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Martine Broda, Eblouissements

Dans ces pages inspirées, une gestion troublante, une économie hantante du blanc forcent l’admiration. La poésie tend vers le moins.

Vers le centre. Centralement. Coutumière de la beauté, l’auteur place d’instinct la poésie sous le signe profond. Le voisinage de lectures chères – Celan, Rilke, Jouve, Charles Racine (la douleur est racine elle se tord sur le sable) -, dont les noms reviennent en écho le temps d’exergues, de « dédicaces » (le titre d’une séquence) incurve la voix propre dans le sens d’une sévère économie de moyens, lui donne nécessité d’exigence.
 
Par un savant mais jamais pédant travail sur le bref, l’incandescence d’une épiphanie est atteinte : épine / en moi / plus claire // je viens / douleur / trouée. La page n’est pas surchargée mais, au revers et au nom d’une visée clairement morale, proposée comme espace ouvert de réson. Prolongeant Poèmes d’été, paru en 2000 aux mêmes éditions, le propos épouse un parcours anthologique, permet de saisir l’essence de cette voix. L’ensemble éponyme ouvre le bal, suivi de « Grand jour » – publié en son temps par M. Deguy – puis par « Tholos », composé en mémoire de la soeur récemment disparue. Via cette architecture soignée, cette marque du détail et du timbre, le recueil vit le lyrisme en parole d’écoute, poste, centre de gravité.
 
L’éblouissement est aussi celui d’un feu noir et grave, fût-il ce noir tout au long / qui recule, en un constant dialogue avec la mort (après la mort ce sera doux / comme une paupière après la mort) et son ombre portée, le deuil (deuil deuil deuil main de feuilles / trouée par la pensée) lui-même dialoguant – durement – avec la vie du désir (je ne puis que dans le rouge) en un évident souci du chromatisme. Chèrement conquise, la clarté s’obtient via un passage par le pire (la main brûlée de transparence) et l’évidence cardinale d’un manque axé sur le terrible rilkéen (au fond du lac terrible). Dit autrement, la brûlure est réelle. Ou encore : tant de soie déchirée / embue la soie du cœur. Éclat du couteau, l’éblouissement est violence phorique mais aussi brutalité nue : autant qu’il aveugle – ou fait voir -, il secoue : poésie avec la hache / poésie avec l’amour / de ceux qui n’ont pas su aimer.
 
Ainsi ces lignes // en forme de pauvre main ne sont pas tracées à la manière arrogante d’une certitude mais par une belle humilité écrite / avec l’ombre de l’ombre. Ce dont témoignerait l’absence majoritaire de points, de capitales ou de majuscules. Ou encore ces feuilles blanches non numérotées qui valent événement de neige, surgissement pur. Dans ces pages inspirées, une gestion troublante, une économie hantante du blanc forcent l’admiration. La poésie tend vers le moins. L’élément ténu se lit en un cadre plus vaste (un flocon traverse l’orage). Ici, en la beauté brûlante, il et elle dialoguent   : sur les terres toujours seules les terres / d’îles dans la voix / comment la couvrir d’aile / l’ouvrir la partager
 
Point culminant de la douleur hantante (je ne tiens plus à toi que par un lambeau / mais je tiens à toi de toute ma douleur), la suite « Tholos », écrite en écho aux teintes sombres de Joerg Ortner et du cierge noir de Mandelstam, mais aussi dans le deuil blanc des Juifs, est le degré maximal, l’acmé de cette douleur de dénuement qu’est le mourir de l’autre. Par la même répercussion de l’intime sur le cosmique, le drame personnel y prend les dimensions de la voûte du ciel (en grec, Tholos) : un tholos de cyprès enflammés // rayés par la pluie // oblique // ils brûlent en moi comme le cierge noir  ». En un Kaddish pudique, une voix en pleurs rend la très chère « détachée de tout sauf des fleurs et droite dans la gueule des lions ». A cette pointe aiguë, cette avancée extrême de l’exposition (le dernier anneau d’âme) où l’éblouissement livre sa part d’ombre, douleur personnelle et abstraction, vie et mort se tissent, se mêlent sororalement : ni vie, ni mort : mort-vie à jamais
 
Il serait temps alors que les tenants du lyrisme lisent ce qu’il doivent au travail de la chère Martine Broda, oeuvre en cours, vivante, creusant le nom (J’ai beau écrire mon nom il me fait toujours aussi mal). En d’autres termes, brode, petite souris, brode / autour du nom troué. Appliquant à l’auteur les mots de W. Benjamin qu’elle cite (personne ne peut me surpasser dans ce qui est d’offrir), on évoquera une offrande lyrique : le langage est un miracle / portant à la rencontre. Si M. Broda avance modestement le verbe divaguer  (j’ai mal aux mots que je mords mes quenottes d’amour / sont saignantes / vers la face pleine de la lune / je ne cesse de divaguer), c’est vers le centre. Centralement.
 
pierre grouix
 
Martine Broda, Eblouissements, Flammarion, 2003, 183 p. – 18,50 €.

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