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Entretien avec Claude Pujade-Renaud (Chers disparus)

Claude Pujade-Renaud vient de publier Chers disparus chez Actes Sud et évoque pour vous l’histoire de ce livre singulier

Claude Pujade-Renaud vient de publier chez Actes Sud

 

 Chers disparus,

une oeuvre de fiction où elle a donné la parole à cinq veuves d’écrivains célèbres. Chacune s’exprime en son nom propre, à la première personne, livrant ses sentiments les plus profonds – un remarquable travail de reconstruction étayé par de longues recherches, mais scellé par l’imaginaire d’un auteur éminemment sensible à tout ce qui meut l’âme et le corps, et qui a choisi une forme narrative hors normes pour faire entendre la voix de ces femmes. Les cinq récits qui composent ce livre témoignent d’une démarche créatrice originale sur laquelle Claude Pujade-Renaud a bien voulu nous donner quelques détails.
Chez elle, dans la quiétude de son domicile parisien, tandis que flotte la présence silencieuse de Mathilde, la belle Abyssine, elle raconte l’histoire de son livre, un peu de la sienne, aussi, et parle beaucoup de ces chers disparus – Jules Michelet, Robert-Louis Stevenson, Marcel Schwob, Jules Renard, Jack London – et de leurs compagnes. Une théière massive et tranqille se tient là, entre deux tasses, scellant ce moment d’intimité privilégié et fugace que fait naître un écrivain parlant de son livre…

Qu’est-ce qui vous a amenée à écrire ce livre ?
Claude Pujade-Renaud :
Il se trouve que j’ai été la compagne de Daniel Zimmermann, un écrivain disparu il y a quatre ans. Tout en étant écrivain moi-même, j’ai donc occupé cette position très particulière qui est de vivre aux côtés de quelqu’un qui élabore une œuvre – ce qui signifie l’accompagner, le soutenir, partager avec lui les difficultés, le critiquer, le conseiller… Alors je suppose que le livre est essentiellement né de ce vécu personnel. Mais j’avais déjà commencé, du vivant de Daniel Zimmermann, à envisager une fiction où je ferai parler des femmes d’écrivain. Et j’avais alors pensé, en tout premier lieu, à Fanny, la femme de Stevenson. J’avis lu qu’ils s’étaient rencontrés dans un petit village voisin de la forêt de Fontainebleau, et cela m’avait frappée qu’une Américaine et un Écossais en viennent à se rencontrer par hasard, en France, dans un hameau bellifontain, à la fin du XIXe siècle. C’est une circonstance apparemment anodine, mais dont l’importance a été, je crois, déterminante, car sans Fanny, il n’est pas interdit de penser que l’œuvre de Stevenson aurait probablement été différente, et d’abord pour la bonne raison qu’il serait mort beaucoup plus tôt. Elle a joué un rôle d’infirmière, très lourd, très difficile, et elle l’a souvent tiré d’affaire. Surgit alors la question : que serait-il advenu du parcours littéraire de Stevenson si la rencontre n’avait pas eu lieu ? qu’est-ce que ce village bellifontain a apporté à la production littéraire du grand écrivain ?

Cette question – que serait-il arrivé si la rencontre n’avait pas eu lieu – peut valoir pour les cinq récits du livre, parce que ces femmes ont toutes un rôle décisif par rapport à l’œuvre de leurs maris…
Oui, en effet, toutes ont eu un rôle capital ; mais cela se joue différemment pour chacune. Par exemple, en ce qui concerne Jules Michelet, il est déjà reconnu comme un grand historien dans toute l’Europe quand, en 1848 / 1849, il rencontre sa seconde femme. Il avait 50 ans, et avait à son actif une œuvre déjà imposante. Par contre, je pense qu’Athénaïs va infléchir les préoccupations de Michelet de l’histoire vers la nature et que des textes comme L’Oiseau, notamment, sont dus à son influence. À l’opposé, Jules Renard épouse Marinette alors qu’il est au tout début de sa carrière littéraire.

Ces cinq écrivains sont-ils ceux qui forment votre univers de référence ?
Oui et non… en fait, ce ne sont pas mes écrivains favoris – ceux qui m’accompagnent et vers qui je reviens souvent ; d’ailleurs, je n’ai pas lu l’intégralité de leurs écrits, et c’est le projet de ce livre, Chers disparus, qui m’a conduite à lire certains de leurs textes pour la première fois. Mais en tout cas, j’ai eu un très grand plaisir à relire ces grands classiques de l’enfance et de l’adolescence qui m’ont beaucoup marquée quand j’avais onze ou douze ans – Poil de Carotte, Croc Blanc, ou L’Île au Trésor entre autres… cela m’a permis de poser un regard neuf sur ces textes et, par là, sur l’œuvre de leurs auteurs. Ce fut une redécouverte extrêmement passionnante. Et je serais ravie que mon livre puisse inviter les gens à découvrir ou à relire ces cinq écrivains magnifiques.

Pourquoi avez-vous choisi ces cinq femmes-là précisément ?
Pour plusieurs raisons entremêlées. D’abord il fallait qu’elles vivent à peu près à la même époque – je dis bien à peu près parce ces cinq récits couvrent environ un siècle, depuis la seconde moitié du XIXe jusqu’à la fin des années 1940. Ça permettait d’imaginer – puisque c’est une œuvre de fiction – que l’une lisait ce que l’autre avait écrit, ou arpentait les mêmes lieux, et je pouvais ainsi créer des échos d’un texte à l’autre, jeter des passerelles. D’autre part j’avais envie de panacher et de présenter des personnalités assez diverses. Avec Charmian London et Fanny Stevenson j’ai eu la sensation d’introduire dans mon livre une bouffée de ce grand air que les œuvres de leurs maris ont apporté dans la littérature de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, non seulement à cause des voyages qu’elles ont accomplis aux côtés de leurs maris, mais aussi parce qu’elles représentent une certaine forme d’avant-garde : il n’était pas très courant pour les femmes de leur époque de naviguer comme elles l’ont fait, ni de s’aventurer dans des contrées peu connues, voire dangereuses. À l’opposé de ces « étonnants voyageurs », il y a le couple Renard : Jules Renard est l’exemple typique de l’écrivain français casanier qui se partage entre Paris et sa maison de campagne dans la Nièvre. Marcel Schwob partira en voyage – sur les traces de Stevenson – mais sans sa femme. Quant aux Michelet, ils se déplacent, certes, en France et en Italie, mais leurs voyages n’ont rien à voir avec les périples entrepris par les London ou les Stevenson. Et puis ces cinq femmes ont en commun d’avoir épaulé des hommes malades, souffrants… ça me permettait d’approcher de près la manière dont chacune a tenu simultanément son rôle d’amante et de soignante – une question qui m’intéressait vivement.

Est-ce que le style de ces femmes dont vous avez emprunté l’identité – et qui ont toutes écrit, à l’exception de Marinette Renard – vous a influencée dans votre façon d’écrire ?
Non, je n’ai en aucune façon tenté d’imiter leur écriture ou leur ton. Je crois que le travail d’écriture, c’est toujours de travailler sa propre écriture. En ce qui me concerne en tout cas, je ne sais pas fonctionner sur le mode « à la manière de… » et je pense que c’est mon écriture personnelle qui transparaît dans les cinq textes – donc une écriture contemporaine. Mais je voulais tout de même conserver une certaine vraisemblance et j’ai repris ici ou là une expression ou une tournure trouvées dans leurs écrits. Je me suis efforcée d’éviter les anachronismes, et aussi de différencier les voix, de conférer à chacune une tonalité spécifique mais sans recourir à l’imitation. Bien sûr je cite parfois les propos des unes ou des autres, mais je les mets toujours entre guillemets.

Vous avez choisi la première personne pour écrire ces textes aussi suis-je tentée de vous demander si, pendant que vous écriviez, vous avez vécu « dans la peau de… » vos personnages – Athénaïs, Fanny, Marguerite, Marinette et Charmian ?
Non, pas vraiment ; je me suis simplement placée du point de vue du romancier qui, en partie, invente ses personnages – quand bien même ils sont inspirés par des êtres réels. J’ai donc beaucoup étudié les textes – ceux que ces femmes ont écrits et ceux des cinq écrivains – puis j’ai laissé travaillé mon imaginaire et aussi, je l’espère, un peu de mon inconscient. Progressivement, quelque chose se construit, une voix intérieure qui est à la fois moi et pas moi…

Il y a donc une part de distanciation ?
Oui, oui… il y a des moments où je me sentais bien avec mes personnages, bien dans mon récit, mais je crois qu’il y a là une part d’illusion, et je ne peux pas prétendre m’être sentie, à aucun moment, dans la peau d’une de ces femmes. Et je ne pense pas que quiconque, biographe ou romancier, puisse totalement se glisser dans la peau de qui que ce soit.

Comment avez-vous mené votre travail de documentation – j’imagine qu’il a dû être considérable…
Oui, considérable, en effet… même si, comme je vous le disais tout à l’heure, je n’ai pas lu la totalité des œuvres de chacun. Par contre j’ai lu très attentivement les journaux intimes – ceux de Michelet et de Jules Renard sont énormes – ainsi que les ouvrages signés par Athénaïs Michelet, Fanny Stevenson, Marguerite Schwob ou Charmian London. Je me suis également penchée de près sur la correspondance, sur les études critiques qui ont été publiées, ainsi que sur les diverses biographies existantes. Lire les biographies est très instructif : cela donne des repères de dates et d’événements, mais surtout l’on s’aperçoit – à mon sens – que les biographes, bien qu’ils affirment ne s’en tenir qu’aux faits, sont parfois de grands romanciers ! Certes, ils listent des faits, mais pour ce qui est de leurs interprétations, elles sont manifestement subjectives et souvent fascinantes. Prenons par exemple deux auteurs qui ont publié des études critiques sur Stevenson, Michel Le Bris et Francis Lacassin. Ce dernier a publié il y a une vingtaine d’années les œuvres de Stevenson dans la collection « Bouquins », chez Laffont, et le portrait qu’il dresse de Fanny dans son introduction est terrifiant, c’est la démolition intégrale ! Michel Le Bris, à qui il convient de rendre hommage, l’a heureusement réhabilitée en s’appuyant sur des lettres et sur le journal qu’elle a tenu de leur installation aux îles Samoa. Ce sont donc deux femmes différentes que l’on rencontre selon qu’on lira Lacassin ou Le Bris ! Voilà un exemple qui montre combien un biographe peut parfois projeter son propre point de vue dans ses études. Aussi me suis-je donné le droit, à partir d’un étayage documentaire, d’élaborer ma propre fiction.

Vous avez donc composé cinq récits à la première personne, chacun de ces « je » correspondant à un personnage distinct, mais en lisant, j’ai ressenti une grande unité d’écriture, comme si au lieu de faire entendre cinq subjectivités différentes, il s’agissait de donner la parole à une entité unique, la compagne de l’écrivain…
Oui, oui, c’est tout à fait juste, et je préfère que cette unité soit sensible, même si elle semble un peu factice. Et en effet, on peut dire qu’à travers ces cinq récits, c’est le roman de la femme d’écrivain qui se décline en cinq variantes, cinq voix dont chacune a sa tonalité propre. On retrouve les mêmes problèmes d’un texte à l’autre – est-ce que je reste en retrait ? est-ce que j’interviens dans les textes ? est-ce que je soutiens pendant l’écriture ? au moment de la parution du livre ? – mais abordés différemment. Être femme d’écrivain est un véritable métier, qui peut s’exercer selon de multiples modalités, et chacune des femmes que j’ai choisies l’a appris sur le tas.

Répondant à cette unité d’écriture, il y a ces « passerelles » que vous avez évoquées, ces « échos » entre les récits, puis un ordre chronologique qui sous-tend l’ensemble – on est aux environs de 1850 avec Athénaïs Michelet, la première voix que l’on entend, et le livre s’achève au seuil des années 1950 avec Charmian London. Doit-on alors considérer votre livre comme un recueil de longues nouvelles ou comme un tout à cinq facettes ?…
En tout cas, ce n’est pas un essai, contrairement à ce que pourraient laisser penser certains critiques, qui ont classé Chers disparus dans la rubrique « essais » – je pense que la confusion vient de ce que sont publiés en même temps Mme Freud, et un ouvrage sur la marquise de Sade, deux authentiques biographies. Or je considère mon livre comme une fiction à part entière, où je me suis donné le droit d’inventer des sentiments, des réactions intimes… à partir de ce que mes recherches m’ont appris, bien sûr. Et ce maillage que j’ai tissé entre ces cinq récits en ménageant des résonances, en faisant jouer des thèmes communs, relève pleinement de cette latitude de création que je me suis accordée.
Je dois dire que j’aime bien votre formule d’un tout qui aurait cinq facettes. Quand le livre a été en fabrication j’ai demandé à mon éditeur ce qu’on allait mettre sur la page intérieure de titre… Roman ? J’étais au moins sûre d’une chose : ce livre n’était pas un recueil de nouvelles – pour moi, la nouvelle reste une forme courte, d’une dizaine de pages. Alors il m’a répondu « Eh bien on ne met rien, ni nouvelles ni roman ni récits… c’est un OVNI, une forme romanesque indéfinissable… »

—–

La voie (voix) que vous avez choisie offre un point de vue très original sur la création – à la fois intérieur et extérieur mais en même temps ni l’un ni l’autre… que seule une compagne d’écrivain peut adopter.
Un des moteurs de ce livre fut cette interrogation sur ce qui nourrit la création, comment ça se concocte, quelle est cette alchimie bizarre, étrange… Moi-même, je ne suis pas toujours en mesure d’expliquer comment les choses se passent, je peux donner quelques pistes, quelques éléments, mais avec ce sentiment de demeurer toujours un peu étrangère à ce processus. Cela dit, on peut tourner autour de ces liens entre la création et le réel – par exemple on voit bien comment Stevenson utilise des histoires samoanes pour ses propres fictions, ou comment Jules Renard est une sorte de prédateur qui capte tout ce qui se passe autour de lui, dans sa famille, parmi ses domestiques… et puis il y a la question du lien entre érotisme et création, et là en effet chacune de ces femmes est « en première ligne » si j’ose dire. Mais que peuvent-elles, nonobstant, en dire, de cette alchimie créatrice ? La compagne peut être présente, soutenir, veiller, corriger, dactylographier, commenter, stimuler… mais elle restera toujours extérieure au processus créatif tel qu’il se déroule dans l’esprit de l’écrivain – de la même manière, on peut dormir aux côtés de quelqu’un pendant des années sans pour autant pénétrer dans ses rêves. Je fais ce rapprochement à cause d’un très beau texte de Stevenson sur le rôle de l’onirisme et de l’inconscient dans la création – texte écrit bien avant ceux de Freud.

Vous parlez d’érotisme et en effet on remarque une omniprésence du corps sensuel – une sensualité où toutes les sécrétions ont leur part ; et du corps malade, souffrant, rien n’est tu non plus…
Oui, c’est vrai, j’ai tenu à restituer cette présence du corps – le corps érotique et le corps viscéral. C’est un des ressorts essentiels de la vie d’un couple, et je dois dire que la problématique du couple m’intéresse. Mais outre cela, je crois que cette présence du corps vient de la fascination suscitée par la lecture du journal de Michelet. Ce journal est tout à fait étonnant : on y découvre un Michelet passionné par le corps, le corps féminin et tout ce qu’il produit – aussi bien le sang menstruel que les excréments… Pour lui cet aspect de la physiologie n’a rien de répugnant, il n’est pas à cacher. D’ailleurs il y a dans son journal une absence de censure qui ne laisse pas de surprendre dans des pages écrites avant 1870 ! J’y ai trouvé quelque chose de très moderne, et je me suis demandée comment une jeune femme de cette époque, prise dans cette passion de tout voir, pouvait vivre ce regard sur elle.

Une question d’autant plus intéressante que vous prêtez à Athénaïs une attitude pour le moins hostile à la sexualité. Ressortit-elle à cette part d’invention que vous avez instillée dans vos récits ? 
Non, pas du tout : Michelet dit très clairement dans son journal que les premiers temps de leur mariage furent difficiles sexuellement parlant : il lui fut impossible, au début, de déflorer sa femme. Et par la suite, les rapports sexuels seront rares, manifestement peu satisfaisants pour elle. Elle souffre également de constipation chronique – on peut dire que cette femme souffre d’une constriction de tous les sphincters. Elle est frigide, c’est évident, et très probablement semi-anorexique, pour employer un terme contemporain. On sent très bien, à travers le journal, que la vie amoureuse du couple est centrée sur ces blocages physiologiques. Ce caractère « resserré » est donc parfaitement avéré. D’ailleurs, je crois que je n’aurais jamais pu créer de toutes pièces un personnage de femme frigide aussi refermée. Mais la personnalité d’Athénaïs m’intéressait beaucoup – d’une part à cause de ce lien visiblement incestueux entre elle et son mari, et aussi parce que c’est une femme de tête, intelligente, pleine de détermination, et de surcroît « amoureuse » des animaux, des chats notamment. Je crois qu’elle beaucoup aidé Michelet à accomplir la deuxième partie de son œuvre.

« Femme de tête » est une expression qui pourrait convenir pour toutes les cinq, à en juger par la manière dont elles ont « géré » les œuvres de leur mari après le décès de celui-ci.
En effet, elles s’occupent des rééditions, de la publication des œuvres inédites, parfois de mener à bien une édition des œuvres complètes en rassemblant tout, y compris la correspondance – ce que réussissent à faire avant de mourir Athénaïs Michelet et Fanny Stevenson, ainsi que Marguerite Schwob. Elles font vivre l’œuvre et c’est peut-être le moyen pour elles de traverser l’épreuve de la mort de l’être aimé et du deuil.
Le cas de Marinette Renard est un peu particulier : on sait qu’elle a détruit le manuscrit de l’énorme journal laissé par son mari, mais on ne sait pas comment. J’ai donc imaginé une scène où elle le fait disparaître. Je me suis appuyée sur des faits avérés, à partir desquels j’ai essayé de recréer quelles avaient pu être ses motivations, comment elle s’y était prise pour se débarrasser de ce journal. Mais je me suis aussi référée à des rumeurs qui ont couru à l’époque, comme quoi Jules Renard aurait eu soit une maîtresse, soit des aventures de bas étage ; j’ai alors supposé que c’étaient ces passages-là que Marinette Renard avait souhaité faire disparaître.

Au lieu d’être du côté de la perpétuation, Marinette clôt son récit sur un autodafé…
 Il y a beaucoup de gens qui, encore aujourd’hui, trouvent absolument scandaleux qu’elle ait fait disparaître ce journal. Mais il a tout de même été en bonne partie publié avant d’être détruit, et ce qui a été conservé remplit un volume entier de la Pléiade ! Mais dès que l’on sait qu’il y a eu des coupures quelque part, on se demande ce qui a disparu, et pourquoi – ce qui donne lieu à nombre de conjectures. Dans le cas de Marinette Renard, on peut supposer qu’elle n’a pas eu envie que ses enfants découvrent certaines choses au sujet de leur père. Mais comme on sait aussi que Jules Renard pouvait avoir la langue extrêmement venimeuse, on peut imaginer que son journal comportait des vacheries violentes contre des personnes encore vivantes, et que l’éditeur de l’époque n’avait aucune envie de se retrouver avec des procès sur le dos !
Et puis je dois avouer que j’ai une certaine sympathie pour Marinette Renard, en dépit de ce qu’elle a fait, pour la bonne raison que je la comprends… Ayant décidé de faire publier la correspondance entre Daniel Zimmermann et moi-même – parue récemment au Cherche-Midi sous le titre Duel – je me suis trouvée dans une situation analogue à la sienne ; une situation difficile où l’on est seule à déterminer ce que l’on va rendre public ou non. Et j’ai dû moi aussi, face à l’imminence d’une publication, faire des choix. Je comprends donc très bien qu’elle ait refusé que certains passages du journal soient publiés – ceci dit, je n’ai pas détruit les lettres après les avoir triées !

Marinette Renard est la seule qui n’ait pas écrit, qui n’ait pas connu les étapes de cette démarche créatrice…
En effet… et c’est l’autre raison pour laquelle j’ai de la tendresse pour elle !… comme elle n’a pas écrit, il m’est impossible de m’identifier directement à elle. Mais surtout, je trouve admirable la manière dont elle a suivi, soutenu au jour le jour son mari qui était un homme parfois très méchant, très venimeux. Je ne crois pas qu’il l’ait jamais été envers elle – il a écrit j’ai eu Marinette, je n’ai plus droit à rien, et je pense que beaucoup de femmes aimeraient avoir des déclarations d’amour comme celle-ci – mais il était souvent écorché vif, irascible, et elle a tenu bon au jour le jour en dépit de ces variations d’humeur.
En dehors de Marinette, oui, toutes mes autres « héroïnes » ont écrit – soit en leur nom propre, soit en commun avec leur mari – mais pas à proprement parler des œuvres de fiction. Fanny Stevenson, par exemple, tient le journal de leur installation dans les îles Samoa, qui est un texte tout à fait passionnant. Charmian London, elle, a rédigé le journal de cette fameuse croisière à bord du Snark. L’une et l’autre savent écrire, c’est indéniable : elles ont des images justes, fortes, une aisance certaine, et de l’humour à l’occasion. Quant à Athénaïs Michelet, elle cosigne certains textes avec son mari et publie sous son seul nom, en 1865, les Mémoires d’une enfant. Elle y raconte son enfance à la campagne ; ce n’est certes pas un grand texte, mais il fait d’elle un précurseur : ce récit est antérieur à Poil de Carotte et à L’Enfant, de Jules Vallès, que l’on tient généralement pour les premiers grands « romans d’enfance » du XIXe siècle. Elle a également écrit un livre sur les chats, souvent subtil.

Pensez-vous que Chers disparus, que vous avez écrit en adoptant un point de vue et une forme romanesque assez singuliers, s’inscrive dans la continuité de vos livres précédents ?
C’est aux lecteurs de le dire ! Mais je crois qu’on retrouve là des thèmes que j’ai déjà abordés précédemment – le corps, par exemple, dont traitent beaucoup de mes romans, et certaines de mes nouvelles. Ou les problèmes de couple, et les histoires de famille, auxquelles je porte un intérêt qui, je crois, est très perceptible dans mes livres antérieurs.

Vous avez déjà à votre actif une œuvre conséquente ; quels sont en général vos rapports avec vos personnages ?
Ils varient, n’ont pas toujours la même intensité… il y a des moments où j’ai l’impression de coller à mes personnages puis des moments d’éloignement, de recul… en fait je crois que la relation que je peux avoir avec eux se situe toujours dans un jeu incessant d’allers-retours entre ces moments de fusion et de distanciation.

Quand vous terminez un livre, est-ce qu’il vous faut beaucoup de temps pour prendre vos distances, et entamer un nouveau travail littéraire ?
Ça dépend. Là, en l’occurrence, le livre est terminé depuis un certain temps, il est en librairie, mais je suis encore un peu dans le vide, je ne me sens pas prête du tout à passer à autre chose. Ce laps de temps me paraît long… Je ne pense pas que ce soit lié aux contraintes inhérentes à la parution d’un livre ; je crois que ça relève plutôt d’un travail intérieur dont je ne suis pas maître, et en ce moment, il ne se passe rien – en tout cas pas consciemment !

<P<FONTCOLOR=#996600SIZE=3 align= »justify »>Bibliographie<FONTFACE=VERDANACOLOR=#996600SIZE=3>deClaude Pujade-Renaud

ROMANS
La Ventriloque (Des Femmes, 1978)
La Danse océane (Souffles, 1988 / Actes Sud, 1996)
Martha, ou le mensonge du mouvement (Manya, 1992 / Actes Sud Babel, 1996)
Belle-mère (Actes Sud,1994 – prix Goncourt des lycéens / Actes Sud Babel,1997 / J’ai Lu, 1997)
La Nuit la neige (Actes Sud, 1996 / Actes Sud Babel, 1998 / J’ai Lu, 1998)
Le Sas de l’absence (Actes Sud, 1997 – prix de l’écrit intime 1998)
Platon était malade (Actes Sud, 1999 / Actes Sud Babel, 2002)
Septuor (en commun avec Daniel Zimmermann – Le Cherche-Midi éditeur, 2000 / Pocket, 2002)
Le Jardin forteresse (Actes Sud, 2003 / Actes Sud Babel, 2004)
Chers disparus (Actes Sud, 2004)

<FONTFACE=VERDANASIZE=1>NOUVELLES
Les Enfants des autres (Actes Sud, 1985)
Un si joli petit livre (Actes Sud, 1989 – Prix Thyde-Monier de la SGDL / Actes Sud Babel 1999)
Vous êtes toute seule ? (Actes Sud, 1991 – Prix de la nouvelle du Rotary Club / Actes Sud Babel, 1994 / Librio, 1997)
La Chatière (Actes Sud, 1993)
Au lecteur précoce (Actes Sud, 2001 / Actes Sud Babel, 2003)

POÉSIE
Celles qui savaient (Actes Sud, 2000)
Instants incertitudes (Le Cherche-Midi éditeur, 2003)

MÉMOIRES
Les Écritures mêlées (en commun avec Daniel Zimmermann – Julliard, 1995)

CORRESPONDANCE
Duel (en commun avec Daniel Zimmermann – Le Cherche-Midi éditeur, 2004)

ROMAN POUR LA JEUNESSE
Championne à Olympie (en commun avec Daniel Zimmermann – Gallimard « Folio Junior », 2004)

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 10 septembre 2004 au domicile de l’auteur.

 
     

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Claude Pujade-Renaud, Chers disparus

A travers une forme narrative atypique, Claude Pujade-Renaud nous ouvre les portes de cinq destinées hors du commun

Elles ont nom Athénaïs Michelet, Fanny Stevenson, Marguerite Schwob, Marinette Renard, Charmian London… et leur patronyme vous dit déjà le trait – en soi exceptionnel – qui les unit : toutes ont partagé la vie d’écrivains illustres. Elles ont aussi en commun d’avoir survécu à leur compagnon, et d’avoir dû surmonter l’épreuve terrible de la perte, du deuil. Leur est échue aussi, à toutes, vestales vigilantes, la tâche d’assurer la survie, la valorisation de l’œuvre du défunt, de préserver sa mémoire. Un autre trait d’union s’est depuis peu tracé entre elles : le livre de Claude Pujade-Renaud. Une œuvre de fiction, affirme son auteur qui, à l’opposé du biographe livrant une compilation de faits et d’événements pour les recouper et les interpréter ensuite, a choisi la voie de l’ultime subjectivité : le récit à la première personne. Une approche qu’elle adopte à cinq reprises, pour chacune des femmes qu’elle a voulu évoquer.

Athénaïs, Fanny, Marguerite, Marinette et Charmian, donc, tout à tour, prennent la parole au soir de leur vie et racontent un peu de ce qu’elles ont vécu auprès de leur époux tandis qu’elles travaillent à l’établissement d’une édition d’œuvres complètes, à la publication de lettres ou de journaux intimes et qu’elles veillent à ce que soit épargnée la mémoire du défunt. Voguant entre les souvenirs surgissant et l’immersion dans ces manuscrits qu’il faut classer, dépouiller, trier – voire expurger de certains passages, leur parole, à chacune, se meut d’une époque à l’autre, achoppe sur des interrogations douloureuses, revient en profondeur sur les aspects les plus intimes d’une relation conjugale parfois difficile, décrit sans fausse pudeur mais sans exhibitionnisme superflu la chair meurtrie et souffrante du corps malade. Ces évocations se doublent, pour toutes ces femmes, d’une plongée introspective dans les replis les plus obscurs des histoires familiales où gisent prégnance excessive d’un père ou d’une mère, deuils traumatisants, problèmes de filiation… lieux d’origine de la plupart des thématiques récurrentes d’une œuvre littéraire. Et sous-jacente à ces résurgences intimes et personnelles, derrière cet accompagnement de tous les instants ante et post mortem se dessine en cinq variantes une réflexion sur la génèse de l’oeuvre, ce qui la nourrit et fait sa grandeur.

Cette unité thématique va de pair avec une unité narrative dans le sens où de subtils échos s’entendent d’un récit à l’autre : Athénaïs lit Jules Renard, Marcel Schwob se rend en pèlerinage aux îles Samoa, Charmian London pense souvent à Fanny Stevenson, Marinette revient sur la manière dont son époux percevait Marcel Schwob… et achevant de cimenter la cohérence de cet ensemble, l’écriture de Claude Pujade-Renaud, résolument contemporaine mais sans anachronisme, ne s’embourbant jamais dans le faux semblent d’un hypothétique « style XIXe« , court d’un bout à l’autre du livre avec simplicité, selon un phrasé sensible, délicat – sans arabesques forcées – au plus près du ressenti. Une écriture remarquable, aussi, en ce qu’elle prend pour chaque récit une tonalité particulière, qui se perçoit plus qu’elle ne s’identifie – peut-être davantage de phrases elliptiques sous la plume d’Athénaïs la constrictée ? D’expressions vives et enlevées chez Charmian, ou Fanny, ces femmes au caractère bien trempé qui ne reculent pas devant l’aventure ? Difficile à déterminer tant c’est l’impression d’ensemble qui domine. Chers disparus se lit comme s’écouterait une polyphonie où les voix, se levant l’une après l’autre, chacune avec son timbre propre, composeraient enfin une architecture vocale globale dont la beauté serait la somme de toutes ces voix particulières.

L’approche de Claude Pujade-Renaud est résolument intimiste ; dans chacun de ses récits elle noue ensemble les problématiques humaines, physiologiques et créatrices avec une émouvante « justesse d’âme » qui confère à cette œuvre de fiction une vérité d’émotion et de sentiment qui n’a rien à voir avec celle apportée par l’exactitude de faits énoncés mais qui n’en est pas moins essentielle.
Une fois parvenu au terme de sa lecture on pressent, à travers l’unité que Claude Pujade-Renaud a su donner à ses cinq récits, que leur propos – risquons le mot – transcende l’individualité des narratrices : on y perçoit la tentative de donner à sentir ce que cela peut signifier d’accompagner un écrivain jusqu’au bout. D’abord prendre soin de l’homme, le soutenir et l’assister puis, post mortem, assurer la survie de son œuvre et préserver sa mémoire du fiel de ses détracteurs – une vigilance de tous les instants qu’il faut sans relâche maintenir à son plus haut degré.
Être femme d’écrivain se comprend, ici, comme un sacerdoce – une déclinaison singulière du verbe « aimer » qui est peut-être la plus complexe et la plus profonde. 

isabelle roche

   
 

Claude Pujade-Renaud, Chers disparus, Actes Sud, août 2004, 336 p. – 21,00 €.

 
     
 

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