…Ou la nécessité absolue de marcher sur des oeufs en maniant les mots avec précaution quand on ignore tout des usages et des mentalités d’un peuple
Les fossés d’incompréhension qui se creusent entre personnes de culture et de langue différentes s’approfondissent encore lorsque aucun des interlocuteurs ne maîtrise suffisamment la langue de l’autre pour exprimer clairement ses pensées et sentiments – situation pour le moins inconfortable d’où surgissent force quiproquos et malentendus, parfois comiques parfois tragiques, et dont un romancier pourra faire son miel sans avoir à s’épuiser en de trop lointains butinages.
Si l’on ajoute à ce filon romanesque l’insondable mystère que sont pour un homme les bouderies féminines et les déconcertantes cyclothymies tout aussi féminines d’une maîtresse par ailleurs fort séduisante, on obtient l’argument de base de ce Cauchemar nippon dans lequel Matthew Kneale s’est ingénié à plonger un pauvre globe trotter britannique photographe amateur, Daniel Thayne. Celui-ci joue vraiment de malchance et les événements semblent vouloir se liguer contre lui : il perd son passeport lors d’une excursion, se voit dès lors contraint de donner des cours d’anglais au noir pour un institut privé dont les dirigeants refusent de le payer, et dessus tout cela, Keiko, sa petite amie, commence à avoir un comportement bizarre, alternant mines renfrognées et chatteries aussi câlines qu’intempestives. Keiko, de surcroît, a décidé de présenter Daniel à sa famille – « famille » dont on verra qu’il ne s’agit pas d’un vain mot, surtout lorsque le mariage se profile à très court terme…
Salaire impayé ou mariage à repousser : des litiges qu’il est bien entendu impossible de régler à l’amiable par de saines discussions puisque Daniel ne parle pas japonais, et que ses interlocuteurs bafouillent un anglais rudimentaire. De plus, la méconnaissance des us et coutumes nippons de Daniel n’arrange rien. Mais curieusement, ces bredouillis d’anglais malhabile – restitués en un français aux approximations des plus délectables – au lieu d’être source de comique comme le sont généralement les déformations langagières, deviennent inquiétants tant ils contribuent à accroître l’angoisse du héros en instituant de continuels dialogues de sourds.
Les situations de plus en plus délicates auxquelles est confronté Daniel offrent la même ambivalence que ces échanges de répliques : comiques en elles-mêmes le plus souvent – voir, par exemple, son futur beau-père débarquer sans prévenir avec ses fils amenant un frigo tout neuf et tout le nécessaire pour une réfection de l’appartement qu’il occupe relèverait presque de la farce – elles sont décrites de telle sorte qu’en définitive une certaine inquiétude finit par sourdre. Quelque chose d’imperceptible dans le ton empêche d’incliner franchement au rire, comme si venait à la surface une indicible noirceur, une tragédie aussi imminente qu’impalpable. S’installe ainsi tout au long du roman un humour indéfinissable, tout en ambiguïté et, somme toute, assez peu joyeux.
Même ces Occidentaux que Daniel croise sur sa route – Echtbein et Jake l’Australien – semblent participer d’un sombre concours de circonstances visant à une seule chose : sa perte… et au fur et à mesure que s’accumulent ses déboires, que croissent son angoisse et sa paranoïa, la géographie des quartiers de Tokyo qu’il traverse se complexifie, s’embrouille, se transforme en un inextricable labyrinthe où il ne parvient plus à reconnaître le moindre pan de mur. Et délavant tout cela, accentuant encore s’il en était besoin la confusion généralisée : la pluie, la pluie qui tombe sans discontinuer ou presque… Ce qui promettait d’être une aimable comédie sentimentale douce amère tourne insensiblement au piège infernal – une spirale implacable aux forts relents hitchcockiens…
Ce Cauchemar peut certes se lire comme un roman à péripéties ; mais il est empreint de gravité, non pas pesante mais planant dans tout le texte telle une ombre légère, et il est bien difficile de le trouver hilarant comme le laisse entendre la quatrième de couverture… Sous-jacente à ces tribulations pour le moins rocambolesques se pose en effet la question fondamentale du rapport à l’étranger que l’on retrouvera dans les romans ultérieurs de Matthew Kneale : dans Douce Tamise, c’est le sous-prolétariat londonien qui offre sa radicale étrangeté à l’étonnement de l’ingénieur petit-bourgeois Joshua Jeavons tandis que Les Passagers anglais, eux, mettront un point d’honneur à placer sur un pied d’inégalité leur « britannité » et la sauvagerie présumée des aborigènes. Cette altérité se joue essentiellement autour du langage, un thème que l’auteur commence d’explorer ici à travers le personnage symptomatique du professeur enseignant l’anglais aux Japonais et les bafouillages de ces derniers s’essayant à la langue de Shakespeare – réflexion sur l’expression orale à laquelle il donnera sa forme la plus complexe, la plus aboutie, dans Les Passagers anglais où, recourant à la polyphonie narrative, il orchestre divers registres de langue comme autant de marques de l’origine géographique et sociale de chacun des personnages auxquels il prête voix.
Matthew Kneale, ou l’art de construire des histoires aux rouages précis, tout en suscitant questionnements et remises en causes sans en avoir l’air à travers des romans réjouissants – mais où le tragique et le sordide sont toujours si proches du comique que le rire hésite pour, en définitive, n’éclater jamais vraiment…
isabelle roche
Matthew Kneale, Cauchemar nippon (traduit par Oristelle Bonis), Belfond, octobre 2004, 228 p. – 18,30 €. |
||
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.