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Se distinguent généralement de la tourbe livresque par le format, la quantité et la qualité de l’iconographie, les textures de papier au toucher délicat, et le prix. Manière, si l’on veut, d’aristocratie « de robe »…

Entretien avec Mijo Thomas ( manifestation Mai du Livre d’Art)

Jeudi 3 mai 2007 : lancement officiel du 19e Mai du Livre d’Art. Mijo Thomas nous raconte la petite histoire de cette grande manifestation

Depuis maintenant dix-neuf ans, grâce à une initiative du Syndicat national de l’édition, le livre d’art est mis à l’honneur au printemps, en une efflorescence généralisée – et concertée – de quelques dizaines de titres jetant leurs volumes souvent imposants et leurs jaquettes luxueuses un peu partout chez les libraires, dans les bibliothèques et quelques musées. C’est « Le Mai du livre d’art » – « Le Mai » tout court pour les intimes. Mai où chacun est censé faire ce que bon lui semble… Mai le mois joli, mai le mois de la liberté… il ne saurait y avoir de meilleure période pour honorer le livre d’art – « art » et « liberté », « livre » et « liberté » étant des mots que l’on imagine liés les uns aux autres et dont on aimerait pouvoir dire qu’ils forment des couples insécables.
Ce sont des motivations bien plus terre à terre qui ont conduit le Syndicat national de l’édition à lancer le Mai – ce qui n’enlève rien à l’irrésistible attrait de cette manifestation annuelle et des nombreux événements dont elle est le catalyseur. Rencontres, spectacles, visites privées de collections muséographiques, ateliers d’initiation à tel ou tel aspect de l’histoire de l’art… Voilà les grandes questions de l’esthétique et de son histoire brassées à travers de magnifiques livres valorisés de manière ludique et accessible pour éveiller la curiosité de tous.
Souhaitant aller un peu au-delà des informations – du reste précises et abondantes – disponibles sur le
site officiel, nous avons demandé à Mijo Thomas, actuelle présidente du groupe Art du Syndicat national de l’édition, de nous raconter la genèse et l’évolution du Mai…

 

Quels sont vos liens personnels avec le Livre d’Art ?
Mijo Thomas :
Ils sont anciens – c’est l’histoire de toute une vie professionnelle consacrée au livre, et au livre d’art en particulier. Je suis de ceux qui, dans le bouillonnement des années 70, ont beaucoup travaillé sur l’analyse et le renouvellement de l’esthétique, sur les questions que soulève l’art moderne. Je fais partie de l’équipe qui, en 1976, a lancé la revue Macula. Le nom se réfère d’abord à la tache de peinture mais aussi à la tache jaune grisâtre qui, sur la rétine, permet de diffracter les couleurs. Ce sont toutes ces références qui nous ont séduits et, au terme d’un week-end de brain storming extravagant et échevelé, nous avons fini par adopter « Macula » comme nom pour la revue.
Elle a existé pendant quelques années puis a débouché, en 1980, sur la création des éditions Macula, dont le but initial était de mettre à la disposition du public français les grands textes des théoriciens de l’Histoire de l’art – à l’époque, les éditeurs étaient très franco-français, et nous nous étions rendu compte que manquaient à la traduction des textes étrangers majeurs traitant soit de l’art français soit, d’une façon plus générale, de l’art en France. Il nous fallait donc les faire traduire, puis les publier avec un appareil critique adapté car beaucoup d’entre eux étaient déjà anciens. Mais nous voulions aussi, en plus de cette mise à disposition des grands classiques de la critique d’art, offrir à de jeunes théoriciens la possibilité de s’exprimer et de faire connaître leurs travaux. Nous avons ainsi été les premiers, chez Macula, à publier les ouvrages de Georges Didi-Huberman, de Philippe-Alain Michaud, ou d’Olivier Lugon – pour ne citer qu’eux. Malgré tout Macula est restée une petite structure, et nous avons vite réalisé que nous étions confrontés à toute une série de problèmes interprofessionnels – tels que le droit à l’image, les coûts de plus en plus élevés des droits de reproduction, la visibilité du livre d’art chez les libraires… – que nous ne pouvions pas résoudre seuls. Nous avons donc rejoint le Syndicat national de l’édition pour pouvoir bénéficier d’une dynamique d’ensemble et faire face à ces difficultés. Voici quelque temps, mes collègues m’ont confié la présidence du groupe « Art ».

 

Quel regard portez-vous sur la façon dont a évolué le sens de l’expression « livre d’art » depuis la fondation de Macula ?
La définition de ce qu’est un livre d’art a toujours été problématique. Pour moi, un livre d’art est une rencontre réussie entre un auteur, un propos, une mise en perspective, et une iconographie. Il faut ensuite distinguer les livres « à texte » de ceux qui « donnent à voir ». Les premiers sont des ouvrages de référence grâce auxquels on approfondit ses connaissances ; l’illustration n’y est pas prépondérannte et sert d’abord à comprendre, à suivre le texte. Les seconds ont pour but de faire découvrir des œuvres, des artistes, des sites, une civilisation… etc. Pour ces ouvrages, la qualité et l’abondance de l’illustration sont primordiales. Pendant très longtemps, d’ailleurs, « donner à voir » a été l’unique propos du livre d’art. Mais aujourd’hui, le livre n’est plus le seul support qui « donne à voir » : la visibilité des œuvres et des hauts lieux mondiaux passe désormais par Internet – il est intéressant de remarquer que les tout premiers sites les mieux conçus et les plus attrayants d’un point de vue esthétique étaient ceux des musées, des institutions, des fondations dédiées à l’art. Avec la démocratisation de l’accès à Intenet, les gens vont de plus en plus chercher l’information sur la Toile et, de ce fait, le support papier souffre d’une certaine désaffection. Cela nous préoccupe beaucoup car, à terme, tous ces gens qui sont habitués à obtenir une information immédiate grâce à Internet risquent de perdre l’idée même de ce que peut être la lecture d’un livre. Or le livre, même quand il est volumineux, reste l’objet nomade par excellence ; on peut le lire n’importe où, on n’a besoin d’aucun accessoire pour le consulter, et lire un livre procure des sensations tactiles dont on se prive en utilisant Internet : on a un livre « en main », la main expérimente la qualité du papier… À une époque où les sens sont de plus en plus sollicités, il serait logique que le livre soit mieux considéré…

 

Qu’est-ce qui vous a incités à organiser le premier Mai du Livre d’Art ?
Notre intention première était de casser la saisonnalité des ventes : l’essentiel des livres d’art se vend entre novembre et décembre. Cela veut dire que ces livres dont le prix se situe en moyenne autour de 60, 80 euros n’ont aucune chance de trouver un public à d’autres périodes et que le chiffre d’affaire d’une maison d’édition qui publie ce type de livres se fait sur six semaines. Or nous sommes éditeurs du 1er janvier au 31 décembre ; la fabrication des livres pèse dans nos budgets toute l’année. Nous sommes donc bien obligés d’en tenir compte. Et puis n’acheter des « beaux livres » qu’à l’occasion de Noël montre que l’on a pour l’art la même considération qu’envers le foie gras ou les chocolats et nous ne pouvons pas être d’accord avec cela. Pour nous, l’art devrait faire partie de la vie et les enseignements artistiques de notre environnement quotidien ; le livre est le compagnon naturel d’un intérêt permanent pour l’art, et rien ne justifie que l’on cantonne l’acquisition de livres d’art aux deux derniers mois de l’année.
Actuellement, d’après les enquêtes qui ont été menées par différents instituts, cette période fatidique représente 40 pour cent des ventes. Les libraires étant de mieux en mieux équipés en systèmes de gestion, nous avons une idée beaucoup plus précise du poids que nous impose cette saisonnalité. Elle était plus forte encore il y a quelque temps mais aujourd’hui, le développement des catalogues d’exposition la brise un peu : il y a ; tout au long de l’année, des expositions qui donnent lieu à l’édition d’un catalogue dans le sillage duquel sortent d’autres ouvrages touchant de près ou de loin le thème de l’exposition. Le public est alors particulièrement réceptif, et ce type de publication permet d’assurer la diffusion du livre d’art en dehors des fêtes de fin d’année – une exposition qui attire une très forte affluence, comme La Mélancolie, draine des lecteurs bien au-delà du seul catalogue et tous les livres afférents en bénéficient. Pour « délocaliser » davantage les ventes, nous avons imaginé de programmer une sortie groupée d’ouvrages d’art au printemps assortie d’une grosse opération médiatique ; c’est devenu le Mai du Livre d’Art.

 

Pourquoi avoir choisi le mois de mai ?
Pour des raisons essentiellement conjoncturelles : les éditeurs ont eu, depuis janvier, suffisamment de temps pour préparer leurs livres ; c’est une période hors vacances scolaires mais bien pourvue en jours fériés et ponts, pendant laquelle de nombreuses manifestations culturelles sont organisées. Tout cela crée donc un contexte favorable à la mise à l’honneur des livres d’art. Cela dit, beaucoup d’événements liés au Mai vont, en fait, se dérouler en juin – notamment ceux qui doivent avoir lieu dans les mairies, celles-ci étant, cette année, monopolisées par les élections présidentielles. Mais peu importe : ce qui compte, c’est de créer une dynamique, de faire parler des livres, d’amener vers eux plus de lecteurs et, si possible, de conquérir un lectorat plus large.

 

Comment pensez-vous élargir le lectorat du livre d’art à l’heure où, justement, comme vous le disiez tout à l’heure, de plus en plus de gens négligent le livre pour aller puiser l’information sur Internet ?
Ce n’est certes pas une tâche facile, d’autant que le livre d’art est en général coûteux – bien que ces dernières années leur prix moyen ait considérablelment baissé. Nous avons travaillé sur deux axes pour atteindre malgré tout un nouveau public. Nous avons tout d’abord développé les partenariats avec les bibliothèques, notamment celles de la Ville de Paris – si la librairie est le lieu principal de présence du livre, la bibliothèque, elle, lui assure une seconde vie. Nous savons tous combien les libraires sont soumis à la pression toujours grandissante de l’actualité – qui est plus insupportable encore pour le livre d’art qui, par son prix et son volume, demande plus de temps pour s’imposer. Au rythme où les librairies doivent fonctionner aujourd’hui, ces ouvrages n’ont plus la possibilité de s’inscrire dans le « paysage livresque », d’être remarqués, feuilletés, achetés… De plus, étant donné la lourdeur des processus de fabrication, ils ne se réimpriment pas aisément quand ils sont épuisés. Et ce sont les bibliothèques qui assurent, en grande partie, leur pérennité ; elles jouent un rôle très important dans la conservation des ouvrages et leur mise à disposition du public – elles sont des lieux de mémoire. J’insiste beaucoup là-dessus parce que la survie des livres est devenue très fragile : par exemple, si l’on essaie de retrouver l’ensemble des livres qui ont figuré dans les différentes sélections depuis le premier Mai du Livre d’Art, on réalise que très peu sont encore disponibles… Si nous parvenons à organiser le 20e Mai, je voudrais établir la liste précise des ouvrages que l’on peut encore se procurer dans le circuit de la librairie traditionnelle afin que l’on se rende comtpe à quel point notre travail d’éditeurs – et d’organisateurs du Mai – est périssable. Un tel état de choses m’afflige, car ce sont souvent des textes majeurs de l’Histoire de l’art qui en pâtissent. Fort heureusement, les bilbiothèques sont là !
Pour en revenir au second axe qui nous a guidés pour aller vers de nouveaux lecteurs, nous nous sommes également associés à la Nuit des musées – une manifestation annuelle relativement récente dont le principe est d’ouvrir gratuitement les musées participants jusque très tard dans la nuit, de façon à permettre à tous les publics d’accéder à leurs collections. La Nuit des musées est organisée conjointement par la Direction des musées de France et le Ministère de la culture. La gratuité d’accès, assortie d’animations, de spectacles à caractère ludique et / ou pédagogique à l’intérieur des musées amène de très nombreux visiteurs, et cela nous a paru être une excellente occasion pour que se rencontrent ces visiteurs et le livre d’art ; aussi nous sommes-nous arrangés avec les organisateurs pour que le livre soit le plus présent possible pendant cette Nuit un peu particulière qui, cette année, aura lieu le samedi 19 mai – soit juste pendant le week-end de l’Ascension, ce qui m’inquiète un peu car ne n’est pas une période très faste pour toucher le public…

 

J’imagine que les partenariats noués ont beaucoup évolué en dix-neuf ans d’existence ?
En effet ! À ses débuts, le Mai avait essentiellement comme partenaires des organes de presse tels que Télérama, L’ŒilConnaissance des Arts, Le Figaro Madame, Art Presse… qui, de plus, s’associaient à nous pour décerner un prix – le « prix du Livre d’Art ». Nous avons aussi bénéficié de parrainnages prestigieux – ceux de Jean-Charles de Castelbajac, du danseur Patrick Dupond, de Dominique Sanda… entre autres – et du soutien de nombreuses personnalités à qui nous avions demandé de créer leur bibliothèque d’art idéale – Denise René, la galeriste bien connue, le conservateur Michel Laclotte, Michel Pastoureau… Le Mai s’est ainsi peu à peu monté à travers ce genre d’opérations, accompagnées d’une communication massive auprès des libraires, qui sont nos partenaires « naturels » si j’ose dire – la librairie demeure le lieu de vente du livre par excellence, et ce sont les libraires qui nous soutiennent, nous renvoient une image fiable de notre action. C’est pourquoi nous nous battons pour que le livre d’art soit bien diffusé dans toutes les librairies, et pas seulement dans les librairies spécialisées. Nos partenariats se sont progressivement diversifiés et multipliés. Il y a quelques années, nous avions conclu un accord avec le Lieu Unique, à Nantes – l’ancienne biscuiterie LU devenue un espace dédié à l’art contemporain – où, pendant quatre ou cinq ans, nous avons monté une énorme librairie à l’occasion du Mai qui rassemblait 15 à 20 000 volumes. Tous les éditeurs avaient joué le jeu, même ceux qui ne participaient pas à la sélection. La scénographie changeait d’une année sur l’autre, c’était magnifique ! Nous avons hélas dû nous séparer du Lieu Unique parce que cet espace est consacré presque exclusivement à certaines tendances esthétiques très contemporaines alors que le Mai réunit des livres abordant toutes les époques, depuis la préhistoire jusqu’à ce qui est en train d’émerger. De ce fait, certains éditeurs ne parvenaient pas à trouver leur place dans les animations proposées par le Lieu Unique. Mais ce lieu exceptionnel et la ville de Nantes n’en continuent pas moins à participer au Mai…
C’es évidemment assez douloureux de renoncer à une si belle et si vaste librairie, d’autant qu’il est très important que le public puisse voir l’ensemble de la sélection et qu’une telle mise en place est trop lourde pour la plupart des libraires et des bibliothécaires, qui ne peuvent présenter qu’une toute petite partie de ces ouvrages. Nous avons remédié à cela en passant un accord avec la BPI – la bibliothèque de Beaubourg – de façon à ce que la totalité des quarante livres sélectionnés demeurent visibles pendant toute l’opération.

 

En quoi consiste ce « prix du Livre d’Art » que vous avez mentionné ?
C’est un prix purement honorifique qui récompense un des ouvrages de la sélection. Les premiers prix ont été décernés en association avec l’organe de presse qui soutenait le Mai – de fait, cette récompense était assez mal perçue par certains lecteurs, pour qui le média en question conférait au livre lauréat une coloration particulière. Nous avons donc souhaité que ce prix devienne totalement indépendant, et nous avons pour cela désigné un jury selon des critères bien précis. Nous espérons que cela donnera à cette récompense l’éclat qu’elle mérite.

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Le principe de la sélection d’ouvrages a-t-il toujours été en vigueur pour le Mai ?
Mijo Thomas :

Oui. Le Mai, qui est en grande partie financé par les éditeurs participants, représente une série d’opérations lourdes et coûteuses à organiser, et cela ne peut cocnerner qu’un petit nombre d’ouvrages. Il a fallu définir des critères pour qu’un livre puisse figurer dans la sélection, dont le principal est la date de sortie, qui doit être comprise entre janvier et avril. Le nombre d’ouvrages sélectionnés tourne en général autour d’une trentaine. Ils sont quarante cette année parce qu’aux vingt-huit de la section « Art » se sont ajoutés – c’est la nouveauté 2007 – douze ouvrages destinés à la jeunesse, parmi lesquels l’un deux recevra aussi son prix.
Je tiens à préciser que le Mai est une initiative du Syndicat national de l’édition mais que les éditeurs participants – que leurs ouvrages figurent ou non dans la sélection – ne sont pas forcément membres du Syndicat. Nous sommes ouverts ; le Mai n’est pas une pure émanation du Syndicat et accueille sans hésitation des éditeurs qui ne participent pas aux activités syndicales.

Comment s’effectue cette sélection ?
C’est toujours très compliqué… Mais il faut d’abord satisfaire à des nécessités matérielles : le livre doit être prêt à la vente au moment du lancement du Mai, et l’éditeur candidat à la sélection doit être en mesure d’assumer le coût financier – qui est important, je le répète – de sa participation. Ensuite, il faut choisir un ouvrage qui corresponde peu ou prou à une certaine demande du public – ce peut être très délicat pour un éditeur de choisir un livre dont il sait qu’il n’aura qu’une audience très confidentielle mais il peut aussi vouloir parier sur un tel livre et profiter du Mai pour lui offrir une visibilité qu’il ne saurait espérer en dehors de ce contexte… La sélection s’établit peu à peu, au gré des rencontres et des discussions entre les participants.

Que signifie, pour un livre et son éditeur, de figurer dans la sélection du Mai du Livre d’Art ?
Cela revient, pour l’éditeur, à bénéficier d’une vaste opération de presse grâce à laquelle il pourra toucher l’ensemble du secteur de diffusion des livres. Par exemple, notre sélection 2007 comporte un livre sur l’architecture religieuse, publié par le CNDP [cf à la fin de l’article, la liste complète des ouvrages sélectionnés pour le Mai 2007 – NdR] Grâce à cela, les librairies religieuses ou spécialisées dans les ouvrages religieux auront peut-être un regard plus attentif sur le reste de la sélection. Avoir un livre répertorié dans la sélection permet à l’éditeur de lui donner une visibilité plus grande, de l’introduire dans des lieux où le livre n’est, a priori, pas très présent – institutions, musées… – et d’être en lice pour recevoir le prix du Livre d’Art…

Le Mai est prétexte à toute une série d’événements. La communication auprès des organes de presse n’est-elle pas suffisante pour attirer le public ?
Hélas non. Nous sommes de plus en plus tributaires de l’événementiel mais la sortie d’un livre a cessé d’être un événement en soi. Aujourd’hui il est illusoire d’espérer susciter l’intérêt pour un livre d’art qui n’aurait aucun rapport avec
une exposition ou une commémoration quelconque. À cet égard, je voudrais citer une anecdote éloquente que raconte souvent l’éditeur Adam Biro ; lors d’une Foire de Francfort, il a rencontré M. Abrams – un grand nom de l’édition internationale. Adam présentait un ouvrage de référence sur Vélasquez, qu’il venait de publier. Abrams le remarque, le feuillette, le trouve intéressant, et demande où a lieu l’exposition. Adam répond que l’ouvrage ne se réfère à aucune exposition particulière. Abrams repousse le live et s’en désintéresse aussitôt…
Une telle réaction est dramatique : cela signifie tout bonnement qu’à plus ou moins long terme, la publication des livres risque d’être formatée en fonction des événements et des modes et que, par conséquent, des pans entiers de l’Histoire de l’art seront ignorés. L’on connaît déjà une situation alarmante : à l’heure actuelle, par exemple, personne ou presque ne s’intéresse aux peintres du XVIIIe siècle, et le Louvre manque cruellement d’ouvrages de référence les concernant – en dehors de Fragonnard ou de Watteau, on ne trouve rien qui touche à des artistes moins connus. On ne peut même pas se procurer d’ouvrage qui fasse autorité à propos de Greuze, qui est pourtant loin d’être un inconnu… Mais comme aucune exposition ne lui est consacrée, et qu’on connaît surtout de lui des sujets un peu mièvres, personne ne s’investit dans des analyses approfondies de son œuvre. De toute façon, quel est l’éditeur qui prendrait le risque de publier une monographie sur Greuze alors qu’aucun événement ne viendrait supporter le lancement de l’ouvrage ?
Le Mai permet de prendre le contrepied de cette tendance et de susciter l’événement autour des livres – notre principe étant de toujours partir des livres. La communication auprès des médias s’articule donc à la fois autour des livres eux-mêmes et des animations qui seront proposées dans leur sillage.

Lors de la conférence de presse, vous avez parlé des libraires et des bibliothécaires qui « organisent leur Mai tous seuls dans leur coin ». Dans quelle mesure ce genre d’attitude est-il préjudiciable au Mai ?
Préjudiciable est un bien grand mot ! L’essentiel étant que l’on parle du Livre d’Art à cette période de l’année, nous ne voudrions pas jeter la pierre à ceux qui le font en dehors de ce que nous proposons. Néanmoins cela nous pose problème en tant qu’organisateurs parce qu’on nous réclame du matériel de mise en place et de promotion de la sélection (affiches, présentoirs, marque-pages… etc.) – la demande est très forte, et nous nous efforçons d’y répondre au mieux, ce qui représente un gros investissement en termes de temps et de moyens – et, en définitive, nous nous apercevons que certains libraires l’utilisent pour remettre en rayon des invendus de Noël, ou des livres auxquels ils sont attachés et qui n’ont rien à voir avec ceux que nous avons sélectionnés. Il y a ainsi beaucoup d’endroits où il se passe des choses passionnantes sous l’égide du Mai, pendant le Mai, avec l’affiche du Mai… mais en marge de notre sélection. Quand le matériel que nous expédions n’est pas utilisé selon sa destination, nous perdons tout moyen d’avoir des retours quant à l’impact réel de l’opération. Cela est problématique, mais au fond, c’est la rançon du succès : nous avons lancé quelque chose qui a fini par nous dépasser, et sur quoi nous perdons prise…

En dépit de cette habitude que vous dites désormais acquise de voir paraître des livres d’art au printemps, j’imagine qu’organiser le Mai demeure une bataille de chaque année ?
Oui, c’est littéralement un acte de foi que de s’occuper de cette manifestation… En tant qu’éditeurs, nous avons de plus en plus de mal à fabriquer nos livres, et distraire un peu de notre temps pour organiser le Mai devent de plus en plus délicat. D’autant qu’il est presque impossible de déterminer l’impact réel de l’opération. On voit, bien sûr, qu’il y a un pic de ventes en mai – loin cependant des 40% de chiffre d’affaires réalisés en fin d’année. Mais il est difficile de dire dans quelle mesure ces ventes sont imputables à la dynamique instaurée par le Mai… Au-delà de l’avenir de la manifestation proprement dite, nous sommes très préoccupés par des questions plus larges, notamment celle de l’enseignement artistique dans les collèges et lycées. Il est quasi inexistant… Comment pouvons-nous espérer élargir notre lectorat si les jeunes générations ne sont pas sensibilisées à l’art ? Et sans accroissement de la demande en matière de livres d’art, comment pouvons-nous espérer continuer à fabriquer nos livres dans des conditions acceptables ? C’est ainsi tout le devenir du livre d’art, et pas seulement les modalités d’organisation du Mai 2008, qui est l’objet d’une vaste rélfexion engagée au sein du Syndicat de l’édition.
Mais, pour le moment, le Mai 2007 est là et bien là, tout beau, tout frais –
profitez-en !

La sélection du Mai du Livre d’Art 2007


Section Art
– Pierre Miquel, Diaz de la Peña. Monographie et catalogue raisonné de l’œuvre peint (ACR édition)
– Jean et Danielle Burkel, Tapis d’Iran. Tissages et techniques (l’Amateur)
– Jean-Paul Gaultier-Régine Chopinot, le défilé, ouvrage collectif publié sous la direction d’Olivier Saillard (Les Arts Décoratifs)
– Hilton McConnico, Extravagance (Bernard Chauveau)
-Trésors carolingiens. Livres manuscrits de Charlemagne à Charles le Chauve, ouvrage collectif publié sous la direction de Marie-Pierre Laffitte (BibliothèquenationaledeFrance) 
– Jean-Michel Leniaud, Vingt siècles d’architecture religieuse en France (SCEREN-CNDP)
Airs de Paris, ouvrage collectif publié sous la direction de Christine Macel et Valérie Guillaume (Centre Pompidou) 
– Richard Leydier, Jean Messagier. Paris 1920 – Montbéliard 1999 (Cercle d’art)
– Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire illustrées par la peinture symboliste et décadente (Diane de Selliers, « La petite collection ») 
– Alain Blondel et Laurent Sully Jaulmes, Un siècle passe… 50 photos-constats (Dominique Carré éditeur)
– Ludovic Leonelli, La Séduction Baudrillard (ENSBA) 
La Galerie des glaces. De sa création à sa restauration, ouvrage collectif (Faton) 
– Carole Troyen, Judith Barter, Janet Comey, Edward Hopper (Flammarion) 
Othon Friesz. Le fauve baroque 1879-1949, ouvrage collectif publié sous la direction de David Butcher (Gallimard)
– Jean-Christophe Bailly, L’Atelier infini. 30 000 ans de peinture (Hazan) 
– Laurence Rivière-Ciavaldini, Imaginaires de l’Apocalypse. Pouvoir et spiritualité dans l’art gothique européen (INHA – Coédition CHTF) 
– Bruno Suet (photos) & Catherine Schidlosvky (texte), Jardiniers. Portraits de jardins, portraits de jardiniers (Marval)
– Dominique et Jean-Philippe Lenclos, Maisons du monde. Couleurs et décors dans l’habitat traditionnel (Le Moniteur) 
Praxitèle, ouvrage collectif publié sous la direction d’Alain Pasquier et de Jean-Luc Martinez (Musée du Louvre éditions – Coédition Somogy) 
Nouvelle-Irlande. Arts du Pacifique Sud, ouvrage collectif publié sous la direction de Michael Gunn et Philippe Peltier (Musée du quai Branly – Coédition 5 Continents) 
– Guillaume Monsaingeon, Les Voyages de Vauban (Parenthèses) 
Fischli & Weiss. Fleurs et Questions. Une rétrospective, collectif d’auteurs (Les Musée de la ville de Paris) 
– Pierre Wachenheim, Hoëlle Corvest, Le Panthéon (éditions du Patrimoine coll. « Sensitinéraire ») 
L’âge d’or de l’Inde classique. L’empire des Gupta, ouvrage collectif publié sous la direction scientifique de Late Professor M.C. Joshi (Réunion des musées nationaux) 
– Olivier Godet & Benoît Fougeirol, Patrimoine reconverti : du militaire au civil (Scala) 
Zizi Jeanmaire / Roland Petit. Un patrimoine pour la danse, ouvrage collectif publié sous la direction d’Alexandre Fiette (Somogy) 
– Yves Calméjane, Histoire de moi, l’histoire des autoportraits (Thalia) 
– Sally et Richard Price (Traduction Danièle Robert), Romare Bearden. Une dimension caribéenne (Vents d’ailleurs) 

Section Jeunesse
– Véronique Bouruet-Aubertot, L’Art contemporain (Autrement Junior)
– Elizabeth Amzallag-Augé, Jaune Orpiment (Centre Pompidou)
– Caroline Larroche, Olivier Morel, Ukiyo-e, Images du monde flottant. Le siècle d’or des estampes japonaises (Courtes et Longues)
Les Nouveaux Réalistes, ouvrage collectif (Dada- Mango)
– Claire d’Harcourt, Des larmes aux rires. Les émotions et les sentiments dans l’art (Le Funambule – Le Seuil)
– Mila Boutan, C’est toi l’artiste ! (Gallimard)
– Claire Cantais, Victoire s’entête (Musée du Louvre éditions)
– Marie Sellier, Arts décoratifs entrée libre (Nathan)
– Olivia Barbet-Massin, Caroline Larroche, La Grande parade de l’art ! (Palette)
– Corinne Albaut, Jean-Claude Polton, Virginie Grosos, La forêt de Fontainebleau et l’École de Barbizon (Editions du Patrimoine)
– Marie Sellier, Mon petit centre Pompidou (Coédition centre Pompidou)
– Séverine Saint-Maurice, L’Ogre Picasso (éditions Thierry Magnier) 
 

   
 

Interview réalisée par isabelle roche le 25 avril 2007 au siège du SNE, 115 boulevard Saint-Germain – 75006 PARIS

 
     

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Siri Hustvedt, Reza, Au pays des mille et une nuits

Plus pour les photos que le texte

Pour accompagner les photographies de Reza, l’éditeur eut l’idée d’inviter Siri Hustvedt, lui offrant le loisir de réécrire l’un des mythes les plus fameux de la littérature mondiale. Ainsi, Sindbad se voit-il réincarné dans un jeu des miroirs : le mettant en scène face à son homonyme, narrant ses exploits en vers jusqu’à un énième voyage imaginé par Schéhérazade, dans un drôle de dialogue avec son mari, amadoué depuis le temps qu’elle a si bien su sauver sa tête en lui contant, tous les soirs, de nuit en nuit, une histoire nouvelle pour le séduire.
La fille de Sindbad prend donc à son tour la mer, trouve un époux, a des enfants à qui narrer l’histoire, et ainsi de suite, pendant les siècles des siècles. L’oralité portant jusqu’à nous ces légendes…

Un livre de commande, certes, porté surtout par ces clichés d’une rare beauté, instantanés de paysages ou de femmes et d’hommes, humbles au travail ou heureux à la fête, témoins d’un autre monde en mouvement, jamais inquiets, toujours en marche, une belle leçon de vie dans un livre de belle facture…

la redaction

   
 

Siri Hustvedt (textes), Reza (photographies), Au pays des mille et une nuits, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, 215 x 225, couverture cartonnée, dos droit, 40 photographies couleurs, Actes Sud, novembre 2011, 82 p. – 29,00 €

 
     

 

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Maurice Matieu, La Candélaria, Gaza et autres banalités…,

Matieu refuse toute forme de reconnaissance par ceux qui représentent la société

Le Méjan accueillera du 15 mars au 1er mai 2012 une exposition des œuvres de Maurice Matieu. On y retrouvera ces toiles peintes dans le cadre d’une action menée par le peintre dans le but de dénoncer les massacres d’Etat.
Une première série d’huiles et de dessins en réaction au massacre de La Candélaria : dans la nuit du 23 juillet 1993, un commando d’hommes armés a tiré sur un groupe de jeunes gens dormant dans la rue, à Rio de Janeiro.
L’intervention israélienne à Gaza, en 2010, renvoie Maurice Matieu à son dessin sur Arches d’après le tableau du Tintoret Le Massacre des innocents, qu’il avait réalisé après l’épisode de Sabra et Chatila, au Liban en 1982…
Enfin, le livre se referme sur Facies Book et le texte d’Antonin Artaud, Chiote à l’esprit, qui aura tenaillé le peintre pendant quarante ans avant qu’il ne parvienne à lui donner son miroir dessiné…

Des toiles souvent monochromes qui rappellent les mosaïques, dans des tons ocres ou rouges sang, délavés parfois, dégradés souvent… Des nuances qui signent la volonté de Matieu de croire en demain. Il refuse de se vautrer dans le souvenir et la commémoration mais préfère conserver seulement l’image d’une action pour l’aider à traverser le miroir et tendre vers un futur forcement meilleur. Un possible autrement qu’en fonction de la place sociale occupée. Matieu refuse toute forme de reconnaissance par ceux qui représentent la société, ceux qui en sont les délégués. Un artiste est toujours hors du groupe. Un artiste ne peut se récupérer…
Par contre, un peintre peut aussi se mêler de la chose politique. Matieu tient à occuper la place pour créer une réaction avec ses tableaux. Pousser le regardeur à réfléchir au poids des idéologies qui conduisent au massacre. A la catastrophe. Pour y remédier, il faut élargir le souvenir collectif. Comprendre que l’on est tous solidaires les uns les autres…
Candide Maurice Matieu ?

la redaction

   
 

Maurice Matieu, La Candélaria, Gaza et autres banalités…, 200 x 260, couverture cartonnée en couleurs, Actes Sud, janvier 2012, 100 p. – 35,00 €

 
     

 

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Roubaix. La Piscine – Catalogue des collections

Un catalogue amusant à lire, histoire de se perdre à loisir dans la richesse de ces collections

Tandis que va se dérouler du 18 février au 20 mai 2012, sous la houlette de Stéphanie Ansari & Tatyana Franck, l’exposition Picasso à l’œuvre – Dans l’objectif de David Douglas Duncan(dont nous ne manquerons pas de vous rendre compte), l’année 2011 s’est achevée sur la présentation des collections permanentes dont le catalogue qui l’accompagnait permet d’embrasser en près de trois cents pages quelques merveilles du genre…

Cet ouvrage, divisé en deux parties disposées tête-bêche, présente d’un côté le déroulé chronologique des fonds de peinture et de sculpture, les ensembles d’arts appliqués pour finir par le cabinet d’arts graphiques et photographiques que leur fragilité impose de tenir à l’abri de la lumière, et donc des regards.
De l’autre côté, trois essais documentés et illustrés de nombreux documents d’archives détaillant l’histoire de l’ancienne piscine de Roubaix puis celle de ses musées. Et enfin, celle la genèse de la création de cet établissement qui a vu le jour voilà dix ans, et qui recèle des trésors.
En effet, en 2001 les collections du musée industriel, du musée national et du musée Jean-Joseph Weerts de Roubaix fusionnèrent en un lieu pour le moins étonnant, l’ancienne piscine Art déco de la ville, œuvre de l’architecte Albert Baert en 1932 et désaffectée depuis 19856… créant alors ce qui allait devenir le musée d’Art et d’industrie de Roubaix.

Conçue comme un album d’images, cette présentation exprime l’esprit du musée qui se comprend au fil des pages par les choix des conservateurs. On se promènera donc non pas dans un inventaire mais parmi des extraits du fonds patrimonial conservé à La Piscine… Des collections variées qui contribuèrent à affirmer la richesse de ce musée et à séduire ses visiteurs toujours plus nombreux accueillis dès l’entrée par une immense toile de Marcel Gromaire, L’Abolition de l’esclavage, datant de 1950. Adossé au mur d’héberge, il s’articule comme une préface du musée, laissant deviner plusieurs espaces fondamentaux… la collection Henri Selosse (constituée notamment autour de Ingres) ;la salle académique qui abrite les collections du XIXe (autour des panneaux de Luc-Olivier Merson pour l’Exposition universelle de 1889 et d’une composition d’Emile Signol pour l’église parisienne de la Madeleine, le visiteur peut à loisir s’imprégner de cet esprit qui invite à un dialogue entre création plastique et applications décoratives) ; la salle Jean-Joseph Weerts évoque le musée que créa l’artiste lui-même à l’hôtel de ville de Roubaix, quelques années avant son décès).

Ainsi l’on visite La Piscine de plusieurs manières grâce à la mise en place d’une scénographie qui propose un jeu permanent de transparences qui évite le cloisonnement trop rigide. De fait, les galeries consacrées aux beaux-arts ne renient rien de la part décorative des œuvres qui l’habitent et les espaces dédiés aux fonds de céramique, de textile et de mode inscrivent tableaux et sculptures dans leur logique… Un catalogue tout aussi amusant à lire, histoire de se perdre à loisir dans la richesse de ces collections…

la redaction

   
 

Collectif, Roubaix. La Piscine – Catalogue des collections, 210 x 280, 520 illustrations, Gallimard, octobre 2011, 288 p. – 29,00 €

 
     

 

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Jean-Pierre Guéno & Gérard Lhéritier, Les Messages secrets du Général de Gaulle – Londres 1940-1942

On est fasciné par l’incroyable force de caractère du général de Gaulle

Publié à l’occasion de l’exposition Les Messages secrets de Londres du général de Gaulle, 1940-1942, présentée au Musée des lettres et manuscrits, boulevard Saint-Germain, à Paris (10 novembre 2011 / 12 mai 2012), ce très bel ouvrage reproduit près de deux cents lettres et une centaine de photographies d’époque. Mais d’où proviennent ces 313 documents ? Ils sont restés entre de bonnes mains, comme aimait à le dire le Général. Celles de Marie-Thérèse Desseignet qui fut la responsable du pool des dactylographes et des rédactrices du Général, de Londres à Alger. Du 11 décembre 1940 au 11 décembre 1942, les documents s’entassèrent dans le dossier de mademoiselle Desseignet. La plupart manuscrits, très souvent rédigés recto-verso…
Ils concernent les ordres que le Général donna à ses compagnons d’armes. Au fil de leur lecture, Charles de Gaulle apparaît à la fois ferme, intransigeant, autoritaire, déterminé, entêté… mais surtout soucieux de l’indépendance de la France. Et de la préservation des intérêts de la nation face à des alliées d’une grande rapacité. Anglais et Américains faisaient montre d’un hégémonisme sans limite.

Chef de guerre devant ses ennemis, le Général devait se comporter en homme d’Etat machiavélique devant ses alliés. On connaît, grâce aux Mémoires de guerre le double jeu de Washington : débarquement en France (avec de Gaulle) ou mainmise sur l’Afrique du nord (sans de Gaulle). D’où un State Department qui pratiqua à la fois une forme d’obstruction soutenue contre De Gaulle – surtout lorsque son nom contribua à unifier la Résistance – et une certaine complaisance envers Vichy…

À la lecture de ces messages, on est très vite fasciné par l’incroyable force de caractère du général de Gaulle, par ses qualités de stratège dans le club très fermé des géants qui se déchirent pour contrôler la planète…

Guidé par le dieu Thot, qui apparaît sous forme de cartouche, le lecteur suivra pas à pas les principaux événements qui marquèrent les deux premières années de la France Libre. Emaillés d’extraits piquants, mis en exergue en haut des pages reproduisant le facsimilé des lettres manuscrites du Général :
« La susceptibilité, c’est l’orgueil des imbéciles. »
« La guerre est une chose morale. »
« Nous faisons la guerre de la révolution et de l’empire. »
« Il n’y a pas de démission acceptable en temps de guerre. »

la redaction

   
 

Jean-Pierre Guéno & Gérard Lhéritier, Les Messages secrets du Général de Gaulle – Londres 1940-1942, 230 x 287, 291 illustrations n&b et couleurs, Gallimard, novembre 2011, 240 p.- 29,00 €

 
     

 

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Jean-Pierre Rives et Alain Gex, Le Rives

Casque d’Or méritait bien cette somme, tout imparfaite soit-elle

Après une coupe du monde de rugby faite de prestations plutôt moyennes de notre équipe nationale, parvenant malgré cela à se hisser en finale sans pour autant faire rêver (hormis dans la défaite) ses supporters, aujourd’hui beaucoup plus nombreux qu’il y a vingt ans, il est toujours bon de rappeler ce qu’ont été les vraies légendes de ce sport.
Jean-Pierre Rives est l’une d’elles. Capitaine de l’équipe de France à la fin des années 70 à et au début des années 80, certaines images de ce troisième ligne flamboyant – crinière blonde au vent pendant le grand chelem 1977, maillot ensanglanté après un choc victorieux contre les Gallois, visage ému après la première victoire française en Nouvelle-Zélande, le 14 juillet 1979 – ont imprégné l’imaginaire collectif (surtout des plus de quarante ans, il faut bien le reconnaître…).
Même Casque d’or, le surnom que lui a donné le chantre du rugby de l’époque, Roger Couderc, participe de cette construction digne d’une mythologie à la Roland Barthes, et rappelle encore un temps où l’imaginaire collectif s’organisait autour de figures fédératrices, avec des valeurs de courage, de patriotisme et de sacrifices. Bref, le mythe de Rives s’inscrit encore dans l’histoire, plutôt que dans la sociologie appliquée (comme pour l’équipe de foot de 98) ou dans l’éloge de la rigueur professionnelle des années 2000 (avec l’équipe de handball polychampionne, surnommée Les Experts).

Le livre est organisé de manière à faire revivre cette légende (c’est un peu le principe de la collection « Hommage du sport »), et rassemble dans une première partie un florilège d’articles de différentes époques, retraçant le parcours exceptionnel du joueur, alors que dans la seconde partie des textes de lui ou des témoignages divers (amis, partenaires…) permettent de mieux comprendre le rayonnement et la personnalité singulière de celui qui s’est affirmé après sa carrière sportive comme un artiste sculpteur de talent et un homme de l’ombre du rugby français, animateur de ce club élite d’anciennes et de moins anciennes gloires appelées les Barbarians français.
Le tout est abondamment illustré par une iconographie riche, mais parfois maladroitement colorisée, pour certaines photos qui auraient pu rester en noir et blanc. On regrette aussi que la carrière d’après le rugby, notamment celle du sculpteur réputé et talentueux soit juste évoquée.

L’impression finale est mitigée, d’abord du fait de la grande hétérogénéité des textes (il aurait peut être fallu raconter la carrière de JPR a l’aide de textes plus récents et les illustrer d’extraits d’articles judicieusement choisis…), ensuite a cause de la difficulté pour les maintenant nombreux amateurs néophytes du rugby – qui pourraient réellement se passioner pour cet ouvrage – de pénétrer ce très dense tissu de références, de personnages, d’histoires, une trentaine d’années après le temps de la « légende ».
Les afficionados y trouveront certainement leur compte, mais il est peut-être temps de faire sortir le rugby de ses bases arrières pour faire entrer dans le temple des foules qui ne demandent que ça. Il n’en reste pas moins que la légende est bien vivante et méritait au moins cette somme, toute imparfaite fût-elle.

agathe de lastyns

   
 

Jean-Pierre Rives et Alain Gex, Le Rives, coll. « Hommage du sport »), Jacob-Duvernet, août 2011, 145p.- 25,50 €

 
     

 

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Claude Carlier, Vie et destin des pilotes de guerre

Un livre pour la mémoire des nouvelles générations

On pourra associer cet album aux photos émouvantes comme un hommage à Antoine de Saint-Exupéry à l’occasion du 70e anniversaire de la parution de Pilote de guerre, aux éditions Gallimard, en 1942.
La seconde guerre mondiale débuta, pour la France, le 3 septembre 1939. Et jusqu’à l’armistice du 25 juin 1940, l’armée de l’air française dut lutter contre un adversaire redoutable. La Luftwaffe allemande…
Dès le début du conflit les aviateurs français sont aux premières loges. La marine et l’armée de terre tergiversent. Mais dans les airs les missions se succèdent. Reconnaissance et chasse. Premiers combats aériens. Premières victoires. L’armée de l’air française prend très vite l’ascendant sur son adversaire ! Et lors de l’attaque du 10 mai 1940, malgré des matériels obsolètes, elle fait montre de détermination. Elle accepte des missions suicides. Marque des points précieux. Alors que s’effrite très vite l’armée de terre, l’espace aérien français offre toujours un solde positif. L’armée de l’air détruit plus d’avions allemands qu’elle n’en perd…

C’est cette histoire bien peu connue qui est ici illustrée. Dans cet ouvrage réalisé à partir d’archives photographiques du Service historique de la Défense, département Air. Vous y retrouverez la vie quotidienne d’une base aérienne lors des différentes étapes du conflit. Préparation des avions en usine. Entraînement des élèves pilotes. Départ des aéronefs en mission.
Un livre pour la mémoire des nouvelles générations.

la redaction

   
 

Claude Carlier, Vie et destin des pilotes de guerre, 245 x 255, 150 illustrations N&B, Gallimard/DMPA, novembre 2011, 144 p. – 35,00 €

 
     

 

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Jacques Gruber et l’Art nouveau – Un parcours décoratif

Acteur authentique de l’identité de Nancy

L’Ecole de Nancy organise jusqu’au 22 janvier 2012 une exposition sise aux Galeries Poirel (3 rue Victor Poirel – 54000 Nancy) des plus belles pièces de Jacques Gruber (1870-1936). Mis à part les extraordinaires vitraux que l’on ne pourra voir que dans ce très bel album rétrospectif.
Gruber est l’un des grands maîtres verriers du début du siècle passé. Il appartient à la seconde génération des artistes de l’École de Nancy. Gallé, Majorelle, les frères Daum ou Prouvé sont déjà des acteurs connus de l’avant-garde artistique quand Jacques Gruber revient à Nancy en 1893, après ses études à l’École des beaux-arts de Paris. Entre 1893 et 1897, il collabore avec la manufacture Daum et crée des modèles de vases dans un répertoire figuratif historique ou mythologique. Avant de se consacrer de plus en plus au vitrail à partir de 1896-1898, Gruber s’exprime dans des domaines très variés : affiches, menus et imprimés, peintures et pastels.
Acteur authentique d’un mouvement qui a forgé l’identité de Nancy, il en incarne également l’esprit, entre l’émotion et la fonction, l’art et les techniques, la nature et les sciences.

Les projets réalisés avec René Wiener témoignent de son intérêt pour la reliure d’art. Sa participation à la création de la table La Source avec Louis Majorelle inaugure un travail sur des objets et des ensembles mobiliers. Avec un décor puisé au coeur de la nature, il décline des pièces qui privilégient un mouvement dynamique et ondulant. Dans les années 1904-1905, Gruber collabore avec la manufacture de Rambervillers pour des modèles de pièces de forme et de céramique architecturale en grès. Pieds de lampe, vases, cache-pots et porte-parapluies montrent la science des formes inspirées par la nature qui fait le propre du style Gruber. Mais c’est bien en tant que maître verrier, spécialisé dans le vitrail, que Jacques Gruber connaît la véritable reconnaissance critique. Ses vitraux illustrent sa prédilection pour le répertoire végétal, mais également la recherche de compositions savantes et la maîtrise de techniques sophistiquées, atteinte grâce à la superposition de verres d’une grande variété (à relief, colorés, gravés, iridescents…).

Avec le soutien de prestigieuses institutions, l’exposition se prolonge dans la ville, dans divers lieux nancéiens où le public a déjà quotidiennement rendez-vous avec la vitalité de cet Art nouveau. La présente manifestation retrace la diversité des collaborations et des productions de Gauber entre 1893 et 1916. C’est l’occasion de faire un point sur les vingt premières années de l’œuvre de Guber, dominées par l’inspiration naturaliste et marquées par une diversité de création au service de l’objet d’art et du cadre de vie rénovés, principes alors défendus par l’Ecole de Nancy…

la redaction

   
 

Collectif, Jacques Gruber et l’Art nouveau – Un parcours décoratif, 200 illustrations couleurs et n&b¸ 230 x 287, Gallimard, septembre 2011, 240 p. – 35,00 €

 
     

 

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Noëlle Giret, Jean-Louis Barrault, une vie pour le théâtre

Pour fêter dignement le centenaire de sa naissance

À l’occasion du centenaire de la naissance de Jean-Louis Barrault, a paru ce bel ouvrage qui mêle suite chronologique et commentaires de praticiens du théâtre qui évoquent les temps forts du parcours de Barrault ainsi que son insatiable curiosité pour toute forme d’expressions artistiques. « Comment notre époque, parfois si éprise de commémorations, aurait-elle pu laisser passer dans l’indifférence le Centenaire de Jean-Louis Barrault ? Comment rappeler à la mémoire collective un comédien qui a apporté, du mime jusqu’au cinéma, sa créativité singulière ? Comment rendre hommage à un créateur qui a mené une troupe aux plus hauts sommets et l’a préservée des tempêtes qui n’ont pas manqué de se lever ? Enfin comment reconnaître l’un des plus talentueux ambassadeurs de la culture français à l’étranger ? » (Pierre Bergé)
L’ouvrage est illustré par les plus belles pièces provenant des archives Renaud Barrault, entrées au département des Arts du spectacle de la BNF, en 1995. Leur exceptionnelle richesse témoigne du bouillonnement artistique des années 1930 aux années 1980. Ces documents collectés et conservés par Barrault lui-même, dans une lutte incessante contre l’éphémère de son art, sont de toute nature : mises en scène et partitions manuscrites, esquisses et maquettes de décors et de costumes, affiches, photographies, costumes et accessoires de scène.

À vingt ans, Jean-Louis Barrault se destine à une carrière artistique, ne sachant pas encore très bien s’il va s’orienter vers la peinture ou le théâtre… Après un passage à l’Ecole du Louvre, il se retrouve chez Dullin. Son choix est fait : il signe sa première mise en scène en 1935, Autour d’une mère, adaptation d’un roman de Faulkner. Il fut proche d’Antonin Artaud, des surréalistes et de la bande à Prévert : il est alors considéré comme l’une des étoiles montantes de la nouvelle avant-garde du théâtre.
Il fonde quelques années plus tard sa propre compagnie, avec Madeleine Renaud, et l’établit au Théâtre Marigny où il applique avec succès les préceptes du Français. Une troupe, un répertoire, un programme fondé sur l’alternance, programmation qu’il diversifie par des concerts, des récitals de poésie, des expositions ou encore des conférences…
D’autres lieux suivront : le Palais Royal, l’Odéon, le Récamier et enfin le Rond-Point.

Sa passion et sa conception du théâtre expliquent l’éclectisme d’un répertoire qui couvre tous les genres et toutes les époques, de nos jours à l’Antiquité, à travers Eschyle, Shakespeare, Molière, Claudel, Feydeau ou Genet. La popularité de la compagnie fut immense tant en France qu’à l’étranger…
Et au fil du temps, les mémoires étant sélectives, Jean-Louis Barrault demeure Baptiste, l’homme blanc des Enfants du Paradis.

la redaction

   
 

Noëlle Giret (sous la direction de), Jean-Louis Barrault, une vie pour le théâtre, préface de Pierre Bergé, 220 x 280mm, broché cousu à rabats, 120 illustrations, Gallimard, décembre 2010, 168 p. – 35,00 €

 
     

 

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Reinhoud – Catalogue raisonné des sculptures, tome IV (1988-1992)

Ce sculpteur est vraiment sans scrupules

Après le tome III (Sculptures 1982-1987) paru en septembre 2008, voici le tome IV qui recouvre les années 1988 à 1992… Toujours cette frénésie autour de ces animaux imaginaires taillés dans le cuivre, l’étain ou l’argent. Cobra s’est invité dans le monde de la sculpture avec son chef de file, Reinhoud d’Haese (1928-2007) qui sut mieux que quiconque exploiter les teintes de ses métaux, leur oxydation et leur pouvoir de réfraction et de réflexion de la lumière…
Il n’y a pas d’inquiétude à avoir face aux oeuvres de Reinhoud, il faut seulement se laisser inviter et aspirer par les reflets du cuivre, ce demi-rouge qui fulmine d’avoir dû traverser les tempêtes de feu que son créateur imposa au matériau pour mieux parvenir à le dompter… Faut-il encore le dire vite car, à peine la forge éteinte que les mutineries éclatent sous la pression des cisailles et du marteau. L’artiste sourit. Il est bien le seul…
« Des êtres de dérision et de déraison, animés d’une pétulance et d’une fougue peu communes, n’en ont jamais fini avec l’inquiétude qui les tenaille, et tenaille leur époque. » Ce sculpteur est vraiment sans scrupules, et comme on l’envie de ne point arrêter son bras à la moindre contrariété. Il fouille l’horizon, parvient à entendre ce que l’on n’écoute plus, épris d’ivresse dans un vent de liberté, il créera ses animaux extraordinaires.

Des milliers de figures aventureuses qui arpentent des milieux hostiles en rêvant de révolte et de bouffonnerie histoire de tuer le temps de la servitude… On ose imaginer les pensées qui découlent de l’esprit du maître…
Plonger avec gourmandise dans les délices de ce catalogue raisonné. Vous y découvrirez une singulière algèbre des faits et des gestes, aux équations à jamais irrésolues, où les problèmes, loin qu’ils reçoivent une solution, sont reposés en termes différents à chacun de vos regards… Ces sculptures vous renverront au secret des assises du monde et vers votre propre énigme, miroir sans tain de votre Moi le plus intime… Il n’y a pas de message, pas d’engagement particulier, si ce n’est celui de mettre en lumière un Grand Œuvre qui laisse coi. Pur plaisir saisi sur le vif…

la redaction

   
 

Reinhoud – Catalogue raisonné des sculptures, tome IV (1988-1992), 240 x 320, relié, Gallimard, novembre 2010, 280 p.- 75,00 €

 
     

 

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La Soie & le Canon, France-Chine (1700-1860)

Exposition à Nantes jusqu’au 7 novembre 2010

Grandissime exposition présentée à Nantes, au Musée d’histoire, jusqu’au 7 novembre 2010, que celle immortalisée dans cet album. Une fois encore, une fois toujours, comme l’a écrit Victor Hugo dans sa lettre du 25 novembre 1861, adressée au capitaine Butler, ce sont des voleurs et des voyous (anglais et français) qui se sont précipités en Chine, scellant l’infamie à jamais dans le sac du palais d’Eté, joyau de la culture et de l’esprit des Quing, en 1860.
Des intrus portés par la cupidité qui profanèrent un peuple et une culture plusieurs fois millénaire pour le seul appât du gain. La Compagnie des Indes orientales était un bon prétexte pour coloniser, instaurer et développer le trafic d’opium, permettre aux Jésuites de porter « la bonne parole » et aux militaires de maintenir les « têtes de pont » stratégiques et si humiliantes. On s’est très vite éloignée de l’attrait initial, de l’aventure et de la curiosité pour cette culture chinoise si raffinée…
Demeurent ces splendides objets, ces tableaux, ces photographies anciennes qui donnent à l’exposition – et au livre – par leur caractère inédit tout l’éclat qu’ils méritent ; mais n’enlève pas le petit goût amer…

Dire que tout avait « bien débuté » par une passion soudaine, en 1700, au retour de la frégate l’Amphitrite et sa cargaison qui en enchanta plus d’un, lançant la mode des chinoiseries dont tout le XVIIIe siècle témoigne. Puis le vent tourna… D’où l’importance politique de cette exposition qui s’inscrit dans un long processus de cicatrisation de ces blessures chassées des livres d’histoire mais qui, cent cinquante ans plus tard, continuent de saigner en Chine.
Ainsi, la pertinence des choix scientifiques et pédagogiques contenus dans cette exposition contribue à mieux connaître cette page de notre histoire commune, et ouvrira ainsi les portes à un avenir plus respectueux entre nos deux pays.

Articulé en trois parties qui s’accompagnent chacune de leur catalogue, ce très bel album couvre donc près de deux siècles de relations difficiles, se sont soldées par un bilan pour le moins limité. Comparé aux Britanniques, le secteur commercial est resté très faible d’autant que les investissements se sont plutôt portés vers l’Indochine. Les seules véritables empreintes françaises sont à rechercher dans le domaine de l’urbanisme (notamment dans la concession de Shanghai) et de l’enseignement (université Aurore de Shanghai fondée en 1903 par les Jésuites) qui a contribué à la formation des élites dans les milieux urbains.

la redaction

   
 

 Collectif, La Soie & le Canon, France-Chine (1700-1860), relié, 230×305, 170 illustrations couleurs, Gallimard/Musée d’Histoire de Nantes, juin 2010, 234 p. – 39,00 €

 
     

 

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Gilles Jacob, Livre d’or

Pour les amateurs de vedettes

Le président du Festival de Cannes a réuni dans cet album une série de clichés où figurent des vedettes, mais aussi des anonymes, des objets ou des paysages – tout ce qui peut intéresser le photographe amateur qu’il est. Pour commenter ces images, il a fait appel à des amis célèbres et prestigieux, à commencer par ses préfaciers, Juliette Binoche et Abbas Kiarostami, qui ouvrent une kyrielle d’hommages allant d’Isabelle Adjani à Wim Wenders – les contributeurs sont cités par ordre alphabétique sur la quatrième de couverture. Il y a là de quoi séduire le public, et (surtout) de quoi nous faire mesurer le pouvoir de Gilles Jacob, car ses photos, qui n’ont d’exceptionnel que le point de vue du haut des marches cannoises, sont loin de mériter les éloges du tout-cinéma mondial – des attestations de qualité relevant surtout de la complaisance, comme on le remarque aussi au ton forcé ou à l’aspect laborieux des “rêveries” de certains contributeurs.

Au fil des pages, on se rend compte que le titre de l’ouvrage lui sied bien : la plupart des textes tiennent vraiment des improvisations hâtives qu’on peut lire dans les livres d’or des grands palaces ou des vernissages. Quant aux images, même si Gilles Jacob ne s’intéresse pas seulement aux gens célèbres, ses autres thèmes donnent des résultats objectivement moins appréciables, nous faisant noter que la valeur de son travail de photographe tient essentiellement au sujet.

Dans leur ensemble, les clichés se laissent regarder avec la curiosité qu’on peut éprouver pour le point de vue d’un privilégié, et procurent un plaisir mitigé : si l’on savoure certains moments cannois pris sur le vif, auxquels seul Gilles Jacob a eu accès, l’on est irrité par l’autosatisfaction avec laquelle il se met en scène à travers ce livre, allant jusqu’à photographier la vitrine d’une librairie où ses mémoires trônent en plein centre. En somme, l’ouvrage n’a rien pour satisfaire les vrais amateurs de photographie, et risque de décevoir les cinéphiles exigeants, mais les amateurs de vedettes y trouveront ce qui peut les contenter.

agathe de lastyns

   
 

Gilles Jacob, Livre d’or, Editions du Seuil, mars 2010, 160 p. – 39,00 €

 
     

 

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Françoise Baume, Carnet de musées – Orsay-Rodin-Louvre-Pompidou-Branly

Un livre-souvenir, un livre-témoin

Détails de musées en aquarelle

 Pour conserver auprès de vous l’atmosphère d’une visite dans l’un des musées de Paris rien ne vaut ce très bel album. Croquées au crayon sur place puis rehaussées de gouache blanche pour les lumières, ces aquarelles sont d’une rare poésie. Cette artiste qui vit à Montmartre a un réel coup de main pour coucher sur le papier les plus belles oeuvres de nos musées. C’est tout le charme d’un face-à-face dans la magie d’une contemplation. Chaque lieu donne à voir son caractère. La présence du décor à l’architecture si particulière. La lumière qui joue à cache-cache. La présence de visiteurs. Sans parler des fantômes qui hantent les couloirs…

Visiter les musées de Paris, c’est toute une aventure. Il ne suffit pas d’ouvrir grands ses yeux. Admirer, s’emerveiller n’est pas tout. Les somptueuses collections du Louvre ou d’Orsay sont à voir d’une autre manière. Il y a aussi à découvrir des lieux dotés d’une magie qui leur est propre. Une force qui vous saisit comme si l’oeuvre avait une âme. Soit celle de son concepteur. Soit la sienne propre. Une présence qui vous chamboule le ventre. Vous donne la chair de poule et vous démontre que l’art se vit tout autant qu’il est.

Françoise Baume s’est glissée dans quelques-uns des plus extraordinaires musées de Paris. Dans la plus grande discrétion elle s’est faite observatrice. Elle a épié chaque bruit, chaque mouvement, chaque couleur dans les salles, cours et jardins. Elle a réussi à capter l’immatériel. A saisir l’ambiance. A peindre l’invisible curiosité des enfants. A souligner l’affluence des visiteurs collés autour de la Joconde. A faire rire les statues africaines du musée Branly.

Un livre-souvenir, un livre-témoin, un ouvrage où la grâce s’invite sous vos yeux ébahis.
Existe aussi en version anglaise.

la redaction

   
 

Françoise Baume, Carnet de musées – Orsay-Rodin-Louvre-Pompidou-Branly, 240×160, broché avec rabats, Rouergue, février 2010, 112 p. – 15,90 €

 
     

 

 

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Patrice Dominguez & Chloé Tallot, Roland Garros 2009, Le Livre officiel

Le sacre d’un champion d’exception célébré dans un ouvrage exceptionnel

Roger Federer, radieux, ému aux larmes, embrasse la Coupe des Mousquetaires dans laquelle son visage se reflète, au milieu de la terre rouge de Roland Garros – cette surface qu’enfin, en 2009 et après maintes tentatives infructueuses, il a conquise.
Cette image suffirait à valoir que l’on se procure l’ouvrage, témoin d’un moment historique sur la planète tennis. Federer, enfin sacré Roi de Roland, signe en ce dimanche 7 juin d’anthologie – n’ayons pas peur des mots – la fin du règne de Rafael Nadal sur terre battue, et détrône du même coup André Agassi en devenant le joueur le plus capé de l’histoire de ce sport.

Mais pour extraordinaire que soit la photographie de couverture, et nonobstant le charme et l’élégance du champion suisse, il serait dommage de s’arrêter là, tant le livre est riche. Bien mieux qu’une banale galerie de photos déjà vues sur les moments forts du tournoi 2009, la Fédération Française de Tennis et une kyrielle de photographes nous offrent un véritable ballet de postures, d’acrobaties, de grimaces, de regards levés aux cieux, mis en valeur par une volonté louable de variété dans la forme : clichés pris en rafale, pleine page, juxtaposés, superposés, portraits, zooms,…
Au fil des pages, tous les héros, heureux ou malheureux, du « Court Central » au « Suzanne Lenglen » ont droit à leur espace de gloire. Les images sont magnifiques, le fond noir judicieusement choisi pour mieux contraster avec l’éclat des couleurs, le rouge en note de tête.
On apprécie aussi la « Carte Blanche » accordée à Chloé Tallot en pages centrales. Dans le style carnet de voyage, la photographe y couche photos insolites ou intimistes, dessins, brefs commentaires, en un collage des plus réussis qui donne à voir un peu de l’envers du décor.

 

 Voici donc un très bel objet, qui comblera les amateurs de tennis (ou de la Suisse…). Ce n’est pas un livre à lire de bout en bout – malgré les commentaires éclairants d’un spécialiste, Patrice Dominguez -, mais à feuilleter au hasard. On y prend d’autant plus de plaisir que son format et sa souplesse rompent avec la rigidité et la sagesse habituelles des ouvrages analogues.
Une réussite !

agathe de lastyns

   
 

Patrice Dominguez & Chloé Tallot, Roland Garros 2009, Le Livre officiel, Tana Editions, juillet 2009, 300 p. – 23,75 €

 
     

 

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Marie-Laure Bernadac, Jan Fabre au Louvre – L’ange de la métamorphose

L’enfant prodigue de la nouvelle vague flamande ose des mises en scène impossibles

S’est tenu du 11 avril au 7 juillet un petit événement au Louvre. Une expo un peu déjantée. Une autre manière d’aborder l’art. Qu’il soit ou non contemporain. En ce qui concerne celle-ci, cela l’était. Dans les salles consacrées aux peintures des écoles du Nord. On y accueillait un fils d’Anvers. Un fou peignant. Qui offrait au visiteur de redécouvrir des chefs-d’œuvre passés revisités. Bosch, Metsys ou Rubens traversés par l’œil pointu d’un artiste majeur.
Vous n’y étiez pas ? Dommage !
Mais vous avez une chance de vous rattraper avec ce catalogue grand format… À vos librairies !

Tout comme son ennemi juré, du côté d’Orsay, le musée du Louvre entreprend de s’ouvrir à l’art contemporain. Enfin ! serait-on tenté de dire. Il a donc accueilli un artiste vivant histoire de dépoussiérer un peu l’ambiance. Carte blanche fut donnée à Jan Fabre. Un artiste qui sème la polémique comme d’autres laissent indifférent. Il y avait donc une curiosité à y mettre son nez…

Le parcours proposé par Jan Fabre dans les collections du musée a pu être perçu comme une dramaturgie mentale. Certains crient au feu quand on allume une cigarette, pensez donc… Il aura suffi qu’il mette en scène les figures majeures de son œuvre avec celles de maîtres anciens pour que les gardiens du temple s’évanouissent.
Alors que l’artiste ne cherche qu’à édifier une passerelle. Il veut inscrire son univers parmi les grandes thématiques. Comme tout le monde il dénonce l’argent, le sacrifice, la mort et la résurrection, etc. Il dialogue avec les anciens comme s’il était leur fils à tous. Il cherche à mettre en lumière de nouvelles significations en chamboulant l’académisme. Tout cet attirail qu’il entraîne depuis les années 1970 et pousse à passer à l’action.

Cet enfant prodigue de la nouvelle vague flamande des années 1980 est avant tout un dessinateur et un plasticien qui ose des mises en scène impossibles. Affichant une liberté insolente il place le corps au centre de son travail.
Ainsi, le Louvre a-t-il présenté une quarantaine d’œuvres allant du dessin à la vidéo, de la sculpture à la performance…

Avec ce très beau livre l’on s’attarde sur les œuvres et l’on étudie quelques traits particuliers de cette démarche hors des sentiers battus. On retiendra le martyr et l’art, le guerrier et la beauté ou encore les vanités ; des thèmes chers à Fabre qui y sculpte d’infimes variations. Tout en décalage il nous parle alors du culte de la beauté, du combat, du pardon mais aussi de la douleur de la création. Du talent dénié et de la violence de l’art.

Une exposition en forme de parcours du combattant qui s’est clôt avec l’évocation du rôle de l’artiste comme activiste poétique. Une apothéose que le visiteur (vous n’y étiez pas, vraiment ? quel dommage !) tout éberlué put apprécier à sa juste valeur.
Une œuvre monumentale – produite spécialement pour le musée – rendait hommage au célèbre cycle de Marie de Médicis peint par Rubens. Quelle claque pour les yeux.

Mais plongez-vous donc dans ce livre, vous dis-je. C’est (presque) aussi bien que l’expo. Et c’est pérenne…

anabel delage

NB – Flaminio Gualdoni consacre un bel article à Jan Fabre dans le second numéro de La Revue Blanche FMR, paru en juin 2008.

   
 

Marie-Laure Bernadac (sous la direction de), Jan Fabre au Louvre – L’ange de la métamorphose, Musée du Louvre éditions / Gallimard, juin 2008. 220 x 287, 200 illustrations, 240 p. – 45,00 €.

 
     
 

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Roger Van Schoute, Monique Verboomen, Jérôme Bosch

Est-il hérétique ? est-il catholique orthodoxe ?

Difficile de s’attaquer à un monstre sacré tel que Bosch, un des artistes les plus fasicnants de l’histoire de l’art occidental. Réputé pour ses scènes fantasmagoriques, où se rejoignent dans un étrange sabbat esthétique monstres bizarroïdes, représentations énigmatiques et méditations mystiques teintées d’ergot de seigle, Hieronymus van Aeken, dit Jérôme Bosch, ne cesse d’alimenter depuis son XVIe siècle flamand les controverses quant à ses convictions : est-il hérétique ? est-il catholique orthodoxe ? N’est-il pas plutôt un révolutionnaire drogué ou un représentant de la Confrérie de Notre-Dame, voire, pire encore, de la secte des “adamites” ?

Mais, aux côtés de Monique Verboomen, Roger Van Schoute, docteur en archéologie et histoire de l’art, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, professeur à l’Institut supérieur d’histoire de l’art et d’archéologie de Bruxelles, dispose d’atouts non négligeables pour relever ce beau défi herméneutique. C’est ainsi qu’une attention particulière est apportée au contexte religieux de l’époque, ce siècle de crise où les hommes paraissent douter de la théodicée comme du sens de leur libre arbitre face aux tentations qui sont légion.
Loin de l’orthodoxie de rigueur, les auteurs se plaisent alors dans un ouvrage agréable à parcourir, et qui tient bien en mains (enfin un beau livre qu’on n’est pas obligé de lire debout en manipulant les pages avec des gants blancs de peur de les casser !), à souligner les disciplines ésotériques telles l’astrologie, l’alchimie ou l’hermétisme symbolique où étincelle l’incomparable savoir-faire boschien en matière de méditation sur l’essence du mal. La thématique de Bosch est enracinée dans son temps, mais comme l’écrit Caterina Virdis Limentani : “Bosch situe ses créations fantasmagoriques dans un espace imaginaire – donc lyrique – irrationnel, mais qui domine la représentation elle-même.”(…)
Bosch est bien un homme de la tradition et de la fidélité à l’Église, mais comme dans ses bulles de verre du Jardin des Délices, la tradition se fendille.

Et le lecteur de découvrir, magnifiques illustrations à l’appui, comment l’atypique didactisme de Bosch parvient à s’inspirer des paraboles bibliques elles-mêmes pour les transcender en les cryptant derechef à sa façon. Entre enfer et paradis. De ce point de vue, ce livre est pu-re-ment un indispensable !

frederic grolleau

   
 

Roger Van Schoute, Monique Verboomen, Jérôme Bosch, Renaissance du livre, 2001, 224 p. – 59,54 €.

 
     
 

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Nancy Huston, Geneviève Latour, Victor Haïm, Jacques Noël – Décors et dessins de théâtre

Un beau livre aux images somptueuses sur un décorateur scénique de génie

Quel décorateur aura pu se prévaloir d’avoir travaillé pour illustrer (magnifier) Ionesco, Beckett, Racine, Tchekhov ? D’avoir collaboré avec Claude Chabrol, Alain Resnais, Jean-Louis Barrault, Roger Blin ? D’avoir œuvré au théâtre de la Huchette comme à l’Opéra Garnier, pour le théâtre de boulevard autant que pour le théâtre d’avant-garde ?

Depuis 1946, c’est plus de quatre cents décors que signe Jacques Noël, décorateur attitré de Ionesco, artiste entier qui confectionnait costumes et affiches, maîtrisant le décor à transformation, et qui a su créer un univers de formes oniriques, à l’ambiance fondante, glacée et nocturne, tout en étant capable néanmoins de se renouveler toujours pour mieux servir l’originalité de l’œuvre pour laquelle il travaillait. Les espaces sont toujours très construits, dominés par une perspective cependant troublée, floutée, créant un espace fantasmagorique et métaphysique où se signale une béance – béance où l’homme se perdrait toujours un peu plus à chaque pas devant des forces circulantes, forantes, troublantes. Ce sont des cieux ovoïde, des îles courbes, des horizons s’enfonçant dans la nuit calme, ce sont des crépuscules brumeux ou sanglants, mais toujours empreints d’une magnificence sereine et superbe, des compositions soignées, réglées qui organisent l’espace selon la profondeur et la hauteur, suscitant un vertige étonné devant une absence insolite qu’aucune présence humaine ne comblerait tout à fait, une apocalypse diabolique et belle de formes, de tensions et d’éclairage dominée par la courbe et la profondeur, l’ascension et le triangulaire fluide, toujours propice à l’errance mélancolique – même l’immobilité ici serait une errance, l’aventure d’être homme. Une impression de grand désert calme. Paisible. Un décor pauvre, simple mais, en proportion inverse, riche incroyablement d’émotion, de rêve, où l’invisible se voit rendu au visible et où la présence de l’homme au monde est la question majeure et effarante. Un peintre, un poète graphique. La féérie du style, du monde, de la personnalité de Jacques Noël obnubile, effare, hante, laisse rêveur le lecteur qui feuillette ce superbe livre.

La beauté de ce livre tient d’abord à la manière dont sont servies, comme autant d’images précieuses, les reproductions d’illustrations gouachées que Jacques Noël a réalisées pour chaque grand spectacle de son parcours : superbement mises en page avec, autour, de larges blancs qui les valorisent, les images sont parfois accompagnées de quelques notations de Victor Haïm, s’abandonnant rêveusement à de doux commentaires sur l’enjeu esthétique, la difficulté technique posée ou l’impression nébuleuse qu’il éprouve, subjugué par l’œuvre considérée. En début d’ouvrage figure une présentation rêveuse de Nancy Huston, évoquant avec tendresse sa rencontre du travail de Jacques Noël ; au terme de ce beau parcours livresque, une biographie signée Geneviève Latour rappelle les errances, les échecs, les passions, les engagements de ce grand amoureux du théâtre, qui lui consacra sa vie, son génie, son humilité.

Le livre est accompagné d’un DVD comportant un document conçu par Danielle Mathieu-Bouillon et Xavier de Cassan où se rencontrent témoignages et interventions de l’artiste sur son travail, les secrets et exigences de son métier ; où l’on entend Jacques Noël s’étonner que l’on oppose théâtre de boulevard et d’avant-garde – ces derniers ne sont-ils pas après tout rapidement devenus des classiques ? – où Ionesco loue celui qui sut faire de la lumière sans lumière. Mêlant extraits de travaux en cours et commentaires d’œuvre, le contenu du DVD est intéressant pour sa construction et sa richesse documentaire, mais la qualité d’enregistrement plutôt médiocre est à déplorer, seul bémol à cet ensemble superbe.

J
acques Noël, un décorateur-poète dont l’œuvre magnifiée par ce livre précieux est ainsi offerte à notre lecture ravie.

samuel vigier

   
 

Nancy Huston, Geneviève Latour, Victor Haïm, Jacques Noël – Décors et dessins de théâtre (100 photographies – DVD inclus), Actes Sud, janvier 2004, 150 p. – 36,00 €.

 
     
 

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Leonetta Bentivoglio, Francesco Carbone, Pina Bausch vous appelle

Un beau livre profond sur la grande chorégraphe de notre temps

Bachelard l’avait bien vu : tandis que le concept est constitutif, l’image, elle, est variationnelle. Avec Pina Bausch, nous sommes dans le règne de l’image, de l’image poétique, faisant délirer nos sens et nos pensées, les lieux, problèmes et fantasmes de notre temps. Pina Bausch, ou la recherche continuelle, inépuisable, méticuleuse, acharnée d’un théâtre dansé en délire du sens, théâtre danse du corps, où le corps des danseurs se libère des captations et figements de la rationnalité classique pour explorer, exploser, créer, et qui parle de l’âme à l’âme…

Ce beau livre s’attache à suivre comme un parcours intérieur, un échange entre l’œuvre de Pina Bausch et la fascination érudite, voyageuse, de Leonetta Bentivoglio, et ce dans un format des plus propices à la lecture transportée : chaque page laisse ouvert un fragment textuel écrit dans un style léger et dense, évocateur et ouvert – autant de fragments variations sur l’observation de thématiques récurentes qui parcourent l’œuvre, l’exploration des circonstances à sa génèse, l’évolution formidable d’un parcours exceptionnel et ses obsessions, ainsi que les ambitions personnelles de la chorégraphe. Cela avec, en vis-à-vis, de superbes photos légèrement floutées, au cadrage serré, intime souvent, rendant toute l’ambiance sensuelle de ces ballets.
Et chaque fragment s’agence dans une progression non linéaire, ni chronologique, mais qui est loin d’être chaotique, suivant des lignes de force, d’échos, de variations, où des thématiques, des pièces, des danseurs, des lieux… réapparaissent sous une nouvelle facette qui en multiplie les suggestions.

Jamais l’on ne s’y sent perdu, toujours emporté plutôt, par ce style libre, cet agencement rêveur, ce livre-hommage qui ne s’empêche pas de dispenser des précisions cultivées agrégées à la marche aérienne de l’ensemble, des synopsis-éclairs précis et amoureux de chaque ballet évoqué, des présentations de membres de la troupe qui nous les rendent familiers.

Un superbe livre à la fois intelligent et beau, de culture et d’art, de ferveur contenue et patiente à suivre l’aventure tempétueuse de la chorégraphe qui a su lancer une part majeure de la recherche chorégraphique et théâtrale contemporaine.

Visitez le site de l’Arche éditeur.

samuel vigier

   
 

Leonetta Bentivoglio (texte) & Francesco Carbone (photos), Pina Bausch vous appelle (traduit de l’italien par Leonor Baldaque), L’Arche éditeur, 184 p. – 19,00 €.

 
     

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Eddie Muller, Dark City – Le Monde perdu du film noir

Un livre d’ambiance extrêmement documenté à ne pas manquer et à compulser sans modération

Le film noir américain est ancré à jamais dans l’imaginaire des cinéphiles. Les années 40 symbolisent plus particulièrement l’aura qu’il dégage. Que les acteurs soient du côté des good guys comme le charismatique Humphrey Bogart ou des bad guys comme Peter Lorre, tous ont cet aspect bien spécifique du genre, cette touch of evil. Tous ont l’occasion de tenir dans leurs bras la femme fatale et fragile qu’incarne parfaitement Vera Mills dans The Wrong Man. Dans ce magnifique ouvrage d’Eddie Muller, auteur de polars et d’essais sur le cinéma, préfacé par François Guérif, une maquette très classe nous offre des illustrations en veux-tu en voilà ainsi qu’une masse d’anecdotes soutirées des plateaux de tournage d’Hollywood.

À Dark City, les rues et ruelles ne sont pas noires de monde, mais sombres, pauvrement éclairées d’un lampadaire ébréché. Aussi ne faut-il pas s’attarder au croisement de Sinister Height et de Thieve’s Highway. D’ailleurs, les taxis ne circulent plus. Des pas pressés et féminins en encouragent d’autres, plus nombreux. Soudain, déchirant la nuit, des coups de feu s’échangent, un cri jaillit d’une gorge éplorée, une voiture surgit de l’horizon et dans un crissement de pneus s’arrête à proximité. Des portières claquent, des mots s’échangent, un corps inanimé est déposé sur la banquette arrière. Pas le temps de dire « ouf » que tout disparaît et que l’on se demande si on n’a pas rêvé. Et tel est bien le but de ce livre. Outre sa très grande qualité documentaire, Dark City est avant tout un livre d’ambiance, qui s’apprécie d’autant plus que le lecteur, cinéphile averti, a l’esprit fécond. Les pages se tournent avec une fureur mal contenue, et les nombreuses illustrations, pour la plupart des photos de tournage, sont tout sauf muettes. On perçoit cet accent américain. On entend ces voix graves et viriles, et l’on décèle la fourberie et la tricherie chez cette femme qu’on est prêt à croire alors que la raison pousse à s’éloigner d’elle et à s’occuper de ses oignons à soi.

En fin d’ouvrage, toute une gamme d’affiches de films moins connus met en avant ce cinéma de seconde zone qui pullulait. Un peu comme les bonus d’un DVD. Le livre n’est absolument pas fait pour se lire d’une traite. On a le devoir de piocher à droite, à gauche, des anecdotes, des informations, des idées de films à voir ou revoir. Le prix peut paraître prohibitif (47 €), mais c’est un bel ouvrage où la qualité transpire. Un cadeau à faire ou à se faire pour les plus égoïstes. Un ouvrage de référence à ne pas manquer, et à compulser sans modération.

julien vedrenne

   
 

Eddie Muller, Dark City – Le Monde perdu du film noir, Clairac éditeurs, février 2007, 320 p. – 47,00 €.

 
     

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Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal illustrées par la peinture symboliste et décadente

A l’occasion du 150e anniversaire des Fleurs du Mal, D. de Selliers lance sa Petite collection

Lorsqu’en automne 2005 nous nous étonnions que Diane de Selliers sorte, deux ans avant le 150e anniversaire de la première publication des Fleurs du Mal, une magnifique et monumentale édition du recueil baudelairien, enrichie d’une iconographie remarquable puisée dans la peinture symboliste et décadente, l’éditrice nous répondait que, de toute façon, elle se situait hors des modes. Davantage attentive à suivre le rythme intérieur de sa collection « Les Grands textes de la littérature illustrés par les plus grands peintres » qu’à obéir aux sirènes trop bruyantes de la commémorationnite aiguë auxquelles se plient tant d’autres éditeurs, elle n’en envisageait pas moins de préparer une surprise pour 2007… Une surprise dont encore en septembre 2006 il ne fallait parler qu’à mots chuchotés, comme d’un secret dont la divulgation eût pu causer quelque catastrophe.

En mars 2007 enfin nous découvrions ce dont il retournait… La surprise est de taille – à entendre au sens strictement matériel puisqu’il s’agit rien moins que d’une réédition des Fleurs du Mal illustrées par la peinture symboliste et décadente en format réduit et de lancer, avec ce premier ouvrage, une nouvelle collection au nom aussi sobre qu’explicite : « La Petite collection ». Son but : reprendre les titres de la collection mère des « Grands textes » et les publier sous un nouveau format afin de les proposer à un prix beaucoup plus accessible que la version originale, soit 50 euros le volume. Le concept général est celui de toute collection dite « de poche » – donner une seconde vie à des parutions anciennes peu commodes à rééditer sous leur forme d’origine et gagner un nouveau public grâce à un prix plus modique – mais ici plus que jamais il faut veiller à ne pas confondre diminution de format et de prix avec baisse de qualité.

Avoir modifié les dimensions a entraîné un remaniement de la mise en page – des détails de fabrication qui donnent tout son prix au livre mais dont le lecteur n’a pas directement conscience, sinon à travers l’harmonie de l’objet qu’il a entre les mains… La disposition des marges, des reproductions et des blocs de texte a été réajustée page à page de façon à ce que soit maintenu le bel équilibre visuel qui caractérisait l’édition originale. Le résultat est radieux : malgré le changement de format, on garde intact ce sentiment que poèmes et images respirent et qu’ils échangent leur souffle avec une insigne légèreté… On notera cependant que de subtiles variations affectent les couleurs de certaines œuvres d’une édition à l’autre et que celles de la « Petite collection » sont parfois victimes d’un léger affadissement de leurs teintes. Ces nuances sont en général imperceptibles. Une seule reproduction en pâtit visiblement : Le Temple de la Pensée d’Albert Pinkham Ryder (p. 41), plus terne et plus obscur que dans l’édition grand format, a des zones sombres moins lisibles où l’on ne voit presque plus les détails.
 
La minutie de fabrication, pour extrême qu’elle soit, ne pouvait suffire à satisfaire l’exigence, que l’on sait grande, de l’éditrice : il fallait que la nouvelle édition des Fleurs du Mal, tout en restituant l’intégralité du contenu initial, apporte aussi quelque chose de plus… Ce « signe particulier » est à chercher dans l’iconographie : on trouve en page 8 une reproduction des Tournesols, d’Egon Schiele – en lieu et place du Coup de vent, de Léon Spillaert, qui est déplacé à la page 26, chassant, du coup, La Toilette, de Félicien Rops – et, page 11, on peut contempler la version… impudique de Baudelaire et sa muse, d’Armand Rassenfosse.

En ce qui concerne la présentation, le fort coffret toilé a été abandonné, la reliure s’est assouplie et a été parée d’une jaquette. La maniabilité est ainsi accrue ; l’ouvrage reste néanmoins d’une impeccable tenue en main, échappant aux malgracieuses distorsions qui déforment les livres trop souples et trop hâtivement reliés.
Le rouge sombre de la toile qui habillait le grand format, évocateur de sulfureuses alcôves toutes baudelairiennes, cède le pas, pour la couverture, à un gris dense et uni. Sobre et élégant, il répond à l’un de ceux que l’on trouve dans la reproduction de La Femme au chapeau, de Georges de Feure, qui orne la jaquette à la belle rigidité, véritable habit de lumière du livre. Pourvue de vastes rabats, elle se maintient parfaitement en place au gré des manipulations. On voit que, jusque dans les détails de la vêture extérieure, tout a été conçu pour allier maniablilité, beauté… luxe et volupté.

S’il peut paraître surprenant de voir la collection « de poche » initiée avec l’un des derniers titres des « Grands textes illustrés par les plus grands peintres », point n’est besoin de réfléchir très longtemps pour comprendre le bien-fondé de la chose… En choisissant d’ouvrir sa « Petite collection » avec Les Fleurs du Mal au printemps 2007, Diane de Selliers offre à son livre – et par là, à sa collection elle-même qui est ainsi portée, dès sa naissance, par un titre emblématique – le bénéfice d’un contexte doublement avantageux : sa date de parution d’une part le situe dans le sillage des événements auxquels va donner lieu la commémoration du 150e anniversaire de la première édition des Fleurs du Mal et d’autre part lui permet de figurer dans la sélection du Mai du Livre d’Art. Cela devrait lui assurer un juste écho auprès des professionnels du livre, des médias – donc des lecteurs potentiels. Un dynamisme dont il faut profiter… Et dès la rentrée – puisque l’information est déjà rendue publique, ne craignons pas de la relayer ici – « La Petite collection » s’enrichira de deux autres titres, présentés en coffret : les deux premiers ouvrages publiés, séparément à l’origine, par Diane de Selliers, à savoir les Fables et les Contes de Jean de La Fontaine, les unes illustrées par Jean-Baptiste Oudry, les seconds par Jean-Honoré Fragonnard.
Voilà une collection lancée tambour battant, grâce à laquelle un lectorat élargi pourra accéder à des ouvrages dont le prestige tient autant au contenu qu’à la conception. Puisse-t-elle rencontrer le succès qu’elle mérite.

Depuis deux ans que nous connaissons sa maison d’édition, c’est miracle de constater combien Diane de Selliers parvient, chaque année ou presque, à innover et surprendre ses lecteurs sans changer de cap. Il émane régulièrement de sa maison un souffle neuf qui donne un relief supplémentaire à la traditionnelle publication monumentale de l’automne – une fraîcheur d’autant plus remarquable qu’elle vivifie un créneau d’activité extrêmement étroit, où Diane de Selliers cependant se maintient avec une admirable constance. Le lancement de cette « Petite collection » prouve une fois de plus que l’éditrice agit en stratège avisée et que chacune de ses initiatives est une affirmation du soin qu’elle déploie pour valoriser ses livres et leur assurer la meilleure diffusion possible auprès d’un public décidément choyé – et surtout respecté.

Vous pouvez certes vous procurer le livre par l’intermédiaire de notre partenaire Amazon, mais aussi via le site de l’éditeur, où vous trouverez toutes les informations voulues concernant chaque ouvrage du catalogue.

isabelle roche

   
 

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal illustrées par la peinture symboliste et décadente, éditions Diane de Selliers « La Petite collection », mars 2007, 471 p. – 50,00 €.

 
     

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Prix du Livre d’Art 2007 décerné à l’occasion du lancement officiel du Mai du Livre d’Art

Deux prix et deux mentions spéciales – soit quatre ouvrages distingués parmi les quarante que comporte la sélection 2007…

Cette année, le Mai du Livre d’Art avait choisi de s’associer à la toute jeune Cité de l’architecture et du Patrimoine – ouverte au public en mars dernier – pour le lancement officiel de sa dix-neuvième édition. La soirée se déroula au huitième étage de la Cité dans « ’l’espace partenaires » : au sommet, donc, comme pour symboliser les intentions ambitieuses du Mai et de la Cité. Ce qui valut aux invités le privilège de contempler l’une des plus belles vues panoramiques de Paris…

Ainsi que le souligna François de Mazières, le président de la Cité, lors de son allocution inaugurale, ce haut lieu dédié au patrimoine architectural français était l’hôte naturel d’une manifestation honorant les livres d’art – d’abord à cause de leur vocation commune à assurer la pérennité d’une mémoire, et aussi parce que les « beaux-livres » sont les compagnons attendus de l’architecture : la monumentalité de la plupart d’entre eux signe de parfaites accordailles avec les édifices de tous ordres et, plus largement, avec tout ce qui ressosrtit à l’urbanisme. D’ailleurs, la sélection 2007 comporte pas moins de neuf ouvrages traitant, de près ou de loin, de sujets touchant à l’architecture, à l’habitat ou aux monuments historiques : 
– Jean-Michel Leniaud, Vingt siècles d’architecture religieuse en France (SCEREN-CNDP)
Airs de Paris, ouvrage collectif publié sous la direction de Christine Macel et Valérie Guillaume (Centre Pompidou)
– Alain Blondel et Laurent Sully-Jaulmes, Un siècle passe… 50 photos-constats (Dominique Carré éditeur)
La Galerie des glaces. De sa création à sa restauration, ouvrage collectif (Faton)
– Bruno Suet (photos) & Catherine Schidlosvky (texte), Jardiniers. Portraits de jardins, portraits de jardiniers (Marval)
– Guillaume Monsaingeon, Les Voyages de Vauban (Parenthèses)
– Dominique et Jean-Philippe Lenclos, Maisons du monde. Couleurs et décors dans l’habitat traditionnel (Le Moniteur)
– Pierre Wachenheim, Hoëlle Corvest, Le Panthéon (éditions du Patrimoine coll. « Sensitinéraire »)
– Olivier Godet & Benoît Fougeirol, Patrimoine reconverti : du militaire au civil (Scala)

Vaste et nue – à l’évidence tout juste émergée du branle-bas des travaux d’aménagement, la pièce a accueilli ce jeudi soir une assistance nombreuse que monopolisa longtemps le panorama exceptionnel, valorisé par une atmosphère on ne peut plus estivale, jusqu’à ce que soient prononcées les différents discours. Deux vastes tables, reléguées qur les côtés, proposaient des rafraîchissements aussi variés qu’on pouvait le souhaiter et des canapés mêlés d’amuse-bouche dont l’aspect coloré et raffiné laissait augurer de délicieuses flaveurs. Entre ces deux séduisants buffets, un assortiment qui ne l’était pas moins : l’on avait en effet tout loisir de consulter à son gré l’intégralité des quarante livres sélectionnés pour le Mai 2007.

Enfin, Mijo Thomas, présidente du groupe Art du SNE, annonça les lauréats du Prix du Livre d’Art 2007 :
L’Atelier infini – 30 000 ans de peinture, de Jean-Christophe Bailly (Hazan) pour la catégorie « adultes », et Des larmes aux rires, les émotions et les sentiments dans l’art, de Claire d’Harcourt (Le Funambule/Le Seil) pour les livres « jeunesse ». Ajoutons à cela deux « mentions spéciales » des jurys* : Le Panthéon, de Pierre Wachenheim et Hoëlle Corvest (éditions du Patrimone, coll. « Sensitinéraire ») et La Grande parade de l’art, d’Olivia Barbet-Massin et Caroline Larroche(Palette) – deux ouvrages qui, sans pouvoir prétendre à une labellisation officielle, ont néanmoins été distingués et méritent donc d’être cités.

La présidente du jury « jeunesse » expliqua combien l’originalité de la démarche de Claire d’Harcourt avait séduit les jurés, qui avaient eu d’abord quelque mal à le préférer à La Grande parade de l’art mais qui finirent par réserver à ce dernier leur mention spéciale, arguant qu’il se prêtait davantage à une lecture familiale alors que Des larmes aux rires pouvait être lu par un enfant seul. L’on ne sut rien en revanche de ce qui avait motivé les choix du jury « adulte ». Tout au plus peut-on conjecturer que le livre de Jean-Christophe Bailly a été récompensé pour l’habileté avec laquelle est abordé son sujet pour le moins ambitieux, et que la mention spéciale attribuée à l’ouvrage de Pierre Wachenheim et Hoëlle Corvest vise, par-delà le livre en lui-même, l’intention inédite et généreuse dont il est le fruit.
La collection « Sensitinéraire » à laquelle il appartient a été créée dans le but d’offrir à tous les déficients visuels la possibilité de découvrir, grâce à des « images » en relief, les volumes et les configurations des plus grands monuments français. Ces images tactiles permettent une expérience sensitive directe qui ne passe plus par le seul texte, imprimé en braille ou dispensé par voie auditive. C’est une approche paraît-il unique au monde, très exigeante en termes de fabrication, qui s’inscrit dans la volonté affirmée du Centre des monuments nationaux d’ouvir les sites dont il a la charge à un public toujours plus large de personnes handicapées – une volonté qui aboutit à des initiatives et à des aménagements de plus en plus nombreux que l’on se doit de saluer et d’encourager. Signalons au passage que dès sa page d’accueil, le site du Centre des monuments nationaux propose aux internautes handicapés un minisite spécifique présentant les monuments rendus accessibles à tel ou tel public ainsi que les facilités qui ont été pensées pour eux.

Pour clôturer cet article il convient de préciser que le Prix du Livre d’Art est purement honorifique (dixitMijo Thomas). Mais les lauréats ont tout de même reçu une récompense matérielle sous la forme d’un chèque-cadeau offet par le café restaurant Les éditeurs  – 4 carrefour de l’Odéon, 75006 Paris – qui a ainsi tenu à apporter son soutien au Mai. Un soutien qui ne s’arrête pas là : jusqu’au 20 mai tous les clients pourront en effet participer à un quiz beaux-arts en répondant à quatre questions, grâce à quoi ils auront une chance de gagner l’un des livres de la sélection. Voilà qui devrait appâter quelques amateurs…


*COMPOSITION DES JURYS

– Le jury « Art » :
Nicole Denquin, bibliothécaire, bibliothèque André Malraux
Pierre Durieu, directeur de la librairie Mazarine/Paris
Alexia Fabre, directrice du musée d’art contemporain de Vitry MacVal
Claire Barbillon, directrice des études à l’École du Louvre
Geneviève Gallot, directrice de l’Institut national du patrimoine, Présidente du jury
Philippe Vallet, journaliste à France Info
– Le jury « jeunesse » :
Nic Diament, directrice de la Joie par les livres, Présidente du jury
Sabrina Robert, libraire, librairie Dédale /Paris
Bruno de Saint Chamas, auteur
Jean-Marie Touratier, conseiller culture du Recteur de Paris, délégué aux arts et à la culture
Laurence Tutello, Présidente des librairies Citrouille

isabelle roche

   
 

Prix du Livre d’Art 2007 décerné à l’occasion du lancement officiel du Mai du Livre d’Art, le jeudi 3 mai 2007 à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine – 1, place du Trocadéro et du 11 Novembre – 75116 PARIS

 
     

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Andrew Wilton, Turner

Un très beau livre qui propose une biographie détaillée de Turner, enrichie de considérations pertinentes sur son art

Joseph Mallord William Turner (1775-1851) : le plus grand peintre anglais du XIXe siècle aux côtés de John Constable, son contemporain.
Andrew Wilton : d’abord conservateur des dessins et estampes au Yale Center for British Art de New Haven, puis conservateur du Cabinet des dessins et estampes du British Museum – où furent entreposés les dessins et aquarelles de Turner avant d’être rassemblés dans la Clore Gallery for Turner Collection à la Tate Gallery de Londres – il fut nommé conservateur en chef de la Clore Gallery. Voilà donc longtemps qu’il côtoie l’œuvre de Turner ; reconnu comme le meilleur spécialiste actuel de l’artiste anglais, il travaille à la constitution du catalogue raisonné de l’œuvre – une entreprise colossale puisque Turner a légué à la postérité, selon l’inventaire qui fut dressé en 1856, 100 tableaux achevés, 182 ébauches et tableaux en cours, et un ensembe de 19 049 dessins et esquisses de tous ordres (indications données en fin d’ouvrage, dans la « chronologie », p. 245). 
Quelles figures imposantes… De leur rencontre naît un livre qui, lui, n’a rien d’intimidant ni d’austère. Sa richesse iconographique d’abord, sa mise en page parfois très mosaïquée ensuite lui confèrent un irrésistible attrait visuel. Quant à son organisation interne, d’une rigueur mathématique – un chapitre par tranche « ronde » de dix ans depuis la naissance jusqu’au décès du peintre, « 1775-1800 » ; « 1801-1810″… etc. – elle matérialise une progression strictement chronologique de l’étude, d’autant plus facile à suivre pour le lecteur que tous les chapitres comportent, en plus de ces bornes temporelles, un sous-titre indiquant ce qui, de la décennie considérée, a été le plus marquant pour le peintre – par exemple : « 1801-1810. Membre de la Royal Academy ».

Sur les rabats de la jaquette, court une présentation du peintre, de son évolution et de la spécificité de son art remarquable par sa concision et sa précision. Mais elle ne donne pas un réel avant-goût du contenu de l’ouvrage : celui-ci n’est pas un essai d’histoire ou de philosophie de l’art, ni une analyse de l’esthétique turnerienne ; c’est plutôt un document humain. Andrew Wilton est très clair : dès son introduction – et dans les « remerciements » qui la précèdent – il se pose en biographe, non en analyste :
L’objet du présent ouvrage est de fournir les faits essentiels de la vie de Turner sous une forme aisément accessible, en rapportant autant que faire se peut les déclarations du peintre lui-même ou celles de ses contemporains.
Cela ne signifie nullement que les considérations d’ordre théorique sont absentes, mais au lieu d’être convoquées pour elles-mêmes elles s’intègrent au propos comme de simples données participant de la vie de Turner. Ce qui touche à l’esthétique et à l’évolution de la pratique picturale du peintre se trouve en général – mais pas exclusivement – concentré dans les légendes qui accompagnent les illustrations.

Il est vrai qu’une bonne part du livre vise à casser ou, du moins, à nuancer, les idées caricaturales trop communément répandues au sujet de Turner – par exemple son avarice, son égoïsme, ou la très haute estime qu’il avait de lui-même. À travers une foultitude de témoignages provenant de ses proches mais aussi de ceux qui l’ont côtoyé à titre purement professionnel se dessine le portrait d’un homme au fond éminemment généreux, fidèle dans ses amitiés, conscient de sa valeur artistique autant que de sa fragilité sociale et de son physique peu avantageux.
Mais sa façon de peindre, ses artistes de référence, ses découvertes – la gravure par exemple – sa propension à remplir des carnets entiers d’esquisses, d’aquarelles, de croquis… toutes les facettes de sa pratique artistique sont aussi décrites avec minutie, à la lumière de sa vie quotidienne telle qu’elle apparaît dans ses récits de voyage, dans les lettres où il mentionne ses commandes, dans les factures et autres documents où s’accroche cette part un peu triviale de l’existence. Il importe toutefois de préciser qu’Andrew Wilton n’écrit pas en hagiographe et qu’il ne dédaigne pas, à l’occasion, de piqueter son texte d’humour…


C
onformément à ce qu’il annonce, Wilton cite sans cesse lettres, articles de journaux, passages de journaux intimes… etc. – repérables grâce aux italiques et aux alinéas ménagés dans les blocs textuels, disposés en doubles colonnes. Cette façon qu’a Wilton de montrer les matériaux mêmes sur lesquels se sont assises ses investigations donne à son livre l’aspect d’un atelier où aurait été amassé tout ce qui est utile à l’écrivain – mais un atelier fort bien rangé, dépourvu du moindre grain de poussière car l’ouvrage est parfaitement abouti et rien dans ses ultimes finitions ne semble faire défaut.
Le livre a pourtant une apparence composite : la mise en page semble parfois acrobatique et le maquettiste a dû
, en plusieurs endroits, déployer des trésors d’habileté pour amener à la plus juste coïncidence texte et illustrations tant celles-ci sont nombreuses et, surtout, associées à des légendes assez longues, qui ajoutent leur content d’informations au texte lui-même déjà riche. Toutes les données se complètent et, pour tirer le meilleur parti de cette biographie, il faut de chaque page lire les moindres détails.

En plus de ce qu’il révèle sur Turner, le livre d’Andrew Wilton passionne par ce qu’il laisse entrevoir de l’attitude de l’auteur par rapport à son sujet, puis de sa méthode d’approche et de transmission. Certes d’une grande clarté malgré sa richesse et la complexité de sa mise en page, il ne s’adresse pas aux profanes – il faut déjà connaître, fût-ce de manière très superficielle, l’artiste anglais pour s’intéresser en profondeur à cette mise au point biographique extrêmement fine et méticuleuse. Disons, plus exactement, que le livre perdrait de sa valeur à être abordé comme un simple outil de découverte de l’œuvre et de la vie du grand peintre…

 La jaquette, montrant en première de couverture un détail tiré de L’Incendie des Chambres des Lords et des Communes et, en quatrième, sur fond blanc, une aquarelle de Venise vue de la Giudecca en regardant vers l’est, soleil levant – tout entière, donc, aux couleurs fameuses de Turner, est certes magnifique. J’invite néanmoins le lecteur à en dépouiller le livre ; il découvrira alors une reliure toilée d’un gris profond et doux, absolument vierge à l’exception du dos, où figurent, inscrits à la feuille d’or, deux noms : celui de l’auteur à l’horizontale, serré dans l’épaisseur de la tranche et, à la verticale, en larges capitales, celui du peintre. Wilton / TURNER formant un T – un T comme Turner…

isabelle roche

   
 

Andrew Wilton, Turner, Actes Sud / Imprimerie nationale, octobre 2006, 256 p. – 49,00 €.
Ouvrage relié sous jaquette. Format 26,5X27,8 cm. 150 illustrations en couleurs, 50 en N & B.

 
     
 

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Jacques Lemesle, 3000 ans de chasse au sanglier

Littérateurs et artistes de tous poils doivent aider le rustique sanglier à préserver son instinct de bête sauvage

Le propos surprendra sûrement nos lecteurs : quoi donc, un texte pour chasseurs consacré au vil sanglier dans les colonnes du parisien Le Litteraire ? Frédéric Grolleau, Isabelle Roche et Karol Letourneux (a priori réputés pour leur sérieux, envoyons-nous quelques fleurs) seraient-ils devenus fous à lier, pour soudain ouvrir leur porte à un sujet sans commune mesure avec l’ambition affichée de leur support critique ?
Mais justement, répondons-nous, ce livre de belle facture est avant tout un « beau livre » (avec ce que cela implique de recherches, de photos – prises par l’auteur lui-même -, schémas et autres précisions didactiques). Par ailleurs, en dépit des préjugés et autres résistances à l’hétérogénéité des genres livresques, nous remarquons que le sanglier, loin d’un cochon sauvage égaré dans les halliers de la France d’en bas, ou d’un verrat promis au couteau du boucher local – s’inquiétera-t-on jamais assez de l’image funeste qui en est donnée à la fin de chaque album d’Astérix & Obélix ? – , doit bien plutôt être assimilé à la fois à un noble emblème interrégional de la campagne de notre beau pays (disons ce qu’il en reste) et à une icône, assez inattendue certes mais icône quand même, d’une certaine geste littéraire.

Qu’on en prenne pour témoin les récents Le Cri du sanglier (roman, Denoël, 2004 – commis par votre humble serviteur, qui ne chasse pas que des cibles germanopratines à haut talon) et Les sangliers de Véronique Bizot (nouvelles, Stock, 2005 – Prix renaissance de la Nouvelle 2006), la « bête noire » – tel est le surnom du bestiau – ne fascine pas que les chasseurs rêvant d’en extraire civet et pâté.
Par sa puissance sauvage et son intelligence, l’imposant sanglier imprègne depuis des siècles l’imaginaire des hommes, toutes civilisations confondues, qui voient en lui, en ce qui concerne l’art de la chasse, un adversaire de haute volée, qu’il ne convient pas de sous-estimer. Jacques Lemesle ne fait pas ici d’ailleurs que retracer trente siècles de traque, il revisite, sanglierophile convaincu, l’histoire même de cet animal d’abord destiné à devenir le gibier des rois pour en faire le symbole inattendu de la vie et de la résistance à l’ingéniosité humaine.

Regorgeant de détails et d’anecdotes historiques – la chasse des grands animaux se pratiquait déjà sur le continent européen bien avant la période de la glaciation de Würm, au paléoli­thique moyen, il y a presque cent mille ans, apprend-on -, l’ouvrage qui s’orne de nombreuses représentations iconographiques et d’un utile glossaire in fine (à l’instar de celui qu’on trouvait déjà dans Le Cri du sanglier) plaira certainement aux amateurs de l’affût et aux adeptes de saint Hubert, mais il peut tout aussi bien être lu par tout esprit curieux de savoir pourquoi le monde moderne continue d’honorer, sous toutes les formes artistiques d’ailleurs, l’animal qui, du marcassin au quartanier en passant par le ragot, alimente toujours les peurs, les fantasmes et également l’émerveillement de ceux qui le contemplent. Au détour d’un bois, dans un tableau ou au coin d’une enluminure.

Sans doute, comme le stipule Hubert Buiron dans la préface, les compagnies et solitaires qui perdurent ont-ils sauvé, dans les trente dernières années, la chasse française. C’est pourquoi il appartient à nos contemporains, aux chasseurs, aux littérateurs comme aux artistes de tous poils de faire en sorte que le rustique sanglier préserve son véritable instinct de bête sauvage.
Vive le sanglier libre donc !

frederic grolleau

   
 

Jacques Lemesle, 3000 ans de chasse au sanglier, Crépin-Leblond, 2006, 210×297, 232 p. – 45,00 €.

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U2 (Bono, Adam Clayton, Larry Jr Mullen, Edge) U2 by U2

Pour fêter Noël et ses trente ans de carrière, le groupe U2 offre au public un superbe recueil d’interviews et de photos

Alléluia, alléluia ! U2 aime Noël ! U2 aime ses fans ! Pour cette fin d’année, et ses trente ans de carrière, le groupe nous offre, avec l’aide de Neil Mc Cormick, journaliste au Daily Telegraph, un beau recueil d’interviews et photos.
(Sont également disponibles, avec la même pochette, un CD best of de ses récents singles et un DVD des clips correspondants. U2 aime aussi, sans doute, l’argent.)

L’ouvrage est aussi classieux (papier glacé, mise en page impeccable, qualité des photos) que classique dans sa composition : extraits de chansons du groupe pour les titres de chapitre, ordre chronologique, interview fleuve des quatre musiciens et de leur manager. Ce n’est pas follement original (on peut lire chez d’autres éditeurs des ouvrages sur les Stones ou les Beatles construits selon le même schéma) mais ne boudons pas notre plaisir.

Pour le fan de toujours (votre oncle, la quarantaine bien tassée) les premiers chapitres constituent un émouvant (ou douloureux, selon le rapport de votre oncle à son âge) flash-back vers une new wave héroïque. Pour votre petite cousine, qui connaît davantage Bono pour ses exploits humanitaires que vocaux, le livre ne présente peut-être pas de réel intérêt (sauf peut-être pour l’impayable photo de Jean-Paul II avec les lunettes de Bono page 290).
 
Pour moi, trentenaire qui découvrai à 12 ans « Sunday Bloody Sunday » live à Red Rocks (et déjà à l’époque la cassette vidéo qui allait avec le vinyle…), puis vibrai au son novateur du « Unforgettable Fire » avant d’assister enthousiaste à la déferlante du « Joshua Tree », la première partie de l’ouvrage a le goût d’une exquise madeleine.
La seconde rappelle au fan ingrat, tourné alors vers des horizons plus purs, plus durs (les Pixies, Nirvana…), les efforts de U2 pour perpétuellement se remettre en question, changeant d’image et de style album après album. Combinant une sincérité politique et une distance vis-à-vis du petit cirque du rock’n’roll forçant toutes deux le respect. Composant de-ci de-là quelques classiques (« One » s’il ne fallait en garder qu’un). S’imposant tournée après tournée comme les plus créatifs entertainers du circuit (laissons aux Rolling Stones le titre de plus grands : leur « Bigger Bang World Tour » aurait déjà 100 millions de dollars d’avance sur le précédent record des Irlandais).
Ne pas s’y tromper : d’autres musiciens ont connu dans les années 80-90 un succès planétaire (Springsteen, REM, Oasis par exemple). Mais seul U2 a su rebondir aussi vite. Et bien.

Le début du troisième millénaire laisse peut-être un goût amer avec un retour en arrière assumé (« All that you can’t leave behind »), professionnel et talentueux mais sans l’excitation du risque (« How to dismantle an atomic bomb »). Mais nous n’en sommes qu’au début. Et comme le dit Bono en conclusion :
Je ne pense pas que U2 soit d’humeur à y aller sur la pointe des pieds. Si on fait de bonnes chansons, on devrait finir par devenir franchement populaires.

guilhem menanteau

   
 

U2 (Bono, Adam Clayton, Larry Jr Mullen, Edge) U2 by U2, Au Diable Vauvert, octobre 2006, 340 p. – 55,00 €.

 
     
 

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Davide Domenici, Les Mayas. Trésors d’une civilisation ancienne

Un livre magnifiquement illustré qui introduit avec clarté et concision à l’univers des Mayas et des Olmèques

On sait généralement peu de choses des civilisations anciennes qui se sont développées à l’écart du Vieux Continent. On ignore parfois jusqu’à leur existence, trop centrés que l’on est sur sa propre Histoire judéo-gréco-chrétienne. Certaines de ces cultures pourtant exercent sur nous un étrange pouvoir de fascination, notamment les civilisations méso-américaines pré-hispaniques (Olmèques, Mayas, Toltèques, Aztèques…). Des images surgissent soudain en pagaille, qui mélangent pêle-mêle Quetzalcoatl, visages granitiques à gueule de jaguar, temples à étages, souverains-chamanes coiffés de casques étranges et bariolés… etc.
La collection « Trésors d’une civilisation ancienne » des éditions White Star permet de remettre un peu d’ordre dans tout cela et de jeter quelque clarté sur ces peuples d’outre-Atlantique qui ont précèdé l’arrivée des conquistadors au XVIe siècle.
Ce livre – premier tome d’un triptyque annoncé – est consacré aux Olmèques et surtout aux Mayas, qui ont largement dominé un territoire méso-américain s’étendant du Mexique jusqu’au Nicaragua, en passant par le Guatemala, le Bélize, le Honduras et San Salvador, et ce de -2500 avant JC pour la période dite « pré-classique ancienne » jusqu’à 1519 après JC, période nommée « post-classique récente ».

Autant le dire tout de go : ce beau livre, extrêmement bien illustré (232 photos en couleurs) et richement documenté, est une merveilleuse entrée en matière pour qui veut pénétrer les arcanes de ces civilisations anciennes. S’il s’agit là d’un bel objet, sa vraie qualité est de marier clarté et concision. Et surout de susciter l’envie d’aller un peu plus loin dans la connaissance de ces mondes révolus… Ce qui est loin d’être évident lorsque l’on sait la complexité historique de toutes ses cités-États mayas qui ont tour à tour fleuri, prospéré, avant de péricliter au cours des siècles. L’auteur, l’archéologue italien Davide Domenici, a pourtant réussi ce tour de force.

Cet ouvrage commence évidemment par la civilisation olmèque et la création des premières sociétés hiérarchisés vers -1600 avant JC sur le territoire mixe-zoque entre le Guatemala et le Chiapas. Déjà, dans cette aire isthmique, on se rend compte de l’existence d’une certaine unité linguistique et culturelle entre les différentes seigneuries. Mais dès les environs de -600 avant JC apparaissent les premières cités mayas parmi lesquelles El Mirador, Uaxactun et bien entendu Tikal. Cette dernière devra pourtant attendre quelques siècles pour devenir, durant la période classique (250 après JC- 900-1000 après JC), la première grande cité-État du Petén. Une splendeur attestée par ses magnifiques centres monumentaux, ses stèles à bas-reliefs qui racontent tant d’histoires sur les “exploits” magnifiés de ses souverains, sur les guerres avec les cités-États voisines (en particulier Calakmul).
Davide Dominici nous rappelle d’ailleurs que, longtemps, incapables de déchiffrer les inscriptions mayas, les archéologues pensaint qu’elles n’évoquaient que des questions astronomiques ou calendaires. En 1950, on découvrira qu’il s’agissait aussi et surtout d’un magnifique moyen de propagande pour les souverains en place… 
 
Il est difficile de résumer un tel livre… l’histoire des civilisations olmèques et mayas est beaucoup trop riche et complexe. Une chose est sûre : il se lit comme un roman et l’on suit avec passion les différents chapitres consacrés à l’écriture maya, à son système calendaire (“Le Compte Long”), aux relations entre les multiples royaumes, aux scènes d’autosacrifice auxquelles se soumettaient les nobles de haut rang pour atteindre l’extase et prouver leurs pouvoirs chamaniques (en entrant soi-disant en contact avec les morts), ou encore à l’étonnant Jeu de balle (apparu dès -1600 avant JC à Paso de la Amada) qui a tant fasciné les Espagnols… Ces mêmes Espagnols qui, au début du XVIe siècle, sonneront le glas de ces civilisations méso-américaines. Il nous reste tout de même, et fort heureusement, des témoignages tangibles (les sites de Tikal, de Palenque, Copan, Chichén-Itzà…) d’une Histoire incomparable. Et désormais ce livre hautement recommandable…

michael herviaux

   
 

Davide Domenici, Les Mayas. Trésors d’une civilisation ancienne (traduit par Pascale Liegeon), éditions White Star, novembre 2006, 29 x 32 cm, 232 photos couleurs, relié sous jaquette, 208 p. – 25,00 € jusqu’au 31 janvier 2007 (ensuite 29,90 €.)

 
     
 

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Michael Mallory, X-men

Comprendre l’univers des X-men c’est avant tout être capable d’en savourer la quête autant que la complexité

 La galaxie des aficionados des X-men peut s’émouvoir depuis la sortie début novembre, de cet ouvrage publié en France par les éditions White Star.
Ce livre est en effet imposant de taille et de références. Une reliure luxueuse (simili-cuir, découpes, quadri vernie…), environ 400 illustrations couleurs souvent en pleine page et sur papier glacé, font de ce livre un dictionnaire de références graphiques.

Bien plus, il est écrit par Michael Mallory, une autorité en matière de bande dessinée et retrace la saga des X-men depuis leur création pour les célèbres comics dans les années soixante jusqu’à la sortie du film de Brett Ratner, X-men, l’affrontement final, en mai 2006.
Ce livre sera certainement un Collector…

Comprendre l’univers des X-men c’est avant tout être capable de savourer leur quête autant que la complexité de celle-ci.
Chacun de nous a pu, à un moment ou un autre, se retrouver face à l’une de leurs aventures mais bien peu d’entre nous ont une connaissance approfondie, voire exhaustive, de la saga ! Il faudrait pour cela avoir eu en main les innombrables albums, avoir suivi l’évolution de chaque héros : Wolverine, Kitty Pride, la Reine Blanche, Cyclope, le Fauve… sans oublier Magneto et l’énigmatique professeur Xavier. Tant d’autres mutants composent cette étonnante confrérie qu’il serait presque fastidieux d’en faire ainsi le tour. Pourtant le lecteur d’aujourd’hui, s’il veut comprendre les enjeux des affrontements entre humains et X-men qui fondent la plupart de leurs aventures, se doit d’avoir au moins quelques notions au sujet de ces héros aux pouvoirs fantastiques.
Le livre que proposent aujourd’hui les éditions White Star est alors celui qu’il nous faut car il offre une fiche descriptive détaillée pour chacun des X-men, des X-treme Gros Plans ! Pouvoirs, personnalité, faiblesses mais aussi histoire personnelle du héros et même évolution au fil des ans sont ici synthétisés, chaque page offrant une ou plusieurs illustrations de qualité, permettant d’avoir ce petit supplément d’aperçu qui nous replonge irrémédiablement dans les aventures de notre enfance.
L’ouvrage va bien au-delà de ce qu’avait pu en un temps, offrir la trilogie des X-men au cinéma dans les années 2000 ; il nous permet en effet de revenir sur chaque personnage, d’en relire l’histoire et de rebondir de l’un à l’autre en compulsant l’extraordinaire index fourni, d’où se dégage alors une vue d’ensemble.

Le concept des X-men repose sur l’affrontement des genres, de l’étranger à qui l’on prête des pouvoirs et qui devient alors forcément l’ennemi. Le face-à-face final tant redouté, qui sous-tend effectivement toutes les aventures des X-men, est celui de l’humanité contre les mutants, ou bien devrais-je dire, des mutants contre l’humanité ? Ce n’est pas seulement un combat caricatural et manichéen : les aventures des X-men se placent aussi sur le plan des symboles et des grands mouvements de l’Histoire.
Ils sont des humains évolués, des humains transcendés pourrait-t-on dire, mais nés du même creuset.
Ils ont l’émotion autant que l’ambition, des pouvoirs exceptionnels mais aussi des failles et des défauts. Malgré leurs super-pouvoirs, l’identification est aisée, pourtant cela ne suffirait pas à établir un tel succès.

L
e nombre de lecteurs assidus qu’a connu cette diégèse complexe et mouvante depuis plus de quarante ans, prouve indéniablement sa capacité à se renouveler ainsi qu’à évoluer avec de nouveaux concepts ou de nouveaux courants d’idées. En son heure, cette saga fut une critique à peine camouflée des luttes entre Blancs et Afro-Américains. Plus récemment elle inspira un nouvel opus teinté d’ordre élisabéthain affrontant sorcellerie et magie noire (1602, textes de Neil Gaiman, dessins d’Andy Kubert).
Rien ne peut résister à l’univers des X-men, agissant comme un trou noir, absorbant sans aucune difficulté les nouveaux concepts, toutes les analogies, des plus faciles aux plus complexes. Voila sans doute d’où nous vient cette étrange fascination, qui perdure à l’âge adulte et qui nous fait autant apprécier ces héros mutants !
Cet ouvrage manquait : dictionnaire, historique, synthèse, index illustré… Il nous offre un parcours initiatique autant qu’une plongée totale dans le monde des mutants.

karol letourneux

   
 

Michael Mallory, X-men, Éditions White Star coll. « Les personnages et leur univers », novembre 2006, 288 p. – 49,90 €.

 
     
 

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Yves Bottineau-Fuchs, Peindre en France au XVe siècle

Un livre magnifique qui propose de très fines analyses de l’art pictural du XVe siècle, ancrées dans les réalités de l’époque

Les divisions chronologiques sont arbitraires, et l’on sait combien les faits historiques, les vastes mouvements humains se jouent de ces bornes que l’Homme plante au fil du Temps pour conserver l’illusion qu’il ne s’y perd pas. Il n’en reste pas moins que l’unité appelée « XVe siècle » ne recouvre pas qu’une dénommination commode : ce bloc temporel correspond réellement à une phase à la fois douloureuse et riche de l’histoire européenne presque exactement inscrite entre 1400 et 1500 – à quelques années près bien sûr, qui floutent un peu des frontières si abruptement posées…
C’est une période charnière : le Moyen Age n’est pas tout à fait enterré – même si la féodalité n’est plus ce qu’elle était – et la Renaissance n’est pas encore advenue. Siècle turbulent, bousculé par les soubresauts résurgents de la Guerre de Cent ans – le traité de paix qui en marquera le terme ne sera signé qu’en 1475, à Pecquigny en Picardie – il est le creuset de profondes mutations dont l’art pictural porte l’empreinte. Le développement de la devotio moderna, par exemple – la dévotion privée, qui se manifeste en dehors de la messe, dans l’intimité de chaque foyer – incite les riches fidèles à commander aux ateliers de peintres des livres d’heures, des tableaux de piété pour soutenir leur foi. Avec l’enrichissement de la grande bourgeoisie, le mécénat artistique cesse d’être l’apanage des grandes familles nobles…

Avant de plonger au cœur des analyses formelles et esthétiques, Yves Bottineau-Fuchs prend le temps de bien exposer le contexte historique. Il s’attache aussi bien à retracer les grandes lignes des mouvements politiques – rivalités entre prétendants à tel ou tel trône, prétentions territoriales, enjeux économiques… – qu’à examiner les structures et les hiérarchies qui sous-tendent la société de l’époque. Il peut alors définir « les conditions du métier » de peintre.
L’on apprend ainsi qu’être « valet de chambre » est une charge enviée et prestigieuse, que les artistes peintres exercent leurs talents dans des domaines extrêmement divers – beaucoup sont également maîtres verriers et réalisent des vitraux, peignent des armoiries, des étendards, confectionnent des décors et des ornements temporaires pour les manifestations de prestige, les fêtes auxquelles aiment s’adonner les seigneurs et leur cour… Enluminure, vitrail, peinture sur panneaux : autant d’arts appelant des savoir-faire différents que doivent posséder les peintres du temps. En plus de cette polyvalence, les artistes sont les réceptacles d’influences diverses : la plupart d’entre eux voyagent, en quête toujours d’un mécène qui leur versera une pension en échange de leurs travaux. Migrant de ville en ville, séjournant là et ailleurs, ils absorbent des techniques, des modes de représentation variés qu’ils assimilent et laissent ensuite transparaître dans leurs œuvres, les plus talentueux sachant transmuer ces sources d’inspiration en une singularité telle que l’historien de l’art reconnaît sans peine leur style. Peindre, au XVe siècle, est donc affaire d’osmoses. C’est tout l’objet du livre d’expliquer cela et de montrer que, de ces pratiques osmotiques, il émerge un art typiquement français, réellement original, qui se démarque autant de la manière flamande que de l’art italien alors même qu’il en porte les traces au plus profond.

Organisé de façon thématique plutôt que strictement chronologique, le livre permet d’avoir véritablement une vue synchronique de l’art pictural en France au XVe siècle.
En allant du général au particulier – posant d’abord les conditions de production, puis décrivant « le gothique international », manière de peindre répandue à l’aube des années 1400, il présente ensuite tour à tour les grands pôles artistiques de l’époque, en pointant les fluctuations de leur activité, avant de consacrer un chapitre entier à Jean Fouquet – Yves Bottineau-Fuchs acclimate lentement le lecteur à un contexte historique, à un état d’esprit de telle manière qu’il est préparé à apprécier l’art de Fouquet et ses apports à leur juste importance. 
Ce mouvement du livre – description, d’abord, d’une atmosphère générale pour aboutir au portrait d’un homme et de son art – témoigne de l’option « humaine » adoptée par l’auteur, qui n’aborde pas la peinture française du XVe siècle comme une notion esthétique abstraite mais comme la manifestation d’une sensibilité humaine, rendue possible par la conjonction de divers facteurs eux aussi humains. En citant, à maintes reprises, des extraits de livres de compte, de contrats, de prix-faits et autres documents d’époque, Yves Bottineau-Fuchs ancre son propos dans une réalité matérielle et quoitidienne lointaine, oubliée qui, de la sorte, affleure à nouveau.
Le titre du livre, déjà, signale cette approche résolument humaine : l’emploi du verbe « peindre », au lieu du substantif « La peinture » montre combien l’auteur va s’attacher au geste artistique, à ses « conditions de production » – expression à entendre au sens large, pas seulement économique – et non à son seul résultat esthétique. Il se penche autant sur l’âme et la chair que sur les formes et les techniques de représentation. Ses descriptions d’œuvres disent bien cela : il n’en est pas une qui ne vibre de vie, qui ne soit empreinte d’une émotion quasi charnelle. Et ce qui pourrait paraître fastidieux – surtout lorsque l’image décrite n’est pas reproduite : l’on est contraint à un puissant effort de visualisation – se lit comme un interlude romanesque, comme si l’on pénétrait par une porte entrouverte dans un récit suspendu. D’emblée l’empathie se noue avec l’image ; l’esprit est alors dans les meilleures dispositions pour suivre mot à mot les commentaires et l’analyse que l’auteur tire de ses observations.

En tant qu’objet, le livre est une petite merveille. La couverture est une réussite. Ses deux plats entrent en résonance directe avec le contenu : l’or mat et sobre du dos et de la quatrième annoncent celui de l’encre utilisée avec une élégante parcimonie dans le texte ; le portrait du premier plat – Le bouffon Gonnella, attribué à Jean Fouquet – sera étudié en détail pp. 262-264, l’enluminure du second – « rencontre avec Humble Requête », tirée du Cœur d’Amour épris de René d’Anjou – est commentée aux pages 136 à 139. Manipuler l’ouvrage est un plaisir : la mise en page est belle – texte sur deux colonnes avec de larges marges à l’entour pour laisser de la place aux notes et aux légendes d’images, typographie petite mais aérée, fine et parfaitement lisible – et l’iconographie, très riche, toujours disposée de manière à correspondre étroitement au texte. Un petit détail enfin achève de conférer au livre une ultime touche de raffinement : faux-titre, titre, intitulé des chapitres et sous-chapitres sont imprimés à l’encre dorée, sans graisser les caractères, comme une référence discrète à l’art délicat de l’enluminure et de la miniature.
Un livre magnifique, donc, que l’on accueillera avec enthousiasme. Mais comme il ne saurait y avoir d’engouement si grand qu’il n’ait son ombre au tableau, il faut bien déplorer quelques défauts, tous imputables à cette gangrène des beaux livres : les reproductions en double page. Elles sont ici en général superbement réussies et les dommages causés par la cassure de la reliure minimes. Sauf en ce qui concerne le Retable Cadard, reproduit pp. 148-149 : la Vierge est très exactement centrée, de ce fait, son visage est tristement distordu par le pli de reliure et rendu aussi dyssymétrique qu’une figure de Picasso…

Je ne suis pas en mesure d’apprécier ce que cet ouvrage apporte de neuf à l’histoire de l’art pictural, étant profane en la matière. Je puis néanmoins goûter la clarté du propos, la minutie des descriptions qui suivent de près l’iconographie, les lectures comparées des œuvres appuyées sur de fines observations, les recoupements peu à peu établis au fil de celles-ci… Je quitte ce livre en ayant retenu quelques noms d’artistes majeurs, les particularités qui distinguent la manière française des esthétiques flamande et italienne – il m’a rendue plus savante. Il faut dire que Peindre en France au XVe siècle n’est pas de ces beaux livres gratuits, au contenu indigent et dont l’aspect flatteur, souvent clinquant, n’a d’autre but que d’ornementer les rayons d’une bibliothèque vaniteuse. L’ouvrage d’Yves Bottineau-Fuchs est un authentique outil de savoir ; on ne le consulte pas en dilettante : on va vers lui mû par la soif d’apprendre. On ne le feuillette pas distraitement : on le lit dans le recueillement qu’exige l’étude, avec sous la main de quoi noter ce que l’on veut retenir, ce qui pose question, ce qui tisse des réseaux de ressemblances et d’échos…
L’on achèvera enfin l’éducation de son œil en allant au musée voir de plus près les peintures, fresques et enluminures que l’on aura entraperçues dans ces pages – car il n’est pas de livre, aussi parfait fût-il, qui remplace le contact direct avec les œuvres quand celui-ci est possible.

isabelle roche

   
 

Yves Bottineau-Fuchs, Peindre en France au XVe siècle, Actes Sud, septembre 2006, 330 p. – 69,00 €.

 
     
 

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Karine Douplitzky, Poussée de sève

Un livre où titres et images suggestives réapprennent à voir le monde végétal

L’amour. Petit mot qui est synonyme de bien des choses… Ici, c’est un amour du végétal, pour ne pas dire un amour végétal tout court, qui transparaît. L’auteur est une poètesse, et nous offre des photographies impressionnantes. Elle magnifie le regard en offrant des titres pleins d’allusions à des clichés très sexués. Car ce sont les élans d’arbres, des bouts d’écorces, des troncs enlacés qui se dévoilent. Et le lecteur réapprend à voir. Il cherche les correspondances, suit des lignes du doigt et se retrouve à caresser la couverture, faite d’un carton presque brut. Et c’était là à la fois une idée de génie et un choix difficile à faire. En effet, la couverture tient en une page vierge, avec une découpe ronde dévoilant un détail… d’une photographie déjà très explicite qui ouvre le livre et donne le ton. Mais c’est un pari réussi, car ce contact nous ramène droit au propos initial, ce retour à la nature, cette redécouverte d’un monde que l’on pousse de plus en plus loin de nous. Et qui nous manque.

L’être humain est ici interpellé très fortement. Les formes se révèlent autres que ce qu’elles sont, et la nature surprend, amuse, voire émoustille. Les images se passent de commentaires, et une première lecture peut être faite sans même se référer aux titres. C’est un voyage initiatique, seulement rythmé par les titres évocateurs qui organisent l’ouvrage. Puis vient le second temps, où l’on lit la préface et remet les noms sur les images. L’imaginaire travaille une seconde fois, l’histoire change et les sensations s’affinent. Car bien sûr, les sens sont sollicités. Le regard, puis le toucher… puis les autres ! Car on ne sort pas indemne de cette lecture voyeuriste, on la poursuit ensuite, au détour d’une rue, d’un bosquet ou lors d’une balade en forêt. On joue à trouver des arbres taquins, des arbres sensuels, des arbres sexués. On cherche la branche, la feuille ou l’écorce qui dessine une nouvelle forme, vue sous un certain angle. Et on va y mettre les mains, on va sentir les effluves et se laisser porter par cette approche sous influence. Et peut-être même que l’on sort pour l’occasion son appareil photo, pour se constituer son ouvrage personnel, celui qui racontera l’histoire intime, avec ces éléments d’un monde enivrant, parfois si loin de soi.

Pas de réflexions sur les questions techniques, pas de critique sur les clichés. Pas besoin, ce n’est pas ce qui compte. Mais plutôt une belle pensée pour la toute nouvelle structure (un an tout juste !) imaginée par un grand monsieur de l’édition, Adam Biro qui, à travers elle, fait le pari de nous offrir de belles choses à lire… autrement.

Pour visiter le site de l’éditeur, cliquez ici

anabel delage

   
 

Karine Douplitzky, Poussée de sève, Biro éditeur, 2005, 109 p. – 55,00 €.

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Les Fleurs du Mal illustrées par la peinture symboliste et décadente

Comment des esthètes hantés par la mort et le Mal mais vouant un culte à l’absolue Beauté eussent-ils pu être mieux servis que par ce livre ?

L’expression « beau-livre », pour séduisante et majestueuse qu’elle soit, est à manier avec précaution. Consacrée par le langage courant, elle est aujourd’hui devenue une sorte d’étiquette commerciale servant d’indicateur dans les rayons des librairies, et s’applique autant aux véritables ouvrages d’art qu’à ces trop accrocheuses baudruches qui, une fois passée la jaquette clinquante et tournées les premières pages, ont tôt fait de crever tant le contenu est insipide et la mise en page bâclée, le tout desservi par une iconographie qui compense par la quantité ses médiocres qualités.
Aussi devra-t-on s’entendre d’emblée en qualifiant la dernière publication de Diane de Selliers de « beau-livre » : c’est un vrai beau livre – mieux, c’est un archétype, le référent idéal tel qu’il devrait se présenter à l’esprit une fois entendue cette expression. À l’aspect on ne peut plus attrayant répond un contenu sobre – les indications qui accompagnent les poèmes de Baudelaire sont réduites au minimum de ce qu’exige l’honnêteté intellectuelle de toute personne cultivée mais peu intéressée par la critique universitaire -, pensé au millimètre et mis en valeur par une fabrication que l’on n’aurait pu imaginer plus soignée.

Mais procédons par ordre – l’ordre que suivent en général les gestes d’un lecteur face à un « beau-livre » : le prendre en main, en considérer la vêture puis aller ensuite voir si l’habit est à la mesure de ce qu’il couvre. Filons donc la métaphore vestimentaire : Diane de Selliers a drapé sur Les Fleurs du Mal une robe de haute couture – un modèle pensé et cousu à même ce corps littéraire sublime, à lui seul destiné, aux finitions irréprochables. 
L’imposant volume est enserré dans un coffret dont l’épaisseur et la parfaite rigidité sont très exactement adaptées à sa masse et à ses dimensions ; chacune des faces est ornée d’une superbe reproduction (La Femme au chapeau noir, de Georges de Feure, et La Chanson de Chérubin, de Félicien Rops) à laquelle rien ne nuit, le titre ne figurant que sur le dos du coffret. Une fois le livre dégagé, il resplendit sombrement dans son bel habit de toile couleur de sang trop riche – un rouge qui a la profondeur d’une noyade. Là encore le titre est confiné au seul dos – de belles lettres noires apposées aux fers à dorer. Le second plat a tout entier succombé au vertige du rouge tandis que sur le premier s’épanouit l’empreinte, elle aussi exécutée aux fers à dorer, de La Femme au chapeau noir. Empreinte aux nuances de petite nuit – gris, noir et blanc – d’un visage de trois-quarts, aux pâleurs de spectre, légèrement penché et coulant un regard en coin : invite muette mais ô combien éloquente à entamer l’étrange et beau voyage que l’on entreprend en ouvrant le livre…

Le registre chromatique et la sobriété de la couverture, les élégantes gardes noires donnent le la : tout est conçu pour que règne l’harmonie visuelle. Mais une harmonie évocatrice, signifiante. Puis les doigts rencontrent l’épais papier couché mat des pages – un indicible plaisir tactile qui impose un geste alenti, respectueux, aussi long que le temps demandé par l’œil pour contempler ce qu’il regarde. D’abord une mise en page superbe, tant pour les textes que pour les images : la taille et l’empâtement des caractères, les espacements des mots et des lignes sont admirablement proportionnés au format ; les marges sont idéalement équilibrées autour des images. Certes, nombre d’entre elles sont hélas cassées par la reliure mais il faut convenir que ce désagrément est réduit au plus infime : le livre est d’une facture telle qu’on peut l’ouvrir entièrement sans dommage, et la continuité entre les deux parties de l’image est parfaite. Quant à la qualité des reproductions, c’est peut-être le point le plus frappant du livre : les couleurs ont une incomparable densité, une profondeur qui doit n’avoir d’égale que celle perceptible quand on est devant l’œuvre originale. Même les lavis, les crayonnés les plus légers ont une présence fascinante. Et les détails de texture sont restitués avec une acuité rare : on voit les coups de pinceau dans la pâte de la peinture, les vergeures des papiers, les fils de trame de la toile poindre sous certaines huiles, la pulvérulence subtile des pastels… l’illusion est si forte qu’on se prend à être surpris de ne rencontrer sous le doigt que la douceur de la page absolument lisse au lieu du grain un peu fort de tel papier ou des reliefs dessinés par les traces de pinceau.


Alfred Kubin, La Dame blanche, vers 1903

La manière dont les textes et les images sont mis en rapport est elle aussi le fruit, à n’en pas douter, d’une longue réflexion ; ce rapport ne se mesure pas seulement aux échos évidents entre tel vers, telle métaphore et l’image qui jouxte le poème mais aussi au rythme savant, que l’on devine maintes fois pensé et revu, qui règle l’alternance des poèmes et des illustrations – une architecture subtile qui ne néglige pas de rompre l’insolent vertige de ces reproductions magnifiques en glissant par endroits une succession de quelques pages vouées au seul texte : leur blancheur sur laquelle se détache la rigoureuse géométrie typographique du poème instaure comme un silence visuel.

Oui, tout ici concourt à l’émerveillement du regard. Mais la lecture proprement dite demeure difficile – et ce n’est pas une question de lisibilité puisque l’on a vu combien la mise en page est parfaite. C’est plutôt que le poème, le texte littéraire, et l’image ne requièrent pas le même « espace de perdition » : la littérature se goûte dans l’intimité, se satisfait d’un mouchoir de poche et pour s’enivrer de mots un volume minuscule suffit – pour le support comme pour l’espace où se tient le lecteur. Tandis qu’il faut à l’œuvre picturale la vastitude des salles de musée pour que l’œil puisse les embrasser et l’âme se perdre en elles. Et le livre qui prétend les reproduire doit leur offrir, dans ses pages, l’équivalent de l’environnement muséal : un grand format et des marges telles qu’elles puissent générer de la lumière autour de l’image. Voilà donc le problème de ce livre : une sorte de « conflit d’espace » ; le voisinage entre ce qui demande à être lu et ce qui appelle la contemplation donne l’impression que les poèmes sont davantage là pour assurer la cohésion de l’iconographie que pour être lus. Peut-être, alors, vaut-il mieux connaître déjà Les Fleurs du Mal, avoir déjà sombré dans leurs gouffres avant de se plonger dans cet ouvrage. En revanche, ne rien savoir du symbolisme et de la décadence n’empêche en rien d’apprécier les images – ce livre serait même un merveilleux incitateur à en apprendre plus sur cette méphitique esthétique.


David Oyens, L’artiste dans son atelier lisant l’Art moderne, 1884

Ce n’est pas ici le lieu de s’attarder sur les choix d’œuvres – pourquoi tel artiste est-il absent, pourquoi tel autre est-il sur- ou sous- représenté ? – ce serait oiseux et sans grand intérêt. Constatons simplement que moult informations sont apportées en complément du texte illustré – précisions quant à l’édition et aux options orthographiques retenues, établissement d’une chronologie succincte, notices biographiques de tous les artistes dont les œuvres sont reproduites – attestant de la solidité des recherches ayant précédé la réalisation du livre et, surtout, que celui-ci répond, sans faillir, à l’intention que Diane de Selliers résume en ces termes dans son avant-propos :
Nous avons choisi 185 œuvres peintes, dessinées, lithographiées, aquarellées, afin d’établir les correspondances multiples qui existent entre l’œuvre phare que constituent Les Fleurs du Mal et la peinture du XIXe siècle finissant.
Il ne s’agit donc pas d’une énième version illustrée des poèmes baudelairiens ni d’un banal florilège d’images symbolistes ou décadentes mais d’une fenêtre magnifiquement entrouverte sur l’ensemble d’un mouvement esthétique d’une étonnante richesse, qui porte en germe les bouleversements artistiques du siècle approchant et a, avec notre époque, de profondes – inquiétantes ? – résonances.

Descriptif et contenu de l’ouvrage

164 poèmes constituant l’édition définitive des Fleurs du Mal telle qu’elle est parue en 1861, augmentée des Épaves et de l’édition posthume parue en 1868.
Préface de l’historien d’art Jean-David Jumeau-Lafond.
472 pages en couleurs au format 24,5 x 33 cm, en un volume relié pleine toile sous coffret de luxe illustré. Titres et empreinte de la couverture aux fers à dorer.
En fin de volume :
chronologie de la vie de Baudelaire et de son époque, biographies concises des 86 artistes présents dans l’ouvrage écrites par Aurélie Carréric.
185 illustrations en couleurs :
peintures, lithographies, aquarelles, pastels, dessins de 86 artistes de la seconde moitié du XIXe siècle.

isabelle roche

   
 

Les Fleurs du Mal illustrées par la peinture symboliste et décadente, Diane de Selliers, septembre 2005 [voir contenu ci-dessus], 475 p. – Prix de lancement (jusqu’en janvier 2006) : 190 €. Prix définitif : 230 €.

 
     

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Aude Boissaye, Dans la jungle du Rhin – La Petite Camargue Alsacienne – Regards sur une réserve naturelle

Ce livre est un véritable chant d’amour composé en hommage à ce grand fleuve européen…

Le fleuve, les hommes, le milieu : autour du Rhin, un monde a lieu, dont il est le centre rayonnant. L’eau est donneuse de vie. Au sens fort, elle anime la Petite Camargue Alsacienne, la façonne, la crée. Il y a cinq millions d’années, le Vater Rhein, qui relie aujourd’hui les pays du continent, coulait jusqu’à la Méditerranée. Comme les Grecs, les Romains le représentaient sous les traits d’un vieillard à longue barbe, Rhenus. Quant à lui, le Moyen Age voit la naissance des grandes cités rhénanes. Ce sera toujours vrai : le plus beau fleuve d’Europe unit plus qu’il ne sépare, même s’il fait office de frontière entre France et Allemagne depuis le Traité de Westphalie au XVIIe siècle.

Le Rhin d’autrefois ressemblait à l’Amazonie et il ne reste que quelques bribes de cette forêt. Rhin physique mais aussi fleuve à la dimension mythique que poètes et peintres (parfois les deux, comme Victor Hugo) ont célébré. Monde en elle-même, la Petite Camargue est longtemps restée à l’écart des bourgs. Les bateliers y voguèrent et les pêcheurs y réalisèrent plus d’une pêche miraculeuse : jusqu’à l’orée du XXe siècle, le Rhin était le plus grand fleuve à saumon d’Europe. La légende veut même que ce poisson y était à ce point abondant qu’un édit royal interdisait aux patrons d’en servir tous les jours à leur personnel. Par contre, le fameux « or du Rhin » n’eut jamais rien de bien réel.

Et les eaux du Fleuve de couler près des saules (les arbres à sabots) tandis qu’au fil du temps qui est, rappelle Aude Boissaye, celui de l’eau, les hommes n’eurent de cesse de vassaliser le grand fleuve libre, de l’aménager, de l’endiguer. À partir de 1928, le grand canal du Rhin voit le jour et l’on capturera bientôt les ressources en électricité du Rhin. Mais la trace de l’homme a fait, par endroits, du fleuve un cloaque que des programmes à long terme tels que « Rhin vivant » et « Rhin 2020 » entendent contrecarrer. Il s’agit de redonner le Rhin à lui-même, de lui rendre les traits de son visage.

La pisciculture elle-même est liée à ce fleuve : c’est en effet dans la plaine de l’Au que fut développé le principe de la reproduction artificielle des poissons. Et Napoléon III soutiendra personnellement le projet, lui qui encouragea les recherches pionnières de Victor Coste, professeur au Collège de France. Classée « merveille de la science » lors de l’exposition universelle de Paris en 1856, copiée à travers le monde, confisquée par les Allemands au gré de l’histoire, la Pisciculture de Huningue est au centre de tout. Mais le lieu se détériore et, à partir des années 1970, un très efficace comité de sauvetage rend au lieu sa fonction première : le repeuplement du fleuve.

Quant à elle, la Petite Camargue d’Alsace, contrepoint musical de la Grande Camargue du Sud, est la première réserve naturelle de la région. Il est miraculeux que si près de Bâle, au nord de Saint-Louis, au confluent des trois frontières, un tel paradis, un livre ouvert qui offre mille visages de la nature ait lieu. La nature y est à l’œuvre, naturellement. Lieu de mémoire, elle est une mosaïque de milieux (eaux, bancs de sable, roseaux, prairies humides) qui sont autant de mondes dans ce monde.

Les noms des espèces sont la poésie même : pélobate brun qui chante sous l’eau, foulque macroule, harle bièvre, aeschne bleue, anémone pulsatile. À approcher du cœur et des deux yeux la roselière, on y distingue ici une rousserolle effarvatte, là un azuré des paluds. Don du fleuve, la Petite Camargue, sise dans le genou du Rhin est le royaume de papillons dont les teintes, belles à s’évanouir, sont comme les éclats du paradis. Faune et flore s’y épousent à la lumière de l’eau. Le véritable or du Rhin a lieu sur le plumage du loriot mâle, visiteur des lieux de mai à août.

Émaillé de citations littéraires, d’encarts documentés, doté d’une iconographie aussi remarquable que variée, complété d’un guide pratique et d’une bibliographie, cet album est une réussite. Dès lors, peut-on dresser le portrait d’un fleuve ? Rendre les traits de l’eau  ? Aude Boissaye, qui a vécu au cœur de la Petite Camargue, répond par l’affirmative. Son livre est un chant d’amour au lieu aimé.

pierre grouix

   
 

Aude Boissaye, Dans la jungle du Rhin – La Petite Camargue Alsacienne – Regards sur une réserve naturelle, Éditions du Rhin, mai 2005, 137 p.

 
     

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Edouard Onslow – Un peintre en Auvergne au XIXe siècle

Une exploration de la vie auvergnate au XIXe siècle à travers la peinture d’un artiste trop peu connu

 

Ce très beau livre a été édité à l’occasion du centenaire de la naissance de l’artiste, en 2004 – anniversaire salué par une exposition importante, au Musée de la Haute Auvergne à Saint-Flour, dont le commissariat était assuré par Jean-Jacques Le Moan. On notera au passage que ce peintre n’aura, en tout, bénéficié que de trois grandes rétrospectives : 1955, 1987, et 2004.

La famille d’Edouard Onslow (1830-1904) émigre d’Angleterre en Auvergne, à la fin du XVIIe siècle. Son établissement en France relève d’un troublant scandale – pour l’époque – lié aux mœurs du grand-père : une aventure sentimentale « contre nature ».
Installé à Clermont-Ferrand, cet homme épouse alors Marie-Rosalie de Bourdeilles de Couzances, famille de Brantôme et fonde la branche française des Onslow. Edouard Onslow, le peintre, est le neveu du compositeur Georges Onslow (1785-1853), dont l’œuvre musicale riche, lui valut d’être salué comme le Beethoven français. Considéré comme le meilleur compositeur de musique de chambre, il eut un rôle majeur dans l’histoire de la musique française à l’époque romantique. La tendance artistique va se confirmer à travers le parcours d’Edouard. 

La famille, très catholique, vit pendant plusieurs générations au cœur de la campagne auvergnate, dans la vallée de Blesles, autour de son abbaye, près de Saint-Flour. Rattachés à ce mode de vie rustique, aux relations particulières entre gens de la campagne, où le temps semble s’appesantir sur les êtres, les Onslow vont s’intégrer à la population locale, voire se considérer comme Auvergnats.
Lorsqu’il a 4 ans, son père disparaît et le jeune Edouard s’attache de manière fusionnelle aux femmes qui l’entourent (sa mère, sa grand-mère et plus tard sa sœur Gabrielle chez qui il vivra et de qui il restera toujours très proche).
En 1850, à l’école des Beaux-Arts de Paris, il fréquente les ateliers d’artistes, cherche sa voie, entre romantisme et néo-classicisme, Delacroix ou Ingres ?..
Son professeur, Léon Cogniet (1794/1880), peintre renommé à l’influence non négligeable, développe chez le jeune Onslow le goût pour les maîtres flamands du XVIIe siècle, comme Brouwer, peintre préféré de Rubens. Leurs scènes de genre ou intimistes, leurs illustrations de la vie quotidienne ou d’intérieurs résonnent très fortement en lui.

L’inspiration d’Onslow s’ancre dans la transcription de la vie auvergnate sous tous ses aspects. Une invitation à la vie familiale dans une atmosphère éthérée, tel un éden. L’ensemble est porté par un travail pictural sur la lumière absolument fascinant. Chaque tableau distille une luminosité singulière, intérieure, ou révélée (fenêtre, brillance, reflets…) mais souvent irréelle. Le tableau illumine en lui-même. C’est tout l’art d’Onslow : la révélation d’une forme de clarté, parfois spirituelle. Elle est portée en avant du tableau et de son contenu. Elle tient l’ensemble.

Malgré cela, l’artiste ne peut s’extraire d’une forme de mélancolie, qu’il dévoilera malgré lui dans sa peinture, à travers les lumières franches ou voilées des paysages. Elle s’incarne chez les ouvriers des petits métiers qu’il décrit, dans les vues panoramiques qu’une perspective lointaine rend infinies, ou dans l’évocation de scènes maternelles.
Toutes les femmes de ses peintures sont des femmes-mères ; symboles d’une famille unie, protectrice, aimante et soudée, telle qu’il l’a vécue enfant mais qu’il n’a jamais retrouvée dans sa vie adulte. C’est une Auvergne idéalisée qui naît des effleurements d’un homme affecté, en proie à une dépression lancinante. Dans ce frisson dévoilé d’un désir enfoui, d’un tourment non consolé, d’une meurtrissure ayant fêlé le cœur de l’homme, Onslow peint l’absence d’affection partagée.
L’artiste représente également de nombreuses scènes religieuses. Onslow a aussi été un peintre du sacré – un chapitre en particulier du livre relève l’importance de cet aspect.Il est, surtout, le peintre dont le fardeau de solitude transparaît dans les toiles malgré la ferveur exposée de ses personnages. Les toiles aux aspects enjoués, exagérément idylliques, résonnent d’un chagrin sans nom. Lumière étrange, luminosité blême, mais aussi clarté obscure des vues sur les vallées désertes et verdoyantes, éclairées de rayons surnaturels.
Ses dernières années de vie sont celles de la déchéance. La ferveur catholique le tient et il se réfugie dans la prière après divers événements tragiques (décès de ses mère, sœur et neveux ). Il mourra seul, rongé par les rhumatismes et presque aveugle.

L’ouvrage est proche du catalogue raisonné tant l’iconographie est riche.
Après une phase introductive d’une trentaine de pages évoquant l’historique de la famille Onslow, son établissement et sa présence dans la ville de Saint-Flour, s’en suivent deux études sur le rôle des animaux domestiques dans l’œuvre de l’artiste. Puis, une analyse fine concerne la qualité ethnographique du travail pictural d’Onslow : « Mythes et réalités du monde paysan ». Une étude sur les vêtements et les paysans révèle l’extraordinaire attention de l’artiste pour ses contemporains (différentes formes de coiffes d’un bourg à l’autre…). Lorsque le lecteur découvre la présentation des tableaux Les lavandières de Saint-Flour et Saint-Flour : la foire au faubourg, ce sont les chants de ces lavandières et le brouhaha de la foule au cœur de la foire qu’il perçoit.
Enfin, l’étude de quatre œuvres, dont Scène de bourrée et joueur de cornemuse, consacrée « œuvre majeure » de l’artiste, termine l’enchantement de la lecture de cet ouvrage à considérer comme l’équivalent d’un documentaire filmé d’une exploration dans le pays auvergnat au XIXe siècle. Un ouvrage d’ethnologie.

Le catalogue proprement dit forme les deux derniers tiers du livre (pp. 67 à 142). Il donne à voir un ensemble de toiles à caractère religieux (portraits de saints, vierges, Christ) dont une magnifique série sur le chemin de croix. Mais aussi de nombreux portraits d’ecclésiastiques de haut rang, de notables, d’hommes et de femmes connus ou non de l’artiste, des personnages du monde paysan (Les colporteurs, La chevrière, La conteuse au fuseau, La demande en mariage, Famille de vanniers, Femme berçant son enfant, Le jeune apprenti, L’aumône), des scènes diverses (Scène champêtre autour d’un joueur de flûte, Le banquet de famille, Scène de danse dans la cour d’une ferme), des paysages (Paysages avec troupeau de vaches, Paysage imaginaire, Paysage d’automne, Paysage lacustre, Paysage italien), de la peinture d’histoire (Annonce à Louis XVI de son départ pour l’échafaud), révélant un artiste trop peu connu. 

En fin d’ouvrage, une revue de dessins (fusain et mine de plomb, sur papier Ingres, sanguine, dont certains avec rehauts de craie blanche), études pour tableaux à venir (Homme assis de dos, étude d’une jeune femme endormie, étude de bras, Étude d’un homme appuyé sur des béquilles, Etude d’un homme attablé) ou bien des études d’œuvres déjà aperçues dans l’ouvrage, terminent l’exploration du parcours artistique d’un artiste émouvant.

Une photo d’Edouard Onslow, prise en 1898, est visible sur la quatrième de couverture. Elle est unique. L’homme est dans son atelier, assis face à un portrait de femme.
Il attend… Non, il n’attend plus. Plus rien.

 

 pascale orellana

   
 

Collectif, Edouard Onslow – Un peintre en Auvergne au XIXe siècle, Un, Deux… Quatre éditions, 2004, 144 p. 24×25 cm. – 25,00 €.

Textes de : Andrée Barthomeuf, Françoise Daude, Baudime Jam, Jean-Jacques Le Moan, Florence Marcus, Pauline Marlaud ; Huguette Pagès ; Benoît-Henry Papounaud ; Jean-Claude Roc ; Laurent Védrine

 
     
 

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Virginia Pitts-Rembert, Bosch

Un livre exceptionnel qui se doit de figurer dans la bibliothèque de tout amateur de peinture de l’école flamande

Sa réputation est celle d’ un « faiseur de diables » et l’on insiste souvent lorsqu’on évoque ses toiles sur son sens inné de la fantasmagorie et de la noirceur. Mais Jérôme Bosch n’est pas seulement un artiste de la Renaissance empreinte de Gothique qui peint des mystères enténébrés où se dilue l’humaine condition, il est aussi et avant tout un peintre mystérieux.
L’auteure de ce fascinant ouvrage, Virignia Pitts-Rembert, y insiste à raison : les dates biographiques de Bosch ne sont pas elles-mêmes clairement arrêtées (on table sur 1450-1516 grâce à son portrait de septuagénaire retrouvé dans le Codex d’Arras), on ne sait quasiment rien de sa vie privée (quid de ses nombreux enfants, de sa femme ?) et nul ne sait au juste quels voyages put bien accomplir l’auteur du Chariot à foin, du Jardin des délices ou de La tentation de saint-Antoine, pour reprendre quelques-unes de ses toiles (des triptyques en l’occurrence) les plus connues.

Signe révélateur de ce halo existentiel, le fait que les armoiries de Bosch, de son vrai nom Hieronymus van Acken, dans sa bonne ville de S’Hertogenbosch (Bois-le-Duc, d’où il tirera son nom d’artiste en un raccourci saisissant) soient… vides ! (On imagine sans peine le tourment des biographes et la joie des romanciers en herbe pouvant sur un tel vide construire leurs propres hypothèses.) Quelques faits et détails collectés par des théories de chercheurs et d’historiens, notamment dans les archives de la Confrérie Notre-Dame de Bois-le-Duc, permettent heureusement de préciser un tant soit peu le portrait de cet individu qui s’impose, dans une aura sulfureuse au cours du XVIe siècle, comme un peintre à part, repéré dans une trouble période de turbulences religieuses et de bouleversements économiques par son aptitude à représenter les enfers, les souffrances humaines face aux diables et démons de tout poil qui sont alors légion.

Il est vrai que la plupart des tableaux boschiens évoquent par le biais d’un bestiaire et d’une imagerie qui interpellent encore par-delà les siècles une conception fort pessimiste, teintée de pléthore de terreurs apocalyptiques. Un inépuisable réservoir à symboles que d’aucuns n’ont pas manqué, Bosch sorti d’un incroyable oubli de plus de deux siècles et demi (oubli n’ayant rien d’innocent on s’en doute), de sonder et fouiller afin de conférer (enfin) du sens à ce qui dépasse pour tous l’imaginaire orthodoxe et les habituels codes esthétiques normatifs et représentatifs de l’époque.
D’où la question, inévitable : qu’apporte de plus ce Beau Livre, agrémenté de nombreuses illustrations des toiles de Bosch (vue globale, gros plan, agrandissement de détails) et de ses contemporains au cortège des interprétations toutes plus autorisées les unes que les autres qui précèdent ? L’idéologie boschienne est-elle mystique ou non ?

La réponse est aisée : beaucoup, en ce sens que, tout en se concentrant en particulier sur le tableau exposé à Lisbonne, La tentation de saint Antoine, abondamment commenté et disséqué en ces pages – les deux derniers chapitres lui sont réservés – l’auteure procède à rien moins qu’au récapitulatif et à l’historique de différents axes herméneutiques par lesquels on a tenté de saisir Bosch et de rendre compte de son Grand œuvre (l’incontournable De Tolnay et son entreprise de datation des toiles du peintre in Jérôme Bosch, 1937, n’est point oublié).
Un labeur ambitieux et érudit à la mesure de l’enjeu : tout à la fois rendre Hyeronimus à son temps et l’en extirper, qui prend comme levier archimédien – tout aussi bien comme obstacle épistémologique – la théorie révolutionnaire de Wilhelm Franger (Le Royaume millénaire de Jérôme Bosch : fondements d’une interprétation, 1951) selon laquelle certains des tableaux de Bosch auraient été commandés par un maître dissident d’une secte hérétique – un culte Adamite – , ceci expliquant les signes cabalistiques et autres symboles ésotériques réservés aux initiés dont regorgeraient les toiles du susdit.
Sont ainsi passées en revue la plupart des toiles et des interprétations afférentes (alchimie, tarot, millénarisme, psychologie freudienne… etc.), ce qui amène à préciser, de manière informée et judicieuse, les influences qui ont pu jouer un rôle dans l’esthétique et l’imagerie cryptique boschienne, elle-même ramenée pour les besoins de la cause et de l’analyse à un système symbolique du Mal.

Sous cet angle, l’auteur de cette critique, qui a lu quelques livres sur Bosch, ne craint pas de dire que ce livre de Pitts-Rembert, quand bien même (et pour cette raison d’ailleurs !) il ne viserait pas à l’exhaustivité, est exceptionnel et se doit de figurer dans la bibliothèque de tout amateur de peinture de l’école flamande, a fortiori si l’on est un adepte de l’univers boschien, précurseur à plus d’un titre du surréalisme, et convaincu en ce sens que le peintre n’est pas qu’un « excentrique bizarre » à vouer illico aux gémonies mais un expert en « drôleries » réalistes, en colorisme exacerbé et en paysages panoramiques.
Un sans faute des éditions Parkstone Press dans un créneau éditorial pourtant délicat, un superbe livre d’art dont on recommande vivement la lecture en ces temps new age où sorcelleries et satanisme semblent n’avoir pas pris une ride.

frederic grolleau

   
 

Virginia Pitts-Rembert, Bosch, Parkstone Press, 2004, 256 p. Dimensions (en cm) : 3 x 25 x 29 – 39,00 €.

 
     
 

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Jean-Claude Gautrand, Paris mon amour

En 233 photographies noir & blanc, J-C Gautrand montre commentles photographes, de 1846 à 1995, ont dit en images leur amour pour Paris

Taschen a réédité cet automne, en version trilingue, un ouvrage paru en 1996 aux éditions Marval sous le titre Paris des photographes – Les Parisiens et signé Jean-Claude Gautrand. 233 photos noir et blanc y sont rassemblées, réalisées pour la plupart par des photographes de renommée mondiale mais aussi par quelques amateurs demeurés dans l’ombre… Indépendamment de tout ordre chronologique, elles ont été réparties en neuf sections thématiques – « La rue », « Parcs et jardins », « Les amoureux », « Bistrots », « Spectacles , « Parisiennes », « Les gosses », « Trafics », « Paris des barricades : La Commune – Le Front populaire – L’Occupation – Mai 68 » – au sein desquelles elles se succèdent par contiguïté : c’est la présence d’un détail récurrent tel que la ligne des clous sur les pavés (pp. 40, 41 et 42) ou la présence d’un chien (pp. 36 et 37) qui va lier les images l’une à l’autre. Comme une longue farandole d’instantanés insoucieux des années, unis par le fil ténu d’un élément visuel commun… 

 

L’on reconnaîtra dans cette vaste fresque quelques-uns des clichés les plus fameux, tel Le baiser de l’Hôtel de ville de Doisneau, La petite fille aux feuilles mortes de Boubat, ou Lisa Fonssagrives agrippée aux rambardes de la Tour Eiffel, comme saisie avant un improbable essor par l’objectif d’Erwin Blumenfeld pour le magazine VogueParis mon amour, ce sont aussi ces fascinantes vues de nuit signées Brassaï, ces images du Front Populaire, de l’Occupation ou encore des barricades soixante-huitardes ; ce sont encore ces belles élégantes de la Belle Époque arpentant les allées du Bois de Boulogne, ces gamins des rues portant béret et courant sur le pavé… beaucoup d’émotion et de nostalgies dans ces images qui, en ranimant des pans entiers d’Histoire, donnent aussi à lire les grandes étapes de l’histoire de la photo – inséparable de la capitale française ainsi que l’explique Jean-Claude Gautrand dans une introduction aussi claire que complète, allant à l’essentiel d’une prose aisée, fluide et des plus agréables à lire. Dommage que le texte soit imprimé en une police aussi petite…

 

À voir les mêmes gammes de gris, des jeux d’ombres et de lumière similaires, des recherches de cadrages identiques sur toutes ces images courant de 1846 à 1995, on a la vague impression, en dépit des tenues vestimentaires ou des véhicules circulant, que le temps est aboli – que demain en sortant dans la rue on va croiser cet homme saisi en 1910 par Séeberger en train de laver au jet les chevaux d’un omnibus hippomobile ou que l’horloger photographié par Willy Ronis en 1952 œuvre encore dans quelque échoppe parisienne ayant survécu à l’écoulement des décennies… 

 

À s’immerger dans cet ouvrage, dont la qualité de fabrication – papier mat et lisse grand luxe, profond respect de l’image qui respire tout à son aise dans l’espace de la page même lorsque celle-ci va jusqu’à regrouper quatre clichés, couverture mate semi-souple – on éprouve avec une acuité sans pareille cette intemporalité que la photographie noir et blanc confère aux scènes qu’elle fige sur l’émulsion photosensible. Car la couleur est davantage sujette aux atteintes du temps : des teintes par trop délavées, des tons jaunis ou légèrement « baveux » et d’emblée l’image « date », s’inscrit dans un passé dont l’éloignement s’accroît en même temps que diminue la qualité du rendu chromatique.

Mais est-ce pour cette raison que Jean-Claude Gautrand a choisi de rendre hommage à la longue histoire d’amour qui s’écrit depuis ses débuts entre la photographie et Paris à travers le seul langage du noir et blanc ? C’est là un parti pris sur lequel on aurait attendu qu’il s’explique – car la couleur fait aussi partie de l’histoire de la photographie, et de grands noms ont traduit avec elle leur attachement à Paris – de même que l’on aurait aimé lire quelques mots concernant la manière dont il avait sélectionné puis regroupé les 233 photographies publiées…
Étant entendu que la perfection n’est pas de ce monde, Paris mon amour reste néanmoins un ouvrage absolument remarquable – un « beau livre » superbe, que les amoureux de la « plus belle ville du monde » et les amateurs de noir et blanc sublime se doivent de posséder. D’autant qu’il demande un investissement négligeable eu égard à sa qualité…

isabelle roche

   
 

Jean-Claude Gautrand, Paris mon amour (édition trilingue français / anglais / allemand), Taschen, 2004, 238 p. – 9,99 €.

 
     

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Charles Chauderlot, Cyrille Javary, La Cité interdite, Le Dedans dévoilé

Le vieux Pékin fantasmatique recouvre ses plus beaux atours dans un livre somptueux

L
a ville de Pékin se caractérise aujourd’hui par le désordre croissant des constructions en tout genre, ce qui entraîne la disparition – entendez la destruction brutale – des anciens quartiers et des fameuses ruelles, les « hutong », du vieux Pékin. Installé en Chine depuis 1997, le dessinateur Charles Chauderlot s’était illustré naguère, si on ose la formule, en peignant précisément les vieilles maisons de Pékin sur le point d’être détruites – les conservant à jamais dans les mémoires (Pékin, ultimes regards sur la vieille Cité, paru en octobre 2003 aux Éditions du Rouergue). Un an plus tard, fort des autorisations de rigueur, c’est à l’intérieur même de la Cité interdite, comparée à un Dragon ensommeillé, que « l’étranger » est amené à poser son chevalet et à dessiner de tout son saoul à l’encre de Chine pendant deux ans les parties fermées d’icelle (soit les deux tiers de la superficie) que le public, qui est légion, ne voit donc jamais : les palais et les résidences, les cours et les hauts murs, les jardins et les portes, les façades et les toits, tous plus merveilleux les uns que les autres…

Voir l’invisible, dévoiler « le Dedans » de la ville interne que constitue la Cité – autrefois la partie la plus sacrée du pays entier -, pour reprendre le sous-titre de ce magnifique ouvrage, tel est le projet des auteurs ici, le dessinateur étant secondé dans sa tâche par le sinologue Cyrille J.-D. Javary (spécialiste de la pensée chinoise ancienne et en particulier du Yi Jing, qui a notamment publié Dans la Cité Pourpre Interdite chez Philippe Picquier en 2001 et Le Discours de la tortue : découvrir la pensée chinoise au fil du Yi Jing chez Albin Michel en 2003) qui enrichit de remarques tant historiques que symboliques ces aperçus de la cité tartare et des hutongs ravagées par les pelleteuses, ce « Grand Dedans » que livre Charles Chauderlot dans un récit au jour le jour afin de relater cette expérience inouïe et de commenter ses soixante-douze lavis réalisés au pinceau chinois, un art dans lequel il est passé maître et qui lui permet de faire apparaître dans ce « beau livre » bien nommé des bâtiments de la Cité qui ne sont répertoriés sur aucun plan.
Ainsi s’ouvrent à nous, écartelés entre ses fonctions politiques, militaires, culturelles et religieuses, les grands axes de la Cité interdite : ses temples, ses théâtres, ses bibliothèques, ses salles d’audience et ses palais d’habitation.

Encadré de photos et complété d’extraits de l’œuvre de Lao She (1899-1966), le vieux Pékin fantasmatique recouvre alors ses plus beaux atours, rendu à sa splendeur inviolée d’antan grâce à de sublimes dessins à la plume avant que de se dissoudre bientôt au contact des miasmes du monde moderne. Héritière d’un passé impérial, la cité à l’architecture fascinante a beau se transformer en une terne mégalopole moderne, Charles Chauderlot réussit le pari de sauvegarder sa somptueuse mémoire, dans un livre qui ne l’est pas moins, envers et contre tout.

frederic grolleau

   
 

Charles Chauderlot, Cyrille Javary, La Cité interdite, Le Dedans dévoilé, Le Rouergue, 2004, dimensions (en cm) : 26 x 3 x 30, 144 p. – 30,00 €.

 
     

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Terence Pitts, Edward Weston (Straight Photography)

Un beau livre pour s’initier à l’oeuvre d’Edward Weston, un des représentants majeurs de la Straight Photography

Né en 1886, Edward Weston fit ses premières photos en 1902 et décidait de devenir photographe professionnel dès l’âge de vingt ans. Il débute comme portraitiste ; ses premières photos s’inscrivent dans le courant pictorialiste – ce courant esthétique qui avait pour ambition de faire gagner à la photographie sa place parmi les Beaux-Arts grâce à l’application de techniques issues de la peinture : retouches manuelles des tirages à l’aide d’encres et de pigments, effets visuels créés par l’entremise du papier sur lequel étaient tirées les épreuves, recherche systématique de rendus flous et de granularité visible éloignant l’image de la simple copie conforme à la réalité. Sa réputation de portraitiste va croissant, mais en parallèle à cette activité basée sur des commandes, il développe d’incessantes recherches personnelles et en vient à se demander » à quoi peut le mieux servir l’appareil photo ? »

 

Question cruciale s’il en est, à laquelle il répondra par une voie originale, qui ne tient ni de la simple transcription de la réalité, ni d’une imitation fallacieuse de l’art pictural : il s’agit, selon lui, « de rendre la substance et la quintessence de la chose elle-même » uniquement par la conjugaison de la sensibilité, du regard du photographe et des contraintes techniques de l’appareil. Il finit par rejeter les effets induits par les papiers employés pour les tirages ainsi que les retouches manuelles, et écrira dans son journal : I want the stark beauty that a lens can so exactly render, presented without interference of « artistic effect ».allant même jusqu’à affirmer qu’il tire davantage de joie d’avoir surpris dans la nature un jeu de formes frappant qu’en procédant lui-même à un arrangement artificiel.

 

Les photos qu’il fera de sites industriels, de fruits et de coquillages, de paysages ou de nus témoignent toutes d’une extraordinaire sensibilité aux agencements de lignes et de formes se répondant les unes les autres, aux compositions dessinées pars les effets d’ombres et de lumières sur le monde qui l’entoure. Lorsqu’il photographie un coupe-œuf entouré d’œufs, une cuvette de WC ou un bassin c’est la pureté des formes, les jeux de courbes et de droites, la répartition équilibrée ou non des masses claires et foncées qui font sens et supplantent l’objet représenté dans l’impact signifiant que peut avoir l’image. Et la cuvette, le bassin – par-delà l’indéniable clin d’œil lancé à Marcel Duchamp – perdent toute dimension provocatrice : l’objet s’efface derrière les jeux de formes qui sont révélés par la photographie de Weston. Conformément à ce qu’il énonce dans son journal, il saura, en effet, donner à voir la quintessence de cette intimité formelle qu’il aura perçue du sujet cerné par son objectif.

 

Le livre que les éditions Taschen consacrent à ce grand nom de la photographie est d’une construction irréprochable : l’on trouve en manière d’introduction un extrait d’article écrit par Ansel Adams en personne, suivi du texte de Terence Pitts, clair et complet, qui retrace avec précision et concision les différentes étapes que traverse la démarche artistique de Weston, et ne s’attache aux aspects de sa vie privée que dans la mesure où ils conditionnent directement l’évolution de son œuvre. Vient ensuite la partie dédiée aux seules photographies. À raison d’une image par page, avec des marges bien étudiées, les photos sont parfaitement mises en valeur : les légendes sont réduites au strict minimum, et si, de temps à autre, figure une citation tirée du Journal de Weston, elle est placée sur une page à part, en regard de l’image qui lui correspond. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une compilation exhaustive de l’œuvre du photographe, mais d’un choix de l’éditeur, Manfred Heiting, qui reconnaît lui-même, dans ses « remerciements », s’être heurté à une tâche difficile. Mais le résultat est probant : on a un aperçu général des divers thèmes qui ont retenu son intérêt au cours de sa carrière, et de ce regard spécifique avec lequel il a appréhendé le monde à travers son appareil photographique. Les images sont présentées selon un ordre chronologique, mais surtout en fonction de leurs contiguïtés formelles – et c’est bien le critère formel qui prévaut, faisant ainsi figurer, p. 116, une racine de cyprès photographiée en 1929 après une feuille de chou chinois photographiée, elle, en 1931 (p. 112). Les liens formels sont évidents…

Le format, le papier glacé et mat, la couverture semi-souple, mate elle aussi, la remarquable mise en page des photos rendent cet ouvrage particulièrement plaisant à consulter. Mais des défauts sont hélas à déplorer : le principe de l’édition trilingue (anglais, français et allemand) est en soi des plus louables, mais alors pourquoi imprimer les textes allemand et français en un corps de caractères beaucoup plus petit que le texte anglais ? Pourquoi n’avoir pas mis les trois langues sur un pied d’égalité en matière de facilité de lecture ? Sans doute y a-t-il des contraintes de format à respecter, mais alors il conviendrait peut-être de les modifier de manière à ce que les trois versions soient toutes aussi aisément lisibles… On regrettera également que la bibliographie ne mentionne que les ouvrages publiés en anglais ; puisque édition trilingue il y a, on aurait dû trouver quelques références en allemand, et quelques titres français. Enfin, étant donné l’importance qu’a revêtu, dans la démarche de Weston, le choix du support sur lequel il tirait ses images, l’absence de toute précision technique de cet ordre dans les légendes des photos représente une lacune notable…

isabelle roche

   
 

Terence Pitts, Edward Weston (édition trilingue anglais / allemand / français), Manfred Heiting / Taschen, 2004, 224 p. – 14,99 €.

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Vincent Ravalec et Laurent Sazy, Ngenza, Cérémonie de la connaissance

D’un pinceau zen de phrases minimalistes, Ravalec souligne les photos de Sazy pour tracer l’essence de l’iboga

Parallèlement à l’essai Bois sacré, initiation à l’iboga, écrit en collaboration avec le nganga Mallendi et Agnès Paicheler, Vincent Ravalec a signé un beau livre fascinant, richement illustré des photographies de Laurent Sazy, qui ouvre sur la cérémonie d’initiation gabonaise, Ngenza, une voie plus intuitive, par conjugaison de l’image et de la poésie.

Une immersion en profondeur au centre d’une tradition ancestrale, extrêmement évoluée, dont le but est de provoquer l’Expérience d’un nouvel état lumineux de l’Être, l’ouverture du Coeur, la Renaissance…

Embarquement immédiat pour l’inconnu

Trois jours et trois nuits d’une aventure entamée dans la forêt primordiale, quelque part au Gabon. Elle prendra avant son dénouement des détours effrayants et sublimes hors des circuits identifiés, via des dimensions inconnues. Sur le papier glacé de ce carnet de voyage, elle se raconte en trois niveaux entrelacés : page de gauche, quelques lignes claires et synthétiques de Vincent Ravalec, page de droite photographie pleine page de Laurent Sazy, sous-titrée de la parole symbolique traditionnelle, la voix de la plume rouge bwitiste.

Au centre du rituel, la racine râpée d’iboga consommée par les Banzis, les nouveaux initiés qui vont devoir mourir pour pouvoir renaître. Bouchée après infecte bouchée dissimulée dans une banane, son amertume, terriblement purgative pour le corps et l’esprit, est administrée avec fermeté et sollicitude par les ngangas, guérisseurs, guides et gardiens de la genèse du Gabon.

Effacement progressif des consignes de sécurité

Défilé d’archétypes étranges et souriants qui accepte, un instant complice, de s’inscrire sur la pellicule : des femmes, des hommes ou peut-être des esprits, noués de cocardes surréalistes, saupoudrés d’épices minérales, brodés de cent cauris, coiffés de tiares végétales, émergeant de la brume… Laurent Sazy s’écarte du reportage afin de réduire la distance entre son objectif de photographe et son objectif d’initié. Sublimer le décorum pour atteindre le mystère, toile sur laquelle danse la lumière multicolore des âmes humaines, imprimer non plus uniquement sur le film mais surtout, sur la pensée.

Ravalec rend justice à l’intellect occidental : perspective, paramètres, abscisse et ordonnée, équations, évolution, variables, stabilité, configuration, pressions, fréquences, cadre mathématique… Son texte exprime avec calme l’analyse d’une psyché stable et cultivée, confrontée à un système d’information abstrait de son contexte quadri-dimensionnel habituel. Sous le microscope de l’iboga, la raison est inéluctablement dissoute par les Inconnues, aboutissant à la disparition du Moi limité pour s’aventurer sur des plans oubliés où l’on croise de nouvelles hypothèses.

Écholocation d’OVNI sur le radar mental

Allongés sans défense sur le sol du corps de garde, rassemblés autour du feu par les ululations de l’arc à bouche, accompagnés de toute la population du village, les initiés, aussi bien autochtones qu’étrangers, posent sur ce nouveau monde des yeux rougis pleins d’une incompréhension également partagée.

Arrivent alors les visions, les messages, s’établit une cosmogonie empreinte d’une logique autre et imparable. Et les épreuves de Laurent Sazy montrent alors l’agitation des molécules du corps physique qui finalement, autorise l’émergence d’une réalité plus subtile, composée de transparences, de vibrations affranchies du support matériel.

Dans l’étrangeté, le témoignage se rapproche de celui de Jan Kounen dans Autres Mondes, lorsqu’il filme sa propre expérience avec l’ayahuesca auprès des shamans chipibos. Là où ses visions des forces universelles sont modélisées par le biais d’images de synthèse, Laurent Sazy souffle dans la poussière pour matérialiser les ondes des esprits réveillés par l’iboga.

Éclipse définitive de l’ego du pilote

Sous les poudres colorées des maquillages primitifs, l’énergie circule selon des circuits inédits et pourtant immémoriaux. Le sacrement de l’iboga bouscule les masques du quotidien, permet l’expression fractale de la conscience. Vincent Ravalec trace ce parcours initiatique d’un pinceau de phrases minimalistes aux déliés légers, réussit l’exploit de concentrer l’Expérience dans le vide intérieur du zen pour en présenter l’essentiel.

stig legrand

   
 

Vincent Ravalec et Laurent Sazy, Ngenza, Cérémonie de la connaissance, Presses de la Renaissance, Collection « Carnets de Voyage », mars 2004, format : 210×150, 96 p. – 29,00 €.
ISBN : 2-85616-963-5

 
     
 

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Au commencement était le Verbe, Grandeur et splendeur des Bibles enluminées

Avec ce livre, Taschen invente la première bible qui peut entrer au Ritz sans être superflue…


Quand le superflu putatif devint divin…

Enfin grâce à l’éditeur Taschen le public peut-il avoir accès à l’extraordinaire richesses des manuscrits copiant et répétant les textes sacrés de la Bible, chasse gardée depuis le Moyen Age des ordres religieux qui en firent un des axes de leur éthique (il fallait souvent deux à trois ans de travail à un moine copiste pour réaliser une Bible complète) et des légats ou tout-puissants qui pouvaient ainsi commander des ouvrages fabuleux à eux seuls réservés et dont les enluminures – à la minutie quasi diabolique ! – valaient les plus somptueux des bijoux. Que l’on songe par exemple que le parchemin fort coûteux d’un codex de 800 feuilles équivalait à un troupeau de 300 ou 400 moutons à l’époque…

Mais Au commencement était le Verbe, qui met certes l’accent sur les collections des manuscrits de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, ne se contente pas seulement de présenter des extraits de manuscrits, codiciles, évangéliaires, épistolaires ou autres textes liturgiques ; dans une volonté esthétique, cette véritable somme se double d’un méticuleux travail documentaire qui vise à retracer, selon un axe chronologique, mais aussi théologique et historique étayé par 6 catégories, l’histoire de la production des Bibles manuscrites, des débuts du christianisme, de la Réforme jusqu’aux Manuscrits de la Bible du judaïsme et des Eglises orientales, en passant par les fastueuses Bibles d’apparat ou encore par les bibles typologiques illustrées. Tout en informant le lecteur, éclairé ou pas, sur les tenants et aboutissants matériels de chaque ouvrage : nature de la composition des encres, des plumes et calames indispensables à la composition de ces milliers de pages dont chacune, grossie à la loupe de l’homme moderne, ressemble à un tableau de maître. Qualité des encres, richesse des enluminures et des supports de texte, des reliures et des décorations concourent de fait à réaliser des codex absolument renversants.

Ainsi se relaient au fil de l’imposant ouvrage, sous la houlette de Andreas Fingernagel, Stephan Füssel et Christian Gastgeber qui l’introduisent, une quinzaine de spécialistes rivalisant de précision et d’érudition afin de mettre en exergue tel ou tel détail d’illustration, tel ou tel parti-pris herméneutique à même de modifier la manière dont le texte biblique n’en finit pas d’élargir le cercle de ses lecteurs et commentateurs. Sans oublier, comme le rappelle à juste titre Stephan Füssel dans son propos liminaire que l’appréciation quant à la valeur de ces innombrables Bibles « décorées » tient pour l’essentiel à la pénible activité et au savoir-faire des scribes s’assurant ainsi une place dans l’éternité. Et le lecteur, émerveillé, de découvrir à satiété de pures merveilles atemporelles telles les 8 grandes initiales en or, jaune, vert, rouge et brun de la Bible Carolingienne dite Bible de Rado (2e tiers du IXe siècle) – p. 71 -, la Miniature de la création (début XVIe siècle) – p. 83 – illustrant les bibles parisiennes de poche qui se vendirent comme des petits pains au XIIIe siècle et servant de première de couverture au présent livre des éditions Taschen. Ou encore la somptueuse Initiale de la Genèse avec sept médaillons consacrés à la création du monde – p. 119 – de la Bible praguoise de Wenceslas (1389/95).

Une geste encyclopédique que Taschen achève au sens propre, à l’heure où les monastères ne sont plus, las ! que l’ombre de ce qu’ils furent, en permettant au néophyte ou au profane, d’habitude campé à l’extérieur du temple, de peur d’en souiller la beauté par son manque de connaissance religieuse, d’entrer avec aisance, qui plus est par le truchement d’un papier de haute tenue et d’un exceptionnel format, dans ce royaume de manuscrits aussi rares et munificents que fondateurs de toutes les cultures ici-bas. Facilité rendue manifeste par le glossaire qui reprend tous les termes et distinctions techniques qui pourraient faire obstacle à toute bonne volonté…

On ressort abasourdi de tant de splendeur, estomaqué par l’érudition des commentaires, quasi exégèse de l’Exégèse biblique. Plus qu’un ouvrage « indispensable » ou « de référence », c’est là une oeuvre d’art, un symposium coloré et enflammé par la dévotion qu’on lit et relit en découvrant pléthore de détails, parfois crus et horribles – ah ! ce prophète Isaïe coupé en deux, à la scie, de la Bible historiale allemande de la page 279 – qui font entendre, encore et toujours, combien l’imaginaire, le divin et la mort sont liés chez nombre de scribes et d’enlumineurs. Le superflu ? C’est comme une bible au Ritz, affirmait Francis Scott Fitzgerald ;Taschen invente la première Bible qui peut entrer au Ritz sans être superflue.

frederic grolleau

NB : les images reproduites ici sont issues de l’édition anglaise. Mais le livre existe bel et bien en version française sous les références données ci-après.

   
 

Collectif, Au commencement était le Verbe, Grandeur et splendeur des Bibles enluminées, Taschen, 2003, 245 x 370 mm, 415 p. – 49,99 €.

 
     

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Dylan Thomas, Un Noël d’enfant au Pays de Galles

Nous avons eu maintes fois l’occasion d’apprécier l’originalité et la diversité des publications parues sous le label Denoël Graphic – entre autres un magnifique album de Chantal Letellier, Les Damnés de Nanterre, un mémorable (Little P. in ) Echoesland, de F. Olislaeger et P. Fondevila, ou encore la réédition des aventures de Popeye… Comme pour bien installer dans la mémoire des lecteurs cette liberté de concept échappant à tout étiquetage d’esprit ou de genre, voilà que sortent dans cette collection, quasi simultanément, trois ouvrages que séparent une sorte de grand écart éditorial, tant ils diffèrent par leur aspect et leur contenu : un imposant album souvenir marquant le trentième anniversaire de la revue Métal Hurlant, qui naquit en 1975 ; Les Fils d’octobre, un album signé Nikolaï Maslov, aux surprenants graphismes en crayonnés doux, tout en blanc et gris – un recueil d’histoires courtes qui sont à la BD ce que la nouvelle est à la littérature en prose ; et enfin un petit livre à la délicatesse nivéale, où le souvenir d’enfance le dispute aux rêveries enfantines et au surréel que seul peut développer un poète mature ouvert aux franchissements de mondes : Un Noël d’enfance au Pays de Galles, de Dylan Thomas.

La couverture mate, blanc crème avec de légères mouchetures argent, évoque le silence d’une campagne enneigée, où la lumière blafarde d’un jour de décembre allumerait quelques éclats fugitifs aux arêtes des cristaux de neige. Les doubles gardes gris-bleu pâle, mouchetées de blanc, elles aussi disent la neige et le ciel, lorsque celui-ci se plombe avant de crever en pulvérulences glacées et blanches. Quant aux teintes des dessins, elles sont infiniment douces, d’une surdité pareille à celle dont la neige enveloppe ce qu’elle voile dès ses premiers flocons tombés.

Un Noël d’enfance au Pays de Galles est, dit-on, un texte de Noël mythique qui a rang de classique chez les Anglo-saxons au même titre que Christmas Carol, de Charles Dickens. Mais voilà, Dylan Thomas est un poète et non des moins consumés : comme dévoré par une ardente combustion interne, il brûle et se brûle, tant par ses triomphes que par les scandales qu’il lève autour de lui. Un poète qui, de plus, traîne à ses pages une réputation d’auteur intraduisible.
Il faudrait, pour apprécier pleinement le travail de la traductrice, lire le poème original en regard du texte français – lequel est de toute beauté… L’écriture ici transposée a les simplicités du langage enfantin, le naturel candide des fantasmagories d’enfant, la fulgurance des métaphores poétiques qui hantent les poésies les plus troubles…
Déjà la ville est maritime : le voyage est proche et dans un décor où la mer si souvent monte se confondre avec le ciel comment ne pas être invité à rêver et à franchir le temps et les mondes d’un seul mot d’un seul ?
Un Noël ressemblait tant à l’autre, ces années-là du côté de la ville maritime…
Tous les Noëls roulent vers la mer bifide, comme une lune froide dévalant tête la première le ciel qu’était notre rue…

Le texte, sagement encadré d’un filet noir, semble tenu à carreaux comme une image qu’on aurait collée dans un album tandis que les illustrations au pastel couvrent la totalité des pages – voire courent sur une double page et l’on regrette alors la cassure due à la reliure… mais les images ne s’en tiennent pas là et, sitôt évoqués les cadeaux de Noël, de minuscules vignettes vont s’immiscer dans le texte – canard en celluloïd, bonbons, soldat de plomb… – à la manière, peut-être, de ces images-figures de style qui surgissent, impromptues, çà et là dans le texte :
Des hommes et des femmes, pataugeant ou patinant dans la neige au retour de la chapelle, nez de bistrot et joues de grand vent, tous albinos (…)

Le livre pourrait être « pour enfants ». Mais rien n’est moins sûr… Cela commence par une confusion et de la neige tombée pendant plusieurs jours, mêlée à des voix bruissant dans le sommeil ; puis s’achève sur un endormissement. La boucle du rêve se referme avec le livre – ah, non… pas tout à fait ! avant de rabattre la dernière page, regardez au verso de celle-ci : une petite hache est abandonnée au milieu de la surface immaculée… comme un drôle d’indice chu du poème – un curieux objet qu’aurait matérialisé le miracle des mots, à l’insu du narrateur-rêveur. A-t-il 6 ans ? 12 ans ? Est-il adulte se souvenant ? enfant rêvant ? rêveur fantasmant ? poète pris d’un vertige créateur ? Et puis pourquoi vouloir trancher ? Tout se mêle et rien n’est arrêté – c’est cela qui fait la beauté de ce texte.
Et si les pastels de Miles Hyman, qui s’épanouissent pleine page, toutes couleurs lâchées dans de grandes formes simples, d’un réalisme subtil qu’on dirait abrégé par gommage des détails, semblent tirer l’ensemble vers l’enfance, il ne faut pas s’y fier : ces dessins ont, même dans leurs teintes les plus claires – les roses, pâles ou mâtinés de mauves des cieux crépusculaires, les blancs bleutés de la neige… – un poids d’ombre qui fait régner la mélancolie. Il ne s’y dit aucune joie – rien de cette effervescence limpide qui s’attache aux fêtes de Noël, surtout pour les enfants – mais quelque chose de long et de profond qui, en général, n’étreint que les cœurs adultes. Ils sont, en cela, parfaitement en harmonie avec le texte, faussement enfantin, et beaucoup plus grave qu’un amusement de garnements guettant les chats du voisinage pour les bombarder de boules de neige…

Ce livre écrin – ou peut-être bijou, à moins qu’il ne soit les deux, jouant à la fois le rôle du contenant et du contenu, également précieux l’un et l’autre… – inaugure, nous dit le dossier de presse, le concept du « Denoël de Noël ». Une très belle idée – mais attendrez-vous Noël pour vous offrir Un Noël d’enfance au Pays de Galles ???

isabelle roche

   
 

Dylan Thomas, Un Noël d’enfant au Pays de Galles – avec des illustrations de Miles Hyman (traduit de l’anglais par Lili Sztajn), Denoël coll. « Denoël Graphic », novembre 2005, 48 p. couleurs format 14,5 x 17,5 cm – 13,00 €.

 
     

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Marc Riboud, 50 ans de photographie

Prolongeant l’exposition que la MEP consacre à Marc Riboud jusqu’en octobre 2004, voci un livre d’art à la conception quasi parfaite

C’est enfoncer une porte grande ouverte que de dire combien Marc Riboud, dont le nom évoque Henri Cartier-Bresson, Robert Capa, l’agence Magnum entre autres, est un grand de la photographie. Une évidence bonne à rappeler toutefois ; et l’exposition proposée par la Maison européenne de la photographie du 26 mars au 17 octobre 2004, Marc Riboud : 50 ans de photographie, nous en fournit l’occasion rêvée. Si son nom ne vous dit rien au premier abord, au moins connaissez-vous à coup sûr l’une de ses photos – on lui doit certaines des images les plus connues du XXe siècle, devenues icônes d’une époque, d’une génération, incrustées dans la mémoire collective au pont d’être toujours profondément évocatrices pour ceux qui sont étrangers aux événements qui les ont baignées. Le peintre de le Tour Eiffel, Zazou, qui ressemble à un danseur de corde s’aventurant dans la célèbre structure d’acier… la jeune fille comme habitée de passion qui présente, telle une offrande divine, une marguerite à des soldats en rang brandissant leurs baïonnettes… Ce portrait de Dali, à Cadaquès, lissant moustache avec la mer en arrière-plan, ou celui de Mao attablé… et il faudrait encore en citer tant !

Au mois de mars dernier, Flammarion a publié un « beau livre » en liaison avec cette exposition de grande envergure, dont il reprend, outre le titre, la quasi totalité des photos présentées – mais selon une organisation qui lui est propre. Ce bel et authentique « livre de photographie », dont la matière même – une couverture entièrement noire sous jaquette et des pages de papier glacé d’un blanc parfait – fait écho au mode d’expression du photographe ici privilégié, n’est pas le simple catalogue de l’exposition, il en est plutôt l’indispensable prolongement.
Un prolongement laconique car le texte y est rare. L’on peut certes y lire une belle préface de Robert Delpire, un long article plein de poésie et de tendresse d’Annick Cojean, et une introduction de Marc Riboud lui-même, mais tout cela ramassé en début de volume ; les photos sont légendées d’un simple nom de lieu suivi d’un millésime, les petites anecdotes qui leur sont liées étant rejetées en fin d’ouvrage – une ou deux phrases concises accolées aux vignettes reprenant dans l’ordre chaque photo publiée.
Cette sobriété textuelle, associée à une présentation qui ne place qu’une photo par page en équilibrant les marges en fonction de son format et de son sens de lecture, permet aux images de respirer tout à leur aise, de s’offrir à la longue contemplation. Mais la mise en page vaut surtout par le soin qui a été mis à perturber le moins possible la lisibilité des photos publiées en double page : la cassure de la reliure coïncide toujours avec une ligne de démarcation perceptible au sein de l’image – pour la photo des baigneurs sortant du Gange à Bénarès, par exemple, la pliure court le long de la verticale claire tracée par un pan de voile blanc.

Prises entre une photo de bal montrant un couple de danseurs évoluant sous le regard figé d’un gendarme dessiné sur un mur – la femme de dos, l’homme de face et regardant de biais vers la droite du lecteur, comme pour inviter celui-ci à tourner la page et à « ouvrir le bal » – et l’étrange nature morte saisie dans un jardin de Shangaï tel un léger soupir d’adieu – un petit sac de plastique clair abandonné sur un banc de pierre et dont les anses nouées le font ressembler à un lapin égaré – les photos ne se succèdent non pas selon un ordre chronologique, thématique ou géographique. Ce sont plutôt des rapports de contiguïté qui ont présidé à leur organisation – des similitudes de motif, de composition, de géométrie interne… des critères d’esthétique picturale qui, au-delà des qualités propres à la mise en page, montrent que les photos sont publiées pour elles-mêmes et non pour illustrer un propos biographique ou documentaire.

Une telle option amène des voisinages a priori curieux : une image quasi abstraite de fins graviers affleurant sous une mince couche de neige précède une photo de foule, où les visages rendus minuscules par l’éloignement font sur les vêtements clairs des points de teintes plus sombres. Si le caractère pictural de la première semble n’avoir aucun rapport avec le document humain, l’on remarque vite l’évidente similitude du pointillisme en noir et blanc que l’une et l’autre photo donnent à voir. La juxtaposition des images est d’une importance capitale pour leur lecture, leur interprétation – ici le document de photo-journalisme est ainsi tiré vers la composition abstraite. Cette ligne ondoyante de contiguïtés tracée par la concaténation des images semble répondre au goût avoué de Marc Riboud pour la géométrie ; ce souci des conjonctions de lignes, de courbes et de formes suggérées par les sujets ou les jeux de lumières est patent dans toutes les photos, qu’elles ressortissent ou non au photo-journalisme – c’est alors une géométrie sous-jacente, qui n’écrase jamais l’humain mais le sert, le magnifie, donne un surcroît de sens à l’attitude, au geste figé sur la pellicule.

Il faudrait commenter chaque image en elle-même, et aussi ce par quoi elle s’attache à la précédente puis à la suivante – en d’autres termes l’esthétisme signifiant de la chaîne tendue de page en page – pour rendre un juste hommage à ce qui est montré ici de l’art de Marc Riboud. Un défi impossible à tenir dans cet espace. Il suffira donc de dire, in fine, que le livre publié par Flammarion est d’une conception quasi parfaite – « quasi » parce que la perfection est censée n’être pas de ce monde, mais il est bien difficile en vérité d’adresser le moindre reproche à cet ouvrage, qui sait respecter les œuvres reproduites – et, partant, leur auteur aussi bien que les lecteurs. Il permet, par ce profond respect – et mieux encore que l’exposition, manifestation publique où le dialogue silencieux entre l’œuvre et celui qui regarde ne peut se tenir en toute quiétude – à l’émotion du regardant de rejoindre celle de l’artiste et à la grâce ainsi nouée de s’installer. Aussi sa mise en page devrait-elle inspirer nombre d’éditeurs qui prétendent publier des livres d’art mais ne s’embarrassent d’aucun scrupule quand il s’agit de casser les images ou de formater les reproductions pour les intégrer à une maquette préétablie sans se soucier plus que cela de leur mise en valeur…

Le site biblimonde.net propose une page consacrée à Marc Riboud, à partir de laquelle on peut accéder à quelques-unes de ses photos les plus connues, à un long entretien – ô combien instructif… – qu’il accorda à Frank Horvat, et à un article d’Annick Cojean. 

P
our en savoir plus sur l’exposition de la Maison européenne de la photographie, vous pouvez consulter le site de celle-ci.

isabelle roche

Marc Riboud (avec une préface de Robert Delpire et un texte d’Annick Cojean), 50 ans de photographie, Flammarion, 2004, 178 p. – 50 €.

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Jean-Pierre Dufreigne, Le Style Hitchcock

Jean-Pierre Dufreigne rend au maître du genre dans ces belles pages glacées un atypique hommage à l’hitchcoquetterie

C’est un livre plaisant parce que impossible. Et inversement. Sur Hitchcock en effet on a pu lire les magnifiques livres que lui ont consacré Truffaut, Jean Douchet, Brion, Bill Krohn, Spoto ou Patrick McGilligan. Autant d’exégètes du maître ès sueurs froides qui frisent l’exhaustivité quant à l’interprétation des astuces de sir Alfred. Alors, pauvre Jean-Pierre Dufreigne, se dit-on, que va-t-il pouvoir faire (de plus, de mieux), quand bien même « éclairé », dans cette galère cinématographique ?

Précisément, ce Style Hitchcock n’est pas un livre de cinéma. Pas qu’un livre de cinéma. C’était tout bête mais il fallait y penser : revisiter l’antre filmique de Hitch au travers de ces mille et un détails qui jamais encore n’avaient été ainsi « systématisés » pour ainsi dire. Et pour ce qui est de passer à la loupe ces éléments, mode, architecture, design, décoration, photographie, que nous avons tous vus mais sur lesquels nous ne nous sommes guère attardés, Dufreigne sait y faire. En un court volume mais transversal au possible, admirablement servi par le travail soigné de l’éditeur Assouline, voici donc le monde clos hitchcockien transformé en un univers infini…

Un univers empreint d’élégance feutrée ayant influencé pléthore d’artistes plasticiens – voir les nombreuses planches iconographiques (affiches, pub, photos, peinture, expositions etc.) alternant avec les chapitres ici – que Dufreigne nous restitue avec grande cohérence et non sans esprit critique quant aux travers de Hitch : qui aime bien… Qu’en est-il alors de notre bonhomme, banlieusard chauve, gros et moche, qui fantasme à longueur de pellicule sur les froides femmes blondes éthérées au spiraleux chignon ?

La sanction tombe sans appel : un voyeuriste pervers doublé d’un fétichisme inconditionnel, votre Honneur ! Mais celui qui est ainsi stigmatisé est avant tout un pur génie de la réalisation et du montage, un « artisan » du suspense « – « une mère qui fait peur à son bébé » dit-il dans son entretien avec Truffaut – qui a bien compris, endurci par son éducation chez les jésuites où il expérimenta la terreur, que le moteur du suspense est toujours le désir, autour duquel se cristallise la vie dans son désordre chaotique permanent. Fort de ce principe et secondé par ses fidèles complices, Edith Head pour les costumes, Bernard Hermann pour la musiques, Hitch, cet érotomane penaud, va en 53 films au paradoxal amoralisme (tout est dans le « look » des personnages davantage que dans leur âme) révolutionner le genre, se complaisant à faire pour la première fois « de la direction de spectateur » en filmant, observe Dufreigne « les crimes comme des étreintes amoureuses et les baisers comme des tentatives d’assassinat ».

Perfectionniste malade, obsessionnel esthético-érotique et sophistiqué intransigeant, Hitch, convaincu par son origine et sa période londonienne que « quelque chose ce cache [toujours] derrière les apparences », invente un style tranchant où la suggestion l’emporte souvent sur la vision, le pressenti ou ressenti sur le senti. Chez lui, « Pygmalion victorien et Sade bedonnant » selon le dur portrait de Dufreigne, les méchants seront les plus élégants et mieux mis du monde, les nuques consacrées zone érogène suprême, le fétichisme (via lunettes, bijoux, menottes, cravates, déguisements, appareils photo et autres verres de lait suppôts du diable ) de rigueur. Dans ce monde noir-là, « une paire de ciseaux sans un éclat de lumière sur les lames n’[est] pas une paire de ciseaux »…

En un livre sec et drôle au beau papier glacé, sans langue de bois, Dufreigne nous restitue en toute transparence le monde pur et fou du « maître des élégances » au style inimitable : « (…) un œuf, lisse et rond. Il faut y entrer en le cassant un peu, puis le gober avec délectation. »

frederic grolleau

Jean-Pierre Dufreigne, Le Style Hitchcock , Assouline, 2004, 156 p. – 39,79 €.

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