’est pas celui d’un vieux schnock et si ce n’est pas lui qui devrait se taire…

Avez-vous travaillé seul au montage, à l’assemblage des textes ou bien Jean-Pierre Verheggen vous a-t-il accompagné d’une façon ou d’une autre ?
Non, le montage, c’est ma part d’écriture ; j’ai décidé de la succession des textes, des autres voix poétiques que je souhaitais mêler à celle de Jean-Pierre, et les quelques « raccords » que j’ai introduits sont mes propres impressions de lecteur qui a une certaine habitude des poèmes de Verheggen. Le montage d’un spectacle comme celui-ci est le seul moment où je me retrouve face au mur, obligé de « rendre ma copie »…

Vous allez bien au-delà de la profération poétique ; vous utilisez la totalité de l’espace scénique, vous jouez même depuis – et avec – les coulisses… J’imagine que ces trouvailles de jeu qui collent si bien au texte sont venues petit à petit ?
Ne pas être immobile n’est pas forcément une qualité ! L’hypermobilité est parfois un danger, elle risque d’embrouiller la langue. Mais ici elle s’est imposée parce que j’ai l’impression de traverser une suite de dépressions… des phases joyeuses, puis terriblement tristes. Je ne peux pas dire ces textes sans éprouver, tout au fond de moi, ces deux extrêmes-là : une espèce de chute dans le vide, d’immense cri, d’immense tristesse inconsolable et en même temps de joie dérangeante ; c’est ce mélange qui rend mobile sur scène. Tous ces textes ont des danses différentes. Par exemple, il y en a un qui parle d’Artaud et qui, tout d’un coup, vous fait froid de l’intérieur, vous oblige à aller jusqu’au bout de ce que vous dites au point d’y trouver quelques convulsions « boyautiques » qui viennent du ventre. Puis brusquement il y a des textes posés les uns à côté des autres qui reprennent un ton professoral, comme des énoncés un peu savants, démonstratifs, qui me servent de transition et ménagent des ruptures de rythme.
Il y a dans cette parole de scène quelque chose qui appartient au discours de place publique, au talent du baragouineur, du camelot, de celui qui, par sa capacité à occuper tout le terrain oral, peut réussir à vous convaincre d’acheter n’importe quoi. C’est un travail assez virtuose, et plein de rouerie. Mais contrairement au camelot, le comédien peut, lui, en montrer quelques ficelles… Pour moi, jouer ne revient pas à être un alpagueur, une grande gueule ; c’est passer par différents états – être brusquement touché par un truc alors qu’on était dans l’extériorité, la superficialité du domaine précis de la scène, où traînent toujours des zones d’ombre.

À aucun moment on n’a le sentiment que vous interprétez un personnage ; il m’a plutôt semblé – même au début quand vous « faites » l’homme politique, ou à la fin quand vous racontez l’histoire de Cafougnette et de son comparse, que c’est à une langue, à une façon de parler que vous donnez chair ; c’est davantage une musique verbale que vous rendez vivace plutôt qu’une enveloppe humaine archétypique…
En effet, il n’y a pas de personnages et c’est cela qui atteste que je suis bien dans le domaine poétique plus que théâtral.
Au théâtre, il y a comme un contrat, un pacte entre le comédien et le spectateur stipulant que ce dernier va croire à l’histoire qui lui est proposée, à l’enveloppe que revêt le comédien – par le truchement du « personnage », du processus de personnification, l’acteur s’efforce de faire remonter un passé, peut-être de lui donner une forme de présent. Mais il n’y a pas besoin de laisser subsister l’écriture. Il en va autrement avec la poésie : on commet un acte de parole qui doit faire entende ce que l’écriture, malgré tout mauvais traitement, possède – et il arrive que la meilleure façon d’y arriver, d’être dans le juste avec ce qu’exprime l’écriture ce soit de marmonner le texte ; or ce type de diction n’est pas possible au théâtre. Incarner un personnage, c’est tenir une position constante ; c’est dire, au départ, « Je suis M. Toto » puis développer ce « M. Toto » qui fera ceci ou cela. On ne peut pas avoir cette posture-là avec un poème : il faut être la parole de M. Toto en train de se dire « je suis la parole de M. Toto et quand je parle, ça dit telle et telle chose » ; on doit se situer dans la distanciation – c’est une sorte de stéréophonie, dont on peut détacher une piste de temps en temps… C’est avec ce détachement que j’ai abordé le politicien – je n’avais pas envie, en construisant ma petite histoire, de boucler une anecdote ; je pensais plutôt à m’ouvrir de petites échappées, à suivre, par ramifications, les différentes voix que je percevais et que je reconnaissais… Tous ces glissements de pistes, de sons, c’est le jeu de la langue, et la poésie permet d’en rendre compte. Elle fait entendre son propre instrument : des paroles qui sont là dans le moment où on les prononce et qu’on peut faire revenir puisqu’elles sont écrites. Je suis toujours un peu réticent par rapport à l’habillage dont on revêt parfois la poésie sur scène, avec jeux de lumière, scénographie complexe, etc. On se laisse prendre au piège du contenu, de la comptine, et on oublie que ce ne sont que des paroles…

D’où vient le titre du spectacle ? On entend bien la référence à Laurel et Hardy, mais j’imagine que ce n’est pas la seule chose à entendre ?
En effet ; j’aime bien – comme Jean-Pierre, d’ailleurs – les masses d’allusions et de références que traînent la plupart des mots derrière eux. Là, évidemment, on entend Laurel et Hardy – je les apprécie beaucoup, ces deux-là ! – et comme ce sont des comiques, on se dit que le spectacle doit être de la même famille, que ce ne sera pas triste… Puis on entend aussi que « l’oral » est « hardi », avec une faute de français puisque l’on a écrit ET au lieu de EST. Et avec Jean-Pierre, l’oral ne manque pas de hardiesse. Chez lui, c’est essentiellement l’oralité qui est sollicitée ; il a souvent insisté sur la nécessité absolue de l’oralité, dans sa poésie ou au-dehors d’elle, en s’amusant de ce qu’on doit la sortir par la bouche alors qu’on ne peut l’écouter que par l’oreille – je pense justement à un très joli poème qu’il a écrit sur l’oreille…
Outre ces jeux de langue, le titre se réfère à l’acte d’être sur scène pour dire un texte : ce n’est pas une situation facile, même si les gens souscrivent sans trop s’interroger à cette convention théâtrale qui les installe dans une salle face à un type qui se met à parler. Non, ce n’est pas facile du tout ; monter sur une scène et prendre la parole reste un geste hardi. Et si rien ne justifie cette prise de parole – comme dans ces one-man-shows où tout d’un coup le spectateur se demande « Mais pourquoi il parle depuis dix minutes ? À qui il s’adresse ? Qu’est-ce qui a déclenché sa parole ? » – il manque un truc…

 

Est-ce que ce travail sur ses textes a débouché sur une certaine amitié avec Jean-Pierre Verheggen ?
Ah oui ! Une amitié qui de plus s’est trouvée amplifiée parce qu’on a des voisinages : j’allais très souvent en Belgique quand j’étais môme mais pas dans la région de Namur, dont il est originaire. En revanche lui connaissait bien mes voisins, les gens « de mon endroit », comme on dit – c’est-à-dire les Picards, les gens du Nord, les Ch’timis… J’aime beaucoup la qualité de notre affection ; on a passé une sorte de pacte concernant ce que l’on peut se dire, ce qui appartient à nos admirations communes… Ce n’est pas très facile à exprimer, mais disons qu’évoquer ensemble des artistes qui nous émeuvent l’un et l’autre nous réconcilie – ce serait trop aigu, trop à vif si l’on en restait aux histoires que l’on se raconte… Mais on échange quand même pas mal de blagues !

 

Pourriez-vous faire, « à mots levés », un portrait de Jean-Pierre Verheggen ?
Oui je veux bien… même si c’est un exercice que je trouve un peu délicat…
C’est un lecteur très malicieux, mais que j’aurais imaginé plus proférateur, plus violent dans sa manière de dire. Il est au contraire d’une grande douceur, une douceur joueuse, presque enfantine – ce qui ne l’empêche pas de dire de sacrées vacheries !
Je le sais aussi très nerveux ; quand il est sur le point de passer la porte il devient très volubile ; pourtant c’est quelqu’un qui échange très librement, qui met tout le monde à l’aise. Il accoste sans arrêt les gens dans la rue ; même quand il sait parfaitement où il est, et où il va, il demande son chemin aux passants, probablement pour déclencher ces choses inattendues qui surgissent de la langue parlée. Parfois il s’emballe ; le névrotique textuel pointe et la mitrailleuse part… mais chez lui, cette forme de parole ininterrompue reste légère – il arrive quand même qu’on finisse par lui dire « Stop, Jean-Pierre ! » Parce qu’il ne poétise pas en continu, oh non ! Il est souvent très terre à terre et parle de choses très pratiques. Sa marotte, ce sont les horaires de train ; son goût pour la précision ferroviaire tournerait presque à l’obsession…

 

   
 

Entretien réalisé par isabelle roche le 25 septembre 2008 à la Maison de la Poésie, Passage Molière, 157 rue Saint-Martin, 75003 PARIS

 
     
 

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Entretien 3 avec Pierre Bonnasse (Happy Hooker’s Hand)

Qu’il écrive ou qu’il parle, Pierre Bonnasse a toujours la poésie à fleur de mots. Leur(s) sens croî(issen)t et s’approfondi(ssen)t…

Nous rencontrions Pierre Bonnasse pour la première fois il y a un peu plus d’un an, à travers un entretien qu’il avait accordé à Stig (en deux parties, l’une ici et l’autre ) peu après la publication de son anthologie Les Voix de l’extase. Se déployait de bout en bout une parole magnifique, déliée et profonde. Le charme continua d’opérer chaque fois que Pierre écrivit pour Le Littéraire – des articles où l’analyse se coule sans le moindre embarras dans un phrasé toujours poétique…
Cumulant aujourd’hui, autour de son travail d’écrivain (vous trouverez sa bibliographie à la fin de la seconde partie de cet entretien, à compléter par une visite sur son site), les fonctions de directeur de collection chez Dervy Livres et d’animateur d’atelier d’écriture à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, Pierre réussit malgré tout cet été à dégager quelques heures pour une longue conversation à propos de son recueil Happy Hooker’s Hand qui, de là, dévia bien plus loin… Il prit ensuite le temps nécessaire pour adapter la belle spontanéité de l’échange oral aux exigences de la forme écrite sous laquelle l’entretien allait être publié. En résulte ce qui suit… une parole admirable, mi-écrite mi-parlée, parée de citations-lumières comme une étoffe fine l’est de broderies. Je pense alors à quelques syllabes – « chrysolalie » – qui pourraient correspondre à la façon dont Pierre orchestre les mots en un beau flux… Écrite ou dite, sa parole est comme l’or, chatoyante et poétique. Toujours soucieuse de véhiculer du sens, elle laisse néanmoins s’ouvrir sous le fragile épiderme des mots connus les abîmes du monde.

I – Quelques mouvements de bouche pour parler d’une main

Les lecteurs du Littéraire te connaissent déjà grâce à tes articles et au long entretien que tu as accordé à Stig à propos de ton anthologie Les Voix de l’extase. Aujourd’hui tu viens de publier un recueil poétique aux éditions éoliennes, Happy Hooker’s hand. Que représente la poésie pour toi ?
Pierre Bonnasse :
Avant toute chose, je tiens à te remercier infiniment pour cette suite. Car c’est de cela dont il s’agit. D’une suite, que je vais tâcher de circonscrire avec ton aide. Je considère l’entretien, je l’avais déjà dit, comme un exercice littéraire à part entière, comme un exercice rassembleur et conciliateur dans lequel tout est permis, ou presque. L’entretien est un échange « i shin de shin« , « de mon âme à ton âme », pour reprendre une expression du bouddhisme zen. Il incite à la sincérité, à la transparence et à la vérité – bien que dans ce cas précis, il soit encore aisé de mentir. L’entretien pousse les limites et les dépasse, les enjambe, parfois en les piétinant, parfois en grand écart ; il incarne l’échange dans la dimension merveilleuse du chant, participe à un fabuleux concert d’échos dans la résonance orale de l’écrit. C’est donc encore et toujours de tout cœur que j’entre « dans les cordes » (pour reprendre l’intitulé de votre rubrique), avec dans le corps la certitude de celui qui croit encore pouvoir mener son combat jusqu’au bout.

La poésie représente à mes yeux – ou plutôt est – un exercice et une attitude, je dirais même une Voie. Elle peut témoigner d’une certaine qualité d’être, d’une certaine façon d’incarner la parole. C’est à travers la poésie que j’ai véritablement été initié à la littérature, et mes premières publications ont été des recueils poétiques. Publier ce recueil signifie donc pour moi renouer avec mes premières « amours ». La poésie permet d’aller jusqu’aux extrêmes limites du langage, et d’exprimer ce qu’il est impossible de dire si l’on se contente d’emprunter la voi(x)e du roman ou de l’essai. À la suite d’autres poètes, je conçois la poésie comme une voie initiatique, à même d’amener à une meilleure connaissance de soi. Écrire de la poésie, c’est plonger en soi, consentir à l’introspection. Michaux a écrit un recueil intitulé Épreuves exorcismes – je pense en effet que la poésie est une épreuve, un exorcisme… et bien plus que tout cela, elle est aussi une expérience totale : René Daumal a bien montré qu’elle était aussi un exercice spirituel, une forme de travail sur soi, la seule peut-être en littérature, à pouvoir porter en elle cette aptitude à exprimer et à transmettre ce que les Hindous appellent la « Saveur », en d’autres termes, l’ « essence du poème », c’est-à-dire, chez le poète, le « germe » d’une compréhension enfin devenu « lumineux », lequel s’accroît et s’exprime depuis ce que les Bouddhistes appellent le « visage originel ».
Pour reprendre la célèbre expression rimbaldienne, la poésie « fixe » un « vertige » puis tente de toutes ses forces de l’exprimer, de le transmettre. Plus simplement, un « goût » : car qu’est-ce qu’une expérience si ce n’est une réalité entièrement et objectivement éprouvée avec la totalité de l’être ? Partiellement abordée par une personnalité tronçonnée et changeante, cette « saveur » ne peut être que subjective… Je crois que la poésie doit être au service de la connaissance, elle doit servir le sens dans la résonance des sons pour nous faire goûter la saveur. Peindre, écrire, me parcourir : là est l’aventure d’être en vie disait encore Michaux. Qu’est-ce qui est le plus important finalement, la poésie ou l’expérience poétique ? Certaines personnes n’ont jamais écrit un seul vers de leur vie et pourtant vivent de façon permanente dans le Poème. La poésie est avant tout une attitude, une façon de voir le monde, un regard sans cesse renouvelé sur soi-même et sur les choses. En tout cas, c’est mon sentiment.

Quand as-tu le sentiment de te livrer à l’introspection ? En lisant des poèmes ou en écrivant ?
Lire et écrire de la poésie sont deux expériences totalement différentes – sauf dans le cas où la lecture est vécue comme une ré-écriture ; mais même dans ce cas précis, l’expérience n’est fondamentalement pas la même, bien que les deux se vaillent certainement. Il faudrait s’interroger plus longuement pour y répondre objectivement. Donner et recevoir peuvent parfois se confondre, l’un participant à l’autre, l’un impliquant l’autre. En lisant un poème, on aperçoit des choses que l’on n’avait pas vues auparavant parce qu’en écrivant, le poète parvient (parfois) à les montrer, à les tirer de l’invisible. Un adage zen dit que quand le maître montre la lune de son doigt, l’idiot regarde le doigt. Et Serge Pey que la bouche est une oreille qui voit plus loin que l’œil… On touche là à une notion fondamentale : la parole, l’écriture poétique permet parfois de voir. Je dis bien parfois, parce que n’est-ce pas là, comme l’écrit justement Daumal dans La Guerre Sainte, notre grande maladie de ne parler pour ne rien voir ? Cela dit, Peter Brook écrivait dans ses réflexions sur le théâtre, que l’intérêt de l’œuvre d’art réside dans le fait qu’elle pose des questions.
En poésie, l’acte d’écrire dépasse la simple catharsis ; il permet de voir à l’intérieur de soi et à l’extérieur – il trace une voie de développement, de changement, de transformation. Pour être précis, je dirais même : de transmutation. Car la poésie relève concrètement de l’opération alchimique. À chacun de trouver son athanor et d’apprendre à le faire fonctionner. Mais il faut certainement veiller à ne pas aller le chercher trop loin… Ni l’écriture didactique ni l’écriture romanesque ne peuvent capter ces vertiges fixés – sauf si, condition sine qua non, la poésie participe à cette écriture. La poésie est saisissement, divulgation d’un ici et maintenant, elle dévoile ce qui est caché – paradoxalement, elle montre à l’aide de mots ou de tournures occultes… Mais semble-t-il, d’autres formes ont cette capacité de dévoilement et de transmission. Incontestablement, les mythes et les symboles possèdent en eux cette force de transmission, et constituent de merveilleux véhicules aptes à transmettre une connaissance, id est si l’on s’en tient aux étymologies et à l’expérience, une conscience…
Quant à ce sentiment de se livrer à une introspection, pour répondre à ce « quand », je dirais que principalement, ce n’est ni en lisant ni en écrivant, mais en amont de toute lecture et de toute écriture que se réalise l’essentiel, même si ce qui compte le plus finalement, n’est ni le « quand » ni le « pourquoi » ni même le « où » – quoique… – mais essentiellement le « comment ». Et il en va de même, je crois, pour toutes les choses de la vie… non ? La lecture, et surtout l’écriture, ne sont qu’un approfondissement, une tentative de justement exprimer ce qui a été vu au moment de l’introspection proprement dite (étymologiquement « regarder à l’intérieur », c’est-à-dire dans le sens d’une observation de soi directe et non d’une quelconque analyse, laquelle ne constitue pas l’essentiel et laquelle ne vient bien qu’après, s’il en est) ; cette observation de soi, radicalement et résolument trans-littéraire, ne se substitue à rien finalement, mais se rajoute à tout… Quant au rôle du lecteur, je crois, il est de trouver ce que les Hindous appellent « l’épée du poème », c’est-à-dire le passage essentiel et pratique. Daumal a très bien parlé de toutes ces questions. Je vous invite à le lire, à justement saisir « l’épée » qu’il nous tend.

Peu importe le flacon tant qu’il y a l’ivresse
Peu importe la tour tant qu’il y a de l’or

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Dans Happy Hooker’s Hand, tu fonds ensemble poésie, alchimie et érotisme. Selon toi, une alchimie, une poésie où il n’y aurait pas trace d’érotisme sont-elles concevables ?
Pierre Bonnasse :
Oui, bien sûr, et heureusement ! La liaison alchimie-poésie-érotisme est propre à ce recueil. Il est certes nourri d’érotisme, notamment par ce thème de la « putain », et il comporte des références à Nicolas Flamel, mais il ne s’agit pas d’une poésie érotique au sens conventionnel de l’expression… Érotisme et alchimie se situent dans une sorte de second degré ; la sensualité gît surtout dans l’acte d’écriture, dans certains mots, aussi, qui n’ont pas de signification spécifiquement érotique. Ce recueil est une sorte de grand jeu – un groupement d’alchimères, comme l’indique le sous-titre – où circulent les forces flaméliques qui participent à créer l’œuvre au rose – l’union de l’alchimie et de l’érotisme dans le poème. André Breton, qui était aussi fasciné par Flamel et la Tour Saint-Jacques, n’a-t-il pas écrit que la poésie se fait dans un lit comme l’amour ? Un clin d’œil – aussi et entres autres – à la poésie de James Douglas Morrison dans laquelle ces composantes sont inextricablement liées ; de plus, Jim est mort à 27 ans, c’est-à-dire à l’âge où j’ai publié ce livre. C’est l’année des renaissances – littéralement et dans tous les sens rimbaldiens et non rimbaldiens du terme…

Haïkus kokins
Création de l’œuvre au rose
Orgasme cosmique —

Outre l’érotisme et l’alchimie, la thématique urbaine – on va d’Amsterdam à Paris – est très importante…

Dans les veines de la ville
S’écoule le sang sacré
Du souvenir

Oui, en effet… Je suis fasciné par l’idée du « ventre-ville » : la ville nous avale et nous digère, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. Toute notre littérature en témoigne. La ville est aussi un athanor, elle est le lieu des conversions qui transforme celui qui la traverse. Et bien que la plupart l’ignorent, cet athanor en contient des milliers d’autres faits de chair et d’os et de tout plein de fonctions merveilleuses, lesquels ont aussi leur respiration propre. Paris et Amsterdam sont deux villes que j’aime beaucoup, ou plutôt qui se situent radicalement au-delà du « j’aime/je n’aime pas » ; elles sont pour moi de puissantes sources d’inspiration ou plutôt de véritables viviers dans lesquels on peut certes se nourrir mais surtout dans lesquels on peut réellement apprendre à pêcher, pour faire référence à l’adage de Lao Tseu. Les vibrations y sont puissantes et force est de constater d’une singulière qualité, d’une densité non pas démoniaque mais littéralement et dans tous les sens encore : démonique. Ici, je vous renvoie à Victor Hugo, entres autres encore.

Je cherche

Le chaos vivant des images et des lettres
Pour y puiser la Force vive de la ville
Qui préside aux métamorphoses des dieux
Dans l’athanor humain

C’est d’ailleurs à Amsterdam que se trouve l’origine du titre du recueil… À proximité de la plus vieille église de la ville – aujourd’hui en plein cœur du quartier des prostituées… – le passant attentif qui regardera au sol apercevra, par temps de pluie, une main de fer posée sur un sein, comme émergeant des pavés… On a l’impression que, sous la flaque d’eau, un corps est enseveli, prisonnier de la pierre. C’est saisissant ! J’avais pensé utiliser une photo de cette étrange sculpture amstellodamoise pour la couverture du recueil mais l’éditeur a préféré photographier un modèle « vivant » prenant une pose évoquant cette main de fer. C’est certes plus sensuel – et la symbolique demeure, en doublant le sens d’une profondeur nouvelle. Nous avons tout de même conservé une photo de la sculpture à l’intérieur du recueil. Cette main est devenue The Happy Hooker’s Hand – la main de la pute heureuse. L’allusion à ce point géographique très précis n’est pas explicite dans le texte, mais elle apparaîtra tout de suite à quiconque a vu cette main de fer. Quant au sens profond, il est enterré plus profond encore, comme l’os… Comme le soulignait Mallarmé, Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère. Peut-être, comme ce sein…. Quant à savoir si tout cela est sacré, peu importe finalement : ce qui compte est le secret, scellé par un sceau silencieux…

Si j’arrache le pavé qui te sert de prison
Je pourrai voir peut-être la magie émerger

Et pourfendre enfin le corps glacial
De la putain pétrifiée —

Dans la mise en page, ton recueil reste relativement classique, avec des vers, des strophes, il n’y a pas d’élucubrations graphiques… Tu as donc un souci de lisibilité ?
Oui ; et je tiens beaucoup à ce mot « classique » que tu viens d’employer… parce qu’au milieu de mes vers libres, j’ai glissé çà et là quelques alexandrins, que le lecteur attentif pourra déceler dans la chair même du texte. L’alexandrin me tient à cœur et au corps parce qu’il est particulièrement signifiant, très musical, avec une grande force de densité, et qu’il a une place importante dans l’histoire de notre poésie. Mais il n’est plus guère utilisé de nos jours – chute en désuétude que j’évoque textuellement dans le recueil : j’ai écrit, noyé dans une suite de vers libres, Alexandre a vieilli dans ce siècle glacial. Ce n’est pas de la nostalgie à la petite semaine mais un simple constat ; cela dit, je ne trouve pas qu’il soit forcément intéressant d’écrire en alexandrins aujourd’hui – quoique… Mais environné de vers libres, il est mis en valeur et prend un relief singulier, signifiant.

Elle étreint le soleil pour épancher sa Soif —

C’est une façon subtile de faire allusion à l’histoire de la poésie…
En effet… Je pense qu’un poète doit témoigner, dans le poème, d’une réflexion sur la poésie – mais sans tomber dans la poésie poéticienne ou le verbiage universitaire. Il me semble intéressant que, dans sa fabrication, le poème s’interroge lui-même. Le poète donne l’impulsion de la réflexion, qui se poursuivra dans le texte et dans sa (re)lecture. Cela ne signifie pas que l’on va quitter le champ interrogatif… Lorand Gaspar écrivait dans Approche de la parole – texte ô combien délicieux – que Le poème n’est pas une réponse à une interrogation de l’homme ou du monde, il ne fait que creuser, aggraver ce questionnement et je souscris pleinement à cette affirmation. Je pourrais aussi citer Rilke qui, dans les Lettres à un jeune poète, écrit : 
Vous êtes si jeune, en quelque sorte avant tout début, et je voudrais, aussi bien que je le puis, vous prier, cher Monsieur, d’être patient à l’égard de tout ce qui dans votre cœur est encore irrésolu, et de tenter d’aimer les questions elles-mêmes comme des pièces closes et comme des livres écrits dans une langue fort étrangère. Ne cherchez pas pour l’instant des réponses, qui ne sauraient vous être données car vous ne seriez pas en mesure de les vivre. Or il s’agit précisément de tout vivre. Vivez maintenant les questions.
Et vivre la question, autrement dit « la porter », n’est-ce pas, peut-être, la meilleure façon d’y répondre ?

Tenir le pas perdu à peine un instant —

Malgré les strophes, et les alexandrins épars, tes textes relèvent tout de même de ce qu’on appelle la poésie « libre ». Qu’est-ce qui, alors, impose les limites d’un poème, d’un recueil ? Quelle est la part du jaillissement spontané et du travail ?
Comme l’écrivait Adonis, je n’ai pas de limite, pas de rivage dernier. À chacun de trouver ses limites, à chacun, aussi, d’apprendre à les dépasser. La seconde question est fondamentale – et par conséquent me semble-t-il, difficile et délicate. Au départ c’est un jaillissement spontané. Dans l’écriture poétique, j’ai tendance dans un premier temps, lors de la phase de création, à m’abandonner mécaniquement à l’émotion, à un certain lyrisme, à me laisser emporter par les allitérations – un mot en appelle un autre et ainsi de suite, au point que je ne suis plus tout à fait conscient de ce que j’écris. Cette perte de maîtrise de l’écriture est liée au lyrisme, à la prise de pouvoir de l’émotionnel. Mais dans ce cas, le danger est de se laisser aller sur des pentes trop glissantes.

Pourquoi ce bambin bat-il Bambi ?
Ni saoul ni stone
Le bonhomme est abominable.

C’est pourquoi, il y a ensuite la phase de travail, où l’intellect va venir contrebalancer, dans un rapport étroit avec le corps, les errances de l’émotion. À partir de ce qui est venu lors du premier jaillissement, je taille un peu dans le roc, et je tâche d’élaborer une architecture globale avec les différents poèmes… De toute façon, l’écriture est le témoignage d’une expérience vécue à un moment donné ; ce que fixent les mots, les métaphores, les images… procède toujours d’un fait qui a été vécu plus ou moins intensément sur le plan physique, intellectuel ou émotionnel. Et la poésie est une tentative de couler ce vécu dans une forme signifiante. Le jaillissement que nous qualifions ici de « spontané » n’est pas toujours non plus une « glissade ». Il me permet bien souvent d’élaborer des images originales qui permettent une incursion dans les sphères de l’inconscient, à la manière surréaliste. C’est l’image connue de la rencontre du parapluie et de la machine à coudre sur la table de dissection. Il y a là quelque chose d’intéressant. Le confort est dissonant a écrit Peter Brook…

Mais d’une certaine façon, je pense avoir déjà répondu à cette question de manière plus « profonde » lorsque j’évoquais la « saveur » et le « goût ». L’expression juste ne réside peut-être pas dans le travail « après coup », comme j’ai pu le dire ; peut-être réside-t-elle dans l’élaboration silencieuse de l’être et que ce n’est que lorsque le moi transcendantal, comme le disait Husserl ou Novalis, a enfin trouvé les mots justes, qu’il convient alors de lui donner la parole (bien que fondamentalement, ce soit plutôt lui qui décide de la prendre)… dans ce cas, tout autre tentative ne serait que mensonges, et il y a fort à parier que bien souvent, le poète passe son temps à mentir. Ce dont je suis aujourd’hui certain, c’est que dans la foule que j’ai volontairement laissé s’exprimer, il y en a au moins un, bien présent, qui essaye de dire autre chose, peut-être moins lyrique que les chanteurs de charabia, mais peut-être plus authentique, plus « vrai ». C’est là qu’il faut le chercher, me chercher. Le problème du jaillissement, comme pour les fontaines et les feux d’artifice, certes fascinants, c’est que ce qui jaillit justement retombe… Or, je cherche précisément un jaillissement qui est peut-être moins spectaculaire, moins illusoire, mais qui s’inscrit dans le cadre d’une élévation d’où il est impossible de redescendre. Vous voyez ?

Je ne cherche pas l’allitération systématique
C’est elle qui me cherche systématiquement.

—–

Happy Hooker’s Hand a-t-il été d’emblée conçu comme un tout ou bien résulte-t-il d’un rassemblement de poèmes épars ?
Pierre Bonnasse :
Ce recueil s’est élaboré en plusieurs temps. Certains poèmes ont sept ans, certains vers sont beaucoup plus vieux, d’autres plus récents. Il y a Unité de A à Z comme de l’alpha à l’oméga comme de l’église aux putains à Saint-Jacques-de-la-Boucherie. J’ai d’abord rassemblé quelques poèmes dispersés qui s’inscrivaient dans une même thématique. Puis j’ai retravaillé cet ensemble pour lui donner une cohérence, le structurer et l’agencer selon une sorte d’architecture sacrée. Il est certes difficile de parler de « début », de « milieu » et de « fin » mais il y a tout de même un mouvement circulaire dans ce recueil : le quatrain final répond aux vers de Jim Morrison mis en exergue, ce qui trace comme une boucle – boucle à l’intérieur de laquelle, du reste, jouent aussi toute une série de reflets et d’échos… Mais ce qui compte ici n’est pas qu’il y ait forcément une fin : il y a certes un dessein, mais la seule façon de le saisir, peut-être, c’est de se laisser aller dans le mouvement et la fulgurance, dans l’élan et la course, bref, dans la marche, en chemin, et surtout dans la présence à soi-même.

Aucœurdeschoses
Je tiens le fil

De la parole perdue
Dans l’or du temps —

Sur la photo de couverture de Happy Hooker’s Hand, la rose blanche tient une grande place. Est-ce parce que la rose en soi a une charge symbolique particulière pour toi ?
Ce choix graphique (les détails) est d’abord celui de l’éditeur qui m’a évidemment concerté. Il n’y a pas de hasard. La rose est en parfaite cohérence avec le recueil, en résonance avec l’exergue initial extrait des Prières américaines de Jim Morrison, poème dans lequel l’auteur demande, comme une sorte de testament : I want roses in my garden, dig ? C’est d’ailleurs en référence à ce vers que, tous les ans, lorsque sur la tombe de Morrison se célèbre ce rituel un peu païen à l’anniversaire de sa mort, les gens déposent des roses… De plus, la rose a un parfum puissant, une saveur singulière, et comme vous le savez sans doute, cette fleur fabuleuse est un symbole signifiant de l’alchimie… Il y a donc un va-et-vient symbolique entre l’œuvre au blanc, l’œuvre au rouge et comme nous l’avons déjà évoqué, plus subjectivement, l’œuvre au rose… Le recueil fait défiler une série de tableaux qui à eux seuls peuvent faire unité, mais qui aussi se répondent, correspondent, dans une logique baudelairienne. J’ai essayé parfois de peindre par impressions, un peu dans l’esprit de Morrison et Rimbaud. L’impression est aussi une nourriture, donc une « saveur ». Si l’on parvient à la transmettre au lecteur, alors celui-ci peut à son tour l’éprouver, la goûter, l’avaler, la mastiquer, la digérer… Au-delà de ces roses, je trouve que la couverture reflète bien le texte contenu à l’intérieur du livre. Dans l’ensemble, je suis très content du travail de l’éditeur : sa démarche a été artistique de bout en bout. Xavier Dandoy de Casabianca ne se contente pas de publier des œuvres : tout dans sa démarche est artistique et les éditions éoliennes sont, je crois, de façon globale, une œuvre en soi. Donc, effectivement ravi de travailler avec lui.

Les nuages passent
Et laissent voir
Un flamand rose
Perché sur un moulin.

 

Tu cites souvent d’autres artistes, d’autres poètes. Comment sens-tu vivre en toi ces citations, qui semblent être fondamentales pour toi et porter ta réflexion ?
Je les sens vivre en moi justement parce qu’elles me parlent et me touchent. Citer est une façon de manifester ma reconnaissance, de saluer les écrivains qui m’ont influencé – je pense notamment à André Velter, qui est pour moi l’un des plus grands poètes contemporains ; il atteint la perfection dans une forme poétique difficilement égalable – et tous ceux que je considère comme des « frères en poésie ». Je devrais même dire : des « Phrères ». Les citations dont j’émaille mes propos sont aussi bien des clins d’œil amicaux et respectueux que des clefs. Le poème est aussi une sorte de vaste chambre d’écho, où les voix se croisent et s’entrecroisent… J’ai le sentiment très aigu de m’inscrire dans une filiation – de toute manière, nous ne vivons que d’emprunts, comme l’a dit Montaigne, et personne ne saurait prétendre le contraire. Citer, c’est faire appel ; faire appel, c’est interroger ; et interroger, nous l’avons déjà dit, c’est aussi parfois répondre, c’est aussi parfois comprendre. D’autre part, lorsque je ne parviens pas à dire avec la justesse voulue ce que je pense ou éprouve, je préfère m’appuyer sur des citations ; certaines choses ont été si bien énoncées par le passé qu’il est préférable de citer ces formules-là que de chercher à les paraphraser maladroitement… C’est aussi peut-être le chemin nécessaire pour trouver « le lieu et la formule » chers à Rimbaud, lesquels sont, il me semble, au plus profond de soi-même. D’où, dans Happy Hooker’s Hand, la mention alchimique : « VISITA INTERIORA TERRAE RECTIFICANDO INVENIES OCCULTUM LAPIDEM ». Tout est là. Cela dit, citer peut aussi, d’une certaine façon, déformer l’exactitude de l’impression éprouvée par soi-même et par là de la chose dite. C’est pourquoi il convient d’être prudent, en état de perpétuelle vigilance, être à l’écoute de soi-même pour être le plus certain possible de dire ce que l’on a entendu. Le problème c’est qu’on n’écoute que très rarement les autres et que très exceptionnellement soi-même… Nous bavardons trop, aussi bien extérieurement qu’intérieurement ; c’est pourquoi il faut chasser le bruit pour trouver le silence, ou au pire, trouver le silence dans le bruit…

 

Accueille la scansion des siècles
Qui accompagne ce saxophone excité

Lire ici la suite de l’entretien

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 20 juin 2006 aux Arènes de Lutèce.

Commentaires fermés sur Entretien 3 avec Pierre Bonnasse (Happy Hooker’s Hand)

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Entretien avec Hervé Baudat (poète de l’image)

Entre ombre et lumière : les rêveries d’un poète de l’image, Hervé Baudat

C’est Hugo Marsan qui, le premier, me parla d’Hervé Baudat… Quand l’écrivain m’avait reçue chez lui pour une interview, mon regard s’était attardé sur quelques photographies noir et blanc accrochées au mur – des rêves arrêtés en plein vol, et fixés par une superbe palette de gris, intenses et doux, rehaussés par la profondeur des ombres et des hautes lumières. L’écrivain me parla alors longuement de leur auteur – un ami très proche, me dit-il : Hervé Baudat. Ce nom me resta d’autant mieux en mémoire qu’il signe le beau portrait qui accompagne chaque mois Livres-S, et la belle couverture des Jours heureuxDe plus, je me suis souvent rendue sur le site d’Hervé, tout en sobriété, presque sans texte, où seules les photos ont la parole – une parole silencieuse, qui peut s’épanouir à son gré car rien dans l’espace de la page web ne l’entrave. Contempler ses images est un repos – il en émane une sorte de mélodie graphique douce comme la brume – et ce quel que soit le thème de l’image, son piqué… qu’il s’agisse de paysages, d’autoportraits, de scènes de rues : par-delà la diversité de leurs sujets et de leur aspect, les photos présentées dans les « galeries » du site paraissent toutes avoir pour origine une même errance de l’âme, une manière d’être au monde et de se lier à lui par la seule entremise de la rêverie. « Rêverie » : on croit tenir là l’essence de ces photographies – j’eus confirmation de ce vague sentiment quand Hervé expliqua, au cours de notre entretien, qu’il conçoit l’acte de photographier comme une rêverie.
Hervé Baudat est certes un poète de l’image photographique. Mais aussi des mots, bien qu’il s’en soit défendu – et ce n’est pas un hasard si, au détour de la conversation qui finit par ne plus voir passer le temps, il compara la photo à une chanson, dont le photographe écrirait les paroles et la musique puis que le tireur interprèterait… Poète et donc rêveur. Il rêve ses photos, photographie ce dont il rêve et photographie en rêvant…

« Mon parcours photographique »… répétera-t-il lentement, une fois la première question posée, comme pour se laisser le temps de la réflexion – le temps de ressaisir une réalité passée et quelque peu dissoute. Puis très vite, au fil des mots, s’affirment des idées bien arrêtées, une approche très personnelle de la chose vue puis de sa transposition photographique…
J’ai ressenti cette rencontre comme un véritable échange, d’autant plus passionnant que nous partagions un lexique commun – taquinant à l’occasion le grain d’argent, je comprenais sans avoir besoin de sous-titres ce qu’était un « boîtier », une « optique »… et à quoi se référait Hervé en parlant de « Tri-X » ou de « piqué ». Mais un lexique commun n’est pas grand-chose ; tout au plus me permit-il, ce jour-là et avec une acuité sans pareille, de mesurer l’infranchissable distance qui séparera toujours les authentiques poètes qui ont fait de la lumière leur encre de la tourbe des « approximateurs » – loin, eux-mêmes, des
vrais photographes amateurs…

Comment êtes-vous venu à la photographie ? Quel a été votre parcours ?
Hervé Baudat :
J’ai commencé au milieu des années 90, avec un petit boîtier automatique, un « compact » – argentique. Je passais le mois de novembre dans mon petit village au sud de la Corse. Je n’étais pas très en forme. Je m’ennuyais de manière horrible. Cela devait être en 1995 ou l’année suivante je ne sais plus. Inlassablement je photographiais la mer hivernale et la campagne déserte. Ce n’était pas bien brillant mais c’est vite devenu, non pas une passion, mais une sorte de vice, d’activité nécessaire et tout à fait obligatoire dans mon existence.
En ce temps-là, à Paris, je fréquentais les gens de la revue Digraphe, publiée au Mercure de France, dont j’ai intégré la rédaction à 19 ans. J’y publiais des petites choses de temps à autre mais surtout j’y côtoyais, là ou ailleurs, beaucoup d’écrivains dont je fis le portrait : Mathieu Bénézet, Michel Bulteau, Pierre Bourgeade, Michel Houellebecq, Hugo Marsan, Catherine Millot, Jean Ristat, Denis Roche, Philippe Sollers et bien d’autres… J’aimais ces réunions enfumées jusqu’à plus d’heure… Les lectures de vers ensuite dans les bars nocturnes… Le Bar noir rue de Condé… C’était le temps de ma jeunesse… 

Avez-vous suivi des formations spécifiques, des cours dans telle ou telle école ?
Non, je n’ai fréquenté aucune école, aucun cycle de formation classique. J’ai d’abord procédé en pur autodidacte, en m’efforçant d’aller toujours au bout des possibilités que m’offrait le peu de technique dont je disposais. Peu à peu les connaissances s’accumulent, sans qu’on y pense vraiment. Quand je suis entré à l’agence Opale, spécialisée dans les portraits d’écrivains, mes photos étaient tirées par Fabrice Roque, qui par la suite est devenu un ami. C’est lui qui m’a montré ce qu’était le travail au labo dont j’ignorais tout. J’observais ce qu’il faisait, son espèce de virtuosité dans les gestes, j’écoutais, parfois sans vraiment comprendre, ses explications… Puis il est parti en province, et je me suis retrouvé sans tireur… J’ai vite renoncé à en trouver un autre – je n’arrivais pas à m’entendre avec ceux que je sollicitais. Ils m’agaçaient autant que je les exaspérais… J’ai donc décidé de me mettre au tirage, par obligation plus que par goût, et je me suis inscrit à un club photo que tenait un copain. Au début je ne m’en sortais pas trop mal mais j’ai vite été submergé par le nombre de mes prises de vue. J’étais toujours en retard sur tout. Et puis je suis un peu ours, alors travailler avec tout ce monde me posait problème même si l’ambiance était très sympathique.
Donc avec l’arrivée d’imprimantes jet d’encre au rendu réellement somptueux, je me suis converti au tirage numérique : je scanne mes négatifs, je les retravaille sous Photoshop et, ensuite, je les imprime sur du papier arche ou aquarelle…
En dehors de cette formation un peu empirique au labo, j’ai aussi été assistant d’Olivier Trillon – brillant photographe de nature morte – pendant deux années. Nous sommes devenus très complices et inséparables et j’ai appris beaucoup de choses à ses côtés : le studio, une certaine façon de concevoir la lumière et ses exigences. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment pris conscience de l’importance primordiale du matériel et que je me suis équipé en moyen format – un Contax 6 x 4,5 d’abord, puis un Pentax 6 x 7.

Vous avez évoqué vos contributions à la revue Digraphe. Donc vous écrivez ?
Si c’est une accusation, oui, je suis coupable : j’écrivais – à l’imparfait ! C’était un peu laborieux. Je travaillais, retravaillais. Je ressentais une impression de lourdeur. Je nageais et me noyais dans les mots. Toutes ces heures passées… Je suis plus à l’aise dans la photographie : plus libre d’exprimer mes sensations et mes hantises. Je peux ordonner les choses et les êtres comme je l’entends, je peux m’inventer une vie ou rêver à celle des personnages qui passent devant mon objectif. Je pratique le songe et le mensonge.

Vous avez dit que vous réalisiez vous-même vos tirages. Est-ce que, selon vous, lorsqu’un tireur intervient sur le cliché d’un photographe, la créativité de ce dernier s’en trouve amoindrie ?
Non, pas du tout… C’est peut-être même le contraire. Le fait de donner un négatif à faire à un autre ouvre les perspectives d’interprétation. Vous savez, en ce qui me concerne, je suis un peu enfermé dans les mêmes thématiques et rendus photographiques et je suis très content lorsqu’un laborantin ou un autre photographe me suggère d’autres manières de voir. On discute, on échange… Le problème c’est qu’il n’y a pas grand-monde avec qui je parle de tout cela.

Quelle est votre position par rapport au recadrage de l’image au moment du tirage ? êtes-vous de ceux pour qui le négatif est une matière brute que l’on peut remodeler à l’envi ou bien, au contraire, refusez-vous de modifier le cadre ?
Je ne recadre jamais mes images. Si je commence à aborder la prise de vue en me disant « peu importe qu’il y ait des trucs gênants dans le cadre puisque je peux retailler ensuite », je finirais, me connaissant, par ne plus faire le moindre effort de cadrage ! Donc je soigne mon image dès la prise de vue, et si elle s’avère peu satisfaisante telle qu’elle a été cadrée, je ne l’utilise pas. Mais ça ne me dérange pas que les autres photographes recadrent – je pense à Man Ray, par exemple, qui travaillait à la chambre en 4×5 ; il déclenchait sans cadrer, et ensuite il taillait dans ce qu’il avait obtenu. Je ne suis pas intégriste sur le sujet, comme a pu l’être Henri Cartier-Bresson…
 
Êtes-vous un expérimentateur ou bien préférez-vous vous en tenir à un film, un matériel dont vous estimez qu’il vous convient ?
Aujourd’hui j’aime être à l’affût : essayer toutes sortes de films noir et blanc. Cela n’a pas toujours été le cas : pendant longtemps, par ignorance et manque de curiosité technique, je me suis borné à la Tri-X, film que je n’aime plus et n’utilise que la nuit et pour les photos de concerts. Non, la plupart du temps, j’utilise, en 6×7, des films à faible sensibilité tel que la Rollei Pan 25 ASA, l’Ilford Pan 50 ASA, ou encore l’APX 100 de chez Agfa. Il me semble que tout y gagne en intensité, toute cette netteté, cette clarté dans les hautes lumières provoquent un éblouissement, un décalage d’avec le monde réel si terne et sans intérêt à mes yeux…

En dehors des photos d’intérieurs – vos autoportraits ou les photos avec modèles, où la mise en scène est très présente – qu’est-ce qui va vous faire appuyer sur le déclencheur ? Êtes-vous un grand arpenteur de rues, de chemins ? ou bien sortez-vous avec des idées précises, un sujet particulier en tête ?
J’aborde les photos à l’extérieur comme les portraits – ou les autoportraits : c’est-à-dire que je ne prépare rien et vais ou le vent me mène…

Est-ce que vous travaillez par série ? Est-ce que vous raisonnez par thèmes au moment de la prise de vue ou bien réalisez-vous les séries au gré des planches contact ?
Je crois que l’assemblage se fait plus tard. Mais établir des séries relève plutôt de la commodité que de la nécessité intérieure des images : pour publier mes photos sur mon site internet, par exemple, je pense qu’il vaut mieux les ranger dans des « galeries » bien définies. En réalité, toutes mes photos pourraient être mélangées, vues dans n’importe quel ordre : que ce soient les autoportraits, les photos d’animaux, les paysages… etc. Elles expriment désespérément la même chose.

Est-ce vous qui avez construit ce site internet que vous venez d’évoquer ?
Pas du tout : je ne connais rien à Internet ; c’est mon jeune frère qui a fait ce site, et j’aime bien le laisser faire, m’en remettre à ses choix et ne pas tout contrôler… Je lui donne mes séries d’images et c’est lui qui se charge de les mettre en ligne, de faire la mise en page…

Et les petits dessins qui agrémentent les pages du site, en êtes-vous l’auteur ?
Non, je n’ai aucune intervention directe sur ce site… je me contente de donner mes photos, sans aucune indication sauf un titre, de temps en temps… Si ça ne me plaît pas je le dis, mais mes interventions se limitent à ça.
 
Que représente pour vous ce travail autour de vos autoportraits – qui ne vous montrent pas de façon réaliste, mais proposent un univers très onirique ? Est-ce une manière de démarche introspective ?
Le problème c’est que je ne me suis jamais reconnu ni dans les miroirs ni dans mes photographies. Je devrais sans doute m’en alarmer mais c’est ainsi : tout est jeu de masques et d’eau trouble. Peu m’importe qui est qui puisque seules comptent, et c’est pour moi l’unique réalité, les sensations : le bonheur et la joie, le désespoir, les signes de sentiments amoureux que l’on déterre ici et là…

Vous m’avez montré quelques-unes de ces photos prises en Turquie… Êtes-vous un grand voyageur ? Comment voyagez-vous et que représente le fait de partir loin, pour vous ?
Je ne suis pas du tout un grand voyageur. Mis à part de brefs séjours en Turquie, à Berlin ou à Prague, des tournées harassantes de concerts rock assez durs avec des musiciens, je ne fais que revenir inlassablement dans mon village d’enfance en Corse. Un lieu d’inépuisable inspiration pour moi. Le voyage en tant que tel ne m’intéresse pas. J’ai un sourire railleur lorsque je vois tous ces mecs photographier les sans-abris, les sans-papiers, les sans-raisons, puis, idée géniale, s’en aller au bout du monde saisir les sans-parents, les sans-bras, les sans-espoir, les sans-vie. Il y a un flux migratoire de photographes et d’appareils Leica vers l’Afrique et vers l’Orient. C’est la trajectoire conseillée et recommandée du jeune ou plus très jeune rapporteur d’images. Pour moi ces histoires de photographes engagés c’est comme les chanteurs engagés : il n’y a souvent pas grand-chose derrière. N’est pas Depardon qui veut… (grimace) Je n’ai nulle envie de voyager mais peut-être la débâcle ou la fuite me mèneront-elles dans des contrées inconnues ?

La question peut sembler un peu rebattue aujourd’hui, mais je vous la pose tout de même… Faites-vous de la photo numérique ? Que pensez-vous de ce moyen de photographier ?
Je ne photographie pas en numérique. Je ne me vois pas dans les chemins bouseux l’hiver en Corse avec un de ces bidules. Je trouve les images numériques plates, sans âme, sans violence : du vide, du rien du tout pour faire du pas grand-chose.

Avez-vous déjà publié des livres de photographie ? Est-ce que ça entre dans vos projets, à plus ou moins long terme ?
Non, je n’ai pas publié de livres. J’aurais eu l’occasion d’en sortir un il y a cinq ans mais j’ai freiné les choses – je ne sais pas encore si j’ai eu raison ou tort – parce que je ne me sentais pas prêt ; à l’époque je faisais encore mes tirages au labo, ce qui était très astreignant… maintenant que j’ai changé de procédé, je serais davantage disponible pour préparer un livre, mais l’éditeur ne m’a pas attendu ! Pour le moment, mes photos paraissent en revues, souvent sous forme de séries. 

Quel est votre point de vue sur le rapport texte-image ? Associer photos et textes littéraires vous semble-t-il pertinent, ou bien la photo doit-elle se suffire à elle-même ?
Dans le principe je n’ai rien contre le couple texte/photographie, mais le résultat est, il me semble, rarement convaincant… on a souvent l’impression que le photographe et l’écrivain ont travaillé chacun de leur côté. Il y a tout de même un livre que j’aime beaucoup, celui de Denis Roche : Le Boîtier de mélancolie*, une méditation poétique à travers cent photographies d’auteurs aussi divers que Bill Brandt ou Magritte… Il y a aussi cet ouvrage vertigineux de vers de Perret et Aragon illustrés par quatre photographies de Mann Ray qu’est 1929**… Comme on disait : c’était un temps déraisonnable…

Avez-vous régulièrement l’opportunité d’exposer ?
Oui. Je n’aime pas beaucoup cela. Je me dérobe souvent, trouve des excuses… Toute la préparation, le côté concret. C’est beaucoup d’énergie, de soucis : il faut réaliser les tirages, les monter sur leurs supports, concevoir l’accrochage, superviser l’organisation, se montrer… Ce n’est pas mon métier, je suis photographe pas galeriste. Les retombées sont rarement proportionnelles aux tracas qu’implique une exposition. Il faudrait une rencontre, vous savez, une vraie rencontre, quelqu’un qui aime mon travail et le défende et dont c’est le métier. Comme je lis souvent dans les biographies des autres photographes…

En dehors de vos recherches personnelles, votre travail consiste en commandes ?
Je travaille « à la pige », et ces commandes concernent essentiellement aujourd’hui des portraits de musiciens et d’artistes, ainsi que des photographies très techniques de natures mortes pour des musées. Je m’en sors à peu près, même si c’est difficile. Oui la photo c’est beaucoup de sacrifices, et sur tous les plans, même personnel. Parfois j’en ai assez mais il y a toujours un évènement qui me permet de continuer. Cela peut durer éternellement ainsi. Cela peut s’arrêter demain ou tout à l’heure.

Quels sont vos projets en cours, ceux dont vous rêvez et qui ne sont pas encore réalisés ?
Les projets photo (rires) ????

Euh, oui…
Photographier les amants ensemble. C’est une vieille histoire que celle-là…

* – Denis Roche, Le boîtier de Mélancolie, Hazan, 1999. ISBN 2 85025 672 2
** – Benjamin Péret, Louis Aragon, Man Ray, 1929, Allia, mai 2004. ISBN : 2844851525

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 18 septembre 2006 au bar Le vieux pêcheur à Paris.

 
     
 

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Rodica Draghincescu, Ra(ts)

 Avec Ra(ts), Rodica Draghincescu met fin à un long silence pour faire éclater sa propre vision du monde, de l’homme, de la femme dans sa chair. « Je » tisse des liens avec l’Autre et avec soi. Sa poésie semble à première vue insaisissable, difficile d’accès, hermétique parfois… aussi, pour l’atteindre, faut-il se laisser porter par les mots-clés (l’enfance, le pays, le rien, le noir, le vide, l’absence  etc), par les sons et par les images. Redevenir enfant, se laisser guider par les sens des souvenirs… Comme dans la poésie rimbaldienne, les couleurs sont vives et les mots composent une musique rythmée qui accompagne le sens : c’est dans l’union du signifiant et du signifié que le « je » se dit, se révèle :

 « La fumée est la folie du feu.

L’épithète à neuf volcans qui y met plaisir et

tourne et tourne et tourne

comme une torche-toupie,

brûlant en offrande le souffre du je(u)

que la langue happe pour se purifier. »

 Sa poésie heurte. Les mots révèlent furieusement la violence inhérente à la vie : de la naissance à la mort, le « je (u)» lyrique se débat avec cet univers si étrangement autre et si étrangement soi :

 « Non ou

comment

ne pas dire oui au

 fil rouge salé

qui mène à un nouveau né par un nouveau mort,

tardant à en rejoindre un autre et un autre et un autre,

 différent,

séparé,

mutilé,

distinct. »

 La Mort, le Rien, le Temps qui fuit. Le recueil est traversé de part en part par ses idées, fils matriciels inhérents à la vie, sans pour autant verser dans le pessimisme ou le nihilisme. Bien au contraire, la poétesse met ces source anxiogènes à distance, elle les fait siennes en en jouant. Ainsi, dans un jeu quasi oulipien, Rodica Draghincescu décline le rien pour atteindre une authenticité du « Rienissime ». Ici, en jouant sur les adverbes, « Le néant mène toujours au néant./ Le toujours ne conduit nulle part. », là par l’anaphore d’une locution conjonctive :

« Rien que la violence de la pierre qui, en traversant l’eau, frappe le poisson.

Rien que la pluie qui ose donner aux mauvaises odeurs de belles formes.

La ligne droite sans contour. Profonde.

Rien de rien de rien à venir.

Moins que rien.

Muraille invisible.

Nimic.

Vacuité. »

 Contre les apparences premières, la poésie de Rodica Draghincescu est empreinte d’une forme d’ironie voire d’humour qui lui permet de garder une emprise sur la réalité de l’existence.
Enfin, la poétesse, maîtresse de ses sens et amie des mots, dévoile une sensibilité à fleur de peau (« Je m’écris en vous écrivant »), composée de ses cultures. Dans « Pays », poème-chant, Rodica Draghincescu exprime avec tous ses sens sa matrice première, celle qui, enfouie au plus profond de son être, ne cesse de vibrer :

 « Pays vert,

pays d’or,

pays de charbon,

pays de sel,

pays de neige,

 cher pays du chariot à boeufs de Grigorescu,

dja, dja, dja, dja, dja, dja, dja,

pays bovin, communiste,

venant doucement vers moi,

[…]

Pays,

cher pays,

c’est dans la tradition qu’on boit à ta santé,

comme à celle d’une poitrine allaitante,

le noroc, à genoux. »

 Et si, finalement, la vérité de l’homme, la vérité de la femme étaient au carrefour de ces mots, entre les couleurs, entre les sons… quelque part, là où le lecteur trouvera son chemin dans les méandres de ces émotions.

 alexandra joly

Rodica Draghincescu, Ra(ts)  avec des gravures de Marc Granier,
introduction de Julien Blaine, préface de Cécile Oumhani, éditions LE PETIT POIS, juillet 2012, 58 p. – 27, 00 €.

 

 

 

 

 

 

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Entretien 2 avec Élie-Charles Flamand (Les Méandres du sens)

Suite de l’entretien avec Élie-Charles Flamand.

Lire la première partie de l’entretien en cliquant ici.

Vous avez dit au début de cet entretien que vous vous considériez avant tout comme un poète. Selon Alain Mercier [Élie-Charles Flamand – Essai et choix de poèmes, René Jeanne coll. « Fontaine prodigue », 1987] cette vocation viendrait de votre découverte du Surréalisme…
Élie-Charles Flamand :
Oui ; en fait c’est une histoire un peu complexe… Comme vous le savez je me destinais d’abord à une carrière scientifique. Puis j’ai rencontré le surréalisme en lisant le livre de Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme. Je connaissais de la poésie seulement ce que j’en avais appris au cours de mes études secondaires, et le Surréalisme proposait une vision si nouvelle que cela créa en moi un véritable bouleversement… Surtout la poésie d’Éluard – je parle de l’ancien Éluard, pas de celui qui était devenu stalinien et qui, malheureusement, écrivait à la fin de sa vie des choses grotesques, encore qu’il soit revenu à sa première manière dans ses tout derniers poèmes, comme « Le Phénix ». Notez que, si l’on veut y regarder de près, l’étude scientifique de la nature – cette démarche visant à approfondir son savoir quant au grand mystère de la vie et de l’évolution – a quelque chose de très poétique. D’ailleurs les éléments naturels sont très présents dans ma poésie.

Il y a dans Les Méandres du sens des passages passionnants où vous développez des notions théoriques générales à propos de la poésie, témoignant d’un regard extrêmement lucide et avisé sur cet art que vous pratiquez. Pourriez-vous y revenir ?
Bien sûr, mais je voudrais tout de suite souligner que « parler de poésie » recèle une contradiction. Le mystère est le centre même, le cœur de la poésie, et tenter de percer ce mystère revient à la tuer. Beaucoup de poètes s’en sont aperçus – Nerval, par exemple, dit de ses sonnets qu’ils perdraient de leur charme à être expliqués. Venant d’un tout autre horizon, Charles Morgan, lui aussi, disait : Le rôle du poète est de donner son message et non de l’expliquer. Je pourrais également citer la fameuse boutade que Rimbaud a lancée à sa mère qui lui demandait quelle était la signification de ses poèmes : J’ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens. Il y a donc un secret poétique à préserver. Mais malgré tout, il y aura toujours quelque chose à dire de la poésie et les commentaires pourront, dans une certaine mesure, nous aider à la mieux comprendre.

L’on oppose généralement les formes très codifiées, comme le sonnet, à la poésie « libre ». Que vaut cette opposition, selon vous ?
Je pense que cette distinction tient à très peu de choses. Les poètes habitués à s’exprimer au moyen de la prosodie classique étaient tellement imprégnés de ses mécanismes, de ses rythmes, que leur pensée était modelée sur elle – Victor Hugo « pensait en alexandrins »… C’était une sorte de mécanisme qu’ils avaient acquis et toute leur parole passait par des formes fixes. Les poèmes de Nerval, par exemple, sont certes de formes fixes, mais ils demeurent sybillins, on les sent traversés par un souffle, une sorte d’ inspiration directe passée ensuite dans le moule des contraintes formelles – lesquelles d’ailleurs ne brident pas systématiquement le poète ; elles peuvent être pour lui des moyens supplémentaires de « faire sens » et d’accroître le mystère des poèmes. Qu’il soit libre ou de forme codifiée, le poème est un lieu de réconciliation des contraires. La seule opposition qui pourrait valoir, selon moi, serait entre la poésie et la prose : celle-ci est univoque tandis que la langue poétique peut être qualifiée d’équivoque (au sens étymologique du terme). Valery disait que c’est un langage dans le langage. Le poème exprime toujours plus que son propre objet, c’est une œuvre ouverte. Il propose, il provoque, mais il n’impose pas. Valéry, toujours lui, disait aussi :
C’est une erreur contraire à la nature de la poésie, qui lui serait même mortelle, que de prétendre qu’à tout poème correspond un sens véritable, unique, conforme ou identique à quelque pensée de l’auteur.
Il y a en effet multiplicité des sens en poésie – et même si l’on peut toujours déceler une direction dominante, tous les sens perceptibles sont reliés analogiquement. Des lignes de force émergent, qui se recoupent. Pour employer une autre comparaison, les différents sens d’un poème sont comme des cercles concentriques, avec des connotations et des échos qui les unissent. Et tous les plans du monde – humain, cosmique, moral, métaphysique… – finissent par se rejoindre ; par là, on retrouve la notion de symbole, la polyvalence du symbole et sa dynamique, sa puissance de métamorphose et d’harmonie. Le symbole est ce qui active, réveille les forces et les énergies profondément enfouies dans le psychisme humain.

Tout ce que vous venez de développer autour de la poésie et de la polysémie poétique, paraît s’appliquer en tous points à votre conte, Sur les pas de la fille du soleil
Oui, sans doute….C’est un texte à structure linéaire, où j’ai cherché à raconter une suite d’événements précis, tout en accompagnant la narration de commentaires poétiques se référant à l’action mais qui l’interprètent de façon onirique, irrationnelle. Disons que c’est de la « prose poétique »…

On retrouve dans ce récit tous vos centres d’intérêt : le monde minéral, la géologie avec cette « immersion en sous-sol », la peinture, les curiosités de la nature… D’ailleurs le texte en lui-même pourrait se comparer à un « cabinet de curiosités », analogue à celui que traverse René Sol – héros au nom hautement signifiant…
En ce qui concerne mes centres d’intérêt, vous avez sans doute raison, mais je n’ai pas fait apparaître ces éléments de façon délibérée et consciente – surtout, je n’ai pas vraiment analysé mon texte a posteriori. Quant au nom de mon personnage principal, il est bien évidemment symbolique, et son prénom aussi, qui contient l’idée de renaissance. Et j’ai encore renforcé cette symbolique en lui attribuant une devise : Solus per solum ad solem. Ce qui peut se traduire ainsi : seul, par l’intérieur de la terre vers le soleil.

Vous avez eu la gentillesse de me donner quelques-uns de vos recueils et, dans ceux-là, vos poèmes sont tous en vers libres, sans ponctuation. Avez-vous toujours composé de la sorte ?
Oui, j’ai toujours écrit de la même manière – mais il doit forcément y avoir une évolution, même si je ne m’en rends pas vraiment pas compte moi-même, parce que toute vie est évolutive. Les diverses expériences de l’existence ont nourri mon œuvre, c’est certain. Quant à dire ce qui s’est passé, comment et quand cela s’est passé, ce n’est pas à moi de le dire. En tout cas, je n’ai jamais composé de poèmes de forme fixe. Pour la ponctuation, je suis une tradition qui remonte à Mallarmé. Je pense que la respiration est donnée par la coupure du vers. Comme il s’agit de forme libre, on peut enchaîner des vers de longueurs diverses, faire varier le rythme, et la ponctuation devient inutile.

Vous ne vous appuyez donc sur aucun repère formel – nombre de pieds, de vers, de strophes, nature des rimes… Qu’est-ce donc qui vous « tient », vous dit « là c’est le début » et « là c’est la fin » ?
C’est l’instinct ! ça me paraît aller de soi. Voilà que l’on retrouve le débat sur la part de l’inspiration et du travail… Je dirais que l’essentiel du poème – son contenu, son thème, voire sa structure – m’est donné « comme ça », sans que je sache exactement pourquoi. Ensuite je retravaille ce matériau. Je n’obéis pas à des règles de composition précises, seulement à ce qui est de l’ordre de la nécessité intérieure. Ainsi m’arrive-t-il souvent d’intervertir des strophes lorsque je me relis, parce qu’en voyant l’ensemble du poème terminé, il me semble qu’une autre place convient mieux. Ce que j’écris m’est dicté par des forces très profondes. Je distinguerai ici entre l’inconscient, qui est la part obscure, ténébreuse de l’être, et le supraconscient, qui est la zone en relation avec les forces cosmiques. Et je pense que c’est surtout dans cette sphère-là que le poète puise.

Le choix des titres – poèmes ou recueils – participe-t-il de l’inspiration ou du travail ?
C’est un mélange des deux, et le choix des titres me pose souvent problème. Soit le titre paraîtra un peu lointain au premier abord, par rapport au poème lui-même, soit au contraire il sera très proche. Il peut aussi contenir un élément de surprise. Pour les recueils, c’est un peu pareil. Je tâche, par les titres, de synthétiser, de donner une idée générale de ce que contient le recueil – mais la difficulté de choisir un titre vient de ce que c’est à peu près toujours la même idée directrice qui sous-tend les textes… Disons que chaque recueil développe une nouvelle facette de cette idée permanente, la même recherche envisagée sous un autre angle.

Quand vous écrivez, est-ce que vous vous situez d’emblée dans la perspective de l’élaboration d’un recueil, ou bien construisez-vous le recueil une fois seulement que vous êtes en présence d’un certain nombre de poèmes ?
Je serais tenté de dire que cela se construit tout seul. Au fur et à mesure que j’écris mes poèmes, je m’aperçois qu’il y a une sorte de fil directeur qui peut me guider et en effet, j’ai voulu donner une cohérence à chacun de mes recueils. Mais ça s’impose un peu de soi-même. Et quand je travaille les textes, que je les modifie, il m’arrive d’accentuer certains points pour que cette cohérence soit plus apparente. C’est un processus assez mystérieux qui n’est pas facile à décrire.

Dans l’un des recueils que vous m’avez donnés figurent des collages que vous avez réalisés. Pratiquez-vous encore cette activité ?
Vous savez, tous les poètes ont plus ou moins produit des œuvres graphiques, quels qu’en soient les procédés. Baudelaire dessinait magnifiquement, Hugo… Hugo, n’en parlons pas ! C’est LE génie ! et quand bien même il n’aurait produit que ses dessins, cela aurait suffit à le faire passer à la postérité ! Mais sans atteindre ces sommets, il est très fréquent qu’un poète dessine, ou peigne, ou photographie sans que cette activité occupe davantage qu’une place secondaire dans sa création. J’ai en effet pratiqué le collage – comme presque tous les Surréalistes, du reste… – mais plutôt comme un délassement ; cela n’a jamais représenté quelque chose d’essentiel pour moi. Je me suis également un peu amusé avec des taches d’encre, dont j’arrivais à rendre certaines parties non symétriques, pour réaliser des « planches d’histoire surnaturelle » : j’obtenais ainsi des silhouettes d’êtres bizarres… mais il est difficile d’en parler, il faudrait les voir…

—–

Cela m’amène à évoquer la question de l’illustration. Associez-vous systématiquement des images à vos recueils poétiques ?
Non, certains de mes recueils ne comportent aucune illustration. Mais ceux-là sont rares. D’abord parce que j’aime beaucoup y adjoindre des œuvres graphiques. Et que le travail de certains peintres se trouve un peu parallèle au mien. Et aussi parce que c’est une tradition surréaliste que de faire illustrer ses poèmes. Enfin… « illustrer » n’est pas le terme qui convient : les images et les textes sont en rapport d’analogie, ce n’est pas de l’illustration au sens propre… les deux créations s’enrichissent réciproquement. Mais pour que ce rapport texte / image s’établisse au mieux, il faut que le poète et l’auteur des images soient véritablement en « union d’inspiration ».

Les illustrations, quand il y en a, viennent-elles s’intégrer une fois l’écriture terminée ou bien écrivez-vous à partir des images ?
Il m’est arrivé en effet d’écrire à partir de peintures, d’œuvres d’art anciennes ou modernes. Mais en général, ce sont les textes qui servent de point de départ – et dans ce cas-là, je laisse à l’artiste une entière liberté de création. Cependant, lui et moi nous nous concertons parfois pour choisir, parmi ses œuvres, celles qui vont accompagner les poèmes.

Quand vous voyez côte à côte les images et les textes, cela vous amène-t-il à réécrire ces derniers ?
Non, pas vraiment.

Vous arrive-t-il d’écrire « d’après nature », directement en réponse aux émotions qu’auront pu produire en vous tel ou tel endroit ?
Je pense que parfois, le « génie du lieu » m’inspire, mais en tout cas les poèmes qui en résultent ne sont jamais descriptifs. À cet égard, Distance incitative est un cas un peu particulier… Nombre de poèmes ont été écrits à Varengeville, en Normandie – un lieu que Breton m’a fait connaître – où nous allons souvent, Obéline et moi car, depuis quelques années, ma santé ne me permet plus guère d’aller dans le Forez. Mais ils n’ont pas été inspirés directement par l’endroit. Les photos qui figurent dans le recueil, prises par Obéline et qui toutes représentent les falaises, la grève et la mer à Varengeville, s’y trouvent parce que je jugeais qu’elles convenaient bien aux textes et qu’elles instauraient une ambiance générale en harmonie avec les poèmes.

Ce retour sur vous-même qu’ont représenté le séjour en Forez évoqué dans Les Méandres du sens puis la rédaction de ce livre a-t-il changé quelque chose dans votre poésie ?
Non, je ne pense pas… Ce dont je suis sûr, c’est que ce « retour sur moi-même » a été déterminant sur un plan intérieur. Des choses importantes se sont certainement produites à un niveau supraconscient – mais, justement, cela est difficilement analysable rationnellement et, de fait, je ne puis pas dire objectivement que ma poésie s’est trouvée modifiée depuis. Mais dès lors que des changements intérieurs ont lieu, il en résulte forcément une incidence sur la création – même s’il est bien difficile de s’en rendre compte.

À quoi travaillez-vous actuellement ?
Un nouveau recueil doit paraître bientôt, intitulé Lorsque l’envers se déploie. Je suis également en train de réunir un certain nombre d’articles que j’ai publiés ici et là au long de mon « existence littéraire » si je peux m’exprimer ainsi… Je souhaiterais rassembler tout cela en un volume qui donnerait ainsi une idée de ce qu’a pu être ma recherche sur les plans littéraire, poétique, ésotérique, esthétique… sans oublier les sciences naturelles. Mais ce ne sera pas un très gros livre, car je n’y mettrai pas tous les articles directement liés à une actualité aujourd’hui périmée. Le titre en sera Propos mosaïqué – au singulier, parce qu’en difinitive, c’est la même ligne de pensée qui se poursuit sous des formes différentes. Mais je n’ai pas encore trouvé d’éditeur pour ce livre. Je le prépare d’abord, et on verra ensuite pour la publication ! S’il fallait attendre d’avoir un éditeur pour écrire, on n’écrirait pas beaucoup !

 

Bibliographie d’Élie-Charles Flamand

POÉSIE

À un oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu (illustrations de Toyen), Henneuse, 1957
Amphisbène (livre-objet réalisé avec Paul-Armand Gette), Eter, 1966
La Lune feuillée (préface d’André Pieyre de Mandiargues), Pierre Belfond, 1968
La Voie des mots (préface d’Edmond Humeau – illustrations de Louise Janin), Le Point d’être, 1974
Vrai centre (illustrations d’Obéline Flamand), Evohé, 1977
Jouvence d’un soleil terminal, Arcam, 1979
Attiser la rose cruciale précédé de La Quête du Verbe, Le Point d’or, 1982
L’attentive lumière est dans la crypte (illustrations de Gaetano di Martino), Le Point d’or, 1984
Transparences de l’Unique (illustrations de Chu Teh-Chun), Le Point d’or, 1988
Ce qui s’ouvre à la pierre du matin (illustrations d’Obéline Flamand), éditions du Soleil Natal, 1991
L’immuable et l’envol (illustré d’une photo par l’auteur et de quatre emblèmes du XVIIe siècle), éditions du Soleil Natal, 1993
Les Chemins embellis suivi de Shambhala et les deux saint Michel, La Lucarne Ovale, 1995
Au vif de l’abîme cristallin (illustré d’un collage de l’auteur et de dessins de Paul-Armand Gette), Tarabuste, 1997
Les Temps fusionnent (illustré de 12 reproductions d’œuvres diverses), La Lucarne Ovale, 1998
Pacte avec la source (illustré de 7 collages de l’auteur), La Lucarne Ovale, 2000
Vers l’or de nuit (illustré de 6 reproductions diverses), La Lucarne Ovale, 2002
Sur les pas de la fille du soleil (illustrations d’Obéline Flamand), La Lucarne Ovale, 2002
Distance incitative (photographies d’Obéline Flamand), La Lucarne Ovale, 2005
Lorsque l’envers se déploie (illustré d’un collage de l’auteur), sous presse aux éditions La Mezzanine dans l’Éther

 

ESSAIS
La Renaissance I – La peinture en Italie au XVe siècle (Préface de Jean-Clarence Lambert), tome IX de L’Histoire Générale de la peinture, éditions Rencontre, 1966
La Renaissance II – La peinture en Italie au XVIe siècle (Préface de Robert Lebel), tome X de L’Histoire Générale de la peinture, éditions Rencontre, 1966
La Renaisance III – La peinture en France, en Allemagne, en Suisse et dans les Flandres au XVe siècle (Préface d’André Pieyre de Mandiargues), tome XI de L’Histoire Générale de la peinture, éditions Rencontre, 1966
Le Peintre Eugen Gabritchevsky (en allemand), éditions Bayer, 1966
Érotique de l’alchimie (Préface d’Eugène Canseliet), éditions Pierre Belfond, 1970. Réédité par Le Courrier du Livre en 1989
La Tour Saint-Jacques, Lettera Amorosa, 1973. Réédité par La Table d’Emeraude en 1991
Nicolas Flamel, sa vie, ses œuvres, éditions Pierre Belfond, 1973. Réédité par Le Courrier du Livre en 1989
Les Peintres musicalistes, Hexagramme, 1973
Le Peintre Louise Janin, Hexagramme, 1974
Les Pierres magiques, Le Courrier du Livre, 1981
Catalogue de l’exposition « Arthur Rimbaud », musée Ivan Tourgueniev de Bougival, 1991. Repris dans Arthur Rimbaud, Images et imaginaire, Galerie 1900-2000, 1993
Les Méandres du sens – Séjour en Forez, retour sur moi-même, Dervy, 2004

 

À CONSULTER :
Alain Mercier, Élie-Charles Flamand – Essai et choix de poèmes, éditions René Jeanne, 1987
Alain et Odette Virmaux, Les grandes figures du Surréalisme, Bordas, 1994
Marc Kober, « Dans le verger de la salamandre (Élie-Charles Flamand) » in La Sœur de l’ange n° 3, printemps 2005

Lire ici l’article consacré à la poésie d’Élie-Charles Flamand.

   
 

Ce long entretien, mené par isabelle roche,  est le fruit de deux rencontres assez espacées dans le temps – en novembre 2005 puis en février 2006 – suivies d’un patient travail de révision accompli par le poète…

 
     

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Entretien 1 avec Élie-Charles Flamand (Les Méandres du sens)

Sur les pas d’un poète nourri du lait surréaliste mais qui a su trouver sa propre voie créatrice – en partie au fond de l’athanor…

Élie-Charles Flamand est un poète inquiet – mais y a-t-il un écrivain qui ne le soit pas ? Aussi me dit-il très vite, lorsque je lui demandai s’il serait d’accord pour être interviewé, qu’il n’était pas un homme de l’oral et que la perspective de devoir s’exprimer sans le secours d’une longue préparation préalable l’angoissait quelque peu. Je l’assurai aussitôt qu’il n’était pas question de publier tels quels l’intégralité des propos qu’il pourrait tenir : tout allait être transcrit, rédigé sous une forme plus « écrite », et rien ne serait mis en ligne sans avoir été validé par lui.
Mais son anxiété persistait.
« Je ne suis pas un orateur né, vous savez… je ne suis pas comme ces auteurs, que j’admire beaucoup, qui parlent à la radio ou à la télé aussi aisément qu’ils écrivent… » Il demanda donc à son ami Jean-David Jumeau-Lafond de bien vouloir assister à l’entretien et nous nous retrouvâmes donc au domicile du poète et de son épouse Obéline un soir de novembre.

Une fois que nous fûmes tous quatre réunis autour d’une collation servie par Obéline, cernés par d’innombrables livres de tous genres, une foultitude de spécimens de minéraux, de statuettes, et une impressionnante collection de toiles dressées serrées contre l’un des murs – l’Art, le Savoir, la Nature : une trinité fondamentale – la conversation commença, chaleureuse, sans le moindre des embarras que craignait le poète, centrée essentiellement sur son livre Les Méandres du sens. Entre mes questions fusait tantôt une remarque de Jean-David Jumeau-Lafond tantôt un souvenir drôle ou émouvant évoqué par Obéline. Puis l’échange se diversifia : nous en vînmes à parler d’art, d’esthétique – Obéline, artiste peintre, nous montra ses toiles et parla de sa façon de travailler…
L’atmosphère se détendit tant et si bien que je m’enhardis à proposer au poète de revenir le voir un peu plus tard pour aborder de façon plus spécifique sa poésie. Il accepta avec joie – et, quelques mois plus tard, avait lieu le second entretien.

Je tiens à dire ici combien j’ai été touchée par l’accueil que m’a réservé le couple Flamand. Obéline et Élie-Charles, liés par une profonde affection – il suffit de les voir côte à côte pour mesurer leur attachement réciproque – arpentent de conserve la même voie de vie, pavée de spiritualité et de dévotion à l’Art. Aussi est-il logique qu’ils partagent souvent un même espace artistique, la poésie d’Élie-Charles s’accompagnant des images – peintes, dessinées ou photographiées – d’Obéline…

Au printemps 1987, vous avez séjourné en Forez avec votrre épouse Obéline puis, à la suite de ce séjour, vous avez écrit Les Méandres du sens. Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ce livre ? Le séjour en lui-même ?
Élie-Charles Flamand :
Ce sont, plus exactement, les différents événements qui se sont produits au cours de ce séjour qui m’ont incité à écrire à leur sujet – mais je n’avais pas au départ l’intention de faire un livre ; le projet s’est imposé à partir de la tournure très particulière qu’a pris la succession de certains faits – le premier de ceux-ci, et le plus marquant, fut ma visite du château de la Bastie d’Urfé. J’ai compris tout de suite qu’il s’agissait d’une demeure philosophale, mais il a fallu que d’autres signes suivent cette révélation pour que je songe à écrire Les Méandres du sens.

Ce séjour a eu lieu en 1987, mais le livre n’est paru qu’en 2004. Pourquoi un tel intervalle de temps ?
Pour plusieurs raisons – la principale étant que la rédaction elle-même s’est étalée sur une période assez longue : je ne m’y suis pas consacré de manière continue et, outre les moments d’interruption, je suis revenu à plusieurs reprises sur le texte. Ensuite, il a fallu batailler ferme pour trouver un éditeur… Vous imaginez sans peine qu’un livre comme Les Méandres du sens n’est pas facile à placer ! Heureusement je connaissais Bernard Renaud de la Faverie, directeur éditorial chez Dervy. Passionné par l’alchimie, il avait été proche d’Eugène Canseliet et, de ce fait, mon texte l’a intéressé, et il a accepté de le publier. Mais Dervy livres dépend d’Albin Michel – c’est d’ailleurs avec le directeur d’Albin Michel, M. Francis Esmenard, que j’ai signé mon contrat – et bien que mon ami Bernard ait fait tout son possible pour aller vite, cela a retardé quelque peu la publication. De difficultés en retards successifs, les années ont passé et c’est pourquoi le livre n’est paru qu’en 2004. 

Comment avez-vous travaillé ? Avez-vous commencé dès votre retour du Forez à ordonner des notes que vous auriez prises ?
Il m’est assez difficile de dire a posteriori comment les choses se sont déroulées… Grosso modo, j’ai procédé de manière très classique, en retravaillant les nombreuses notes que j’avais prises pendant mon séjour. Je voulais rester précis, me tenir au plus près de la réalité de ce que j’avais vécu et ressenti, mais sans pour autant rédiger un compte rendu scientifique… Il a donc fallu réorganiser mes notes de façon à construire un vrai récit au sens littéraire du terme, notamment en les synthétisant – par exemple, lorsque je me suis rendu pour la première fois à la Bastie d’Urfé, j’ai vu un ensemble de détails qui m’ont bouleversé, mais sans les percevoir d’emblée de façon très nette ; l’ornementation est extrêmement riche et j’ai dû revenir au château pour approfondir ces perceptions sommaires. Dans le livre, cette somme d’expériences – toutes rigoureusement authentiques, je tiens à le souligner – est ramenée à une seule visite. Disons que je me suis octroyé certaines licences littéraires, mais uniquement sur le plan formel : j’ai vraiment vécu tout ce que je relate, y compris ces moments où je me suis senti comme projeté hors du temps présent…

Lorsque vous évoquez vos expériences de voyages temporels, ou que vous relatez la survenue de « présences », cela devient quasi romanesque – l’on sent un souci de ménager des effets d’attente, une certaine tension dans l’enchaînement des faits… Cela suppose en effet un véritable travail littéraire. N’est-il pas antinomique avec votre aspiration à l’exactitude ?
Vous savez, tout est paradoxal ! En fait, c’est simplement une question de formulation. Les choses sont d’abord ressenties ; ensuite il s’agit de les exprimer – et c’est justement là le travail de l’écrivain. Au premier degré, les choses sont alors perçues, au second, elles sont « mises en mots ». Et puis je sais bien qu’une partie de ce que j’écris échappe à ma conscience… Cela jaillit, impérativement, sans que je cherche d’où cela vient. Et c’est souvent à travers les comptes rendus des critiques, ou les remarques de certains lecteurs, que je découvre des choses auxquelles je n’avais pas du tout pensé en les écrivant – ni même en me relisant.
Par exemple, dans Les Méandres du sens, vous avez remarqué que je désigne ma femme sous le nom de O. ; mon ami Jean-David Jumeau-Lafond a fait la même observation, et d’autres lecteurs m’ont aussi demandé, alors que le texte n’était encore qu’à l’état de manuscrit, pourquoi je n’écrivais pas « Obéline » en entier… J’étais bien incapable de répondre ! Je me suis accroché à ce « O. » sans savoir pourquoi… Je jugeais simplement que c’était un peu mystérieux, et que cela convenait très bien au contexte. Et voici que Jean-David, dans une lettre à propos du livre, me parle d’ O., dont la perfection circulaire vous entoure et vous protège. Il n’y avait donc là rien de gratuit, l’injonction intérieure ne m’avait pas trompé !

Les Méandres du sens ne comporte aucun chapitre ; c’est vous qui avez décidé de cette construction tout d’un bloc ou bien est-ce un choix de votre éditeur ?
C’est mon choix personnel. Beaucoup de gens m’ont conseillé de changer cela mais j’ai persisté dans ce choix, avec d’autant plus de détermination que ce qui m’avait été suggéré aboutissait à une construction plus banale, plus ordinaire. Reste que cet aspect un peu monolithique a déconcerté un certain nombre de personnes. Notamment Pierre Belfond, qui a été mon premier éditeur. Nous nous étions un peu brouillés par le passé mais notre relation a repris un tour amical ; bien qu’il ait quitté la profession, nous correspondons toujours, et je lui avais adressé le manuscrit des Méandres du sens. Il a abordé le texte comme une simple compilation de souvenirs et selon lui ce n’était pas présenté de façon pertinente. Je lui ai expliqué qu’il ne s’agissait pas essentiellement d’un livre de souvenirs et il a alors convenu que la présentation était bien choisie. J’ai simplement obéi au cours des choses, j’ai « laissé venir »… Le journaliste qui a parlé de mon livre dans Histoires littéraires a rapproché sa construction de celle d’un roman de Michel Butor, Portrait de l’artiste en jeune singe – ce qui n’a pas laissé de m’étonner car je n’ai jamais lu ce livre. Mais comme je vous le disais, les propos des critiques apprennent souvent des choses aux auteurs eux-mêmes…

—–

Vous n’avez jamais été tenté par la fiction romanesque,
la nouvelle ?
La fiction n’est pas du tout mon mode d’expression. J’ai écrit des essais – sur la peinture, l’alchimie, les pierres « magiques »… – mais la poésie reste la part capitale de ma création, de ma vie. Je me considère avant tout comme un poète. Cela ne m’a pas empêché d’écrire, il y a longtemps maintenant, une espèce de conte symbolique intitulé Sur les pas de la fille du soleil. Quand l’idée de ce texte m’est venue, j’étais à Saint-Cirq Lapopie avec Breton ; il m’a encouragé à le travailler, et j’en ai terminé la rédaction une fois de retour à Paris. Plus tard, j’ai à nouveau tenté d’écrire un texte de la même veine, mais je n’ai pu l’achever… ça ne « venait pas », comme l’on dit. Cette tentative narrative a refait surface tout récemment. En cherchant d’anciens articles pour les réunir dans un livre à venir, j’ai retrouvé ce début de conte… J’ai eu envie de l’adjoindre à ces articles – en le remaniant quelque peu, mais en le laissant inachevé et en proposant aux lecteurs d’écrire eux-mêmes la fin, telle qu’ils la souhaitent. C’est une manière de clin d’oeil surréaliste… Et ce commencement ainsi remanié a été publié dans le numéro 3 de Supérieur inconnu, assorti d’une invitation au lecteur.
[Élie-Charles Flamand lit le passage suivant] :
Pourtant, l’inspiration, il m’en souvient, ne me faisait pas défaut et j’allais le continuer mais j’ai senti soudain que le déroulement de l’action risquait de me conduire vers quelque recoin, quelque zone d’ombre que je ne souhaitais pas explorer. Car j’avais conscience de n’être pas encore suffisamment armé pour affronter et déjouer ce qui pourrait s’y tramer. C’est maintenant à toi lecteur si tu veux bien jouer ce jeu de renouer le fil et de conduire à ta guise cette hsitoire.

Vous avez compté parmi les disciples de Breton, que vous avez d’ailleurs intimement côtoyé… mais vous avez été exclu du mouvement. Est-ce que cela a mis un terme à votre intérêt pour le Surréalisme et ses adeptes ?
Non, je n’ai pas cessé de m’y intéresser ; mais je pense que la disparition de Breton a sonné le glas du mouvement. Aujourd’hui, le suréalisme semble un peu dépassé. Il y a pourtant quelques passionnés qui entretiennent la flamme – notamment les gens qui s’occupent de la revue Supérieur inconnu, qui continue dans cette voie mais de manière un peu plus élargie.

On entrevoit, en lisant Les Méandres du sens, tout ce qui a une importance capitale pour vous et votre démarche créatrice. Est-ce qu’aujourd’hui, la géologie, l’alchimie, ont encore la même place dans votre vie qu’à l’époque de ce séjour en Forez ?
Oui, bien sûr… Comme vous le voyez [le poète montre sa collection de minéraux, dispersée çà et là sur les étagères, dans les moindres espaces libres de la pièce…] la géologie est toujours présente, peut-être de manière moins intense que lorsque j’ai commencé mes études scientifiques, mais me consacrer à la poésie n’a jamais signifié pour moi couper les ponts avec les sciences naturelles. Et maintenant, chaque fois que je pars en vacances – ce qui est plutôt, comme dirait Colette, un changement de lieu de travail… – j’observe les oiseaux, j’herborise, j’étudie la géologie du lieu, je continue à collectionner les spécimens de minéraux… etc. D’ailleurs, le monde minéral est omniprésent dans ma poésie. Quant à l’alchimie, mon intérêt pour elle s’inscrit dans la continuité de celui porté au monde minéral puisque l’alchimie repose essentiellement sur lui. Mais l’aspect matériel de l’alchimie ne se distingue en rien de sa dimension spirituelle. Pratiquer l’alchime, c’est chercher le divin dans la matière. L’essence du processus alchimique est d’entraîner des mutations spirituelles en même temps que s’accomplissent les opérations matérielles. La pratique alchimique pose d’importants problèmes pratiques et je n’ai, hélas ! pas pu m’y adonner autant que je l’aurais souhaité : lire les textes classiques et effectuer des recherches théoriques ne suffit pas, il faut pouvoir travailler au laboratoire car le contact avec la matière est primordial. Or beaucoup de place est nécessaire pour aménager un laboratoire – et en ville, ce n’est guère possible. Malgré tout, je n’ai pas renoncé à m’instruire en alchimie. J’ai une bibliothèque très bien fournie sur le sujet, et un de mes amis possède un laboratoire. J’espère pouvoir profiter bientôt de ses installations et de nouveau « travailler au fourneau », selon l’expression consacrée. En attendant, les connaissances que j’acquiers continuent de « faire leur chemin » en moi. Il y a des choses qui jaillissent, des idées.. des flashes…

Est-ce que l’alchimie est une discipline encore très vivace, aujourd’hui ? 
C’est assez difficile à dire parce que l’alchimie est une quête initiatique personnelle, d’un caractère très secret. Il y a toujours des alchimistes ; il y en a toujours eu, et il y en aura probablement toujours. Mais ils ne se font pas forcément connaître. Ils travaillent dans leur coin… Il y a cependant quelques maîtres qui émergent çà et là – le dernier en date étant ce mystérieux Fulcanelli, l’adepte dont mon maître, Eugène Canseliet, avait été l’élève. Par moments des gens publient des livres – mais des livres au contenu si abscons qu’il sera incompréhensible à quiconque ne possède pas de sérieuses notions d’alchimie. Si ces ouvrages ne sont pas destinés au grand public, ils ont au moins le mérite d’exister. Peut-être réveilleront-ils des vocations cachées…
 
Est-ce qu’écrire de la poésie est pour vous un moyen de cheminer vers le Grand-Oeuvre ?
Ce serait bien ambitieux ! On peut cependant risquer la transposition, dire que la poésie est une sorte d’alchimie et que, si on la pratique de façon très spirituelle, très profonde, elle peut permettre de progresser intérieurement et devenir initiatique. Oui, je suis intimement convaincu que la poésie est une quête de la Parole perdue pour arriver à la parole illuminatrice. C’est une forme d’initiation que l’on recherche, dans le cadre d’un travail sur soi – et là en effet la poésie rejoint l’alchimie sauf qu’on ne travaille plus sur la même matière, le poète œuvrant sur cette matière qu’est le verbe pour essayer de se surpasser et aller vers la Lumière.

Dans Les Méandres du sens, vous parlez beaucoup du jazz. C’est une musique qui semble revêtue d’une grande importance pour vous…
Oui. Le jazz est d’une importance capitale pour moi. J’ai commencé à m’y intéresser très jeune, en écoutant la radio. Puis je me suis inscrit au Hot club de Lyon. Cela m’a permis de rencontrer les musiciens américains quand ils venaient jouer en France, et le contact avec des artistes noirs américains m’a beaucoup apporté. Au-delà de leur musique, sur le plan humain ce sont des gens fascinants, très chaleureux. Cela va sans doute vous étonner mais c’est la première fois, dans Les Méandres du sens, que j’écris sur le jazz… Je n’avais jamais rien publié auparavant sur ce sujet – sinon quelques poèmes inspirés par cette musique.

Vous en écoutez en écrivant ?
Oh, je n’en écoute pas partuiculièrement en écrivant – d’autant que faire deux choses à la fois ne m’a jamais séduit ! Ou j’écoute vraiment, ou je me concentre sur mon écriture. La musique peut parfois servir de toile de fond, créer une ambiance mais justement, le jazz n’est pas une « musique d’ameublement », comme disait Erik Satie…

Est-ce que l’écoute d’un morceau de musique peut suffire à susciter la création poétique ?
Pas vraiment, c’est difficile à dire… peut-être quelquefois cela s’est-il produit, mais ce n’est pas systématique. Je pense que beaucoup de choses opèrent au niveau supraconscient ; ensuite cela vient nourrir l’inspiration – mais pas forcément dans l’immédiat ; je suppose qu’il y a tout un processus de synthétisation, de maturation qui s’engage au plus profond de mon esprit avant que l’influence se manifeste dans mon écriture. 

Vous vous dites peu sûr de vous ; je suppose que cela doit conditionner votre façon d’écrire… Revenez-vous souvent sur vos écrits, les corrigez-vous beaucoup ?
Oui, effectivement, je reviens beaucoup sur mes textes ; ce n’est pas une attitude très surréaliste – encore qu’il faille noter que Breton revoyait ses textes, même ceux qui étaient censés relever de l’écriture automatique… – mais mes poèmes ne sont pas de l’écriture automatique. Il y a certes toujours une part qui relève d’une certaine manière de ce procédé et qui jaillit des profondeurs de ma psyché, mais ce matériau de base est repris, corrigé, remanié… Quand je compose mes poèmes, il y a d’abord un « premier jet » puis une phase de reprise. Je suis très perfectionniste, et il y a aussi chez moi un fond d’anxiété. Chaque fois que je me relis, je trouve des défauts, relire est donc une épreuve considérable – alors je l’évite le plus possible ! Mais remanier ne veut pas dire réécrire, je ne suis pas comme certains poètes qui modifient leurs poèmes vingt ans après. En ce qui me concerne, je ne retouche jamais mes anciens poèmes, seulement mes textes en prose, pour les réactualiser parce qu’ils ont d’abord été publiés en revue.

Pour lire la seconde partie de l’entretien, cliquez ici

   
 

Ce long entretien, mené par isabelle roche,  est le fruit de deux rencontres assez espacées dans le temps – en novembre 2005 puis en février 2006 – suivies d’un patient travail de révision accompli par le poète…

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Entretien avec Pierre Lartigue (Rrose Sélavy, et cætera / Un soir, Aragon…)

Lauréat du prix du Petit Gaillon 2004, Pierre Lartigue nous invite à une belle leçon d’art poétique

Pierre Lartigue est poète, essayiste, romancier… termes se référant aux livres qu’il a écrits. Mais c’est avant tout un grand érudit, animé d’une curiosité sans cesse en éveil ; d’ailleurs tous ses textes, de quelque nature qu’ils soient, sont nourris d’études approfondies enrichies par une réflexion personnelle originale. Que le terme d’étude ne vous induise pas en erreur : il n’y a pas une once d’austérité chez Pierre Lartigue ; simplement un immense respect pour la littérature et les Beaux-arts en général, qu’il aborde avec le sérieux qu’ils méritent – c’est-à-dire un sérieux qui ne se départit jamais d’une certaine dimension ludique. 
Tandis qu’il évoquait son parcours artistique, la conversation vira insensiblement à la leçon d’histoire poétique… Le ton en fut badin, passionné – et sérieux ! – avec toujours dans le regard de l’écrivain ce pétillement que suscite la passion ou l’émerveillement. Au sortir de cette entrevue, telle une écolière quittant la classe, j’avais beaucoup appris sur la sextine, la comptine, émerveillée à mon tour – et sans avoir vu passer le temps…

Pourriez-vous vous présenter, et retracer votre parcours littéraire et artistique ?
Pierre Lartigue :
C’est un peu compliqué ! J’ai fait mes études secondaires au lycée de La Rochelle, et je crois que j’ai commencé à écrire des poèmes dès la classe de seconde. C’était dans les années 53/54 et à cette époque, je me nourrissais principalement, en ce qui regarde la poésie, de la collection « Poètes d’aujourd’hui » de Pierre Seghers ; ces volumes bigarrés, colorés, étaient alors la principale source d’information en matière de poésie moderne.
Je suis ensuite allé à Bordeaux poursuivre des études d’espagnol. Puis je suis devenu professeur d’espagnol, mais j’ai continué à écrire des poèmes. À ce moment-là, les jeunes poètes avaient une chance immense : il y avait un poète qui était très attentif à ce que faisaient les jeunes auteurs, qui lisait absolument tout ce qu’il recevait, c’était Aragon. Je lui ai donc envoyé quelques textes, il m’a répondu, et j’ai ainsi publié des poèmes pour la première fois dans Les Lettres françaises. Grâce à cette revue, j’ai découvert d’autres jeunes poètes tels que Jacques Roubaud et Bernard Vargaftig. Un jour, j’ai téléphoné à Aragon pour lui suggérer d’organiser une soirée au cours de laquelle il présenterait tous ces jeunes talents qu’il publiait dans sa revue. L’idée lui a plu ; il a loué le théâtre Récamier, puis il a demandé à des gens comme Antoine Vitez, Michel Bouquet, Emmanuelle Riva… de lire les textes des six poètes qu’il avait retenus pour cette soirée. Bien des années plus tard, j’ai écrit un livre qui raconte cette soirée [Un soir, Aragon…, Les Belles Lettres coll. « architecture du verbe », 1995 – NdR]. En 1964, je suis entré en contact avec le groupe Action poétique et, à partir de là, je me suis mis à écrire de plus en plus – mais ce n’est qu’assez tardivement que j’ai publié mon premier recueil, Ce que je vous dis trois fois est vrai. Ne voyez rien de prétentieux dans ce titre : ce n’est que la reprise de ce que dit Alice dans le livre de Lewis Carroll ! j’ai ensuite écrit deux romans, des essais, deux livres de poèmes… j’ai également participé à un recueil collectif, publié à compte d’auteurs, qui regroupait divers exercices d’écriture auxquels Paul-Louis Rossi, Lionel Ray, Jacques Roubaud et moi-même nous étions livrés – c’est à cela que je fais allusion à la toute fin du chapitre consacré à Robert Desnos dans Rrose Sélavy, et cætera.
Bien sûr, je continuai à m’intéresser de très près à la poésie moderne, et je me suis efforcé de lire le plus de choses possible de ce qui s’écrivait alors en français – et aussi en espagnol. Mais j’étais également très curieux en matière d’histoire de la poésie… j’ai alors beaucoup fréquenté la bibliothèque de l’Arsenal, la bibliothèque Nationale, lisant systématiquement les œuvres oubliées. Ce qui m’a amené, entre autres, à écrire un essai sur la sextine – la forme la plus rare de la poésie française, qui pose de passionnants problèmes formels – puis un autre sur la comptine, cette forme de poésie que pratiquent couramment les enfants dans la cour de récréation et qui est peut-être la plus répandue mais qui est d’un grand intérêt formel en ce qui regarde la tradition et l’invention poétiques. Parler en détails de la sextine est un peu délicat, en revanche, je puis vous expliquer en quelques mots pourquoi la comptine est si intéressante du point de vue formel…

 

Avec plaisir !
Nous allons donc remonter aux XIVe et XVe siècles… Notre poésie était alors entièrement dépendante de la musique. Puis à partir du XVIe siècle, les choses commencent à évoluer sous l’impulsion d’une génération de poètes merveilleux menés par Ronsard ; c’est aussi l’époque où Du Bellay écrit Défense et illustration de la langue française : il y édicte des règles d’écriture visant à développer, en poésie un discours raisonnable. Ces règles métriques sont très strictes ; par exemple, le retour d’une rime ne doit pas être attendu pendant plus de deux vers. Parce que, vous comprenez, a b b a, ça soutient le discours ! Si tout d’un coup vous distrayez l’auditeur en faisant a b b b a, vous faites attendre le retour de ce a, et l’auditeur ne sait plus où il est ! Ces règles vont encore se rigidifier avec Malherbes, et l’on aboutit à la génération de 1660, c’est-à-dire à notre classicisme. Autrement dit aux merveilles : Racine… etc. Mais dès le siècle suivant, la ferveur poétique retombe, comme si avoir atteint l’extrême pureté formelle du classicisme avait épuisé la poésie française…
Revenons donc à la poésie enfantine. En fait, le langage enfantin, la pratique déraisonnable du jeu étaient déjà présents chez Rabelais : c’est cela qui nourrit le Gargantua et le Pantagruel. Mais après, tout ce bouillonnement disparaît ; cette veine poétique et ludique est totalement abandonnée. À tel point que, si je vous demande « quand pensez-vous que le mot comptine, si familier, est apparu dans la langue écrite, en France ? »… que répondrez-vous ?

 

Ma foi, pas grand-chose ! J’avoue ma totale ignorance sur la question ! En fait, pour moi le mot « comptine » appartient à l’univers enfantin, et ça ne va pas vraiment plus loin ; j’ai donc été très surprise quand vous l’avez employé en le rattachant au lexique de la poésie…
Ce mot apparaît en français en 1923. Vous voyez que c’est extrêmement précis ! Avant, tout ce qui avait trait à l’enfance était du domaine des folkloristes. Rimbaud, Verlaine seront les premiers poètes à revenir vers l’utilisation de cette espèce de surgissement du jeu pur très proche de la comptine ; ils vont bouleverser la tradition poétique en s’appuyant sur cette déstructuration d’une langue rationnelle. C’est aussi le moment où Victor Hugo écrit L’Art d’être grand-père… 1923, donc : c’est l’époque d’Apollinaire, qui est nourri de cette littérature-là, et c’est aussi la période où l’on organise les premières expositions de dessins d’enfants. On commence à leur reconnaître une certaine valeur. Ces dessins enfantins vont d’ailleurs accompagner les recherches d’un Paul Klee, par exemple. Si notre tradition a ainsi repoussé l’irrationnel du langage enfantin au profit d’un discours rationnel, les choses se sont passées très différemment outre-Manche ! Dès le XVIIIe siècle, on trouve en Angleterre des recueils de nursery rimes. Les Anglais n’ont pas peur du non-sens ; c’est pourquoi un auteur aussi merveilleux que Lewis Carroll a pu apparaître. Mais chez nous, il a fallu que s’opère un très violent effort pour que l’on consente à récupérer la force inventive du langage enfantin.
Voilà un petit échantillon des recherches auxquelles j’aime me livrer. Je me suis toujours intéressé de près aux questions formelles – c’est pourquoi, comme je vous le disais, j’ai étudié la sextine, qui propose un système combinatoire de rimes avec des retours tout à fait particuliers. Parce que, pour pouvoir inventer, il faut d’abord savoir comment est fait ce qui existe déjà. On ne peut pas improviser à partir de rien ; il faut se donner des formes pour « faire ».

 

Si je vous ai bien compris, toutes ces inventions apportées par la poésie moderne n’ont été possibles qu’à partir d’une connaissance approfondie de l’histoire de la poésie française et de ses formes… on ne peut déstructurer qu’à partir du moment où on connaît la manière dont la poésie fonctionne.
Oui. D’ailleurs, si on regarde ce qui se passe avec le vers dit « libre », on s’aperçoit que le poème en vers prétendument libres retombe toujours, à la fin, sur l’octosyllabe ou l’alexandrin. Si vous regardez les poèmes d’Eluard, vous vous apercevrez qu’ils finissent toujours ou presque par retomber sur des vers pairs. Pour arriver à diversifier les formules rythmiques, il faut avoir une conscience précise de la matière – à savoir du vers. Pour obéir à la suggestion de Verlaine, préfère l’impair, il faut avoir présent à l’esprit que, traditionnellement, en poésie française, le vers impair est toujours lié à la musique. Par exemple, quand vous trouvez des vers impairs dans les textes de Racine, ils correspondent à des chants – ce sont des poèmes pour des cérémonies religieuses, ce sont des poèmes chantés. Vous trouvez aussi beaucoup de vers impairs chez Victor Hugo – mais ils sont toujours justifiés par un rapport à la chanson. Et quand Verlaine enjoint ainsi de jouer de l’impair, il appelle à diversifier l’art poétique.

 

Par rapport à cela, comment situer les démarches dadaïste et surréaliste ? était-ce vraiment l’apogée du n’importe quoi ?
Les pratiques de l’écriture automatique, les entreprises de déstructuration des dadaïstes et des surréalistes ont d’abord été des démarches très riches, très profitables. Mais en même temps, s’en tenir là serait revenu à se confiner dans une impasse. Ce passage par l’écriture automatique a été d’une importance capitale, mais il faut voir qu’après, ni la poésie d’Eluard, ni celle d’Aragon, ni même celle de Tzara ne repose sur le pur jeu aléatoire ; ils étaient tous de grands savants, de grands connaisseurs de la poésie rimée et rythmée. Je ne crois pas que l’on puisse « sortir » une pratique poétique qui ne serait pas située par rapport à la tradition ni assise sur une parfaite connaissance de cette dernière.

 

Selon vous, quelles sont les directions que prend – ou que pourrait prendre la poésie aujourd’hui ?
Je crois que c’est la surprise continuelle – ou la non-surprise, car on voit beaucoup de répétitions, de ressassement des mêmes choses. Lorsqu’un poème est beau, il est aussi imprévisible, et on peut en rencontrer de tels tous les jours mais on ne peut pas dire « c’est dans ce sens que les choses vont évoluer »…

 

Est-on plutôt dans une phase d’inventivité comme on pouvait l’être à l’époque dada, ou bien dans une période de répétition, de reprises ?
Je crois qu’il y a de tout. La poésie d’aujourd’hui est un vaste éventail qui recueille toutes les possibilités.

 

Vous avez également écrit des romans ; à partir de quoi naissent-ils en général ? De quoi sont-ils nourris ?
Mon écriture romanesque résulte toujours d’un mélange de jeu et de sérieux – le « jeu » n’ayant ici rien de dérisoire : je considère la littérature comme une chose très noble et qu’il faut respecter, mais le jeu sert à exciter la rêverie. Mon premier roman, Les Beaux inconnus, m’est venu de manière un peu impromptue, à la bibliothèque de l’Arsenal, à l’époque où je recherchais tout ce qui touchait à l’ancienne poésie française. Lisant les auteurs anciens, j’ai été amené à consulter des éditions de ces poètes faites par des érudits de la fin du XIXe siècle, dont Frédéric Lachèvre et Prosper Blanchemin. En descendant l’escalier de l’Arsenal, je me suis dit « Mais Lachèvre… Lachèvre et Blanchemin… quels noms merveilleux pour des valets de cavaliers au XVIe siècle… comme Grimaud et Planchet dans Les trois mousquetaires ! » et tandis que je revenais chez moi, j’imaginais un roman qui se passerait au XVIe siècle avec des cavaliers, des aventures… Comme j’étais tout à fait immergé dans la poésie du XVIe siècle, je n’avais plus qu’à recopier, réaménager, agencer les conversations… et c’est ainsi que j’ai écrit Les Beaux inconnus : une sorte de roman « en costumes », qui se déroule en Provence entre 1581 et 1588, où l’on trouve des cavaliers et force péripéties – mais aussi beaucoup de choses ayant trait à la poésie, ce qui étoffe considérablement la matière romanesque et lui confère un peu de sérieux, un sérieux qui toutefois demeure ludique.
Ensuite, j’ai écrit La Jolie morte, qui lui est né de mes réflexions sur le ballet et l’apparition de la danseuse classique, sur pointes et en tutu blanc – réflexions et recherches qui ont aussi engendré un essai, L’Art de la pointe. Qui est cette danseuse « classique » ? C’est la danseuse romantique : elle apparaît sur la scène française en 1831 avec le ballet La Sylphide. Et c’est l’histoire d’un fantôme ! L’héroïne meurt à la fin du premier acte ; le rideau tombe puis, au deuxième acte, l’amoureux désespéré court dans la forêt et tout à coup il voit apparaître le fantôme de la belle qu’il aimait… Selon moi, cette figure fantomale est très étroitement liée au contexte historique, à la mort du roi, à la rupture avec l’Ancien régime : cette danseuse apparaît en effet au moment même où la monarchie est écartée – Louis-Philippe est un roi parlementaire, ce n’est plus un vrai monarque. D’ailleurs, un journal monarchiste de 1831 avait pour nom La Sylphide.

 

Retrouve-t-on cette figure du retour fantomal ailleurs qu’en danse ?
On le retrouve en littérature… au début des Mémoires d’outre-tombe, où Châteaubriand revient sur le rapport quasi amoureux qu’il a avec sa sœur Lucille, qu’il appelle « sa sylphide ». Et dans la vie quotidienne des Français, au moment… du mariage ! jusqu’en 1840, en France, les femmes se mariaient en robes de couleur. Le blanc triomphe au cours des années 1850 / 1860, sous l’influence du ballet : nos mariées portent la robe blanche, la couronne de fleurs d’oranger – un symbole de pureté – et le voile, comme la danseuse romantique. Chaque fois que vous voyez une mariée en tenue d’apparat blanche, avec son voile et sa couronne, c’est la sylphide de 1831 que vous voyez ; autrement dit un fantôme. Une jolie morte – et c’est pourquoi le marié apparaît à côté en tenue de grand deuil !

 

Pourriez-vous m’en dire un peu plus sur la genèse de Rrose Selavy, et cætera – aller un peu plus loin que ce que vous en dites dans l’avant-propos ?
Le livre est né d’une demande des éditions du Passage, chez qui j’avais publié Musicienne du silence – un essai sur la Piéta d’Avignon, ce tableau qui se trouve au Louvre et qui est, selon moi, le plus beau tableau du monde. Ils avaient apprécié mon travail et souhaitaient publier un nouveau livre dans la même veine. Alors j’ai été rechercher un texte que j’avais écrit à l’occasion d’un hommage que la bibliothèque Doucet et la Sorbonne voulaient rendre à Robert Desnos et que j’ai entièrement remanié. Par ailleurs, je réfléchissais au moyen de mettre au clair une série de réflexions tournant autour de Marcel Duchamp – notamment un texte qui portait sur l’œuvre de Duchamp où la Joconde porte moustaches – en même temps que j’aspirais, depuis longtemps, à dire mon admiration et mon amitié pour John Cage. Et vint un moment où je me suis dit que ces trois artistes pourraient constituer un triptyque intéressant. Là-dessus est venue se greffer l’idée de Rrose Sélavy, qui relie Desnos et Duchamp – mais elle n’avait rien à faire avec Cage… Alors se sont présentés les champignons : mon lien était trouvé. Vous voyez, le sérieux et l’amusement… on bat les cartes et puis tout d’un coup, on voit surgir des couleurs et hop, ça colle ! j’ai donc réuni ces textes divers, j’ai rajouté des éléments jusqu’à ce que ça constitue un ensemble cohérent, harmonieux, et mon livre était prêt.

 

Ce « liant » que vous évoquez, serait-ce ces données autobiographiques que vous avez insérées au fil des pages ?
Oui, mais vous savez, la littérature est liée à la vie, à la passion personnelle, à la gourmandise, à la curiosité, à l’interrogation… La littérature, ce n’est pas la connaissance érudite et objective des choses. Je n’ai de connaissances que par la rêverie et les enchaînements rêvés à partir de ce qui se présente. Ces rêveries ne sont possibles que si l’on est à l’écoute des choses – une « écoute flottante », comme disent les psychanalystes pour définir leur attitude vis-à-vis de leurs patients. Je trouve que c’est une formule qui convient à merveille à la création artistique ; je suis dans un état d’écoute flottante et de regard flottant vis-à-vis de la poésie, de la musique, de la peinture…

 

Vous avez évoqué votre essai concernant la piéta d’Avignon ; vous étiez en état de regard flottant vis-à-vis de ce tableau ?
Cela remonte à mes années de lycée ; j’avais acheté L’Histoire de l’art d’Elie Faure, et en voyant la reproduction de cette piéta – que je n’avais pas souvenir d’avoir vu au Louvre – j’ai tout de suite été bouleversé. Quarante-cinq ans après, j’ai pensé qu’il était temps d’essayer de comprendre pourquoi ce tableau me faisait un tel effet. Je ne peux pas aller au Louvre sans aller contempler ce tableau. Alors je me suis mis à l’examiner avec plus d’intensité encore, et il m’a semblé remarquer quelques éléments que l’on n’avait pas forcément repérés. Cela montre l’infinie complexité de cette peinture. Et c’est cela qui retient l’attention. Il y a là un mystère. Votre regard est saisi par quelque chose que vous voyez – votre œil vous dit « je vois mais en même temps je suis sûr que je n’arrive pas à voir tout ». Je l’ai regardé sous toutes les coutures, ce tableau… D’ailleurs, il est déjà présent dans La Jolie morte : le héros aperçoit, lors d’une de ses visites au Louvre, une jeune Américaine en train de nettoyer la piéta, avec des coton-tiges imbibés de White spirit. Ce passage m’a été inspiré par une expérience vécue : j’ai vraiment assisté à la « toilette » de la piéta d’Avignon ! Et c’est en voyant la jeune fille nettoyer le tableau que j’ai perçu des choses que je n’avais pas vues jusqu’alors. Notamment dans sa composition : ce tableau est d’une richesse fabuleuse.

Je ne crois ni à Dieu ni à diable, mais je suis toujours très touché par les représentations religieuses.
Cette réflexion que j’ai menée autour de la piéta s’assoit, bien entendu, sur les travaux savants de spécialistes ; j’ai donc rassemblé d’abord tout ce que j’ai pu trouver sur le sujet – et les ouvrages sont très riches de ces informations factuelles que je mentionne dans mon livre – mais je pensais pouvoir apporter des choses nouvelles quant à la lecture de fond de l’œuvre. À titre d’exemple, je voudrais évoquer une chose que personne ne voit dans la piéta. Le Christ a reçu le coup de lance du côté droit tandis qu’il était sur la croix ; et sur toutes les piétas que j’ai pu voir, l’écoulement de sang est vertical. Là, sur le tableau, le Christ est couché sur les genoux de sa mère. Le sang a coulé, et ce qui s’est écoulé depuis qu’il est en position allongée suit une ligne verticale, mais qui correspond à la verticale du corps couché sur le flanc. Ce sang est chargé de lymphe, ce qui signifie que le temps qui a passé entre le coup de lance et l’allongement du corps sur les genoux de Marie s’inscrit dans cette modification physique. Et ce temps « écoulé », c’est celui du sacrifice de Celui qui va arracher l’homme au Temps. Le peintre a réussi a rendre visible l’invisible. Ce qui est sidérant, c’est que tout le monde en est troublé sans voir vraiment ce détail.

À quels projets travaillez-vous aujourd’hui ?
À une commande des Belles Lettres : je prépare une anthologie de poèmes écrits entre 1500 et 1914 – des poèmes que j’appellerais les « originaux ». Sous cette appellation, j’ai réuni les poèmes qui ont inauguré une forme nouvelle dans la poésie française (le premier sonnet, le premier dizain… etc. ) et ceux qui sont en contradiction avec le goût dominant de l’époque où ils ont été écrits. Si certains semblent ridicules – mais je vais tâcher de ne pas trop mettre de ceux-là – souvent ce sont de vraies merveilles. Et au milieu de mes « originaux », je compte placer « Les deux pigeons » de La Fontaine car c’est une des fables les plus complexes qui soient.
Je suis aussi en train d’écrire un autre roman, mais je ne peux pas en parler : je peine à le rédiger, et je ne suis absolument pas sûr de ce que je vais obtenir…

Bibliographie

Demain la veille (Action poétique, 1977)
Ce que je vous dis trois fois est vrai (Ryoan-ji, 1982)
Plaisir de la danse, suivi de Une histoire du ballet (La Farandole, 1983)
Beaux inconnus (Gallimard, 1988)
Barcelone (Champvallon, 1990)
Le second XVIe siècle, plumes et rafales, 1550-1600 (Hatier,1990)
L’art de la pointe (Gallimard, 1992)
L’hélice d’écrire : la sextine (Les Belles Lettres, 1994)
La jolie morte (Stock, 1995)
Amélie (Tschann, 1995)
Un soir, Aragon… (Les Belles Lettres, 1995)
L’Inde au pied nu (Éditions de la Bibliothèque, 2000)
La Forge subtile (Le Temps qu’il fait, 2001)
Une Cantine de comptines (Les Belles Lettres, 2001)
Musicienne du silence : la pietà d’Avignon (Le Passage, 2002)
Léger, légère (Éditions de la Bibliothèque, 2003)
Rrose Sélavy, et cætera (Le Passage, 2004 – Prix du Petit Gaillon 2004)

En collaboration
Inimaginaires I et II (hors commerce, 1975)
Inimaginaires IV (hors commerce, 1978)
Odile aux oiseaux (Armand Colin, 1991)

Traductions
Le livre des champignons, John Cage (Ryoan-ji, 1983)
Poésie-prose, J.V Foix, avec Montserrat Prudon (Le Temps qu’il fait, 1986)
Mirage verbal, John Cage (Ulysse fin de siècle, 1990)
L’illusionniste, Joan Brossa, avec Montserrat Prudon (La Différence, 1991)
Les Moitiés, Ramòn Gomez de la Serna, avec Florence Delay (Bourgois, 1991)

   
 

Propos recueillis par isabelle roche  le 10 janvier 2005 au domicile de l’auteur.

 
     
 

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Élie-Charles Flamand, Les Méandres du sens. Retour en Forez, retour sur moi-même

Le poète Élie-Charles Flamand évoque ici son parcours créatif, à la faveur d’un séjour qu’il fit en Forez au printemps 1987

Il y a sans doute quelque étrangeté à aborder de très près l’intimité d’un poète méditant sur lui-même et son art quand on ne connaît pas son œuvre. C’est pourtant sans rien savoir de la poésie d’Élie-Charles Flamand que je l’ai suivi à travers ces Méandres du sens, où il retrace son parcours créatif à la faveur d’un séjour en Forez qu’il fit au printemps 1987 et au cours duquel il vécut diverses expériences bouleversantes qui l’immergèrent dans son passé tout en éclairant son présent d’une lumière neuve. Il serait trop long, et déplacé, d’expliquer ici par quels méandres, justement, ce livre m’est venu entre les mains. Tout au plus dirai-je que cela – tout autant que le moment très précis où j’en entamai la lecture – ressortit à ces « synchronicités » dont il est question dans ces pages, et que j’ai très vite éprouvé à l’égard de ce texte une vive et profonde empathie qui ne tient pas seulement à ses qualités stylistiques. Sa lecture fut en effet beaucoup plus qu’une délectable expérience littéraire tant elle eut en moi de résonances ; aussi vais-je pour l’évoquer renoncer à ces formules dont use généralement le chroniqueur dans l’espoir – un peu vain il est vrai – de conférer à sa subjectivité un semblant d’universalité en la cachant derrière le vague « on » ou le faussement modeste « nous », tous deux aussi misérablement « cache-je »…

Non que j’aie l’intention de m’étendre – de cela non plus ce n’est pas le lieu – sur les traces de feu, de terre, de pierre et de métal qui parcourent ma généalogie et que je me suis amusée à repérer tout au long de ma lecture. Mais peut-être vaut-il la peine de remarquer que j’ai parfois senti se nouer en moi une singulière et secrète fraternité avec le poète méditant : tout comme lui je tends à établir sans cesse des réseaux de correspondances entre des éléments que je comprends comme des signes à moi seule adressés, me livrant ainsi chaque jour à une sorte d’ « idiosémiologie » permanente. C’est en effet par cette façon de lire le monde environnant que le poète, par-delà son expérience individuelle et son vécu intime, touche à l’universel et peut donc atteindre tout lecteur un tant soit peu enclin à songer aux mystères – mais surtout aux beautés du monde. Et l’on peut à bon droit penser que tout amateur de littérature est pétri de ces dispositions-là…

La matière première du livre est posée d’emblée en quelques phrases à effet d’annonce : un séjour sur les lieux de l’enfance au cours duquel seront vécues diverses réminiscences assorties d’expériences mystiques qui auront valeur de révélations. L’on sait dès le début que la couleur sera, in fine, à la limpidité, et la tonalité à l’apaisement :
Ce séjour tant redouté à Champdieu, voici qu’il m’ouvrait aux plus limpides profondeurs de moi-même, parmi les signes (…) En effet, le renouement fut solaire et bienveillant
Selon le procédé classique d’une exposition assez abrupte du propos qui sera ensuite développé comme par mouvement de travelling arrière, le poète situe rapidement la région de Champdieu dans le cours de sa vie puis ce séjour qui va être pour lui l’occasion de ce renouement solaire et bienveillant. Comme souvent dans les démarches introspectives, un voyage, des visites en différents lieux sont prétextes à moult remembrances, à des plongées en des régions de soi demeurées – ou sciemment renvoyées – dans l’obscurité. Les espaces intérieurs et extérieurs se côtoient, tandis que les strates temporelles se mêlent…

Ici le processus débute par la visite du château de la Bastie d’Urfé. L’attention du poète s’affranchit vite de la petite troupe de touristes à laquelle lui et sa compagne se sont joints et des explications fournies par le guide : elle est appelée par divers éléments architecturaux qu’il analyse très finement à la lumière de ce qu’il sait de l’alchimie. Il livre alors, entrecoupée de brefs rappels au réel – la voix du guide, les autres visiteurs perdus de vue… – une fascinante interprétation alchimique des pièces qu’il traverse, soutenue par ses propres expériences mystiques – visions suscitées volontairement, incursions dans le siècle de Claude d’Urfé… Mais il importe de souligner tout de suite qu’il n’y a pas lieu d’être gêné par les multiples références et allusions aux diverses étapes du Grand Œuvre, aux innombrables dénominations dont usent les Initiés pour désigner tel phénomène, tel corps, telle opération. Certes, avoir quelques connaissances alchimiques permettra de mieux saisir la portée de la lecture que le poète donne du château de la Bastie. Mais être ignare en cette matière n’empêchera pas de prendre la mesure du voyage intérieur qu’accomplit Élie-Charles Flamand ni l’art tout littéraire avec lequel il en rend compte.

Borner la teneur de ce livre à ses références alchimiques et ésotériques – ce à quoi peut hélas inciter la couverture… – serait une erreur magistrale : c’est à toutes les sources dont s’est abreuvée sa poésie que revient le poète, et l’alchimie est loin d’être la seule – il insiste d’ailleurs là-dessus. À ce titre, il évoquera aussi bien le jazz que la paléontologie, l’histoire naturelle, ou son activité au sein du groupe des Surréalistes – autant d’occasions, pour lui, de brosser nombre de portraits attachants à la lumière de souvenirs plus ou moins densément ranimés : André Breton dont il fut très proche, le paléontologue Jean Viret, Sydney Bechett, Louis Armstrong… 

 

Frappe, d’abord, la mise en page : le texte file tout d’une traite, sans chapitres, avec pour seules respirations les alinéas – nombreux – et les illustrations – croquis, photos, reproductions… etc. – dont la nature donne à l’ensemble l’aspect d’un journal de voyage mâtiné d’album-souvenir où auraient été collées au petit bonheur de leur surgissement les images glanées au jour le jour. Mais il devient très vite évident que nulle autre disposition n’eût pu mieux convenir : elle seule peut épouser d’aussi près le mouvement de la pensée, qui va son amble et ne suit pas de piste proprement chronologique ou thématique comme pourrait l’impliquer un découpage en chapitres. Il y a bien un axe chronologique repérable : le déroulement du séjour lui-même dont les premiers jours ouvrent le texte, lequel s’achève sur le « retour à Paris » – d’essence différente de ce qui précède, ce « retour » en est d’ailleurs typographiquement séparé par trois petites étoiles… et sans doute n’est-il pas indifférent de remarquer que les seuls blancs rompant le flux textuel surviennent au moment de l’évocation de plusieurs jazzmen, comme si le « beat » caractéristique de cette musique faisait irruption dans l’écriture, soulignant par là même la brièveté lapidaire et la densité présente du souvenir resurgi.

 

L’amble de la pensée du poète, donc… il repose sur une succession d’immersions et de retours en surface. À la surface du monde, telle une efflorescence sur un épiderme fragile, un signe est perçu : éléments architecturaux remarqués dans le château de la Bastie d’Urfé, un parfum, un agencement particulier des nues à un moment donné du crépuscule, des notes de musique… et aussitôt le poète est conduit hors de l’instant présent, dans ses souvenirs propres ou au fin fond des siècles qu’il rejoint lors de transes profondes. Perceptions mystiques comme anecdotes personnelles, flâneries aux côtés de sa compagne Obéline – toujours nommée « O. » : peut-être le poète entend-il, en la résumant ainsi par cette initiale circulaire, montrer à quel point elle englobe à ses yeux des choses essentielles, surtout à l’heure de ce retour sur soi ? – comme réflexions de fond sur la musique, la poésie, l’acte créateur sont tout uniment amenées au fil de la plume, sans autre logique que celle de leur survenue. Car cette logique elle-même fait sens : le moment, les circonstances, l’intensité du surgissement confèrent à l’élément surgissant une grande partie de sa signification – aussi importe-t-il que le texte en porte la trace très exacte puisque, sans cela, il n’y aurait pas véritablement de chemin parcouru vers quelque élucidation que ce soit. 

S’il n’est nul besoin d’être ésotériste chevronné, ni d’avoir de connaissances approfondies en alchimie pour goûter ce livre – la seule beauté de l’écriture, aux consonances très soutenues, peut y suffire – au moins faut-il savoir s’éloigner de l’immédiatement matériel et être apte à s’émerveiller, par exemple, de l’incidence particulière d’un rayon de soleil sur le pétale d’une rose à tel instant de la journée… Ce livre, par le biais du très-intime, ouvre à l’infini de l’univers et à ses mystères et, pour peu que l’on ait l’âme portée à la contemplation, que l’on se plaise à réfléchir, à s’interroger sur le sens de la vie – de sa vie, on éprouvera à le lire un insigne bonheur, bouleversant et éclairant. Ces Méandres du sens seront, de surcroît, une fort belle invite à découvrir de nouveaux territoires poétiques pour quiconque ne connaîtrait pas l’œuvre d’Élie-Charles Flamand.
Et le livre-bilan du poète de devenir source, fontaine reviviscente pour tout lecteur qui saura s’y désaltérer…

isabelle roche

Élie-Charles Flamand, Les Méandres du sens. Retour en Forez, retour sur moi-même, Dervy, juin 2004, 234 p.
– 20,00 €

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Pierre Lartigue, Un soir, Aragon…

Collectionneur, receleur, oiseleur de beaux chants, de grandes mémoires, conteur précieux et évocateur, Pierre Lartigue, poète qui lève des mondes intempestifs

Ceci n’est pas la couverture du livre (NdR)
A
ragon fut le grand Amoureux, fut amour infini, amour de la femme, amour de tous hommes, amour de la poésie ; un don perpétuel de soi fut son partage et sa loi.

Le 14 décembre 1965, Aragon présente au monde dans l’obscurité du théâtre Récamier six poètes, six arcanes du devenir de la langue poétique – Jacques Garelli, Bernard Vargaftig, Maurice Regnaut, André Libérati, Jacques Roubaud, Pierre Lartigue. Une tutelle prodigieuse par sa grandeur en même temps que sa tendresse pour ces jeunes poètes.
Au soir du 14 décembre, au théâtre Récamier, six poètes dont les cadets seraient aisément mes petits-fils, les aînés des enfants de mon âge mûr… (Aragon).

Quelques printemps ont séché des hivers, et, avec déférence, comme on compose un album de souvenirs, de photos muettes et éloquentes qui parlent d’elles-mêmes de toute l’émotion que l’on éprouve pour elles, Pierre Lartigue recèle, en collant, en associant des diachronies éparses et liées par le coeur, des rencontres d’Aragon avec d’autres poètes, notant, commentant légèrement les phases et douceurs les plus diverses de ces jours.

La rencontre fut merveilleuse, qui permet de trouver dans ce recueil des poèmes pleins de chatoiements si divers et fascinants, poésie d’euphorie verbale, de jouissances sonores, de creusements suggestifs et évocateurs de mots aux résonnances tant riches, de sensations du monde intime et évanescent ou politique et problématique jusqu’au fond foisonnant de la langue qui s’invente dans la parole poétique :
Eva balatileva,
Je sais ta nature,Eva
Eva, Eva, évasion
Est ta nature. Tout se vide et tout se hante.
Qui s’évade il en est tant,
Demeurer, c’est la mort lente,
Un par vivant.
(Maurice Regnaut).

Poésie d’un monde incertain, non décidé et qui vacille, où les mots se sécrètent, où les choses se déstabilisent, poésie qui joue avec les présences qui se changent et s’échangent, les lendemains attendus, les passés qui trépassent douloureux. Poésie ludico-tragique de Maurice Regnaut :
Et la table fleurie. Enola Gay, adieu, la voila rase, adieu, beaux appétits, adieu, cent mille adieu
ou poésie mélancolique et offrande de Pierre Lartigue :
Les jours de pluie / Tout ce que j’aurai rêvé / la nuit / les murs / seront détruits,…
Ce sont les années soixante débutantes qui chantent pleines de clameurs, de joies et de tristesses, d’engagements, éloignées d’une Guerre effoyable pour une lutte couvante, latente.

Sans la vouloir réduire à l’urgence de cette époque, cette poésie est fête et cérémonie, marquée d’appels, appels au départ et à l’absence, mais aussi elle surgit à l’époque de la poésie naissante de l’Oulipo – fondé en 1960, jeu de création verbale, de la jouissance combinatoire, et en même temps de la dérision, grave parfois : ce recueil est une douce rencontre pour voir s’inventer un monde de mots, un monde de clameurs.

Lire notre entretien avec Pierre Lartigue.

s. vigier

   
 

Pierre Lartigue, Un soir, Aragon…, Les Belles Lettres, coll. « Architecture du verbe », 1995, 20,00 €.

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Seyhmus Dagtekin, A la source, la nuit

Premier roman d’un grand poète, c’est encore de la poésie. De la poésie magnifique

Quand un grand poète comme Seyhmus Dagtekin écrit son premier roman c’est encore de la poésie, et c’est un grand poème. Le poème de l’enfance dans un village kurde perdu en pleine montagne. Son enfance à lui. Petit, dans son village qui lui paraît immense, il est encerclé par toutes sortes de peurs. Peur du loup, peur de la nuit en plein jour, peur de la nuit noire sans lune, peur de la bête mystérieuse que personne n’a jamais vue mais qui emporte les gens, peur des monstres, des djinns, ces êtres magiques qui peuvent être malfaisants, peur des dragons qui habitent les sources où on l’envoie chercher l’eau, peur des tortues et des serpents, peur des peurs de sa mère.

Dans cet environnement où faits et gestes de chacun sont rapportés, les seuls qui ont une explication à tout sont les grands. Les grands nous disaient que la terre, l’eau, et même le vent gardent la trace, le souvenir des faits accomplis en leur présence. Les grands savent les invocations, les récitations contre les loups, ils interprètent les signes, ont les clés des mystères. Ainsi les étoiles, les arcs-en-ciel, les saisons, la poussière, les ruisseaux n’ont que peu de secrets pour eux qui ont dépassé les peurs. Ils sont les détenteurs de la sagesse, tandis que Dieu et les anges veillent sur ce village pauvre qui connaît trop souvent les disettes.

L’enfant raconte la vie comme une succession de cérémonials, à accomplir sans faute dans les espaces du connu, du moins connu et de l’inconnu – le plus terrifiant à aborder – où il évolue. Comme une succession d’actes de bravoure, de conquêtes du monde pour le transformer en territoire de jeux et de connaissances, couronnée par l’arrivée d’une école et l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Vision magique, voire mystique du monde et de son fonctionnement, de la vie des vivants et de celle des morts, l’enfance de l’auteur croise toutes les enfances. Son texte peut se prendre à n’importe quelle page, donnant l’impression d’un livre circulaire, sans début ni fin, un chant en boucle qui trace les espaces multiples réservés aux rêves, en phrases et paragraphes qui sont autant de voyages.

Seyhmus Dagtekin, né en 1964 à Haroun, village kurde au sud-est de la Turquie, vit à Paris depuis 1987. Il utilise le français de façon magnifique, déjà remarquée dans son recueil de poèmes Les Chemins du nocturne, prix international de poésie francophone Yvan-Goll. La poésie consiste pour moi à embrasser l’être d’un même regard, du plus petit au plus grand, pour instaurer une autre façon d’être ensemble, sortir du rapport de force et de domination pour entrer dans un rapport d’amour où l’autre est la condition même de mon existence. Projet accompli dans son roman.

colette d’orgeval

   
 

Seyhmus Dagtekin, A la source, la nuit, Robert Laffont, 232p. – 18,00 €.

 
     

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Meryon & Baudelaire, Paris, 1860

Aux environs de 1860, Meryon et Baudelaire se rencontrent et imaginent de faire un livre ensemble. Ce projet ne verra pas le jour de leur vivant…

Il y a quelque sorcellerie à réaliser ce qui ne l’a pas été, dit Jacques Damade à la fin de sa préface, juste avant d’exposer l’intention qui a sous-tendu la publication de Paris, 1860 – le désir de mener à son terme une entreprise qui n’a existé qu’à l’état de projet, de rêve entre deux artistes hors du commun, l’un graveur l’autre poète : Charles Meryon et Charles Baudelaire. Quel projet ? Un livre qui réunirait les eaux-fortes de l’un et les poèmes de l’autre, autour de cette tourmente grondante qu’est devenu Paris entre les mains du baron Haussmann. C’est d’ailleurs sous le signe du séisme haussmannien qu’il place sa préface, en citant en exergue ces deux vers tirés du « Cygne » :
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)

De la sorcellerie ? Ne faudrait-il pas plutôt voir dans sa démarche le pendant éditorial de la démiurgie romanesque ? Un auteur de roman fait-il autre chose que de réaliser ce qui ne l’a pas été, en s’emparant de faits et de personnages réels pour les refondre, les transformer, les plier aux lois de son imaginaire ? En réunissant selon son intuition les Tableaux parisiens de Baudelaire et les dix-huit Eaux-fortes sur Paris de Meryon, Jacques Damade agit en romancier, et c’est avec l’art d’un conteur – mais qui aurait des précautions d’historien, citant moult documents, n’avançant rien qui ne soit attesté ici ou là – qu’il structure sa préface : après une brève introduction, il va développer l’histoire de la rencontre des deux hommes, la genèse de leur projet livresque en revenant en amont, usant désormais du présent de l’indicatif – nous sommes, à ses côtés, au cœur de son récit, lisant par-dessus son épaule les différentes lettres qu’il déplie l’une après l’autre et dont il lie le contenu par des interventions narratives pleines d’allant qui soulignent combien Meryon et Baudelaire sont frères d’âme. L’écrivain Walter Benjamin, cité en fin de volume dans la seconde annexe regroupant divers témoignages sur Meryon, dira d’eux :
Le poète et le graveur étaient unis par des affinités électives. Ils sont nés la même année (1821) et ils sont morts à quelques mois d’intervalle, tous les deux solitaires, tous les deux gravement malades.

Pourtant, malgré ces affinités électives et le désir fédérateur de l’imprimeur Delâtre, le livre commun ne naîtra jamais : les Eaux-fortes sur Paris et les Tableaux parisiens poursuivront séparément leur route au long de la postérité. Jusqu’à ce que Jacques Damade décide de les réunir. De quel droit ? (…) Le livre réalisé par les deux hommes aurait-il réellement ressemblé à celui-ci ? s’interroge-t-il. Ces scrupules l’honorent. Mais ces questions n’ont, au fond, pas lieu d’être. Le droit dont il use est celui que s’arroge un romancier – et que personne en général ne songe à lui dénier. Il s’approprie ainsi le projet laissé à l’abandon ; le livre né aujourd’hui est devenu pleinement le sien puisqu’il en est le maître d’œuvre et que c’est à lui seul qu’on en doit l’architecture : la préface, la façon dont se succèdent poèmes et images, l’adjonction de divers documents complémentaires, la table des eaux-fortes et, enfin, les notes. 

Sous la couverture un peu austère, dont le brun moiré évoque de vagues volutes qui font songer à « La Pipe » et d’où s’apprêterait à surgir quelque vision fantasmatique – à moins qu’elles ne rappellent ces fumées volant au-dessus des toits figurant sur presque toutes les gravures de Meryon – viennent des feuillets d’un beau papier lisse et mat, de teinte légèrement crème où poèmes et gravures sont parfaitement mis en page et alternent de telle manière, en effet, que puisse bruire ce dialogue entre leurs œuvres dans un monde qui change qu’a surpris Jacques Damade.
Malgré ce superbe travail de fabrication, rien n’est moins évident que d’entendre cette parole-là. Il y a bien une fraternité entre les poèmes et les eaux-fortes et l’on sent que les deux hommes sont pareillement émus de ce qu’Haussmann et Napoléon III imposent à Paris. Mais les vers de Baudelaire, en dépit du titre donné à l’ensemble, pourraient, au fond, être de n’importe où – la « mendiante rousse », « les sept vieillards », les démons qui cognent aux volets et à l’auvent peuvent se rencontrer dans n’importe quelle ville qu’aurait épié de son œil hanté le poète. Tandis que les gravures de Meryon, elles, ne sont que de Paris : certes empreintes d’un onirisme étrange – il n’est qu’à voir les cieux peuplés de créatures volantes dont le graveur a entouré le ministère de la Marine (p. 105) ou la tourelle dite « de Marat », rue de l’école de Médecine (p. 89) – elles restent, en ce qui regarde l’architecture, d’un réalisme sans faille que Gustave Geffroy, cité en fin de volume, qualifie en ces termes :
Des paysages de ville, des places, des rues, des monuments, des maisons, des toits, des fenêtres, des moulures, des pierres – d’une mise en place exacte, rigide, absolue – la réalité sans une erreur, sans une faute.

En voyant ainsi réunis les poèmes de Baudelaire et les gravures de Meryon, on comprend ce qui a pu amener ces deux artistes à s’apprécier et à envisager un projet commun. Mais on comprend en même temps pourquoi il n’a pas abouti. Sans doute le fait que Meryon ait eu l’habitude de graver des vers à même le cuivre, associés à ses dessins, eut-il une bonne part dans cet échec. Mais l’on peut tout aussi bien attribuer celui-ci à la singularité riche et sombre de l’univers que chaque artiste a développé au moyen de l’art qu’il maîtrise le mieux. Deux univers, justement, si singuliers, riches et sombres qu’ils ne sauraient s’accommoder l’un de l’autre ; nulle complémentarité possible : ils ne peuvent s’épanouir que de manière autonome.

Le travail démiurgique de Jacques Damade ne parvient pas à forcer le dialogue entre les deux univers et, paradoxalement, en réalisant ce livre il montre très clairement pourquoi il ne peut exister vraiment – c’est-à-dire consacrer une réelle communion entre les œuvres des deux hommes. Et peut-être est-ce par là qu’il acquiert son irremplaçable valeur documentaire : en accomplissant une « utopie », il expose avec une inégalable acuité pourquoi la rencontre au sens fort entre Baudelaire et Meryon n’a pas pu avoir lieu.
Témoin d’une rencontre avortée, ce livre donne à percevoir les accords complexes – donc conflictuels – qui se sont noués non pas entre deux artistes mais entre deux âmes. Construit comme un dossier d’études, enrichi d’annexes et de références précises, il est d’une remarquable valeur documentaire et, pour utopique qu’il soit, apporte néanmoins une belle pierre à l’histoire littéraire. 

isabelle roche

   
 

Meryon & Baudelaire, Paris, 1860 (préface et annexes de Jacques Damade), La Bibliothèque coll. « Les Utopies de La Bibliothèque », 2001, 20×24 cm, 137 p. – 24,00 €.

 
     
 

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Pierre Lartigue, Musicienne du silence – La Pietà d’Avignon

Une très belle et émouvante méditation d’un poète d’aujourd’hui devant une pietà de presque 600 ans

Il arrive que rencontrer certaines œuvres d’art soit une expérience si profonde qu’elle vaille révélation. Ces œuvres comptent parfois parmi les plus connues, celles dont les reproductions sont les plus diffusées de par le monde – mais qu’importe : lorsqu’on se trouve face à elles, tout cela s’oublie ; s’ancre alors en soi la certitude qu’on est seul à percevoir leur chant, leur musique – ou plutôt qu’elles ne se mettent à parler, à murmurer que pour soi. En marge de leur histoire, s’écrivent autant de petites fables particulières, rêvées et vécues, qu’il y a de contemplateurs attentifs – tout yeux tout oreilles…
Pierre Lartigue a connu quelque chose de cet ordre avec la Pietà d’Avignon – un tableau du XVe siècle, que l’on s’accorde aujourd’hui à attribuer à Enguerrand Quarton – croisée une toute première fois au détour de l’Histoire de l’art, d’Elie Faure. En noir et blanc. Il fallait, pour mesurer la musique de ses teintes et de ses formes – Élie Faure parle de leur harmonie comme du « son d’un violoncelle s’élevant au-dessus des tombeaux » (cité en p.15) – aller la contempler en son sanctuaire : le musée du Louvre. Et là, une scène emblématique, métaphore de ce qui s’opère en lui, le dessillement : une jeune Américaine nettoie le tableau, elle en retire les salissures et le vernis obscurcissant avec un coton-tige imbibé de white spirit (quel nom tout de même…).
 
L’on sait combien Pierre Lartigue excelle à dispenser son savoir, les fruits de ses réflexions sur tel ou tel thème avec une insigne légèreté, élégante toujours, et qui vous donne l’impression de l’accompagner au long d’une balade dominicale au cours de laquelle vous l’écouteriez comme vous prêteriez l’oreille aux érudites divagations d’un vieil ami. Balade : le mot est choisi à dessein ; la déambulation est au cœur du texte – arpenter les couloirs et les salles du Louvre, passer incessamment, comme par pas glissés, de la description de la scène peinte à l’analyse d’un élément, de l’anecdote personnelle ou du souvenir aux connaissances dont on dispose sur l’œuvre, d’une extrapolation rêvée à des considérations profondément philosophiques…

Le texte est ainsi : comme vagabondant. Le tableau est très finement décrit ; d’infimes détails sont révélés – tels l’identité des fleurs représentées dans les auréoles, et ce qu’elle symbolisent, le motif peint en arrière-plan, à peine perceptible, la position des mèches de cheveux du Christ… qui attestent de l’acuité du regard que l’auteur a posé sur l’œuvre. Pierre Lartigue décrit au présent, en phrases courtes aux inflexions pleines de vie, comme s’il retenait son souffle et rendait compte, à voix blanche, non pas d’un tableau vieux de presque 600 ans mais d’une scène en train de se dérouler là sous ses yeux… Toute minutieuse qu’elle soit, la description est ouverte aux quatre vents de la fantaisie de l’auteur : çà et là il se prend à rêver à partir d’un élément de l’image – le chanoine s’est rasé il y a deux ou trois jours – ailleurs il évoquera tel souvenir personnel et insère les références érudites comme s’il musait le nez en l’air dans la masse des connaissances.
L’on suit ainsi Pierre Lartigue mot à mot, phrase à phrase jusqu’à ce détail infinitésimal, invu encore, ou non compris à sa juste valeur : un angle laissé sur la peau du Christ entre deux écoulements. L’inscription d’une durée. C’est un certain rapport au temps et à la lumière qu’il faut apprendre à voir dans le tableau… Une grande leçon de vue et de vie, dispensée avec quelle sobriété ! et quelle alacrité dans le phrasé ! comme s’il fallait au mystère des rehauts de joie pour que l’on en ressente toute la profondeur…
Une chose, enfin : ce que l’auteur dit de la Pietà – Derrière une apparente simplicité, il s’agit d’une peinture savante, intelligente, pleine d’échos et de consonances – s’applique au mot près à son livre…

Elle est retrouvée l’Éternité, annonce Pierre Lartigue. La lumière aussi, éblouissante et soulignée d’ombre. Lumière et éternité dans ce tableau, et dans ce livre, entre l’épiphanie des premières pages et la fumée fragile de la dernière : le temps de la contemplation s’est ouvert à nous, un peu de mystère s’est éclairé – la Pietà d’Enguerrand Quarton, le regard et les mots du poète ont accompli leur œuvre…
Vous qui connaissez ce tableau, sans doute le verrez-vous différemment après avoir lu ce texte – vous aurez appris à voir, et à entendre avec les yeux. Et moi qui la découvre ici, comme jadis Pierre Lartigue dans l’Histoire de l’art d’Élie Faure, sans jamais l’avoir vue avant, fût-ce en photo, je vais de ce pas au Louvre. Rien que pour elle

isabelle roche

NB – Musicienne du silence fait partie d’une singulière collection d’essais esthétiques : le format des livres y est inhabituel (17 x 21), les sujets inattendus – les titres ci-dessous le disent assez… Le style est toujours d’un exquis raffinement, marqué du sceau de la personnalité de leur auteur, et loin de toute pédanterie. L’on y apprend beaucoup, et fort gaiement. Ce sont de très beaux livres par leur aspect, par la qualité de l’iconographie et de la mise en page. 
Regrouper des livres aussi typés expose à n’en pas publier beaucoup et, de fait, cette collection ne compte aujourd’hui que deux autres titres :
Jean-Claude Lebensztejn,
Miaulique : fantaisie chromatique
Anne-Marie Lecoq, La Leçon de peinture du duc de Bourgogne : Fénelon, Poussin, et l’enfance perdue.

NB 2Lire notre entretien avec Pierre Lartigue et, pour en savoir plus sur les éditions du passage, un article et un entretien avec Marike Gauthier.

   
 

Pierre Lartigue, Musicienne du silence – La Pietà d’Avignon, Le Passage, mars 2002, 87 p. – 18,30 €.

 
     

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Marc Cholodenko, NYC

Ce texte court a la densité du mercure, tout à la fois fluide et métallique, limpide et brillant

Ce texte court a la densité du mercure, tout à la fois fluide et métallique, limpide et brillant. Théâtrale, l’écriture, dans sa dominance de langue, qui s’articule autour du son, et tourne autour du sens. L’invention vient en marchant, et ça marche, ça grimpe, ça se déroule – ça tentacule en direction du supra et de l’infra langage. Alors, on se porte, plus ou moins bien, selon la densité du mercure.

ne remonte pas jusqu’au niveau de l’enregistrable… la bande son a pour effet magnétique de capter la pensée même lorsqu’elle s’oppose, de numériser les sensations comme si c’était possible. La fascination est un objet de l’esprit qui remonte à l’enfance, ce temps où la raison se calque sur le réel, sur le vif de l’instant. C’est donc l’enfance de l’art, en ce qu’elle a d’apparence spontanée, qui nous parle à l’oreille, ici. L’histoire, est qu’il n’y en a pas, non, il ne faut pas faire d’histoires, se rendre à l’évidence, comme l’on se rend chez un ami fidèle.
 
C’est donc une voix. Oui, c’est ainsi qu’il faut l’entendre. Une voix qui raconte la voix. Une perception de ce qu’est l’autre en soi. C’est donc une voix sonnante, comme le sont les pièces qui sonnent et qui trébuchent au fond de nos pensées. Faudrait-il en dire plus long que tout ce qui dépasse ? Voilà, il s’agit… non, ils s’agitent, tous ces mots, dans des ordres d’une maîtrise aléatoire ; et s’organise ainsi une trame de patchwork aussi serrée que divergente, qui nous mène : à nous-mêmes.
 
NYC
ou
l’artiste traversant la 8e avenue croise
la foule
qui s’inscrit sur
la feuille
que déchire
la folle
lui faisant ainsi son
autoportrait
 
Pourquoi ne pas rester suspendu au mystère de la langue ? Et que ne s’éclaircissent que les ombres qui parlent ?

 daniel leduc

   
 

Marc Cholodenko, NYC, P.O.L., 2004. 62 p. – 10,00 €.

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John Clare, Voyages hors des limites de l’Essex et autres textes autobiographiques

Entre Nerval et Nietzsche, le lecteur découvre un émule de Rousseau qui se plaît à dévoiler le cœur pourri des hommes

L’innocence du poète. Un sujet forcément tabou. Bataille d’Hernani de toujours entre les partisans de l’innocence innée de celui qui se donne simplement sans détours à Calliope et les tenants de la construction par le poète lui-même de son aura de pureté. La recherche de témoins impartiaux est délicate. Surtout à l’époque romantique. Büchner, Hölderlin ou Nerval pourraient être comptés dans le premier camp, Lamartine ou Byron dans le second.

Classer John Clare (1793-1864) n’est en revanche pas si évident, tellement est étonnant le destin de cet autodidacte qui a embrassé l’écriture comme d’autres la vocation religieuse afin de protéger son identité propre. Un temps coqueluche du Tout-Londres littéraire avant d’être oublié, le « poète-paysan » de plus en plus miné par des crises d’absences, abandonna finalement la ville qui l’avait si longtemps tenté pour choisir de lui-même un internement en asile en 1837. Il y restera pendant les vingt-sept dernières années de sa vie….

La nouvelle traduction qu’ont choisie les éditions Grèges essaie pourtant de résoudre la question en présentant les textes les plus célèbres de ce phénomène de la littérature : des « esquisses autobiographiques » de 1821, des « fragments autobiographiques » écrits sur plusieurs années ensuite, quelques lettres et, surtout, ce journal de voyage de l’été 1841 qui donne son titre à l’ensemble et constitue en fait un récit d’évasion de l’asile. La ponctuation souvent déficiente, les fulgurances grammaticales, les tortures faites aux mots et une langue hachée et sibylline plaideraient pour une rencontre soudaine et immanente avec le génie littéraire. Ce délitement du langage, d’une si inquiétante modernité, inclinerait même à rendre hommage à une figure que l’on aimerait présenter comme pure émanation des forêts intranquilles de l’innocence, tant elle semble se complaire dans les formes respectables d’une bouche d’ombres terriennes et agrestes. Est-ce d’ailleurs un hasard si le voyage narré est une escapade vers le Nord, loin des expériences héliotropiques héroïques mais perverses qui furent fatales à l’exact contraire de Clare, ce boiteux magnifique et citadin de Byron ? N’est-ce pas là la marque d’un magnétisme naturel vers le pôle de l’absolue pureté ? Ce vagabond qui aime à rappeler que ses parents étaient illettrés jusqu’au dernier degré, qui semble si désireux de s’approprier la clé des mots et qui aime aller à l’aventure tout seul le Dimanche parmi les bois et les champs, n’est-il pas un Illuminé ?

Tout l’intérêt de la lecture de ses textes, au-delà d’une description souvent ironique de la vie des campagnes anglaises au début du XIXe siècle, tient en fait dans l’absence de réponses sûres à ces questions. Car le valeureux Clare qui se présente à nous comme chaque jour de plus en plus attaché « à la passion de versifier » brouille en fait les pistes, et le lecteur n’est jamais vraiment certain de ne pas être abusé par un affabulateur qui, loin d’être un témoin direct de lui-même, se ferait plaisir en recréant en fait une vie par son écriture. Entre Nerval et Nietzsche, il découvre ainsi un émule de Rousseau qui a commencé une lettre et fini un sermon et qui se plaît à dévoiler le cœur pourri des hommes. Et dans les récits de ce paysan éperdu, mélangeant ses femmes comme ses aventures, vivant le retour en soi contre le monde apparemment civilisé de la ville, il découvre peut-être le créateur presque innocent de l’autofiction.

Metteuse en scène mimétique de cette aventure assez étonnante de la littérature romantique, la traduction de Pascal Saliba est simple comme le personnage Clare. Sa postface est également très éclairante… On peut en revanche être un peu dubitatif sur l’ordre des textes… à moins qu’il ne s’agisse là aussi de troubler un lecteur pour le persuader que la lecture des œuvres de Clare relève du décryptage des passions d’un quasi prophète.

antoine godbert

   
 

John Clare, Voyages hors des limites de l’Essex et autres textes autobiographiques (traduction et présentation de Pascal Saliba), Editions Grèges, 2003 – 12,00 €.

 
     

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Fabrice Melquiot, Veux-tu ?

Veux-tu ? pourrait se définir comme un ensemble de poèmes théâtraux qui fluctuent entre Surréalisme et Surabstraction


A
l’instar des plus grands dramaturges contemporains – Edward Bond, Bernard-Marie Koltès ou Marie NDiaye – Fabrice Melquiot aborde le théâtre par ses rives les plus sauvages et les plus luxuriantes. Chaque mouvement de phrases nous soulève, nous porte, nous creuse, nous confronte avec les lueurs qui nous sculptent en nous-mêmes. C’est l’humanité, dans ses divers remous, qui s’anime dans nos yeux, telle une lanterne miroitante et magique. Sans cesse en errance, Melquiot reprend la tradition de l’écriture nomade ; ses mots voyagent sur les divers continents d’un réel transmis ou bien transfiguré ; écriture dense, en perpétuel mouvement, dont l’ellipse est la figure emblématique, et l’image une projection visuelle qui nous capte dans sa résolution.
 

Après avoir obtenu un baccalauréat audiovisuel, Fabrice Melquiot – né à Modane en 1972 – suit une formation d’acteur sous la direction de Julie Vilmont. Il exerce cette activité au sein de la compagnie Théâtre des Millefontaines, tout en écrivant ses premiers textes pour enfants. Depuis plusieurs années, il se consacre entièrement à l’écriture – ce qui pour nous est une aubaine, étant donné la profondeur incisive de son talent. Révélé par la Comédie de Reims et Emmanuel Demarcy-Mota, Melquiot est de plus en plus traduit et ses textes sont à l’affiche dans le monde entier. Jouée au Studio-Théâtre, sa pièce Bouli Miros’inscrit ainsi au répertoire de la Comédie-Française, ce qui est une reconnaissance, on ne peut plus légitime, de cet immense talent. 

Je passe mon temps à corriger le vide,nous dit Melquiot, en ouverture de ce volume. Veux-tu ?, recueil de textes plus ou moins récents, pourrait se définir comme étant un ensemble de poèmes théâtraux qui fluctuent entre Surréalisme et Surabstraction, entre impulsion réflective et réflexion impulsée, entre ce qui se joue dehors et ce qui tremble au-dedans. Corriger le vide, réparer ou punir, avec des mots de plâtre ou des mots cinglants, de ces mots qui justifient la langue lorsqu’elle s’étire jusqu’à naître de ses cendres ? Le vide, celui de la page blanche, de la marge, des interlignes ? Celui des hésitations, des ruptures, des silences ? Celui entre la cour et le jardin, entre la scène et le premier rang, entre l’acteur et le spectateur ? Entre le dit et l’entendu ? Là, derrière, dans les coulisses, entre les cintres ? Ou peut-être dans les jeux de lumière ? Tout ce videqui nous parle ? 

Melquiot, dans Veux-tu ?, dialogue avec le monde. Ses poèmes – lesquels, je le confirme, sont du théâtre – se jouent du vertige en franchissant les vides qu’il a conquis. C’est écrit dans la masse, buriné dans le brut, découpé à l’emporte-pièce, mais avec quel doigté ! Spontanée, comme peuvent l’être le rire ou la foudre, cette écriture nous nargue par sa verve et sa fougue ; elle associe ce qui – à tort ? – se révulse ; elle dissocie les sons pour mieux les confondre ; pour engendrer du sens là où n’était que discours ; elle se dérobe lorsqu’elle se donne, mais s’abandonne lorsqu’elle fuit. C’est l’écriture filante. 

Je fais son lit à la lune au carré
Le tien, le borde de signifiants
D’adjectifs rubiconds
Et de propositions pas toujours coordonnées
Ton lit arachnéen
Je l’insulte pour t’endolorir
Et chemin faisant de toute contradiction
J’y brosse le dernier de mes rires
daniel leduc

   
 

Fabrice Melquiot, Veux-tu ?, Editions L’Arche, 2004, 144 p. – 12,00 €.

 
     

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Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète (Niels Arestrup)

Le jeu de Niels Arestrup marque d’une voix grave et recueillie la profondeur de ces lettres – une voix qui en restitue toutes les nuances

De grands volets abîmés, un vestige de pierre entamée, une table de jardin en fer usée, deux chaises en semblable état, une renversée, l’autre debout. Le poète est assis et tient une lettre – il lit, il parle, il s’adresse dans le lointain à un jeune poète – que son rang social a destiné à se faire soldat – qui lui demande, de sa modeste situation, écoute et conseils. Rilke s’adresse à lui avec une humilité rare, une tendresse… une tendresee exquise : là se trouve le fond du Maître, un tel tact, un velouté de voix d’un lyrisme délicat et fervent. Il écarte la question technique – il ne discutera pas la qualité de ses vers – pour avoir saisi le vrai fond de la demande du jeune homme : un guide d’existence, l’assistance de l’aîné dans le cheminement vers son être, le sens de sa vie.

Rilke est un poète de cette zone entre l’intérieur et l’extérieur : à ses jours, le Poète écrit le plus souvent dans sa chambre – Mallarmé – et la chante : lui est un poète de l’intériorité. Il s’agit de trouver en soi la voie, la nécessité suprême d’écrire – on n’est poète que si l’on devait périr de se voir retirer l’écrire. Mais ce poète de l’intériorité -qui se retirera dans le château de Duino pour écrire ses plus belles élégies – est un poète voyageur qui se recueille au contact des choses, toutes choses : antiques romains comme lieux d’un jardin clos ou décadence du Paris moderne dans ses Cahiers qu’il prépare, sans privilège face à l’oeil du Poète qui éclaire tout d’une même teneur supérieure.

Au milieu des vivants et cocasses détails liés aux nécessités quotidiennes – les problèmes de la poste, l’impossibilité de supporter la foule haïe, la misère qui empêche d’offrir même un de ses propres livres… – s’élève une voix qui creuse une voie sacrée, divine. Dieu avance, est gros en nous, ou peut-être est-ce nous qui sommes gros de lui, pour autant que nous demeurions dans l’Ouvert – la clairière de l’être pour Heidegger – comme l’enfant, notre Maître.

Sur le poète, autour de lui, la clarté – ou est-ce l’ombre ? – joue et varie, croît.. ou bien… plutôt, ce sont bien la clarté et l’ombre qui coulent, s’épandent comme de lentes eaux calmes, le pouls secret du monde – mystiques, sur le Poète qui se doit de creuser cette voie secrète, cette voie que le monde technique des marteaux et des clous dénerve, fait fuir dans l’oubli – ce qui nous est notre propre, notre mystère ineffable, l’Inconscient : lieu des passages du Poète et ses quêtes, et qui croît ici sur scène, autour même de la scène et de la salle les enveloppant dans une inquiétante et grondante présence supérieure ou plus profonde.

Haro alors sur la critique aux propos de chapelle constitués de mots de pierre, de paroles gelées – critique incapable d’Entendre qu’un fond secret vibre et se recueille en la seule et unique Langue : la Poésie. Le poète est le Maître pour le correspondant, et dans l’Europe qui s’arme (l’adaptation tait étrangement ce fait que le correspondant, officier justement, est happé par la machine prussienne), il est la tendresse même, dénué de vanité, seulement capable d’un dévouement infaillible pour ce jeune homme dont nous ne connaissons ni les lettres, ni même les vers – sauf un poème réécrit par Rilke dans un étrange fétichisme qui montre bien le rapport plus que méthodique qui se joue.
De ce jeune homme, nous suivons cependant les affres et angoisses – la Solitude – avec les mots de Rilke : alors ces lettres font bien un Drame, ou deux peut-être… Drame d’une jeune âme en quête de ferveur et de confiance, et que l’on devine blessée d’une sincère inquiétude, qui joue son existence dans l’écriture – et le Drame du Maître aussi, qui réveille l’Existence oubliée, effarée,abrogée, perdue par l’Homme moderne – la technique menace et blesse l’essence humaine – et dégage la nécessité, l’exigence de la Difficulté, du Devoir. Il s’agit de se traiter sans indulgence et d’écrire dans la considération du sens de l’Existence, de la mort et du Divin – la Bible était un des deux livres indispensables de Rilke.

Alors, le jeu de Niels Arestrup irradie et marque d’une voix grave et recueillie la profondeur de ces lettres – une voix, un jeu qui en cernent toutes les nuances de ton et d’émotion, les finesses mêmes, par une présence physique époustouflante de justesse et de sobriété. Il incarne pourtant un Poète d’à peine une trentaine d’année, mais tant mature que le nombre des ans n’a plus de sens : sur scène il peut se lever devenu Rilke, s’encadrer de lumière, s’auréoler de ferveur et tendresse – être littéralement possédé de l’esprit du poète et enlever le public ravi en des zones nébuleuses et supérieures.

À voir immanquablement, ou plutôt, à Voir.

Lettres à un jeune poète (Rainer Maria Rilke)
Adaptation :
Bernard Grasset et Rainer Biemel
Mise en scène :
Niels Arestrup
Avec :
Niels Arestrup
Collaboration artistique :
Isabelle Le Nouvel et Glorient Azoulay
Lumières :
Marie-Christine Soma et Pierre Gaillardot
Son :
OLivier Innocenti et Christophe Oger
Durée du sepctacle :
1 h 30

Visitez le site du Théâtre La Bruyère

samuel vigier

   
 

Du mardi au vendredi à 21 heures – samedi à 17 h 30 et 21 heures.
Théâtre La Bruyère
5, rue La Bruyère
75009 Paris
Métro Saint-Georges
Tél : 01 48 74 76 99
De 15,00 € à 36,00 €.

 
     

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Vincent Ravalec, Une orange roulant sur le sol d’un parking

A la verticale de la culture digitale, sur un Z-index occulte, le poème graphique fait décoller Paris

…et s’illuminant tranquillement
de toutes les couleurs de l’univers

Sortie groupée pour la production visionnaire de Vincent Ravalec, ce début 2004 : Wendy² ou les secrets de Polichinelle, Nouvelles du monde entier, bientôt Ngenza et Iboga Bois Sacré, et dès maintenant, ce livre à la couverture gommée noire sur laquelle luit, en toute simplicité, une orange.

Avec le 4ème volet de son cycle, le Jeu, (projet littéraire à long terme initié par le manifeste « Pour une nouvelle sorcellerie artistique ») prend une nouvelle tournure et gagne en liberté plastique : ce n’est pas un autre roman, mais le premier poème de Vincent Ravalec, qui parait aux éditions du Diable Vauvert.

Fruit d’une collaboration intime entre l’écrivain-shaman et Olivier Fontvieille, auteur de la ligne graphique du Diable, j’imagine très facilement cet ouvrage « graphilosophique » qui rapproche ultra-modernité et tradition intemporelle, s’évader du circuit des librairies pour trouver sa place dans les squats d’artistes, les soirées branchées au Palais de Tokyo ou chez Colette.

Littéralement [techno]graphique comme « The Child » d’Alex Gopher, novateur comme les œuvres de John Maeda, ce projet explore le potentiel visuel de la métaphysique Ravalecienne… C’est une savante mise en scène d’émotion et de technique, expérience [typo]graphique en noir et blanc sur papier de fort grammage, où les couleurs racontées par Ravalec transitent directement vers le cerveau du lecteur, phrases posées sur la toile géométrique, trames et aplats pour souligner la trame narrative.

Cartographie cohérente de la poésie urbaine à Paris

Se comportant comme une porte subtile entre les dimensions, le poème 3D dessine les itinéraires secrets qui relient l’architecture Parisienne et ses habitants : une topologie d’angles, de plis, de rayons qui pointent vers l’illumination. Vue sous cette perspective, la matière du quotidien s’épanouit et révèle l’existence de ses mystères sous-jacents.

Dorénavant il fait nuit et la gare
du Nord a repris son visage originel,
celui d’une clairière inondée
par la lune où des gens célèbrent
les mystères de l’univers.

Du Marais à Bercy, puzzle en niveaux de gris, aplat noir de la page cousue de fils blancs, griffures de l’oscillographe, harmonie de pixels, symétrie atomique du positif / négatif, pluie de segments ou essaims d’aiguilles : l’espace de la page est structuré par le jeu du graphiste et de l’écrivain en des lectures astigmates. Balise mathématique de l’architecte, l’absence de la Tour Eiffel dont les poutrelles disloquées se glissent entre les pages pour refléter la lumière sur leurs arêtes d’acier.

Ravalec, qui connaît la beauté éternelle cachée sous la misère du métro, qui raconte la terreur extatique de ceux que Dieu regarde, nomme les lieux où repérer les transparences entre les niveaux de réalité. Aux points stratégiques se tiennent des acteurs involontaires (poètes célestes dans le rôle de clochards), vomissant sur la voie publique un mélange de gerbe et de prophéties.

comme si nous appelions
la bénédiction des nues
un jour nous transformerons le monde
dans une éprouvette de verre pâle
qui contiendra en germe
les restes du soleil
et des lambeaux du mal

Une incantation composée pour apaiser Paris

Comparées à la première édition du texte de Mallarmé, Un coup de dé jamais n’abolira le hasard ces 50 pages découpent dans l’esprit du lecteur des trajectoires d’ombre et de lumière dynamiques.

La douceur des intentions et des mots de Vincent Ravalec, en typos Univers et Quadraat, visuellement posée sur des plans et schémas très complexes, brille tout simplement sur le sol du parking.

... une onde dont l’essence claire et pure
irradie d’une lumière calme
le coeur de nos histoires …

A la verticale de la culture digitale, sur un Z-index occulte, le poème graphique fait décoller Paris pour transposer la capitale quelque part dans l’astral, entre ADN et galaxie.

stig legrand

Vincent Ravalec, Une orange roulant sur le sol d’un parking…, Le Diable Vauvert, 2004, 48 p. – 23,50 €.
ISBN : 2-84626-065-6

   
 

P.S

 
     

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Tyyne Saastamoinen, Le Livre de mes jours

Du plus secret de son âme, la poétesse finlandaise Tyyne Saastamoinen dit et chante le Livre de ses jours

Le rouge et le blanc

Le Livre de mes jours : par la grâce efficace de son titre, la poétesse finlandaise Tyyne Saastamoinen, née en 1924 et disparue il y a peu, inscrit son projet d’encre : dire le passage du temps dans le spectre d’une conscience. Le possessif dit assez ce que le propos a de personnel. Une âme se dit ou, pour reprendre le titre si beau d’un ensemble : Lentement, très lentement, je fais un livre de mes jours.

Et c’est bien un effet-journal qui est créé : le lecteur suit par ordre chronologique les mots, l’évolution. De fait, l’auteur propose un passage de l’ensemble du Livre de mes jours (Païvieni Kirjasta), quelques pages de son journal des années 90 publiées par la revue Parnasso (Je voulais faire du monde entier un grand poème).

Reste qu’il s’agit de poésie et que le propos est de profondeur. Tyyne est du pays de la plus grande poétesse finlandaise et nordique des années 20, initiatrice lyrique du modernisme boréal, Edith Södergran, qu’elle ne peut qu’avoir lue puisqu’elle sertit ses vers les plus connus à même son propre propos (Je languis d’un pays qui n’existe pas ; Tout ce qui existe, je suis lasse de le convoiter). Quand Edith cherchait le pays de l’impossible, sans référent géographique, Tyyne évoque la Carélie aimée qu’elle nomme le Parc de la Paix.

Or ce rapprochement, que la géographie autorise, mais pas la langue (Edith compose en suédois, Tyyne en finnois) a ses limites. Autant l’auteur de La Lyre de septembre brille par la hardiesse de sa résolution, autant l’auteur de ces pages choisit de se décliner de manière plus intérieure, pour ne pas écrire plus secrète.

Un itinéraire dans le siècle, aussi : deux recueils remarqués dans les années 50, avec une écriture neuve qui ne cède pas à un modernisme à tout crin. Et le choix de la prose poétique comme outil de précision. Les titres sont mystérieux : Terre étrangère (69), Un vent jaune dans les ailes du papillon (1975) jusqu’au dernier Vous, vous savez le temps (1994).

Genèse aussi que la province d’origine soustraite par les Russes, cette Carélie qui fait saigner le cœur finlandais, autour de la cosmopolite et très vivante Viborg où l’on parlait finnois, suédois, russe et allemand et où, dans une bibliothèque dessinée par ce poète de l’élégance qu’est Alvar Aalto, une jeune fille s’ouvre aux livres qu’elle ouvre. La perte est un thème tout trouvé où pourtant l’auteur ne s’engouffre pas. Par sagesse. Intuitivement.

Et il y a plus, alors. Il reste au contraire une certaine confiance, même minime. Certes, la conscience douloureuse d’une distance aux choses est posée (Il est devenu impossible de lever la main pour caresser). Mais celle-ci peut se faire pont, passerelle. Ici en un texte très connu, variation finlandaise sur le Petit Chaperon Rouge : Enfant, je savais déjà qu’il me faudra porter cette robe rouge. Il faut toujours retrouver cette couleur difficile, qui unit la vie et la mort comme les deux rives d’un pont.

En tout ce qu’elle dit, l’auteur garde un sérieux, une sorte de gravité qui n’a pourtant pas la pesanteur du sérieux. Et son ton, sa fréquence est dans cet entre-deux, note particulièrement dure à tenir à l’approche du deuil (Le deuil me tient oisive, j’ai élucidé une seule phrase : exister, c’est mourir). Poésie est cette parole qui monte du chant (Du deuil je fais un chant). Mais le temps que dure la traversée, la parenthèse de vivre aussi, une affirmation : nous sommes ici et les rumeurs du ciel. Bien loin de se croire écrivain (tout écrivain qui se croit tel est perdu), l’auteur ne se prend pas pour qui elle n’est pas (Je suis écrivain – et on est écrivain aussi naturellement qu’un âne est âne et une pierre une pierre). Mais elle tient aussi à ce mot clé : la conception de la vie.

Tout autant l’espoir demeure. Il n’est pas perdu même dans une poésie parfois froide, voire glaciale (J’ai besoin de toute la glace : je suis la glaciation), à l’approche du vide : Et tout le temps je parle à l’autre, et cet autre n’existe pas. J’accouche dans le vide. Et j’approche du silence, pour qu’en moi le silence soit parfait.

Lent commerce, encore une fois très intériorisé, avec le dehors (du monde, le dehors en soi) mais qui jamais ne sombre dans le désespoir, ne se travestit en stérile désespérance tant l’écriture, le fait d’écrire lui-même, est porteur d’une confiance minimale, d’un espoir ténu. Témoin ce vers où impossible et respiration se croisent : L’impossibilité des rêves dans mes bras, lentement comme si je respirais le jour de demain.

Et c’est le terme de phrase, au sens rimbaldien précis, qui convient le mieux à de courtes lignes déposées sur la page qu’elles visitent, comme une neige se poserait sur un champ du Nord. Comme les images, ou ici une absence d’images : Je ne verrouille pas ma porte, un aigle blanc est sur l’arbre et c’est déjà hier que j’ai accompagné les partants.

Bien que la Finlande soit son lieu, Tyyne, qui vécut en France, à Montpellier près de la Méditerranée, eut avec ce pays des relations privilégiées. Elle ira jusqu’à rédiger dans notre langue. Ainsi cette Via dolorosa de 1972 aux échos bibliques : J’ai ma propre / via dolorosa / à inventer et à marcher, / mais qui me suivra ? Rien. Et pourtant pas le silence : / ma tristesse n’est pas de ce monde.

Loin des gratuités, ce langage saisit par son étonnante vérité, celle d’un propos fort et humain passant en l’espace de quelque lignes, qui est celui du sang dans nos veines, du rire à la métaphysique : L’abîme entre l’éclat de mon rire et celui des voitures chromées ne fait que se creuser (…) Pour devise finale et sérieuse, en guise de conclusion : la littérature n’a pas besoin de moi – mais moi de littérature. A l’inverse, la gravité n’emportera pas tout, et rares sont les auteurs qui ont l’humilité de reconnaître Chaplin pour maître : Je suis devenue Charlot – homo ludens – qui rit là où auparavant il pleurait.

A cet ensemble de textes, un centre, le recueil Européenne, texte de 1972, chant – peut-être prémonitoire – de l’unité continentale (les courants de l’Europe sont mes colliers, les sources de haute montagne) qui inclut « la lointaine Finlande jonchée d’étoiles » chère à Edith Södergran : O Finlande, au sein de l’Europe ! Et ce pays, nous le sommes, nous tous… Au deux sens de ce verbe, les proses se rendent à l’Europe : De l’avant, mais vers où, ô Europe et les enfants de mon cœur.

Ne sera rien dit ici de la pièce de théâtre en trois actes L’Impératrice, centrée sur le vol d’un collier, qui à travers le personnage de Catherine II évoque la solitude et l’incompréhension du pouvoir. Refusant le mensonge, une femme associe parole et printemps (Se taire pour moi, c’est l’hiver).

Comment vous croire, Tyyne Saastamoinen, lorsque vous écrivez que la littérature n’a pas besoin de vous, alors que votre anthologie est devant moi, dans ce monde dont vous n’êtes plus ? Je revois la seule photo que je connaisse de vous, en ouverture d’un numéro de Rivages du Nord que Jean-Jacques Lamiche et Philippe Jacob vous avaient consacré. Vous êtes assise songeuse près d’un des mille lacs que l’on prête à la Finlande. Aujourd’hui votre livre est là, sorte de trésor à l’élégante jaquette rouge et blanche : neige de votre pays, rouge du Chaperon à la robe de sang. Et ces syllabes, vôtres encore : J’écoute les mots transformés en ailes, quand j’écris des poésies.

pierre grouix

Tyyne Saastamoinen, Le Livre de mes jours (traduit du finnois par J-J. Lamiche, Y. Davez, A. & O. Zalcman) – édition présentée par G. Rebourcet, Riveneuve / Club Zéro éditions, 2004, 158 p. – 15,00 €. 

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Jacques Kober, Connemara Black – à propos d’Irlande et de Guiness-pression

Hymne à une bière qui est aussi l’âme d’une terre, ce livre vous met les mots au coeur comme la Guiness sa mousse aux lèvres

Intimement paru dans une collection bilingue superbement nommée « Pour une rivière de Vitrail », ce livre est une déclaration d’amour à la bière d’Irlande, à ses vertus métamorphiques et imaginaires (Une guiness-pression / bouge de l’écume d’alcyon / et le noir du pavillon noir). Comme le souligne Daniel Leuwers dans sa préface, la bière, cette bière très spéciale, est une cause, que le buveur, épris des « rousseurs amères de l’amour » rimbaldiennes épouse, l’écume aux lèvres. La poésie peut-elle se boire ?

Raison à elle seule de s’attarder dans ce bon vieux monde, la Guiness est un pays ouvert à mille pays, un univers en soi, et autant l’âme celte de la terre de Swift, de Joyce, de Heaney et de Montagüe. L’Irlande donc, L’Irlande, / véhémence et espérance / verte et inexpiable, / à même la glaire des îles / et l’apostrophe des saints. L’Irlande dont la bière, cette bière, est le centre des songes.
 
Lande de tourbe et de mouches de mai, déluge dans la gorge du buveur (La pinte noire de Guinesspression / grandit, inondation de fumée marron / qui monte, jusqu’à la pituite du feu de tourbe / brûlant son collier blanc de perdrix rousse…). Ô l’odeur de la tourbe dans le soir mouillé de Kong…
 
A lire ces pages ouvertes, on dirait que la bière, tirée en un savant et amoureux rituel, est le drapeau noir d’une révolte, d’une ivresse heureuse, celle du langage (Se souvenir d’ouvrir des colliers / harnachés de franges / là où la neige des plumes d’autruche maigrissait, / mercerisée d’alcyon) et tout autant (cela est à vivre by the fireside dans l’intimité publique des pubs le soir, retour de pêche) un apprentissage lent, sensuel, grave et euphorique, du temps : Dans la pinte de Guiness / tout le temps que montait, / se frayait la montée, / la « torgnole », de la couleur châtaigne, / le bombé de la mousse / dépassant le plat-bord s’obtenait / tout en pausant, sur le stabilisé de l’ourlé beige : / signant très finement maillé le chiffonné des lèvres.

Née sous le signe de l’alcyon et du toucan (What One or Toucan do), du chèvrefeuille, la montée de la mousse (le temps qui se fait, se défait), précédant la descente dans le gosier, comme donc un rituel, ou plus encore, et toujours non sans religiosité, une liturgie : Se baigner dans l’eau de liturgie topaze, / comme de l’infime / qui arrive tout juste à abimer l’étendue / contaminée par une éternité de chair de poule.

D’où la célébration pacifique d’un pays (« Vive l’Irlande, stridente à tapioca rouge »), l’Irlande aimée dont Kenneth White dit qu’elle est « un paysage presque indéchiffrable dans sa taciturnité ». Le livre traduit un art de vivre et une saveur. Il se clôt – ou s’ouvre, c’est selon – sur un hommage au poète irlandais Patrick Mac Donogh qui liait ivresse et amour ( oh, to be drunk or deep in love) et dont John Huston, celui de ses racines et de The quiet man, a laissé un croquis, ici reproduit.

Et le livre s’achève tout à fait, ou résonne, sur les propos d’un lieutenant de Cromwell vers 1650 : « Au Connemara, il n’y a pas d’arbre pour pendre un homme, pas assez d’eau pour le noyer, pas assez de terre pour l’enterrer ». En ce monde fou où vont de moins en moins de poneys sauvages, existe toujours « là-bas au Connemara » cette eau divine, tendrement humaine, tout ensemble taxi mauve vers le rêve et naissance de Vénus.

Rafael de Surtis éditions
Porte du Vainqueur
81170 Cordes sur ciel

NB – Les images de cet article n’ont aucun rapport avec la couverture ou quelque ilustration issue du livre. NdR.

pierre grouix

Jacques Kober, Connemara Black – à propos d’Irlande et de Guiness-pression (traduction de Caroline Williams), Rafael de Surtis éditions – 14,00 €.

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Henrik Nordbrandt, Ponts des rêves

Oubli, souvenir, dureté, douceur, les sujets des poèmes s’ouvrent en corolle, renvoient à la profondeur sondée. Mais la nature n’est jamais loin

Que cesse le soleil de roses…

 
Qui trop écrit mal atteint, et l’on pourrait soupçonner le prolifique poète danois Henrik Nordbrandt de trop se livrer, d’imiter ces poètes qui publient tous les ans comme les poules pondent des œufs, quand l’œuvre entière de Rimbaud tient dans la main (ainsi est-on fondé à parler de manuel de poésie). Les quelque vingt-cinq recueils parus depuis le mitan des années 60 dessinent des lignes de force. Le dernier, ici traduit, a reçu le prix du Conseil nordique, la plus haute distinction scandinave hors Nobel.
 
Un des phares, des amers de cette voix est l’attention qu’elle porte aux autres, à l’étranger. Nordbrandt a passé une partie de sa vie en Turquie. Entre ici et ailleurs, entre présent et passé, une passerelle, un pont, ouvrage de pierre autant que pont de rêve.
 
Et la forme du livre en témoigne : tous les deux poèmes, un rêve expérimenté, profond. Si les images ont rarement allure surréaliste, l’auteur accorde une importance extrême au rêve : le lecteur est alors libre de se risquer sur le pont pour se trouver, se perdre.
 
Ce serait par ailleurs emprunter une fausse route que de lire ce texte par son rapport au Danemark, sa « danité », quand l’auteur cherche l’universel (c’est ainsi que j’ai vu en rêve… l’illustration de la condition humaine).
 
Et autant de l’inclure dans la lyrique scandinave du temps : la voix de Nordbrandt brille par l’unicité de son ton reconnaissable, entre confession et confidence, supérieure à celle de Pia Tafdrup, publiée aux mêmes éditions.
 
« Soltice d’hiver », poème liminaire, énonce : Je suis entré dans le bois de sapins (…) Une goutte en tombant a éclairé la nuit / et troué de son feu le tapis des aiguilles de pin.
 
Sans plus tarder, la poésie gagne la profondeur naturelle. Une illumination naît d’une rencontre : des repères, ou c’est un même mot, des nords sont là.
 
Et le souhait du rêve est là, de se maintenir, de s’élucider en une forme jamais éteinte.
 
La formule poétique est donnée : Je souhaiterais que jamais n’arrive l’été / Pour que l’été soit toujours à venir.
 
Et le monde est alors comme une promesse en chemin, ainsi que dit l’original danois (pa vej).
 
Sans jamais renier son enfance, le poète aborde le passage du temps vers un temps plus difficile, davantage heurté, traduit ici par litote : Après les années lentes / Sont venues les années pressées.
 
Oubli, souvenir, dureté, douceur, les sujets des poèmes s’ouvrent en corolle, renvoient à la profondeur sondée. Les rêves arpentent entre autres le tramway, la règle, le désespoir, sans jamais laisser loin – Scandinavie oblige- le monde naturel, la forêt, image naturelle de l’inconscient.
 
Lenfance tout de même, l’enfance toujours là, de l’autre côté du pont : Le pont était aussi long / que le chemin parcouru depuis mon enfance.
 
Et le rêve de se rêver lui-même, de se retourner, de devenir rêve de rêve, ici en des accents à l’écoute desquels il n’est pas impossible d’évoquer, et Nord pour Sud, quelque chose de saint Jean de la Croix : Je rêve que je rêve. / Je vis que je vis / Je meurs que je meurs. / J’aime que j’aime.
 
Intenses reviennent des figures féminines, l’aimée, la mère parcourant les pages du recueil où elles sont chez elles.
 
Lentement, avec la construction d’un rythme, se déploie peu à peu une allure du rêve qui arpente la profondeur sombre de la forêt mentale : J’ai vu cette forêt, étrange forêt !
 
De tel à tel souvenir à tel ou tel détail du quotidien de la vie, une navette se tisse, quelque chose advient que le poème relate.
 
Et l’homme consent à ce que sa vie soit un rêve. Il l’accepte, se laisse traverser par lui alors que vibrent des images hantantes : J’ai laissé le rêve être le rêve / Il me restait la forêt.
 
Retenir aussi qu’une passante est là, une femme mieux aimée qu’il arrive à Nordbrandt de moins aimer mais qui est là, en fond de cœur.
 
Oserle rêve et sa transparence, sa vie profonde, se soumettre à lui par une belle confiance : Henrik Nordbrandt.
 
Sans relâche, mais aussi sans obstination, une voix est là, précise, souvent juste, qui cherche l’autre rive du pont pour passer de l’autre côté du lac.
 
Exception faite de « Chevalier Kristoffer », moins soigné, les poèmes reflètent une idée artésienne, la construction d’un moi.
 

Soit, en d’autres termes : C’est pour ces mots-là / Que je suis dans un petit pavillon forestier. / Et comme tu le vois à la façon / dont l’or brille / c’est l’automne, la lune et des nuages qui dérivent.

pierre grouix

Henrik Nordbrandt, Ponts des rêves (traduit par Monique Christiansen), éditions Circé, 2003, 101 p. – 12,50 €. 

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Nimrod, Tombeau de Leopold Sedar Senghor

Deux jours après la mort de Leopold Sedar Senghor, le poète tchadien Nimrod rendait hommage au maître en rédigeant son tombeau

Nimrod, ami…

Nu, sans lui : le livre prend acte de la disparition du maître. Senghor est mort : deux jours après la perte, un cadet, via ce geste si spécial, si précis de l’hommage, offre son encre à l’aîné, lui dédie ou lui voue ses mots, si bien que les pages se tendent vers l’autre en un « exercice d’admiration ». Se tenant au plus près de la rhétorique classique et épidictique du tombeau, le Tchadien Nimrod célèbre le Sénégalais Senghor. Une Afrique en dit une autre – c’est aussi la même – en un geste vers l’universel.

Irruption du pire, douleur non feinte dans les phrases : Senghor vient de s’éteindre. C’est la poésie qui est orpheline cet hiver mais aussi prise en compte de la hauteur atteinte par ce style unique, à des années-lumière des « écrivailleurs sénégalais » du jour d’aujourd’hui. Senghor a placé les choses très haut.

Métissage. Ce terme-clé, dont Senghor tissa l’éloge, est gage de richesse, de différence, d’authenticité. Rien de plus faux alors pour un écrivain africain que de jouer à l’Africain. L’auteur gravite autour de deux formules cardinales : Assimiler, non être assimilés  ; l’émotion est nègre, comme la raison héllène. L’émotion sera dite au plus juste par la correction de la langue, par l’élégante sobriété du style. Une probité.
 
Reste que le métissage a sa place entière. Et que l’émotion – que Senghor et Nimrod placent à raison si haut – peut se nieller de manière féconde à la raison cartésienne. L’émotion, quand elle est vraie, nous sauve. Sachons gré à Senghor de nous l’apprendre. LSS ou le poète – mais c’est un même mot – est un « homme-émotion ».

On trouvera dans ces pages des images, des photos, des traces de la présence humaine de l’Orphée noir dans le siècle que sa vie visite. Du Sine à la Seine, l’auteur remonte le temps : la précieuse petite goutte de sang portugais (Senhor > Senghor), l’humanité de l’enfant de Joal, éclats du visage de l’homme émerveillé, fragile et volontaire.

Dressé ce portrait de lumière et d’ombre, Nimrod incurve son propos vers le nouvel Africain, métis culturel ouvert à la totalité du grand tout, vivant en plaine. Cette plaine n’est pas ici le lieu de l’exposition tragique où tout peut nous blesser mais l’aire de la rencontre poétique où tout peut nous atteindre. Le nouvel homme vogue aussi, tel Ulysse sur la mer du langage. C’est dire, aussi, l’importance de la langue française, vécue comme proximité à soi : Le griot Senghor ne perd rien à chanter la francophonie. Au contraire, ce n’est là qu’une modalité de son être le plus profond.

Au tombeau succède un court essai, Léopold Sédar Senghor chantre de l’Afrique heureuse, ouvert par l’exergue d’Ethiopiques, à graver sur la matière du coeur : Je ne sais en quel temps c’était, je confonds toujours l’enfance et l’Eden / Comme je mêle la Mort et la Vie – un pont de douceur les relie.

Mais dans son enfance, un enfant a entendu les voix de poétesses (Koumba Ndiaye, Marône Ndiaye, Siga Diouf) qui lui donnèrent la poésie par leurs lèvres, l’invitant à se rejoindre. Dans le Sénégal paysan et pastoral, la transhumance du verbe aussi. Cette fidélité à l’enfance est comme le coeur de sang du livre. Le premier âge vaut comme origine. Nimrod : écrire consiste toujours à dire merci à une Origine.

In fine, au début et à la fin de tout, le lyrisme comme visage ou paysage de l’homme, parole qui nous vêt mieux que toutes les parures. Et qui vaut d’être partagée. Dans le sillage jamais lointain de Saint John Perse, la poésie dit une plénitude ivre par l’éloge dont la page est le lieu de partage. Le bel hommage rendu au maître vient ainsi du style tenu de l’élève. On ne saurait l’oublier : pratique rare, le tombeau est un genre difficile.

pierre grouix

Nimrod, Tombeau de Leopold Sedar Senghor, Le Temps Qu’il Fait, 2003, 75 p. – 13,00 €.

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Martine Broda, Eblouissements

Dans ces pages inspirées, une gestion troublante, une économie hantante du blanc forcent l’admiration. La poésie tend vers le moins.

Vers le centre. Centralement. Coutumière de la beauté, l’auteur place d’instinct la poésie sous le signe profond. Le voisinage de lectures chères – Celan, Rilke, Jouve, Charles Racine (la douleur est racine elle se tord sur le sable) -, dont les noms reviennent en écho le temps d’exergues, de « dédicaces » (le titre d’une séquence) incurve la voix propre dans le sens d’une sévère économie de moyens, lui donne nécessité d’exigence.
 
Par un savant mais jamais pédant travail sur le bref, l’incandescence d’une épiphanie est atteinte : épine / en moi / plus claire // je viens / douleur / trouée. La page n’est pas surchargée mais, au revers et au nom d’une visée clairement morale, proposée comme espace ouvert de réson. Prolongeant Poèmes d’été, paru en 2000 aux mêmes éditions, le propos épouse un parcours anthologique, permet de saisir l’essence de cette voix. L’ensemble éponyme ouvre le bal, suivi de « Grand jour » – publié en son temps par M. Deguy – puis par « Tholos », composé en mémoire de la soeur récemment disparue. Via cette architecture soignée, cette marque du détail et du timbre, le recueil vit le lyrisme en parole d’écoute, poste, centre de gravité.
 
L’éblouissement est aussi celui d’un feu noir et grave, fût-il ce noir tout au long / qui recule, en un constant dialogue avec la mort (après la mort ce sera doux / comme une paupière après la mort) et son ombre portée, le deuil (deuil deuil deuil main de feuilles / trouée par la pensée) lui-même dialoguant – durement – avec la vie du désir (je ne puis que dans le rouge) en un évident souci du chromatisme. Chèrement conquise, la clarté s’obtient via un passage par le pire (la main brûlée de transparence) et l’évidence cardinale d’un manque axé sur le terrible rilkéen (au fond du lac terrible). Dit autrement, la brûlure est réelle. Ou encore : tant de soie déchirée / embue la soie du cœur. Éclat du couteau, l’éblouissement est violence phorique mais aussi brutalité nue : autant qu’il aveugle – ou fait voir -, il secoue : poésie avec la hache / poésie avec l’amour / de ceux qui n’ont pas su aimer.
 
Ainsi ces lignes // en forme de pauvre main ne sont pas tracées à la manière arrogante d’une certitude mais par une belle humilité écrite / avec l’ombre de l’ombre. Ce dont témoignerait l’absence majoritaire de points, de capitales ou de majuscules. Ou encore ces feuilles blanches non numérotées qui valent événement de neige, surgissement pur. Dans ces pages inspirées, une gestion troublante, une économie hantante du blanc forcent l’admiration. La poésie tend vers le moins. L’élément ténu se lit en un cadre plus vaste (un flocon traverse l’orage). Ici, en la beauté brûlante, il et elle dialoguent   : sur les terres toujours seules les terres / d’îles dans la voix / comment la couvrir d’aile / l’ouvrir la partager
 
Point culminant de la douleur hantante (je ne tiens plus à toi que par un lambeau / mais je tiens à toi de toute ma douleur), la suite « Tholos », écrite en écho aux teintes sombres de Joerg Ortner et du cierge noir de Mandelstam, mais aussi dans le deuil blanc des Juifs, est le degré maximal, l’acmé de cette douleur de dénuement qu’est le mourir de l’autre. Par la même répercussion de l’intime sur le cosmique, le drame personnel y prend les dimensions de la voûte du ciel (en grec, Tholos) : un tholos de cyprès enflammés // rayés par la pluie // oblique // ils brûlent en moi comme le cierge noir  ». En un Kaddish pudique, une voix en pleurs rend la très chère « détachée de tout sauf des fleurs et droite dans la gueule des lions ». A cette pointe aiguë, cette avancée extrême de l’exposition (le dernier anneau d’âme) où l’éblouissement livre sa part d’ombre, douleur personnelle et abstraction, vie et mort se tissent, se mêlent sororalement : ni vie, ni mort : mort-vie à jamais
 
Il serait temps alors que les tenants du lyrisme lisent ce qu’il doivent au travail de la chère Martine Broda, oeuvre en cours, vivante, creusant le nom (J’ai beau écrire mon nom il me fait toujours aussi mal). En d’autres termes, brode, petite souris, brode / autour du nom troué. Appliquant à l’auteur les mots de W. Benjamin qu’elle cite (personne ne peut me surpasser dans ce qui est d’offrir), on évoquera une offrande lyrique : le langage est un miracle / portant à la rencontre. Si M. Broda avance modestement le verbe divaguer  (j’ai mal aux mots que je mords mes quenottes d’amour / sont saignantes / vers la face pleine de la lune / je ne cesse de divaguer), c’est vers le centre. Centralement.
 
pierre grouix
 
Martine Broda, Eblouissements, Flammarion, 2003, 183 p. – 18,50 €.

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Sadou Czapka, Dédales d’aube

Platitudes d’Aube

Les éditions de l’Atelier de l’agneau, sans être seulement éditions de poésie contemporaine ou expérimentale, nous avaient habitués à des choix d’auteurs rigoureux, aux recherches fécondes, ou aux sans issues propices à la réflexion. Et par conséquent, ce n’est pas sans une certaine déception que nous avons lu, sans jamais être accroché ou emporté Dédales d’aube de Sadou Czapka. Entre prose poétique anamnésique et notes de circonstances imprégnées d’un présent immanent, cette écriture qui se dit être construite de phrases qui « coulent et se tordent » au point qu’on « pourrait penser qu’elle veut arracher les cornes d’un monstre sans crâne » (p. 42), s’englue de fait dans une imagerie poétique post-adolescente éculée et rébarbative, n’ayant d’originalité, si l’on peut dire, que la précocité revendiquée de l’auteur : elle aurait commencé à écrire à l’âge de 13 ans… Beau critère que celui de l’âge, comme l’aurait remarqué Bourdieu à la suite de ses analyses dans La distinction.

Ainsi, Dédales d’aubes se détermine comme un journal intime retraçant un retour sur soi, sur sa langue, sur sa première rencontre de l’écriture et du monde qui s’y immisce, de l’amour et des images qui s’y collent. Ce retour, thème récurrent de la poésie ou de la littérature, se dévoile dans la ligne généalogique qui part de ses 14 ans, et se déroule jusqu’au manuscrit que nous tenons face à nous. Ce que Sadou Czapka montre, c’est en quel sens, se conçoit et se compile en soi le monde et la nature à l’aune de ses propres sentiments : « fermer la porte de l’enfance, elle brode d’impatience une solitude béate, ses yeux retrouvent le désir de voir, ils s’exilent » (p.9). L’amour dont elle parle prend alors la forme phénoménale d’un devenir-nature de cet homme qu’elle devine venir vers elle : « homme du vent », « il est une roche marquée d’éclats d’or aux angles et aux pointes extrêmes ». Tout, chez elle, se mue inexorablement à travers ce type de clichés, de métaphores ou d’images déjà entendues, déjà parcourues, déjà usées, sortes de métaphores dont l’auteur a oublié qu’elles en étaient, qu’elles étaient de classiques ritournelles lyriques, dont on se repaît depuis quelques siècles, quelques cycles.

Sadou Czapka revendique dans son écriture de faire ressurgir les mots oubliés du passé, et en cela que la langue se torde par cette tension, alors que jamais dans ce livre nous ne dépassons l’écriture personnelle d’une petite histoire privée, des émois adolescents qui confondent usage des images et exigence de la langue. Certes, le style est fluide, mais cette fluidité n’est due qu’à un manque de profondeur, à l’impossibilité justement de correspondre avec ce qu’elle aimerait faire vivre : une langue vivante, organique. Alors que des auteurs comme Christophe Manon ou Savitzkaya aux Ateliers de l’agneau, développent avec une réelle réussite cette hybridation entre sentiment et fourmillement organique de la nature donnée comme la surpuissance d’une entropie insaisissable, là, la métrique, ou la maîtrise avorte a priori toute liberté du langage en l’engonçant et l’engrossant de formules convenues et de phrases plates : « dans son attente je reprends mes notes, y a-t-il d’autres attentes que celle de l’être aimé » (p.43). L’être aimé devenant l’âtre honni de toute inventivité, le creuset où s’évident les stéréotypes non pensés d’un amour qui ne nous dit rien… Rien d’autre que l’ennui à tourner les pages.

Ennui de découvrir leur rupture, si peu inventive, si consensuellement décrite comme la fermeture d’une « huître » (p.63) car « les jours sont lourds et qu’au lieu de se propager l’amour se réduit » (p.62). Livre, sans ébullition, sans horizon, livre terne, aussi terne que ce qui y est écrit, poésie morte, à la langue morte, qui ne mesure pas à quel point la poésie, si elle est bien la pâte sensible d’une chair, ne peut simplement imploser dans les images pré-mâchées et la syntaxe pré-harnachée d’un memorundum sur soi. Écrire sur l’amour, là, maintenant, en ce temps et en ce lieu du monde, sur sa déliquescence, demanderait à l’évidence une autre patte, une autre touche, un autre empâtement des mots, l’insistance crue de ce qui singulièrement se joue pour nous tous. Ainsi, en quel sens l’amour se densifie autour d’autres régimes linguistiques que ceux d’un post-romantisme adolescent ? En quel sens, la rupture met en jeu un autre langage que celui de la petite histoire personnelle ?

philippe boisnard

Sadou Czapka, Dédales d’aube, avec sept encres d’Agathe Larpent, éditions Atelier de l’agneau, 10,00 €.

Editions L’Atelier de l’Agneau
Le Vigneronnage,
33220 Saint-Quentin-de-Caplong.
Courriel : at.agneau@wanadoo.fr

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Julien Blaine, Les Cahiers de la 5e feuille

Traces de langage

Brisset est l’un de ceux qui a poussé la recherche de l’origine humaine dans le langage vers ses plus profonds paroxysmes linguistiques. Ainsi, lorsque l’on considère Les origines humaines (Jean-Pierre Brisset, Les origines humaines, ed. Rroz), immédiatement, il nous prend à partie, dans le parti pris de la langue, indiquant que son horizon n’est autre que de donner une science permettant de sonder l’émergence de l’homme-animal ou de l’homme esprit. C’est par la recherche des archi-traces dans le langage qu’il sonde la composition des mots, qu’il les détache de ce que l’on croit connaître et que l’on découvre une autre histoire que celle de notre origine :
Les cris de la grenouille sont l’origine du langage humain. Lorsqu’elles chantent en réunion, c’est de loin un brouhaha de foule humaine. Leur langage actuel ne peut d’ailleurs que donner une idée imparfaite de ce qu’il était, alors que l’esprit qui anime toute l’humanité se mouvait sur la surface des eaux et était concentré sur ces animaux (p. 123). 

Certes, comme le note à juste titre Christian Prigent dans sa préface, c’est dans l’arbitraire des signes et des analogies, dans le recours hyperbolique au calembour qui est une méthode, une ressource savante, l’outil philologique par excellence, (…) la divine puissance génético-linguistique (p. 31), que Brisset accomplit ce retour. Toutefois, s’installant dans l’ordre généalogique, il exprime là en quel sens le jeu des mots, le jeu des associations se construit, parce qu’un vide s’est installé dans la connaissance, celui de l’énigme de l’architrace. Et c’est sans doute ici l’un des secrets de la poïésie du langage, que les agencements se nouent autour d’un trou, du creux de son origine toujours absente et désirée, comme vérité ontologique de l’homme. Dans ses différentes compositions verbivisuelles, Julien Blaine semble n’avoir de cesse de poursuivre cette question de la trace.

Trace de quoi ? Trace de monde, des choses, de leur inscription dans le tissu du monde, trace de la formulation des mots, formant strates, renvois, jonctions, échos, parfois distorsions. Trace d’une origine de la langue mais pas en dehors d’un texte, ou d’un livre, mais dans le livre du monde, dans sa chair matérielle. La trace pour Julien Blaine n’est pas ainsi d’abord et avant tout dans l’ordre linguistique mais, au sens aristotélicien, dans la poiésis fondamentale de la nature et de l’inscription humaine au cœur de celle-ci. Il n’est pas alors étonnant que peu à peu ses déambulations, tout au long du monde et des langages humains, l’aient placé dans l’horizon d’une origine de la langue, de la recherche d’une archi-trace de sa survenue : ces cahiers sont le reflet, les textes et les images, les signes, les études, les recherches d’un travail que j’ai commencé il y a longtemps sur l’écriture originelle. Les Cahiers de la 5e feuille, publiés par Al Dante, prennent ainsi leur consistance dans la perspective d’une mise à nu de la langue et de son inscription. Mise à nu pour qu’à même les agglomérats de signes vienne se signer sa proto-empreinte, sa source. C’est à partir de la forme de la feuille : œil, plume, surface, que s’établissent Les cahiers de la 5ème feuille : trouver à même les choses, le punctum caelum autour duquel la langue s’est faite. La feuille se présentant comme ce point aveugle, ce à partir de quoi et pour quoi les mots se marquent.

Toutefois, alors que Ponge par exemple rejette toutes les choses dans une dichotomie totale des mots et des choses comme il l’indique dans La rage de l’expression, là pas du tout : empiètement, tissage, composition, entrelacs matériel. Blaine se pose au lieu de porosité entre les signes du langage et les signes du monde. Et cela comme un seul et unique lieu. Pour Ponge, Les choses et les poèmes sont inconciliables (p. 10), toute chose ne pouvant être exposée que dans l’enchevêtrement même du logos, car face au monde, le poète doit les refaire dans le logos à partir des matériaux du logos, c’est-à-dire de la parole (p. 51). Au contraire pour Blaine, il semblerait que le logos ne soit qu’une strate particulière de signes, strate parmi d’autres strates. C’est pourquoi rencontrant la feuille, ce n’est pas un mot qu’il tente de cerner, ce n’est pas selon une scientificité de son épuisement définitionnel logologique ou seulement phonologique (ce qui serait le cas si on réduisait ce poète à n’être qu’un poète sonore, malentendu trop courant malheureusement), mais il suit, poursuit, traque et expose son motif, son empreinte à partir d’un autre tissu, celui des œuvres humaines et des œuvres naturelles entremêlées.

Ces Cahiers de la 5ème feuille n°3 se présentent ainsi d’emblée comme les traces d’une enquête. Ils rassemblent non des preuves mais des témoignages. Comme pour Brisset, ou Ponge, la scientificité poiétique est celle de la généalogie, de la structuration singulière d’une descendance à la mesure d’une interprétation, et non pas l’élaboration objective et neutralisante d’une volonté de vérité. Ainsi, cela commence par un trajet-témoignage par Medelin, et se boucle autour d’autres témoignages : lettres d’amis qui lui sont écrites et qui expriment cette origine ou obsession de la feuille/vulve. Mais si la feuille est bien le signe qui fait un clin d’œil, qui est bouche horizontale (lèvre/œil) et bouche verticale (vulve), c’est qu’elle n’est pas que surface, mais qu’elle est fondamentalement aussi profondeur, appel, lieu retiré de l’inscription. Car écrire exige que le lieu qui s’ouvre à l’écriture (la feuille) soit aussi retrait, afin qu’il permette l’inscription. Or, la feuille, ainsi allongée, est corrélativement aussi pour l’homme, non pas seulement œil, mais vulve gonflée, à la fente qui vient découper en deux les deux lobes de chair. Courbet ne s’y serait pas trompé. Masson non plus recouvrant cette Origine du monde d’un paysage.

Vulve mystérieuse, origine du monde, la vulve a la forme de la feuille, elle en est l’incarnation, l’incantation, elle est la trace concrète de sa profondeur. Et pour cela appelle l’œil. Et pour cela appelle le stylet de l’écriture, l’amorce phallique de la pénétration de ses profondeurs, comme on peut le voir avec les photographies pp. 56-60. Ces Cahiers de la 5ème feuille déterminent donc le lieu où langages et choses se donnent en tant qu’étant de même nature. Il y a donc des niveaux ontologiques à voir et à agencer. Certes, il y a la scène de notre langage (et de ses déclinaisons), mais cette scène est originellement issue d’une scène moins perceptible, qui d’aucune manière n’est en-deçà, ou au-delà, mais bien plus à côté de ce que nous avons coutume d’observer. Cette scène qui est toujours déjà là, qui s’efface pour que les signes se dispensent, est celle du monde. C’est pour cette raison, que selon Blaine, s’il y a bien l’écriture de la main (signes et pictogrammes qu’il utilise souvent depuis quelques années, aussi bien dans ses textes ou préface) il y a aussi les signes d’autres écritures. Celles des branches, des coquillages, des photographies, des arbres pour exemple : Ecriture et ecfruiture.

Or pour témoigner de cela, il est évident, que Blaine poursuit l’horizon ouvert aussi bien par les premières expériences de spatialisation des futuristes que les approches concrètes de la langue chose des concrétistes. Même s’il en poursuit et en rompt certains paradigmes. En effet l’écriture verbale ou mathématique, au lieu justement de postuler un topos autonome, se laisse investir, à foison, par les autres signes (photographies, empreintes, photocopies… etc.) Il ne s’agit aucunement là d’une illustration, mais d’une polymatérialité de l’écriture. Faire surgir l’archi-trace pour Blaine, c’est alors en revenir à un archaïsmes des signes. A propos De la viande Des muqueuses Des fossiles et par conséquent De la photographie Ou de la photogravure (pp. 54-sq) Néanmoins, loin de convier à un retour aux origines, qui appellerait à rompre avec notre époque et ses potentialités techniques, comme certains lyriques peuvent l’énoncer, Blaine se lie d’autant plus à la technologie. Nous retrouvons là l’une des composantes majeures des recherches littéraires au XXe siècle. Loin de rejeter l’apport de la prothèse technique, comme illégitime, altération, falsification du travail de scripturalité, tout à l’inverse seule la technique peut ouvrir certaines des possibilités de l’écriture. A chaque impression correspond une forme. 1/ la lettre gravée 2/ tracée 3/écrite 4/ imprimée. (…) Pour l’offset et le papier humide ce serait par le calligramme et la poésie dite visuelle ou visive (la poésie concrète appartient encore à la typographie). Hui pour les programmes informatiques, j’avance avec ça (p. 21). Nous avons enfin avec ces nouvelles machines, trouvé les résidus qui mêlent sans distinction l’image et le texte. Ce résidu n’est ni vers ni icône il est verssicône (p. 47).

Rechercher l’écriture originaire n’implique pas alors de renoncer aux techniques. Ces dernières étant aussi inscrites dans la ligne généalogique de cette origine, en tant qu’elles sont les sites possibles de son actualisation en tant que trace en retrait dans les traces qui nous sont présentées. L’origine n’est pas ailleurs que dans la trace qui se forme, elle en est l’épicentre en creux, le recto nécessaire à toute donation de signes. Déjà, les 13427 poèmes métaphysiques exprimaient cela. La métaphysique n’est pas un au-delà, arrière-monde d’écriture, mais c’est l’ouverture à une autre logique que celle de la physique de la science. Un autre cosmos, avec d’autres lignes de cohérence. Méta, comme en-deçà de la séparation dont témoigne Foucault, dans Les mots et les choses, entre le langage et le site du monde. Mais cet en-deçà n’est pas ailleurs, il est toujours déjà présent. A l’œuvre, mais voilé par la surdétermination du regard. Comme était voilé pour celui qui ne savait pas voir les réseaux de renvoi entre les choses et les mots. Ainsi, Blaine ne parle pas du monde, il ne vient pas le représenter, mais il se laisse en être la présentification, il recueille dans le livre ses signes, ses traces, celles insignes de cette écriture originelle toujours dérobée. C’est pour cela qu’il y a toujours de l’effacement dans l’écriture. L’effacement commence par celui de la feuille. Et dès lors écrire demande de faire ressurgir l’effacé de toute écriture, le livre en tant que lieu même de l’événement du signe, son impression, constitutif de l’effacement de l’archi-trace.

Le livre qui nous fait face – celui de Blaine – n’est plus ainsi neutralisé par le sens, mais il est volume où doivent se sédimenter les traces qui surgissent sur un autre livre, celui du monde. Celui qui écrit n’est plus sujet, mais il est membrane qui est impactée, modifiée, modelée par le monde, par ses déplacements en ses flux et courants. Tandis que je bouge ma pensée se modifie, se démode, se modèle L’autre qui bouge me fait remuer et mon jugement s’adapte (p. 11). L’écriture se découvre être les traces singulières de leur impact sur un être. Sur sa peau. « la peau c’est le parchemin » et comme il l’écrit : « je livre le livre c’est ma peau » (p. 41). Cette inscription est celle singulière, d’une trajectoire à la fois dans l’espace et dans le temps. La poésie de Blaine se dresse dans l’immanence d’une existence et de ses déambulations. Elle est déambulatoire, sans cesse relancée par ce qu’elle rencontre en tant que signes. Et c’est là toute la difficulté pour le lecteur d’appréhender ce geste, de comprendre ce qu’il met en jeu, ce qu’il immisce en nous, pouvant très vite – comme bon nombre – être classé comme poésie-bibelot, comme creuset de tout et de n’importe quoi. Or c’est là que l’on passe à côté non seulement de la force de construction du livre, mais en plus à côté justement de cette volonté de poésie totale en horizon de l’archi-trace du langage du monde. 

Nous-mêmes devons, à l’inverse, rencontrer ce livre comme signe du monde que nous nous réapproprions. Julien Blaine non seulement sait comment sa peau, par la transmission, va être transformée, mais en plus il invite à cette transformation. Il invite à ce que nous-mêmes nous découvrions notre être-livre, « Livrez-vous / Ce livre est vous » : Que votre maison n’affiche sur ses murs que des pages de livre agrandies : les pages de votre choix celles qui vous ont marqué. Ainsi le texte imprimé (marqué) sur la page du livre vous a marqué (imprimé), vous aussi, et vous êtes devenu, vous aussi, livre, ce livre, l’un de vos livres, ces livres, ce fragment de livre, ces fragments de livre (p. 48). 

philippe boisnard

Julien Blaine, Les Cahiers de la 5e feuille – n°3, Al dante, 2003, 23,00 €. 

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Charles Pennequin, Bine

Le trou du même

Avoir traversé Dedans (Al dante, 1999), ou bien Bibi (POL, 2002), de Pennequin, c’est avoir fait l’expérience d’une dépossession de soi. Dépossession au sens propre, avoir vécu l’exorcisme autant psychologique que physique de notre propre être, de ce qui comme trou ne saurait se résorber dans les identités qui viennent l’affubler ou le combler, aux mille regards qui viennent l’accuser d’être ceci ou cela, alors qu’il est trou. C’est avoir senti que le trou de l’être, ce qui ontologiquement signe notre présence, ne saurait s’oublier malgré l’emprise qu’exercent les ordres de représentation extérieure qui prétendent à l’hégémonie : la famille, l’amitié, les rues, la télévision, les séries, les opinions qui s’empâtent irréversiblement dans la bouche, viennent l’étouffer, empêcher que cela parle par le trou. Dépossession, qui est néanmoins problématique dans ses écrits comme le souligne avec pertinence Christian Prigent : le je confessionnel et monologuant vacille. Il s’arrache provisoirement d’un on et d’un ça logoniquement chaotiques (…) Il se pose à peine sur le socle d’un moi problématique (…) Il se renoie illico dans le on.

L’écriture de Pennequin est la matière de cette lutte de cet impossible arrachement, qui n’arrête pas de se répandre, en bloc-texte dense tel que cela apparaît dans les deux livres cités. Nous dépossédant, il montre qu’inexorablement, nous sommes repris, que nous débattre dans notre langue, dans notre crâne, c’est voir que tout cela les constitue, n’est en fait que leur propre matière. Toutefois, avec Bine, son dernier livre publié au Corridor bleu dans la collection IKKO, se présente le lieu d’une langue plus intime, langue qui se recherche, plus fragile, moins en uppercut, langue inscrite à même la page davantage sous la forme de vers. Que de bloc-texte. Bine semblerait être une sorte de pause, de respiration. De même, l’expression se fait moins contaminée par des instances hétérogènes de langue. En effet ce qui caractérise parfaitement le travail d’écriture de Pennequin, c’est de se faire caisse de résonance des bribes, débris, amoncellements, lambeaux verbaux qui traversent aussi bien son espace sonore que son espace visuel. De s’en emplir et d’en marquer l’absurde sens.

Des cut opérés dans des séries comme Urgence, aux conversations de famille, aux expressions populaires, ritournelles ou slogans publicitaires, sa langue, ne se dévoile pas terre d’accueil de l’hétérogénéité, mais témoigne de cette violation constante du corps, de sa constante impureté. Au point que le sujet narrateur ne soit plus qu’une béance insondable, l’absent même de l’écriture, seulement preuve incarnée de la dépersonnalisation absolue et nécessaire de soi. On est devenu le petit trou de nous. Et on s’enferre dedans. On est comme mort dedans. (Dedans). Là, dans Bine, La langue est moins contaminée, le vers permettrait en quelque sorte de désamorcer les syntaxes en apnée, le criblage des motifs mondains, pour ouvrir à une expression plus resserrée. Langue davantage idiolectale, revenant du Père ce matin (ed. Carte blanche, 1997) Alors que dans des livres comme Bibi, dans le torrent du monologue, il apparaît chercher la phrase la plus informelle, la plus anodine quant à son élocution, sa construction, en multipliant les sentences courtes, sujet+verbe+complément, formulation pronominale ; dans Bine, la langue se désarticule, refuse en de très nombreux endroits toute tentative de ponctuations.

Langue plus fragile et pourtant qui jamais ne se hache, qui ne témoigne plus que de l’intimité d’un dire de soi, dans une langue qui se condense selon un rythme de soi. Et non plus selon l’insistance de la présence de l’autre qui nous presse de parler. Binage, seul, de soi à soi, comme si alors que dans Bibi, il demandait Comment je fais pour être des nôtres. D’être des miens. Je veux dire comment je fais pour être de moi. Comment je fais pour me faire, il commençait à pouvoir répondre par une langue déplacée, moins prise dans les pressions d’un espace intersubjectif. Qui s’égare dans ses cassures et ses replis : comment alors aborder quand on nomme les mots à portée de plus rien n’est de pire que parler dans plus vide que soi-même (p. 11) Mais tout en témoignant par ce binage d’une parole plus intérieure, retenue par elle-même, reste que ce que Pennequin dévoile là ne s’échappe pas du constat de l’état du corps quant à sa présence matérielle. En effet, cette parole plus sourde de Bine ne vient pas d’un coup trouver au fond du trou, de la béance de l’être, une vérité, une lumière, une substance qui viendrait suturer la souffrance du trou. Non, Pennequin plongeant davantage dans la singularité, vient montrer à un autre niveau à quel point la béance ne peut se confondre avec les sujets, les moi, les je, qui en nous sont institués, imposés, placardés comme s’il s’agissait de notre portrait exhibé afin qu’on s’y reconnaisse.

Alors que dans Bibi, ce qui pouvait pousser, nous emplir et nous vider, c’était Dieu le truc (p. 77), ou encore les autres hommes, ceux qui imposent les limites du nom ; dans Bine, ce qui pousse, emplit, se propage, est inscrit au plus intérieur de soi, n’est plus que « pa ». en moi pa en nous tous ses trucs tout mon pa pa le truc nous repousse tout en moi et retourne en mon pas pa retourne comme un gant la pensée bourre la bête (p. 57) Cette seule syllabe « pa » – où on reconnaîtra papa, le père, ou tout ce qu’on voudra peu importe – est d’abord la possibilité dans ce poème qui clôture Bine, d’une expression qui marque par sa seule présence, ce qui là pèse et jamais ne peut se dire, car se retire toujours et n’apparaît pas. Dans le Père ce matin, c’était encore le ça de la psychanalyse, et on pouvait y voir un rapport avec Prigent. Là ce n’est plus que « pa ». Certes on y verra dans ce dernier poème, ce qui hante déjà les autres œuvres, la présence du père, de la violence exercée sur le corps, et la présence de la mère, « ma », mais ce serait exprimer que Bine n’est qu’une des symptomatologies pennequiennes se posant en parallèle des autres. Et c’est pourquoi, j’insiste sur le fait que le sujet n’est pas l’intime, mais qu’il s’agit d’une intimité de l’écriture de soi. Le père dont il s’agit, et dont l’écriture tire sa mémoire et son âge (oui sais-tu père / que les vers / me reviennent / de ton âge (p. 24) s’il est d’abord l’expérience biologique et physique du père, de sa marque, il est profondément ce qui dans toute la généalogie d’une écriture d’avant-garde, ce qui sous diverses figures vient posséder, emplir les trous du crâne et du corps : en toi ne serrer / que le vide à être / soi sans soi-même / que le soi / sans qu’on soit / nous rebouche (p. 25).

Ainsi, si Pennequin peut stigmatiser le fait d’être celui qui n’a de cesse de se répéter, se tenir dans la répétition, la boucle (je me répète en moi. Je suis le répété. Celui qui se redit en lui tous les jours. (Bibi, p.44), il s’agit de comprendre que l’écriture est cependant le lieu d’un vertige, d’un creusement de soi dans la répétition, d’une prise en vue toujours plus aiguisée et pénétrante de cette disparition de soi que l’on répète. Ce même que Pennequin répète, martèle sans cesse et sans cesse, cette situation tragique de soi, est aussi une variation infinie qui peu à peu devient plus grave, plus lourde, plus insistante. Ici dans le Poème nul, il est dit dans sa nudité la plus crue, la plus dépouillée de toute présence venant aliéner la langue : nul le même dans l’idée qu’on existe nulle l’idée sans qu’on pense tout son nul (p. 33)
Nous ne parlons du même d’une façon décente que si nous disons toujours le même du même, et ce de telle sorte que nous soyons nous-mêmes pris dans la requête du même. C’est pourquoi l’absence de limite du même est pour la tranchée la plus tranchante limitation (Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?), cependant c’est au creux de cette limitation que la pensée monologuée se fait poésie, se découpe en une composition qui n’est que la trace singulière d’une expérience unique. C’est au pli de cette limitation que Pennequin bine, bine et bine en corps le fil ténu de sa propre existence.

philippe boisnard

Charles Pennequin, Bine, Le Corridor bleu, coll. IKKO, 2003, 62 p. – 8,00 €.

Le Corridor bleu
25 rue Jacques Louvel-Tessier
75010 Paris
lecorridorbleu@hotmail.com

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Lissez les couleurs ! à ras l’fanion

I would like to be a machine

De 1997 à 1999, Joël Hubaut a écrit un long poème, Put-Put, dont chaque vers commence par « je voudrais ». Plus que d’insister spécifiquement sur le caractère de liste de cette longue incantation du devenir du corps, ce qui ressort surtout de ce texte, de cette agglomération, c’est la porosité du corps aux choses, l’incubation du monde dans le corps, faisant du corps le potentiel d’un monde qui est arraché à sa propre logique de construction, pour en obtenir un autre. En effet, ce Put-Put, appartient à la section EpidemiK de Hubaut, où le corps loin de se prôner l’indemne, sauf de toute contagion, est pénétré par les mille bribes clignotantes et aliénantes de ce qui l’entoure. Corps spongieux, aux pores ébahis et ébaudis des objets amoncelés par la logique de production, corps éventré et aspirant les remugles consuméristes des industries humaines produisant en masse les biens aliénant de l’humanité, qui viennent dans la pensée et la gorge s’agglutiner.

Ce long poème ayant traversé dans son écriture le temps, est ainsi la trace d’un devenir dispositif du corps, pour reprendre Deleuze et Guattari – Hubaut ayant travaillé avec ce dernier – d’un devenir machine de l’avènement au monde de la corporéité. je voudrais voir avec mes genoux, avec mon anus, avec mes talons, avec mes gencives, je voudrais des yeux au fond de la bouche, des yeux dans le pancréas dans les intestins, je voudrais des yeux multi-block, des yeux consoles, des yeux-télécommandes, (…) je voudrais périscoper, camératiser, pixelliser, virtualiser (janvier 1997) Devenir machine qui est une réforme, c’est-à-dire une révolte, contre la logique de configuration qui lui a été imposée par l’ordre extérieur, et dont le corps ne peut que se démettre. Devenir machine, qui n’est pas de détruire toute organicité, mais de refondre par l’acte d’une dissolution corporelle tout agencement des organes du corps, pour se refaire un corps nouveau. C’est ainsi que le travail de Hubaut que cela soit dans Put-Put, EpidemiK, Le rabbit semiotiK, dans Clom, à chaque fois semble correspondre à la pragmatique mise en évidence par les deux auteurs de Mille plateaux :
1/ étude de la générativité des signes produits dans le monde,
2/ étude des transformations productions des régimes de signes produits.
3/ étude des dispositifs (diagrammes) potentiels qui pourront s’appliquer sur des corps ;
4/ étude des machines abstraites formées qui ordonnent et répartissent les possibles réels (Mille Plateaux, p.182).

Hubaut construit en ce sens depuis 30 ans la machine immanente de son existence-corps à partir de l’expérience des signes qui tissent la réalité. C’est dans cette perspective, que chez lui, la couleur a pris une importance essentielle, en tant que derrière son accidentalité ontologique, elle s’est bien évidemment constituée comme l’un des critères de discrimination et d’agencement fondamental. Ce qu’il a parfaitement mis en évidence à travers le regard qu’il porte sur la Shoah ou encore sur la constitution des identités nationales à l’aide des drapeaux, des fanions ! Lissez les couleurs ! à ras l’fanion s’inscrit dans cet horizon de recherche, et travaille une nouvelle fois sur la question de la nouvelle configuration des signes à partir du corps. Toutefois, alors que dans Clomix, par exemple, qui date de 2000-2001, il travaillait sur des machines-objets, des configurations d’objets de même couleurs, là, le travail est celui d’un nouvel agencement de la langue, qui apparaît reprendre les quatre étapes que nous avons indiqué à partir de Deleuze et de Guattari.

Tout commence par une impossibilité à commencer par la langue, une impossibilité de la langue à dire, à gicler de la bouche autrement que par le moule qui lui a été incubé, inculqué, imposé par l’extériorité politique et religieuse. Tout commence par l’impossible commencement d’une langue dont on a hérité, et qui parle déjà alors que l’on n’a pas commencé à parler, que l’on n’a pas encore réussi à dire les mots coincés au fond de la bouche, collés à la gorge, collés et rentrés, enfoncés par la chair sémiotique produite par l’extériorité. Ça fait des nœuds dans la bouche qui s’expanse et ça fait des nœuds et ça fait des nœuds dans la bouche et quelques fois les nœuds bouchent la bouche qui s’expanse. Tout commence par la mise en évidence, au cours de cette impossibilité à dire, de l’origine des signes, de cette chair projetée au-dedans de la gorge, engorgée dans la bouche, la matrice à parler invaginée du moule institué par les forces qui lui sont extérieures. Tout commence par cette impossibilité des signes propres, car voulant dire proprement ce qui est à dire, la langue se coince dans le moule de la normalisation linguistique qui lui a été ancrée. Ici, Hubaut fait œuvre d’une véritable réflexion poétique sur le langage et se pose à distance de toute forme idiolectale au sens de la recherche d’Artaud ou encore de la définition de Barthes : la langue immédiatement s’empêtre toujours, revendiquant son autonomie et son (au/on)to-génèse, sa pureté, dans les préstructurations sémiotiques de la langue publique, de la langue déjà constituée : les mots qui devraient glisser dans l’sens de la sortie vers le trou d’la bouche pour démouler la langue pourraient s’coincer dans l’coin du trou et ça ferait gonfler tout l’bord de la bouche qui bloquerait la langue dans le moule au moment où justement la langue devrait pouvoir sortir sans problème pour expulser les mots du trou bloqué à l’intérieur du trou du moule.

C’est que tel qu’il le montre, nous sommes pris dans le moule de la langue normalisée, qui est posée, en sa structure et ses renvois, comme orthotes, droite, mât, pour le dire idéologique de notre champ d’appartenance. C’est que la langue devant être dite, doit toujours respectée la règle, se tracer rectiligne, à la ligne, ponctuée comme il le faut, étouffée comme il le faut dans la loi syntaxique qui dispose dans le bon ordre (politique ou religieux) les mots de la bouche. Mettant ainsi en évidence les structurations et leurs principes, il établit en parallèle la critique : il assole (Kierkegaard), déterritorialise (Deleuze/Guattari) la langue pour tenter de la remettre dans le vide d’une autre possibilité du dire. Se débattant dans la langue, il s’en distingue, montrant à quel point sont constituées les lois d’agencement des renvois de sens et de significations, bien évidemment il s’en désoumet, il s’en extrait par la constitution lente du plan d’une autre consistance du dire. Ainsi, s’il dit que l’homme colle ses yeux dans le moulage et quand ses yeux sont collés dans le moule de la vision l’homme ne voit que le moule de l’uniformisation de la masse de l’homme moulé à la louche, en explicitant ainsi immédiatement la mainmise de l’uniformisation par le moule idéologique de la langue, sa langue commence à s’en décoller, à produire les perturbations qui pourront peu à peu produire un autre agencement sémiotique, une autre ligne du dire.

Ce glissement vers un plan de constitution propre des agencements, liaison de sens, se détermine peu à peu tout au long de Lissez les couleurs ! Le livre étant justement ce lent glissement. Ici malheureusement, nous ne pouvons rendre la lecture qui accompagne sur un CD-audio le texte, mais l’ensemble de ce travail sonore mixé en live par Patrick Müller, rend bien la contorsion nécessaire à déboîter les agencements qui moulent tout effort de la langue lorsqu’elle tente de dire. Le glissement conduit à une accidentalité sémiotique de la langue qui vient contre-investir toute manipulation de la langue. C’est précisément là que se joue la venue d’un autre plan de consistance de la langue. Ce contre-plan cependant ne vient pas revendiquer une vérité ou une pureté de la langue, à savoir ne se veut pas la position identitaire d’une vérité ontologique de la langue, mais tout à l’inverse, (se) montre, par un jeu sur soi, en quel sens la langue est une ligne de fuite immanente et accidentée, qui se combine dans le jeu de reflet entre putréfaction et structuration linguistique : é on brourre leyau vec les brouts d’moules de l’adorate dé brouts d’coules dra la dé ron rebodu l’yauuts d’saupar pe ka brouche ki ran quotelé brouts d’tauces.

Le geste qui conduit au plan d’immanence de la langue d’aucune façon ne peut se produire comme la réification d’une volonté de pureté de soi. Non, car Hubaut l’a bien compris depuis longtemps par son travail plastique, par ses agglomérats épidémiques dans les villes, dans les expositions, les lignes de fuite, celles qui mènent à la singularité, ne sont pas issues de matérialités auto-générées, mais se constituent dans un rapport constant avec la matérialité déjà constituée par la langue du pouvoir. Mais ce que le pouvoir ne voit pas, l’excès possible du sens de ce qu’il institue, c’est ce à partir de quoi plastiquement ou linguistiquement, il faut partir. Horizon, à n’en point douter du poète-plasticien Duchamp. Le plan d’immanence est ainsi non pas le plan de la composition de machines, mais de la variation abstraite de tout renvoi réel de la langue, qui se donne dans des figures passagères, dans des configurations diaboliques car diagrammatiques, court-circuitant toute emprise grammatique ou symbolique. Ce passage du livre de Hubaut, ce solve-coagula éphémère, à entendre en soi, est source de tous les possibles, tout s’y dit en quelques échos, tout s’y compose selon le rythme incessant de la rocaille non encore fixée en une composition reconnaissable.

Et c’est dans ce tourbillon, cette explosion des syntagmes et des syntaxes, que justement renaît la machine linguistique de Hubaut, que peut apparaître l’autre machine, l’autre machination de la langue que celle moulée par les pouvoirs hégémoniques qui forgent le moule de la représentation du monde. La fin du livre expose les composantes nouvelles de la machine langue possible après la dissolution, déglutition : quand ta bouche a bien dégueulé ta langue démoulée tu peux prendre enfin la parole et la parole qui jaillit de ta bouche est comme une nouvelle langue merdeuse hors du moule. Cette nouvelle langue est bien évidemment merdeuse, sans aucune pureté, car ontologiquement aucune langue ne peut être la pure langue spirituelle de soi, d’un Je inaliéné, d’un Je exempté d’avoir échoué dès son origine dans un monde. Comme ses machines plastiques sont composées des mille objets collectés dans le résiduel de la société de consommation, cette langue est merdeuse, composée de la digestion publique des composantes linguistiques, mais elle est nouvelle car elle se bâtit dans la contingence d’un être-au-monde, qui n’est pas en son énonciation arrimé aux tables de la loi des pouvoirs politiques ou religieux. Nouvelle car giclant selon le tempo d’ouverture aléatoire de cette chair singulière appelée Hubaut ! 

philippe boisnard

Joël Hubaut, Lissez les couleurs ! à ras l’fanion, Al Dante, 2003, 104 p. – 20,00 €.

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Le Théorème d’Espitallier

Poémathématique de l’effroi

Le silence de ces espaces infinis m’effraie énonçait Pascal, marquant par là le caractère profondément désespérant de cet infini géométrique de l’espace, infini auquel rien ne semblait devoir répondre si ce n’est sa foi. Faisant écho à cela, par l’infini arithmétique qu’il met à l’œuvre dans son dernier texte publié dans JAVA (n°25-26, octobre 2003), Jean-Michel Espitallier, rencontre par la poésie cette même interrogation de l’infini spatial dans lequel s’incarne matériellement le sujet humain. Ce texte,  » Jean-Michel et le spoutnik « , inscrit à même le livre l’expression mathématique de l’espace et du temps, ceci dans l’écart qui sépare et met cependant en relation le 4 octobre 1957, 22h28, lancement de Spoutnik 1 et le 4 octobre 1957 à 23h30, naissance de Jean-Michel Espitallier.

Entre ces deux événements décrits objectivement, se condensent sur fond noir, des lignes saturées de chiffres, une sorte de décompte, celui des secondes qui séparent les deux événements, décompte,  » 5123513151305129 … « , décompte qui lentement glisse, devient entropique, brisé d’injonctions, de morceaux de mémoire (titres de films, mots scientifiques, noms de théorie, citations, auteurs…) qui font effractions et trouent la ligne arithmétique. Oui, décompte qui brise toute logique du décompte, ne s’arrêtant pas au second événement, mais se poursuivant, absurdement (all 9000 contrôle-t-il encore quelque chose ?), comme s’il s’agissait de chiffres agglomérés sans autre plaisir que leur rythme visuel. Par ce dispositif, Espitallier repositionne non seulement le sujet de la poésie (l’énonciateur), mais aussi la nature même des possibilités poétiques de son énonciation. C’est ce qu’il paraît avoir surtout exprimé dans Le théorème d’Espitallier qu’il a publié au cours de l’année 2003. Que cela soit dans JAVA ou bien dans le Théorème, dispositif de spatialisation identique : le livre se décrit comme ouvert à la fois infiniment en tant que lieu d’écriture et sens. L’homme, pris dans la question de lui-même, de sa mise en question en tant qu’ouvert à un monde, l’homme qui se demande  » pourquoi il se pose la question pourquoi « , est placé entre deux infinis, posture pascalienne de la poésie.

Il n’est cependant pas véritablement questionnant, il fait le constat de l’absurdité et de la vanité du langage face à ces infinis. Vanité de vouloir nombrer, compter, compter absurdement. 277278277727627 galiléo75277427732 Immédiatement, son Théorème nous l’exprime, nous commençons par un infini,  » silence since silence « , pour entrer dans l’horizon de l’interrogation métaphysique leibnizienne et heideggerienne poussée jusqu’à l’extrême de son absurde :  » Quelque chose plutôt que rien / Tout plutôt que quelque chose / Tout le rien dans chaque rien / Rien du tout plutôt que rien / Tout le tout dans quelque chose (…) « . Nous faisons face à un sens qui a commencé avant nous, un questionnement qui se transmettrait de génération en génération, comme une ritournelle remâchée et déformée lors de chaque transmission. C’est à partir de là que la poésie se constitue, poiésie, œuvre autonome, marque insistante d’une présence qui voit non seulement à partir d’elles-mêmes mais aussi à partir des prismes, des optiques, des filtres qui la constituent. Chaque texte d’Espitallier se présente bien comme une machine optique, une structure du livre mettant à l’épreuve la matérialité du livre à travers les jeux provoqués au niveau de la vue. Commencement : le silence, la question, puis 3ème page, deux disques blancs sur fond noir, au dessus desquels est noté :  » POUR CONTINUER REGARDER DANS L’APPAREIL « . Oui, indéniablement, poésie, parce qu’en-dehors de ce constat du silence effrayant et de l’infini noir qui ouvre à la question  » pourquoi « , ne reste plus que l’interprétation, comme celle d’un musicien, ne reste plus que le positionnement d’un regard, qui n’est peut-être pas le plus au centre, le plus englobant, le plus omniscient. Regard phénoménalement inscrit dans la précarité d’un lieu. Page suivante : une terrasse en haute montagne, deux hommes, dont l’un est Jean-Michel Espitallier, deux hommes qui parlent de poésie et du rapport avec les mathématiques.

Car, indéniablement pour Espitallier, son Théorème réfléchit le rapport entre dire poétique-sciences-univers. Et pour lui, mais comme c’était déjà le cas dans ses textes précédents,  » les mathématiques actionnent les moteurs qui travaillent sous le capot du livre.  » L’optique de formation de l’interprétation du monde dans laquelle nous entraîne Espitallier prend sa source dans une  » poignée d’algorithmes (…) des proportions et des façons de plis  » dans la manière de  » répartir et distribuer le grouillement « . Mais l’interprétation ne prétend aucunement répondre à l’énigme, ne prétend pas reboucher la béance de la question. Les listes, les énumérations, les comptes, les tautologies, les répétitions, les aditions, tout cela participe à chaque fois – certes – de la volonté de saturer le zéro, toutefois  » la liste comble avec du trop plein du très vide « , elle crée de l’infini, de l’illimité, et ouvre à une dimension d’ apeiron, d’indéfini matériel en voulant court-circuiter l’abîme ontologique du sens. Face au vide du zéro, l’infini des mots et des calculs, l’infini,  » un impossible sur lequel le cerveau s’épuise « . Le dispositif, la machine visuelle que met en place Espitallier est de l’ordre du piège, du faux semblent qui met en porte-à-faux le lecteur et le renvoie à lui-même. Il déjoue la perspective dialectique de la compréhension, en la soumettant à l’indéfini de l’accumulation, de la réitération.

Se signe là un des traits de la poésie objectiviste américaine telle qu’elle s’est incarnée à partir de Stein. Prigent l’explique parfaitement dans Une erreur de la nature (POL, 1996) :  » la force de l’écriture de Stein (…) c’est d’opérer ce détachement, de forcer à ce dédoublement schizoïde, le lecteur se lisant « . Littérature qui ne pose plus le poétique contre la logique ou les mathématiques, qui ne revendique plus une extériorité ontologique première, mais qui montre que le poétique est une modalité, un jeu, et non pas un contenu linguistique déterminé (un genre). La littérature : un mode d’articulations de la langue en tant que monde, quelle que soit sa provenance, une intensité de mise en mouvement des mots gelés et figés dans des cadres logico-linguistiques institués et surveillés. Par conséquent une littérature dont la matière linguistique, esthétique et logique ne fait plus la différence entre le littéraire, le paralittéraire ou l’extralittéraire. Espitallier, dans une même lignée, travaille à tromper le lecteur, à le neutraliser dans sa volonté de captation d’une vérité établie. Le lecteur est lui-même désigné, suspecté de regarder de trop près ( » – vous avez entendu ? Ce bruit derrière la vitre ? – Ne vous inquiétez pas, ce ne sont que des moutons. – Je ne crois pas. C’était comme un froissement de papier. Il y avait quelqu’un tout à l’heure, un peu plus haut, qui nous observait. (…) Si si, je vous assure, on nous écoutait « ). La lecture renvoie à la fois à ce qu’est un objet poétique, et à ce qu’est l’interprétation de cet objet. Nous faisant démarrer sur un compte infini de moutons, nous faisant commencer dans un regard qui broie du noir et compte les moutons de l’insomnie provoquée par le silence, il nous fait tourner en boucle, et nous fait échoir dans la suite infinie de ce compte sans fin. Stein le disait :  » L’écriture n’est ni souvenir ni oubli ni commencement ni fin « . L’écriture est endurance de sa propre donation, elle est le saisissement de ce qui sans mémoire, refermé sur soi, singulier, cependant renvoie à l’identité intime pour soi de la littérature. Loin de donner, la prolifération retire, n’a de cesse justement de montrer que cela s’échappe, que le sens n’est qu’à la mesure non pas d’une absence, mais de la prolifération elle-même comme saturation du vide.

Ainsi, le dialogue qui traverse tout le livre, dans lequel des noms, des références, des lieux – pour mémoire – vont être cités, laisse la place à l’absurde liste de noms, de références, de lieux, qui non seulement ne peut se clore, mais qui en plus par l’amoncellement et les profusions hétérogènes, conduit à une impossibilité de comprendre. C’est pour cela que la poésie n’est plus la marque de la singularité d’un sujet, son cri ( » Eh bien… cet Espitallier du théorème ? – Comment ? vous n’allez tout de même pas me dire que vous avez cru une chose pareille… Pure invention en vérité ? « ), mais qu’elle vient se déterminer comme un dispositif d’où s’est absenté le sujet, où il n’est là qu’en tant que conscience expérimentatrice de compositions de sens possible, regard passif qui ne fait qu’interpréter selon ses propres logiques. Littérature compositionnelle, de la composition, du sens à l’œuvre dans la forme même du texte, l’univers mathématique est joué par la trajectoire opérée par celui qui écrit, lui-même intégré en tant que clone littéraire, personnage conceptuel dans son texte.

Ce livre, de mauvais genre à n’en point douter, active ainsi une interrogation ontologique qui par son cynisme dérobe la figure humaine de toute certitude sur elle-même et sur le sens même de sa quête de vérité. Loin de l’ontologie de la poésie donnée par Heidegger, renvoyant le poète à être le vigile de l’être et de sa vérité retirée, l’ontologie d’Espitallier ouvre sur un tragique panique, sur l’absurdité d’une condition humaine qui est à l’image de Sisyphe, à poursuivre sans fin sa quête de sens et de maîtrise du monde, sans jamais pouvoir rencontrer le sommeil, devant assumer une perpétuelle insomnie.

phillipe boisnard

Jean-Michel Espitallier, Le Théorème d’Espitallier, Flammarion/Poésie, 2003, 13,50 €. 

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Henri Brunel, Nouveaux contes zen

Ces pages invoquent la porte sans porte du koan zen, ce caillou, cet arbre, qui s’ouvrent sur l’infini et au-delà

Ça ne commence pas, ça ne finit pas, qu’est-ce que c’est ?

Non, ce n’est pas mon article sur les Nouveaux Contes Zen, bien que certains aient pu y songer vu le retard accumulé par rapport à cet ouvrage. Enfin, après de telles lectures, je peux toujours arguer de la relativité des choses, de la beauté du temps qui passe et de la perfection intrinsèque de toute calendrier, même celui-ci.

C’est que le zen est surprenant, qualité positive quand on existe depuis si longtemps, mais que l’on s’avère suffisamment difficile à remarquer au cœur de toute chose pour faire naître des vocations de méditants et inspirer des contes…

Les morceaux choisis par Librio pour composer ce recueil sont extraits de trois ouvrages de Henri Brunel : Les Plus Beaux Contes zen, La Grue cendrée et Le Bonheur zen. Peut-être est-ce pour cette raison que sans plus d’introduction, le lecteur pénètre directement dans la dimension mystique du conte. Pourquoi devoir commenter ou même expliquer une démarche qui s’exprime plutôt dans la forme poétique, l’allégorie ? Foin de complications intellectuelles qui alourdiraient les ailes de cette philosophie lumineuse de simplicité.

Les fables ici racontées sont plus ancestrales qu’intemporelles, mais elles révèlent chacune à leur manière une subtilité de l’existence qui concerne l’humain moderne. Une histoire d’éléphanteau royal, des dragons, des hommes, du bambou, du soleil et du vent, la nature comme cadre de la révélation. Ces quelques pages sont écrites pour invoquer la porte sans porte du koan zen, ce caillou, cet arbre, cette parole qui s’ouvrent sur l’infini et au-delà.

Comme ces novices qui s’interrogent et argumentent sur la nature du mouvement de la bannière à l’effigie de Bouddha faseyant dans le vent : « est-ce la bannière ou le vent qui bouge ? », le lecteur comprend parfois que c’est son esprit qui s’agite.

Le zen est un chemin qui va…

Il y a dix, cent, mille entrées, pour accéder à la « conscience de soi spirituelle », à la « vision zen ». J’en ai dans ce livre exploré quelques-unes. Prenez celle que vous voudrez : La plus simple, la plus drôle, la mieux fleurie, la plus proche, l’exotique, l’extraordinaire… Elles mènent toutes à la paix, au bonheur zen.

Un bémol malgré tout : les femmes tiennent ici des rôles conventionnels : mère, femme, épouse, jeune promise éplorée… Où sont les Tara épanouies, les Bodhisattva du beau sexe ? Si le zen dépasse les clivages, on peut regretter que la plupart des contes proposés soient écrits au masculin, comme si la transcendance ne concernait qu’une moitié de l’humanité. Seule une Jeune nonne très singulière utilise son énergie féminine pour susciter l’Eveil autour d’elle. Si on dit parfois, avec un sourire, que les femmes sont déjà sublimes, c’est insuffisant pour ne pas regretter leur absence dans cette quête d’essence. La règle monastique qui interdisait aux moines tout contact et tout commerce avec les femmes me semble une entrave à l’empathie instantanée et extatique de la vision zen.

Tat tvam asi

Du Népal au Japon, les Nouveaux contes zen puisent aux sources traditionnelles pour éveiller le lecteur, pour l’amener du relatif à l’absolu. Un ouvrage tout en finesse à glisser entre le DVD de Fight Club et un remix de Patrick Juvet comme cadeau aux confins des extrêmes et au cœur du transcendant.

stig legrand

Henri Brunel, Nouveaux contes zen, J’ai Lu coll. « Librio », mars 2003, 95 p. – 1,52 €.
ISBN : 2-290-33183-X

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