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Fédor Dostoïevski, Une sale histoire

Dix-neuvième pierre du vaste édifice qu’a entrepris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écrivain russe

Pour une présentation de l’ensemble du « dossier Dostoïevski » dont cet article constitue le dix-neuvième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chroniquées.

Une sale histoire (Skverny anekdot en russe) est le dix-neuvième des récits de Fédor Dostoïevski datant de 1862. Il se situe juste après Les Carnets de la maison morte (1860-62) et augure de Crime et Châtiment (1866). C’est un court roman de quatre-vingt dix-huit pages à la couverture illustrée d’un détail du Symposium (1894) de l’artiste finlandais Akseli Gallen-Kallela (1865-1931).

Le personnage principal de ce récit est le général Ivan Illitch Pralinski par ailleurs conseiller d’État. Ivan Illitch y fait étalage des valeureux principes qu’il faut promouvoir dans la Russie actuelle pour être à la pointe du progrès social. Ses actes, dans cette histoire, iront à l’inverse de ce qu’il prône. Il humiliera toute une famille. S’humiliera lui-même et, sûrement, n’en tirera nulle morale.

Cela commence par une soirée lumineuse d’hiver dans l’une des splendides maisons à un étage du Quartier de Pétersbourg tenue par le conseiller secret Stépane Nikiforovitch Nikiforov. Celui-ci, donc, a invité deux amis, conseillers d’État, Sémione Ivanovitch Chipoulenko et Ivani Illitch Pralinski, lesquels vont discuter âprement de politique et de réformes en buvant du champagne. La soirée se finit tôt. À onze heures. Lorsque les deux conseillers d’État actuels quittent leur hôte, Mikhéï, le cocher d’Ivan Illitch manque à l’appel. Il est parti un temps à une petite fête et ne s’attendait pas à ce que son maître revienne de si bonne heure.

Pestant, maugréant, Ivan Illitch décide de rentrer à pied tout en pensant au sermon qu’il va faire à son cocher. Une pauvre masure éclairée d’où s’échappent des bruits festifs attire son attention. Il s’avère qu’on célèbre le mariage du fonctionnaire Pseldonimov, un subordonné d’Ivan Illitch.

Mû par une profonde envie de faire preuve d’humanisme et de montrer à quel point il est proche des pauvres gens mais aussi par la faute du champagne qu’il n’a pas l’habitude de boire en de si fortes quantités, Ivan Illitch entre dans la demeure. Aussitôt, le silence se fait. Les festifs ne s’attendaient pas à voir un tel hôte s’inviter à leurs réjouissances.

À peine le premier pied posé sur le seuil, Ivan Illitch comprend son erreur. Il ne saura pas s’en sortir. La famille de Pseldonimov est très pauvre. Pour faire honneur au conseiller d’État, elle commence par faire chercher du champagne qui alimentera son ivresse et sa maladresse. Ivan Illitch, multipliant les discours sur le genre humain, finira par s’écrouler après avoir bu pour la première fois de la vodka. Il dormira sur le seul lit présentable de la masure : celui des jeunes mariés. Sera lavé avec leur savon et séché avec leurs serviettes.

La honte sera totale. Ivan Illitch se fera porter pâle, n’osant pas, de huit jours, se rendre à son travail et affronter le regard de ses subordonnés qui doivent être au courant de cette sale histoire. Le fonctionnaire Pseldonimov choisira d’être muté dans un autre service, celui de l’autre conseiller d’État, Sémione Ivanovitch Chipoulenko, avec une augmentation légère de sa rémunération qui ressemble fort à un appel au silence.

j. vedrenne

   
 

Fédor Dostoïevski, Une sale histoire (Traduction d’André Markowicz), Actes Sud coll. « Babel » (vol 508), 2001, 98 p. – 6,00 €.

 
     
 

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Luis Sepùlveda, Une sale histoire, Notes d’un carnet de moleskine

Ces notes prises au fil des jours dans un carnet recouvert de moleskine noire sont des clefs qui ouvrent aux romans de Luis Sepùlveda

Auriez-vous pu imaginer la moindre corrélation entre lelitteraire.com et la haute finance ? Entre le regard un peu rêveur et hors du monde que la plupart d’entre nous pose sur ces romans ou poèmes qui nous tiennent l’âme au jour le jour et celui du spécialiste financier qui traque sans relâche les plus infimes éternuements des marchés boursiers ? Non ? Emmanuel Gentilhomme, lui, ne s’encombre pas l’esprit de ce genre de considérations : journaliste spécialisé, rompu au jargon économique et juridique, il est passionné de lecture et aime à parler de littérature au moins autant que de fluctuations monétaires. Aussi a-t-il décidé de délaisser de temps à autre les colonnes comptables pour celles du Littéraire – et son article sur Une sale histoire, de Luis Sepùlveda, démontre, à l’évidence, que les chiffres et les lettres n’ont rien d’incompatible pour un esprit sensible et rigoureux…

Après son premier roman traduit en trente-cinq langues, Le Vieux qui lisait des romans d’amour, suivi par La Folie de Pinochet et dernièrement Les Roses d’Atacama, l’auteur chilien Luis Sepùlveda franchit le cap de la dizaine de publications avec Une sale histoire. Sepùlveda reste fidèle à son éditeur fétiche, la maison dirigée par Anne-Marie Métailié, elle-même friande de littérature sud-américaine.

Publié en espagnol sous le titre Moleskin, l’ouvrage se décompose en une soixantaine de brefs chapitres. D’après son propos introductif, l’auteur a toujours à portée de main un carnet de bord – recouvert de moleskine – auquel il confie [ses] doutes, [ses] étonnements et [ses] colères.

Des colères, Luis Sepùlveda a eu l’occasion de s’en constituer tout un stock. Il était étudiant et communiste, puis résistant, au moment du coup d’État militaire qui porta au pouvoir le général Pinochet. Condamné à la bagatelle de vingt-huit années de prison par la junte, il ne passera « que » deux ans et demi en détention. Grâce à la pression insistante des sections nord-européennes d’Amnesty International, le régime militaire commuera sa peine en un exil de huit ans. Sur « son » 11 septembre, celui de 1973 à Santiago, il écrit :
Il y a trente ans que je porte cette date maudite, comme la pierre tombale qu’un pays, les États-Unis, a posée sur ma jeunesse et sur des milliers d’autres comme moi. (…). Et Sepùlveda d’identifier le Chili comme ce précédent qui permit plus tard à Margaret Thatcher et Ronald Reagan d’assurer la victoire de l’empire du marché sur l’éthique, du darwinisme économique sur l’idée légitime d’égalité des chances. C’est au Chili qu’a commencé l’expérimentation globale qui a dénaturé la politique, corrompu l’art du possible et imposé la force comme seul argument du pouvoir. C’est la grande défaite de ma génération, c’est ma défaite de citoyen du monde (…).

Chers à Sepùlveda et prédominants dans l’ouvrage, les thèmes politiques ne sont pas les seuls abordés. Même si la première note s’indigne des menées néoconservatrices américaines et que l’ouvrage se termine sur les attentats de Madrid. L’on trouve au hasard dans ce livre des anecdotes, des réflexions et des rencontres faites en Espagne, à Amsterdam, en Italie, en Suède. Tout y passe : la curieuse destinée d’un boxeur italien, la marée noire du Prestige, un échange avec un mafiosi napolitain à la retraite, les sommets du G8…

Le ton passe tour à tour du dramatique au caustique, de l’anecdotique au littéraire. Car l’auteur relate des tranches de vie éclairantes partagées avec d’autres écrivains, comme feu son compatriote Francisco Coloane (auteur, entre autres, du Golfe des peines), un retour sur le pêcheur qui a inspiré Le Vieil homme et la mer à Hemingway, des évocations de l’assassinat de l’écrivain nigérian Ken Saro-Wiwa, ou celle d’un moment avec Graham Greene.

On pourra regretter certaines répétitions, la brièveté ou le caractère décousu de certains propos, en dépit d’un style alerte, léger, incisif. Un carnet de bord reste un carnet de bord, même retravaillé, en premier lieu destiné à l’auteur. Il n’en reste pas moins qu’Une sale histoire permet de découvrir l’épaisseur de la personnalité de Luis Sepùlveda, ses convictions, ce regard engagé sur le monde qui transparaît dans chacune de ses oeuvres. C’est Sepùlveda tel qu’en lui-même, et non plus au travers de personnages dont la logique propre, au cours de l’œuvre, prend le pas sur celle de l’auteur. C’est finalement une clé de lecture de ses œuvres antérieures.

Emmanuel Gentilhomme

   
 

Luis Sepùlveda, Une sale histoire, Notes d’un carnet de moleskine (traduit de l’espagnol – Chili – par François Gaudry), Métailié, janvier 2005, 186 p. – 16,00 €.

 
     
 

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