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Littérature est un de ces mots majestueux dont le bel aspect de mer étale ne doit pas tromper : il a ses pics et ses abymes. Comment alors ne pas jeter au bas de son Olympe tel livre que l’on aurait indûment haussé vers ces sommets ? En toute subjectivité bien sûr !

Gail Parent, Peur de rien

Parfois drôle, souvent irritant

Roberta est new-yorkaise, avocate, célibataire et un brin névrosée. Alors quand son gynécologue (un certain Dr Munser que je ne vous conseille pas, mesdames) lui lance, sans avoir pris la précaution d’enfiler ses gants de latex, qu’à 35 ans, elle est proche de l’âge limite pour concevoir, elle prend la chose plutôt mal. Il faut dire que, hormis lui préciser à moult reprises qu’il ne faut sous aucun prétexte se faire épiler le maillot (c’est dangereux, qu’on se le dise), le praticien est peu généreux en matière de conseils.
Si l’on rajoute au tableau, outre une amie auto-centrée qui ne sait parler que de son adorable petit-ami, la mère juive et néanmoins ouverte et moderne dont Roberta est affublée, on comprendra un peu mieux que son obsession procréatrice vire rapidement au cauchemar. Elle a peu de temps devant elle ?
Soit, elle établit une liste de huit candidats – sept hommes qu’elle connaît, plus Paul Newman – dont elle décrète les gènes parfaits, à qui elle va « piquer leur sperme ». Malheureusement, les élus s’avèrent assez décevants : entre le gay qui ne veut pas tromper son homme, les jumeaux jaloux, l’amant qui devient soudain impuissant et ceux que pareil engagement rebute, la liste s’amenuise dangereusement, surtout lorsqu’ils décident de boycotter son lit après avoir eu vent du projet de Roberta.

Écrit sur un ton qui se veut proche d’un Sex and the City – confidences volontiers trash entre copines, les copines en moins – par une celibattante avant l’heure (on est dans les années 80 et le concept n’est pas encore officiellement inventé), ce roman vaut surtout pour les commentaires sous forme de dialogues imaginaires avec Einstein, Freud ou Dieu (« Ce n’est pas comme ça que je voyais les choses« , se lamente Dieu).
Malheureusement, si on imagine le style en VO plutôt enlevé, la traduction pêche par sa littéralité, rendant certains passages au mieux incompréhensibles pour un lecteur non anglophone (« A cause de ces distributeurs, le gamin le plus populaire était celui qui avait le plus de quarters« , p123), au pire ridicules (« Il était enviable, cool et mince« ).
Autre problème, malgré une idée de départ qui peut séduire même si elle est rebattue, l’histoire peine à avancer, on tourne en rond, on se répète, on piétine… et on s’ennuie. La chick-lit (littérature pour les filles, si si…) se caractérise rarement par sa hauteur de vue, mais rien n’empêche de la choisir drôle (le livre l’est, à de trop rares moments), décalée (idem) et donc réjouissante (ce n’est pas le cas ici). On refuse de compatir avec une hystérique obsessionnelle et égoïste, et encore moins de s’identifier avec une femme dont les critères de sélection de ses partenaires sont purement physiques et matériels, quitte à promettre de devenir la bonniche d’un mufle, à s’habiller en prostituée ou à accepter de faire une fellation contre son gré pour parvenir à ses fins.
Une caricature que l’on aurait dénoncé chez un auteur homme, et qui devient carrément irritante venant d’une femme, même si les personnages masculins ne sont pas épargnés non plus. On en revient toujours à cette idée horripilante et qu’il faudrait songer à remiser dans les greniers que la femme n’aspire qu’à bien se marier, à récolter la semence de son époux et à en faire de beaux enfants qu’elle élèvera dans un doux foyer.
Au secours !

agathe de lastyns

   
 

Gail Parent, Peur de rien, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Fletcher, coll. « Poche », Payot & Rivages, août 2011, 476 p.- 9,50 €

 
     

 

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Joanny Moulin, Victoria, reine d’un siècle

Une étrange biographie

On le sait, un gros livre n’est pas forcément un bon livre.

La biographie de la reine Victoria de Joanny Moulin échappe-t-elle à la règle ?

Celle qui régna sur l’Angleterre pendant soixante-trois ans est fascinante à plusieurs égards, par sa personnalité, par l’époque dans laquelle elle vécut et à laquelle elle donna son nom. Très souvent caricaturée en une femme froide et austère, Victoria mérite une analyse scientifique rigoureuse.

Le choix de l’auteur s’est porté sur une biographie littéraire. Le lecteur est donc prévenu dès l’introduction que le livre « emprunte les formes de la fiction ». Certes, Joanny Moulin nous assure que les faits et évènements rapportés ont été vérifiés scientifiquement. On la croira donc sur parole en l’absence de toute note en bas de page, et de toute référence. Comme dans les romans, les chapitres ne sont pas titrés. Or l’histoire n’est pas de la littérature. C’est une science, pas une discipline.

C’est d’autant plus regrettable que la biographie ne manque pas de qualités. Le personnage de Victoria, bien replacé dans son époque, est décrit avec nuances. Le travail ne peut être taxé d’hagiographie. Les contradictions de la reine occupent une place centrale, ses défauts sont bien mis en lumière, sa psychologie même est décrite avec une certaine finesse. La place qu’occupent, dans la vie de la reine, son oncle Léopold de Belgique et surtout son mari, le prince Albert, travailleur acharné et génie bienveillant de la reine, est bien retranscrite.

L’historien ne peut toutefois qu’être mal à l’aise à la lecture de cette étude qui ne peut lui servir d’outil de travail, dont la lecture est rendue difficile par les constants va-et-vient entre récit des évènements politiques britanniques et étrangers et vie quotidienne de Victoria. D’autant plus que certaines erreurs ponctuent le récit, la palme revenant à la rencontre en 1888 entre la reine Victoria et les souverains italiens Humbert II et Marie-Josée (p.519) qui, nés respectivement en 1904 et 1906, ont régné sur l’Italie en 1946.

Serait-on en plein roman ?

frederic le moal

   
 

Joanny Moulin, Victoria, reine d’un siècle, Flammarion, avril 2011, 571 p.- 23,00 €

 
     

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Ramón Díaz-Eterovic, L’obscure mémoire des armes

Un polar chilien pantouflard

Un détective privé solitaire et mélancolique dans une ville étouffante. Un crime en apparence banal. Une réalité tragique qui se dévoile peu à peu. La routine, quoi. Alors bon, on est au Chili, donc il sera sûrement question de la dictature, et des sombres agissements dans les couloirs de l’ESMA (1). Ah, non, ça c’est à Buenos Aires. Au Chili, c’est la Villa Grimaldi (2). Soit… Un peu prévisible ? C’est un peu ça. Des exemples ? Très simple. Oh, quelqu’un découvre quelque chose de louche ! Il prévient notre détective mais se garde bien de dire de quoi il retourne. Combien on parie qu’il va disparaître dans des circonstances mystérieuses avant d’avoir pu faire part de ses découvertes fracassantes ? Oh, un méchant est démasqué ! Oui mais il reste 50 pages avant la fin. Un rebondissement est donc à prévoir.

Et puis on utilise aussi le théorème bien connu du personnage inutile à la narration mais sur lequel on insiste un peu trop pour que sa présence soit totalement fortuite. Ce serait un méchant que ça m’étonnerait qu’à moitié. Le tout avec les ingrédients habituels du genre. Un héros vieillissant (étudiant à l’époque du coup d’Etat). Un peu poète (on est au Chili). Des amis partout où il faut (police, presse, kiosque à journaux). Un chat philosophe (le quota d’excentricité). Bref, tout est sur des rails bien parallèles, bien huilés, sur lesquels tout roule avec une fluidité désarmante. Rien à faire, cette nouvelle enquête du détective Heredia, déçoit.
Tiens, à propos de dictature chilienne, j’ai bien envie de revoir les films de Patricio Guzmán.

Matthias Jullien

1 – Escuela Superior de Mecánica de la Armada (école supérieure de mécanique de la Marine). Batiment tristement célèbre pour avoir été pendant la dictature argentine un centre de détention et de torture.
2 – Pareil, côté mais chilien.

   
 

Ramón Díaz-Eterovic, L’obscure mémoire des armes, traduit de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg, coll. “Bibliothèque hispano-américaine”, Métailié, mars 2011, 279 p. – 19,00 €

 

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Tout est bien qui finit bien (Shakespeare/Pierre Beffeyte)

Le ridicule confine à la bouffonnerie généralisée

Le décor est constitué de quelques meubles de styles classiques hétérogènes (Louis XV, Louis XVI) placés devant des toiles comportant des mises en perspective en trompe-l’œil. Dès les premières scènes, les acteurs viennent jeter leur répliques en les agrémentant de force mimiques, plaisanteries débridées. Des détails de costumes ou d’éléments de décoration (notamment d’échelle inadaptée) soulignent l’intention satirique du metteur en scène, qui tourne délibérément les dialogues en pitreries.

 Ses insertions dans le texte sont si nombreuses et si peu inspirées qu’elles ne confèrent aucune consistance à une pièce déjà fragile. L’illustration musicale hétéroclite (Julio Iglesias, Joe Dassin, Portishead) ne donne pas plus de trame au propos théâtral, incapable de soutenir l’attention qu’il ne cesse d’attirer.
L’intrigue est occultée par un flot de jeux farcesques qui semblent chercher en vain leur cohérence : on assiste à des scénettes de café-théâtre enchaînées sans intention lisible. Le ridicule confine à la bouffonnerie généralisée.

Une débauche de moyens ineptes, un assemblage d’enfantillages peu édifiants. Il est pathétique de voir les acteurs aux prises avec leur partition, s’évertuer démunis particulièrement dans les moments dramatiques. Rien ne porte l’attention, les personnages ne sont appréhendés qu’à travers leur expression supposée drôle.
Une farce sans consistance, dont on ne sauvera que quelques répliques (dignes) de Raymond Devos, bien portées par Romain Bouteille. L’humour de second ou troisième degré, sans doute recherché par Pierre Beffeyte, n’est pas atteint : il n’en reste qu’un rodéo insipide de pitreries.

c. giolito

Tout est bien qui finit bien
de William Shakespeare
Mise en scène et adaptation Pierre Beffeyte

Avec Rachel Arditi en alternance avec Alexandra Chouraqui
Romain Bouteille, Julia Duchaussoy, Sebastien Finck, Rene-Alban Fleury, Christophe Guillon, Emmanuel Guillon, Franck Lorrain, Estelle Simon, Benoit Soles en alternance avec Maxime d’Aboville, Chantal Trichet, Yvan Varco

Décor Jean-Martial Dubois
Costumes Audrey Losio

Au Théâtre 14, 20, avenue Marc Sangnier, 75014 du 15 mars au 30 avril 2011

Le texte de la pièce de Shakespeare (et non de l’adaptation) est publié par les éditions Gallimard (Coll. Folio) en 1996.

 

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Bruno de Stabenrath, Je n’ai pas de rôle pour vous

Cinéphiles et lettrés, s’abstenir

Curieusement présenté comme un « roman », ce livre relève en réalité du genre des souvenirs, évoquant l’adolescence de l’auteur, ses débuts d’acteur dans L’Argent de poche de Truffaut et leurs rapports ultérieurs (presque inexistants). Dans les années 1970, petit dernier d’une fratrie de sept enfants, Bruno rêve de devenir acteur, comme James Dean qu’il a pour idole (sans avoir vu un seul de ses films), de plaire aux filles, de s’offrir une mobylette et de racheter la villa de son grand-père. En somme, le cinéma l’attire surtout en tant que moyen pour parvenir à d’autres buts, et après avoir rencontré Truffaut (dont il n’a pas vu un seul film non plus), il se réjouit surtout de changer d’image aux yeux de ses professeurs, passant du statut de cancre à celui de second Jean-Pierre Léaud (dont Bruno ne sait rien, bien entendu).
Ce que je viens de résumer en quelques phrases occupe des pages et des pages où l’auteur passe à la ligne le plus souvent possible, histoire de rallonger, comme les écoliers ou les écrivains du dimanche de l’ancienne génération. On le remarque d’autant mieux qu’il n’a pas grand-chose à dire, et qu’il est tout sauf un styliste. A titre d’échantillons représentatifs, on peut citer : Je crois surtout qu’il s’est infiltré dans la brèche vacante, friable de mon âme assoiffée (p. 33, à propos de Truffaut) ou Son parfum me tance à chaque frôlement de son corps (p. 100, à propos d’une fille). Le verbe « tancer » revient à maints endroits du texte, sans doute pour faire distingué, toujours improprement utilisé. Lorsque l’auteur essaie de trouver une formule frappante, cela donne : L’ancre fondamentale de son existence est l’encre des écrivains (p. 130), Le cinéma a pulsé mes pulsions (p. 138) ou Blessé, je quitte la table, abandonnant mon escalope à moitié finie et ma jolie salope à moitié cruelle (p. 264).

S’agissant de femmes – qui occupent dans le livre beaucoup plus de place que Truffaut et le cinéma , nous avons droit aussi à des passages lyriques de ce genre : Quand elle s’est penchée vers moi, j’ai senti ses seins majestueux s’écraser contre ma poitrine. J’ai vu la dentelle de son corsage ouvert telle une invitation, un interdit, une provocation à blottir mon visage entre ses deux globes charnels et brûlants. […] Elle a trouvé la fonction “érotisme“ de mon cervelet et appuyé sur “On“. (p. 183), ou L’anatomie fuselée dans un tailleur Montana, montée sur des talons aiguilles vertigineux, le corps émoustillé de Noémie vole au-dessus du parquet et des tapis. Jamais sa féminité fondante et incandescente n’a atteint un tel niveau nucléaire. Une bombe sensuelle et charnelle prête à éclater entre les mains d’un homme. (p. 276). Serait-ce là ce qui est censé justifier le sous-titre de « roman » sur la couverture ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, cinéphiles et lettrés, s’abstenir.

agathe de lastyns

   
 

Bruno de Stabenrath, Je n’ai pas de rôle pour vous, Robert Laffont, mars 2011, 306 p.- 20,00 €

 
   

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Alexandre Jardin, Des gens très bien

A. Jardin aux oubliettes de l’Histoire

Publier un tel livre, écrire un tel livre, est-ce un acte subversif, un manifeste anarchiste ? Eh non ! Nous ne sommes plus au début du siècle dernier – le XXe – l’époque où André Gide disait : « Famille, je vous hais !« . Non ce texte s’inscrit dans l’air du temps. Et il est vicié, l’air du temps. L’atmosphère est pesante. « Ils sont lourds, remarquait Céline, si lourds… » Vous savez Céline, l’auteur du Voyage, celui que Frédéric Mitterrand a rayé des listes de commémoration officielle de 2011. Le ministre de la (sous) culture, l’ami de Ben Ali, le Franco-tunisien, l’archétype de la morale de midinette, devrait remplacer Céline par Alexandre Jardin, lui n’est pas un méchant comme Ferdinand ; le moralisme suinte de sa plume fielleuse, mais qui penche du bon côté. L’encre est sympathique, mais je dois avouer que son auteur, le gentil Jardin, ne l’est pas à mes yeux.

Son livre est rempli à ras bord de repentance et de haine de soi. Il bat sa coulpe sur le dos de son grand-père et de son père. Ce dernier est coupable de ne pas avoir dénoncé son géniteur, le directeur de cabinet de Pierre Laval, celui à qui on a fait un lavage d’estomac pour pouvoir le fusiller à l’aise. Pour l’auteur du libelle, le grand-père indigne a participé à l’organisation de la rafle du Vel’ d’Hiv’ en juillet 1942.
Il n’apporte aucune preuve, aucun document mais on attend déjà le prochain opus où le gentil Alexandre nous apprendra que pépé a organisé la Solution finale.

Trêve de plaisanterie. L’ouvrage n’a aucune légitimité sur le plan scientifique. Bien sûr, Jardin a lu J.P. Axema et R. Paxton, mais cela n’en fait pas un expert de l’histoire de Vichy qui est beaucoup plus complexe que la vision manichéenne, en noir et blanc, qui sourd de ces petits chapitres.

Je me permets de lui conseiller la lecture des mémoires d’Annie Kriegel, la grande historienne qui fut, encore adolescente, une résistante, juive et communiste, et qui s’engagea dans la lutte contre l’occupant, dès 1942, à 16 ans. Et bien, en 1991, elle écrit : « Dussè-je me tenir moi-même pour insensée, je me demande parfois si, contrairement à l’idée commune, la part du sacrifice dans la politique et la conduite du maréchal Pétain n’ont pas eu des effets plus certains et positifs sur le statut des juifs que sur le destin de la France. »
Elle ajoute, cette professionnelle, ce grand professeur – et qui a par ailleurs vécu cette période troublée – : « il me paraît peu douteux que Vichy […] ait été, dans l’année la plus dramatique, cruciale, l’année 1942, un point d’appui qui s’est plutôt ajouté au point d’appui majeur qu’était au quotidien la société civile. » (Ce que j’ai cru comprendre, Robert Laffont, 1991)

 

 

 

 

Sur le plan de l’analyse historique, le livre d’Alexandre Jardin, ne fait que répéter la vulgate dominante, assez éloignée de la complexité du travail de l’historien. Mais il y a plus grave.
On peut s’interroger sur le fait de savoir si l’auteur ne tente pas, par la publication de ce vilain volume, de se refaire, au détriment de sa famille – déjà beaucoup utilisée dans certains de ces anciens livres – une virginité d’écrivain.
En effet, ce masochiste avoue carrément dans son ouvrage que la plupart des romans qu’il a jusqu’à aujourd’hui commis sont des bluettes sentimentales sans grand intérêt. Ah qu’il aime se repentir ! Qu’il adore se flageller notre Alexandre. Mais maintenant il devient, avec ce livre sérieux, joyau de la doxa contemporaine, une conscience de notre temps. Un nouveau Marek Halter – au pire – ou – au mieux peut-être – un BHL au col dégrafé.

Qu’il médite ces phrases magnifiques de Saint-Exupéry : « Puisque je suis l’un d’eux, je ne renierai jamais les miens quoi qu’ils fassent. Je ne parlerai jamais contre eux devant autrui. S’il est possible de prendre leur défense, je les défendrai. S’ils sont couverts de honte, j’enfermerai cette honte dans mon cœur et je me tairai. Quoi que je pense alors d’eux, je ne servirai jamais de témoin à charge. »

Oui, mais voilà, il faut bien relancer une carrière littéraire quelque peu compromise.
Et alors – et c’est là un point commun entre Alexandre et Jean – on se place du bon côté du manche, on s’affirme au cœur du conformisme ambiant, de ceux qui font l’opinion, dans l’armée de l’empire du Bien, selon l’heureuse expression du regretté Philippe Muray.

Didier Graz

   
 

Alexandre Jardin, Des gens très bien, Grasset, janvier 2011, 304 p.- 18,00 €

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Grzegorz Rosinski & Yves Sente, Thorgal tome 32 : La bataille d’Asgard

Laissons définitivement Thorgal partir à la retraite

En Belgique il n’y a point de gouvernement – y aura-t-il encore un pays demain ? – mais les langues sont toujours aussi déliées et les esprits fertiles. N’en demeure pas moins le sens de la nuance et tout jugement se doit d’être étayé. C’est ici chose faite, et bien faite. En accueillant ce nouveau chroniqueur venu du plat pays, nous le voyons ouvrir le bal avec cette rubrique qui terrorise autant qu’elle fait saliver en souhaitant une bonne et méritée retraite à ce vieux Thorgal…

Thorgal, on aime ou on n’aime pas. Certains reprochent à la série sa longueur, sa complexité et sa propension à se prolonger encore et toujours. De toute évidence, Thorgal aurait eu, au vu de ses nombreuses et incroyables aventures, maintes occasions de blanchir sa soyeuse chevelure de jais. Après trente albums, Van Hamme et Rosinscky, le duo originel, en est arrivé à la même conclusion. A la retraite l’enfant des étoiles, au charbon Jolan, le fils surdoué et magicien sur les bords. Ce fut également l’occasion pour Sente de reprendre en main le scénario de la célèbre série.
Venons-en aux faits. Que penser de ce nouvel opus ? Pas grand chose de positif. Tout cela sonne fort creux. Pourtant, je partais sur de bonnes bases, étant un fan de la première heure.

 Nous avions abandonné le pauvre petit Jolan à la fin de l’épisode précédent. Il venait d’être élu par Manthor, ennemi des dieux, pour diriger son armée de soldats/poupées. Armé du bouclier de Thor, il ne faisait nul doute sur les intentions de son mentor. Quant à Thorgal, il se lançait corps et âme à la suite des kidnappeurs de son fils, réincarnation d’un mage surpuissant et maléfique.
Bref, il allait y avoir de l’action. Le tome trente-deux reprend donc là ou le trente-et-unième nous avait laissés. Jolan se lance à l’assaut d’Asgard pour voler une pomme garantissant à la maman de Manthor son immortalité et Thorgal continue sa poursuite.

 En y repensant, l’originalité du titre aurait du nous mettre la puce à l’oreille. La bataille d’Asgard, ça annonce une bataille, dans le domaine des dieux… Et ça, on s’en doutait depuis la fin du dernier épisode. Bref passons, la série n’a pas souvent bénéficié de titre aux envolées lyriques reconnues, et s’est souvent contentée du minimum. Mais jadis, on n’avait pas cette impression de connaître dès la couverture le nœud de l’intrigue. Certes, Le bouclier de Thor, pour un tome dans lequel Jolan était amené à se procurer frauduleusement ledit bouclier, c’était déjà assez convenu. Mais cette fois-ci, plus le moindre petit élément de mystère.

 Une fois ce petit détail évacué, nous voici plongés tout de go dans l’univers sombre et complexe du héros du nord. Du côté du dessin, rien de nouveau sous le soleil, Rosinscky est totalement converti à son nouveau style dit de « peinture directe », et produit des illustrations d’une grande qualité. A l’opposé, la scénarisation subit un changement radical. Alors que Thorgal peinait depuis toujours à atteindre ses buts modestes, ils semblent comme son fils avoir investi dans une patte de lapin. Tout est simple et on aurait presque l’impression qu’un gentil organisateur se cache derrière tout ça pour s’assurer que tout se passe pour le mieux.
Jugez plutôt, le blondinet dispose d’une armée multi-compétente parfaitement adaptée à la chasse au géant (qui par un heureux hasard se trouve être les soldats du nouveau grand méchant, Loki), du bouclier conçu pour passer un déluge de feu et de la couleur de cheveux qui plaît à la déesse dont il doit obtenir les faveurs. C’est gros et encore une fois fort convenu. J’évite même de vous parler du nouveau copain du paternel, tombé du ciel lui aussi.

 Vous l’aurez compris, tout est trop facile, comme si Sente avait voulu évacuer cette histoire rapidement sans multiplier les tomes. Pourtant, compact ne rime pas avec profond. Et c’est bien là le souci. On aurait préféré que le récit soit étiré afin de permettre au choix un peu plus d’enjeu dans la fameuse bataille, de réflexion dans le jugement d’Odin, ou d’hésitation dans la décision de la déesse aux pommes. Scène totalement ratée d’ailleurs, dans laquelle on sent Sente tenté par le quasi-érotisme et rattrapé in extremis par sa conscience commerciale.

Pour résumer, on se trouve face à un récit vide, convenu et sans enjeu. Mais pire que tout, on ressent une vague impression de bâclé. Tout d’abord quand Odin, décrit comme borgne dans toutes les légendes nordiques (et même sur Wikipedia, c’est pour dire !), apparaît les deux yeux grands ouverts. Ensuite quand certains personnages répètent à quelques mots près la même réplique dans plusieurs cases.
En conclusion, doit-on brûler ce tome trente-deux ? Non, car quand on brûle des livres, on finit par bruler des hommes. Doit-on l’acheter pour autant ?
C’est à vous qu’il convient de prendre cette décision. Intrinsèquement il ne vaut pas vraiment la peine, mais quand on dispose de toute la collection… Il vous suffit juste d’espérer que le suivant sera d’un autre acabit, dans le cas contraire, je crois que nous serons nombreux à laisser définitivement Thorgal partir à la retraite…

Quentin Martens

   
 

Grzegorz Rosinski & Yves Sente, Thorgal tome 32 : La bataille d’Asgard, Lombard, novembre 2010, 48 p. – 11,95 €

 

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Jean-Baptiste Harang, Nos cœurs vaillants

« Je n’ai aucune raison d’écrire un livre et encore moins d’excuses pour le faire. »

De Jean-Baptiste Harang, je connaissais le beau roman La Chambre de la Stella, qui m’a portée à lire Nos cœurs vaillants dans les meilleures dispositions qui soient, pour finir sur l’idée que la mise en garde figurant dans le premier paragraphe – « je n’ai aucune raison d’écrire un livre et encore moins d’excuses pour le faire » – relevait moins de la coquetterie que de l’aveu justifié. Le dernier ouvrage de Harang est pourtant parsemé de trouvailles d’écriture, et son contenu ne manque pas d’intérêt, mais la manière dont le narrateur présente ses souvenirs d’enfance et de jeunesse produit dans son ensemble l’impression qu’il n’éprouvait pas le besoin réel de les approfondir et d’en tirer un vrai roman (autre chose qu’un récit égocentré dont les facilités sont trop voyantes).

 

Le texte a un double point de départ : l’idée d’avoir « la mémoire qui flancheDeux autres missives du même expéditeur servent à structurer le récit, tout en relançant le processus de la remémoration. La banalité de ces procédés serait moins regrettable si le texte avait une construction exigeante à l’intérieur des chapitres, et s’il n’était pas empreint de complaisance envers soi au point de faire penser que l’auteur se considère comme trop remarquable pour devoir s’imposer davantage d’efforts.

À ces impressions déplaisantes s’ajoute le traitement qu’il réserve au personnage du correspondant et à nombre d’autres, importants (comme l’abbé T.) ou très secondaires (comme la bibliothécaire « en manque de questions originales« , p. 103), présentés avec un mépris qui finit par s’imposer à l’attention mieux que toute autre constante du texte. Etant donné qu’il s’agit de personnes réellement existantes, dont certaines sont toujours en vie et se trouvent évoquées par leur nom complet, l’on en vient à compatir même avec les plus antipathiques, à l’idée du châtiment public que leur vaut le fait d’avoir connu l’auteur.
Mes meilleurs sentiments vont à la bibliothécaire qui ne pourra même pas se consoler en se disant qu’on l’a mal traitée pour une bonne cause, à savoir pour écrire une page ayant de la valeur littéraire.

   
 

Jean-Baptiste Harang, Nos cœurs vaillants, Grasset, août 2010, 188 p.- 16, 00€

 

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Shirley Hazzard, La Baie de midi

Des personnages lassants, une déception que ce roman

La baie qu’évoque le titre est celle de Naples, décor séduisant pour un roman, quoique banal presque autant que Venise, au point qu’on peut considérer comme un genre spécifique les fictions qui s’y situent. Le lecteur en attend, au minimum, le plaisir d’être plongé dans l’atmosphère des lieux, et au mieux, un texte apte à les lui faire redécouvrir sous un angle inédit.
Le roman de Shirley Hazzard satisfait à la première exigence, mais pas à la seconde, même si le contexte napolitain qu’elle décrit n’est pas des plus rebattus, s’agissant de la ville telle qu’elle était quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

La narratrice, Jenny, une jeune Anglaise ayant grandi en Afrique, s’installe à Naples en tant qu’employée de l’OTAN, et s’y lie avec un couple original : Gioconda, une femme écrivain au destin dramatique, et Gianni, un réalisateur fanfaron et macho (qui a par ailleurs une épouse et des enfants à Rome). L’amitié avec Gioconda fait découvrir à Jenny un point de vue sur l’existence bien différent du sien propre, lié aux expériences difficiles à endurer que la Napolitaine a traversées pendant la guerre, et à des malheurs personnels qui ont failli la détruire (elle a perdu en peu de temps son premier amour et son père adoré).
Gianni, en revanche, irrite constamment la narratrice, lui donnant en outre l’impression de transformer sa maîtresse en victime, quand bien même Gioconda semble relativement satisfaite de leur relation. La majeure partie du récit est centrée sur ces deux personnages, avec l’effet fâcheux de lasser, car l’auteur n’approfondit pas leur portrait, les ayant définis dès le début ; même les rebondissements qui surviennent sur le tard n’apportent aucune vraie révélation à leur sujet, et paraissent à la fois prévisibles et artificiels.
Quant au personnage de Jenny, il apparaît parfaitement médiocre en dépit des données censées le rendre original (l’enfance et l’adolescence solitaires, l’amour incestueux pour son frère).
Pis encore, la narratrice semble tellement empreinte des défauts qu’on attribue traditionnellement aux Anglais (une réserve outrancière allant jusqu’à affecter le jugement ; un tempérament froid ; une sorte d’égocentrisme bien élevé), qu’elle finit par produire l’impression d’être un cliché même quand elle les critique.

L’on referme le livre avec déception, sans envie de mieux connaître l’auteur.

agathe de lastyns

   
 

Shirley Hazzard, La Baie de midi, traduit de l’anglais par Claude et Jean Demanuelli, coll. « Du monde entier » Gallimard, mai 2010, 266 p.- 18,50 €

 
     

 

 

 

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Sophie Tolstoï, À qui la faute ? Réponse à Léon Tolstoï & Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer

La réponse de la bergère au berger

Le roman de Sophie Tolstoï, resté inédit en Russie jusqu’en 1994, a été écrit en réponse à la fameuse Sonate à Kreutzer où son mari révélait, sous couvert de fiction, à la fois leurs malheurs conjugaux et sa vision des rapports entre les sexes (qui ferait passer les talibans pour des libertins). L’idée de publier les deux ouvrages dans un seul volume est donc bien justifiée, permettant au lecteur de comparer deux variations sur le même thème, et deux points de vue qui ne divergent que partiellement.

 

Cependant, au fil de la lecture, l’on perd jusqu’à l’envie de mieux connaître les problèmes et les idées des Tolstoï, étant donné que les deux textes apparaissent également obsolètes, indigents sur le plan intellectuel et pleins d’égoïsme.
D’après Sophie, l’amour devrait être “idéal“, c’est-à-dire chaste, le sexe étant une chose bestiale, ce qui fait qu’à ses yeux, le vrai bonheur consiste à flirter sans jamais accorder à son soupirant plus qu’un baiser sur le front – et peu importe si l’amoureux en souffre atrocement.
D’après Léon, dans un monde parfait, chacun s’abstiendrait de copuler au nom de la morale, et tant mieux si cela mène à l’extinction de l’humanité – une “philosophie“ qui ne l’empêche point de présenter avec empathie le cas d’un mari très porté sur la chose, maladivement jaloux et qui finit par tuer sa femme.
À lire trois cents pages de ce “dialogue“ conjugal, l’on en arrive à l’impression que les époux Tolstoï étaient, chacun à sa façon, à la limite du cas psychiatrique, et que l’éducation en vigueur de leur temps a bien contribué à développer leurs défauts de caractère et de jugement. Le génie que le romancier manifeste dans ses chefs-d’œuvre ne saurait nous empêcher d’évaluer objectivement sa Sonate à Kreutzer, certes mieux écrite que le roman de sa femme, mais pas moins inepte qu’À qui la faute ?

 

La lecture du volume est d’autant plus décevante et déplaisante que sa traduction abonde en maladresses. Par endroits, le texte en devient incompréhensible. On aimerait bien savoir, par exemple, ce que peut signifier la phrase : « Il est habituel en ces circonstances que les gens adaptent à leur envie quelque nécessité de changer d’entourage » (p. 93). Sophie Tolstoï n’était sans doute pas une virtuose de la plume, mais on doute que son écriture produise, en russe, l’effet que fait en français une proposition comme : « et puis, blotti au fond de son âme, remuait le désir flou de revoir Bekhmetiev » (p. 126).
Quant à Léon Tolstoï, si souvent bien traduit par le passé, il n’avait certainement pas besoin d’une nouvelle version française dans ce style : « Le deuxième jour, en fin d’après-midi, lors d’un arrêt dans une gare importante, cet homme nerveux descendit chercher de l’eau chaude et se prépara du thé » (p. 204).
On conseille à l’éditeur de faire relire avant publication.

agathe de lastyns

   
 

Sophie Tolstoï, À qui la faute ? Réponse à Léon Tolstoï & Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer, traduits du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, Albin Michel, août 2010, 334 p.- 19,00

 

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Chen Wing Fun et Hervé Collet, Li Po l’immortel banni sur terre buvant seul sous la lune

Li Po a été son propre trou

210 pages et quelques d’éloges de l’oisiveté entremêlés de beuveries au fil des différentes haltes de notre héros – qui a mes yeux n’en est pas un ! Abandonnant ses femmes et ses deux enfants pour sa « quête harmonique », il erre sa vie durant à la recherche de sa recherche, jusqu’au jour où subitement, spontanément, comprenant la vanité de toute recherche, ils [Li Po et ses amis ermites] s’éveillent à leur propre nature véritable. Libres, enfin.
Pour ma part, à la lecture du récit de sa vie, j’y ai plutôt vu celle du stupre, de la concupiscence et de son besoin illimité de reconnaissance par les officiels de son temps de son talent afin de justifier son existence lénifiante. Ce livre fut une punition a lire !

Son seul intérêt réside dans la description (trop brève ) des sagas politiques de l’Empire du Milieu du 8ème siècle bien même si ce n’était sasn doute pas l’objectif des auteurs que de rédiger un livre historique… Ils se sont plutôt attachés à reconstituer la vie du poète a travers la traduction de ses écrits. Seule perspective positive à replacer dans le contexte belliqueux de cette époque : Li Po écrivait des vers au lieu de faire la guerre et à ce titre mérite-t-il peut-être son immortalité poétique. Ma critique acerbe de ce livre est sans doute liée à ma méconnaissance de la voie du Tao. Je reste néanmoins déçu par le sens que Li Po a voulu donner a sa vie et ce, malgré la richesse de la promiscuité durant toute sa vie de ses amis ermites taoïstes et maîtres zen avec lesquels il s’enivre (trop ?) régulièrement.
Sois ta propre lanterne, nous conseille Confucius. J’ai le sentiment que Li Po a été son propre trou, creusant par son mode de vie son propre bannissement. J’ai néanmoins envie de conclure sur quelques beaux vers de notre poète traitant du plaisir de boire :
Après trois coupes on s’accorde au grand processus
Après une mesure on se fond a la nature
Seul importe le plaisir du vin
Mais à quoi bon parler de cela à quelqu’un de sobre ?

Enfin, je reconnais bien volontiers que ma faible sensibilité envers le jus de raisin m’a peu permis de l’ être envers la poésie chinoise de Li Po…

cedric marc

   
 

Chen Wing Fun et Hervé Collet, Li Po l’immortel banni sur terre buvant seul sous la lune, coll. « Spiritualités », Albin Michel, mai 2010, 224 p. – 15,00 €

 
     

 

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Benjamin Black , Les Disparus de Dublin

Benjamin Black, alias John Banville, se met au polar. Décevant

En 2005, John Banville reçoit le Booker Prize pour La Mer (paru en 2007 chez Robert Laffont), et celui à qui l’on doit des œuvres aussi sophistiquées que Le Livre des aveux ou Éclipse, fait paraître Christine Falls en 2006 (traduit sous le titre Les Disparus de Dublinchez NiL en 2009), sous le pseudonyme de Benjamin Black. En endossant ce nom évocateur, il s’adonne pour la première fois au roman policier.

Benjamin Black a créé Quirke, un médecin légiste aussi séduisant que désabusé – d’où un net penchant pour la bouteille – qui œuvre dans le Dublin des années 50 et qui se trouve soudain confronté à un cadavre suspect. Christine Falls est déclarée morte d’une embolie pulmonaire, quand il s’avère qu’elle est décédée en couches. Pourquoi Malachy, le beau-frère de Quirke, a-t-il cherché à dissimuler la vérité ? Où est passé l’enfant ? Qui en est le père ?
Autant de questions auxquelles quelqu’un ne tient pas que Quirke réponde. Malgré plusieurs tentatives d’intimidation, le héros persiste et se heurte à sa famille, à son propre passé et à une église catholique aussi puissante qu’une mafia.

 

Autant le dire d’emblée, Les Disparus de Dublin est une déception. Certes l’ambiance hivernale n’est pas déplaisante, donnant lieu à quelques atmosphères pluvieuses qui amènent le lecteur à se pelotonner délicieusement dans son fauteuil. Parfois aussi les personnages échangent ici ou là des considérations sur l’existence non dépourvues de sagacité, comme cette réflexion du personnage de Sarah sur le temps comme « contraire de l’espace : dans l’espace« , explique-t-elle, « plus on s’éloigne, plus tout se brouille. Pour le temps, c’est différent, tout s’éclaire« . (p. 390)
Mais ces éléments épars ne suffisent pas à construire un roman noir qui réponde efficacement aux lois du genre. Puisque nous avons commencé par l’atmosphère, force est de constater que mis à part son climat humide et quelques toponymes, le Dublin des années 50 peine à exister et à trouver sa spécificité face aux sombres cités américaines dont le genre a fait ses toiles de fond privilégiées. Le poids de l’église qu’on suppose par exemple typique de l’Irlande de ces années-là et qui est censé jouer un rôle déterminant dans les événements du récit est ainsi insuffisamment rendu, deux ou trois scènes chez les bonnes sœurs et un ou deux curés ne suffisant pas à faire éprouver son emprise étouffante sur la société.
On sent l’intention sans en ressentir l’effet.

 

Un problème similaire se pose avec le personnage de Quirke. Benjamin Black a voulu en faire un être complexe, dévoré par un passé douloureux où il n’a pas joué le beau rôle, mais non dépourvu de charme, ce que ses multiples succès auprès de la gente féminine sont censés témoigner.
Là encore, l’alchimie ne fonctionne pas. Le lecteur agacé et indifférent voit revenir les quelques leitmotive destinés à construire le personnage comme autant de grosses ficelles impuissantes à lui donner une quelconque vérité. Pire : réduit à des stéréotypes (désabusement, goût pour l’alcool et le tabac, charme naturel…), Quirke en vient à susciter l’antipathie, Benjamin Black n’ayant pas réussi à doser efficacement les contrastes.
Et même si l’heure n’est plus aux chevaliers irréprochables, l’enquêteur doit être doté de la légitimité minimale que lui confère la sympathie du lecteur pour mener son enquête.

Enfin, et c’est encore plus gênant, l’intrigue ne tient pas. Non seulement on en devine très vite les tenants et les aboutissants, mais on ne voit au fond pas vraiment où réside l’énormité des crimes commis.
Benjamin Black a sans doute senti le problème puisque l’un des personnages demande à Quirke : « ça ne vous paraît pas si épouvantable que ça, c’est ça ? (p. 363-364)
Et à la réponse affirmative du protagoniste, la sœur Anselme tente maladroitement de le/nous convaincre du contraire, ce qui suffit à démontrer la faiblesse du projet : voilà un auteur de polar obligé de prouver que le crime autour duquel tourne son livre en est bien un !

John Banville dit avoir choisi de changer de nom pour écrire ce roman, afin de rendre compte d’une technique et d’un processus d’écriture totalement différents de ceux qui sont à l’œuvre dans ses autres romans. On veut bien le croire, au regard de la grande différence de niveau de l’un et des autres.
Peut-être aurait-il pu aussi ne pas révéler que Benjamin Black était John Banville, pour laisser l’auteur de polar se défendre par lui-même. Et il y a fort à parier que Black n’aurait pas reçu les éloges dithyrambiques qui ont été prononcés à son endroit.
Les Disparus de Dublin ayant été conçu comme le premier tome d’une série (dont la traduction est en cours), espérons que la suite des aventures de Quirke permettra à Benjamin Black de mériter les compliments et une attention qu’il doit pour l’instant surtout à John Banville.

agathe de lastyns

   
 

Benjamin Black , Les Disparus de Dublin, traduit de l’anglais par Michèle Albarte-Maatsch, Nil, décembre 2009 437 p.- 21,00 €

 

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Patrice Chéreau, Persécution

Un opus bien décevant

Malgré ses qualités de mise en scène et le jeu vibrant de ses acteurs, le dernier film de Chéreau est bien décevant pour qui connaît le meilleur de sa filmographie, notamment Gabrielle (disponible en DVD chez le même éditeur).
Le problème vient surtout de la conception malvenue du scénario : nous sommes censés voir un protagoniste (Romain Duris) persécuté par un inconnu (Jean-Hugues Anglade) amoureux de lui, tandis qu’il persécute de son côté sa petite amie (Charlotte Gainsbourg) ; or, le lien entre les deux lignes narratives n’est pas convaincant, les rapports des personnages sont construits de façon artificielle, et leur caractérisation d’individus reste superficielle même quand on en arrive aux révélations destinées à nous montrer leur fond.

Ainsi, le côté « altruiste » du personnage principal qui visite les pensionnaires d’une maison de retraite pendant ses loisirs, finit par nous être expliqué au cours d’une séquence où il fait des confidences à son persécuteur, mais malheureusement, ni le fait qu’il se confie précisément au « fou » dont il voulait se débarrasser, ni la teneur de ses aveux n’apportent rien d’appréciable à l’action psychologique, augmentant notre impression qu’elle est cousue de fil blanc.

Par ailleurs, la musique de Persécution apporte des effets de suspense artificiels là où il n’en est aucunement besoin, faisant penser que Chéreau a voulu donner à l’action d’angoissants faux-semblants, à défaut d’être sûr qu’elle satisfasse le public par son seul contenu réel.

Dans son ensemble, le film nous laisse sur notre faim, produisant l’effet d’un échec artistique d’autant plus regrettable que les comédiens et la mise en images sont de très haut niveau.
Les copieux suppléments figurant sur un second DVD sont plus intéressants, surtout pour qui voudrait connaître la façon de travailler du metteur en scène.

agathe de lastyns

   
 

Patrice Chéreau, Persécution, DVD, Editions Arte, avril 2010, 1h40, 20,00 €

 

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Kean ou Désordre et génie (Alexandre Dumas/Frank Castorf)

La création, c’était pour hier

L’entrée en matière est statique : une scène de présentation classique, dans un salon singé de surartifices. Un décor peu engageant, d’une laideur avérée, constitué principalement d’un plan incliné imitant délibérément mal un espace vert, parfois jonché d’obstacles (croisillons et oxers). Des figurants aux comportements improbables, des cocasseries, des ruptures, des publicités incluses dans le texte, des confessions d’acteur faussement improvisées, des chansons façon rock-star, même un joli contre-jour, public éclairé à partir du fond de scène.
Tout est fait pour montrer de façon déjantée ce héros déjanté que constitue Kean, génial acteur de la scène londonienne du XIXe siècle. Mais rien ne prend. Le public – pour le moins clairsemé – rit quelquefois – il faut bien s’occuper – mais personne n’y croit vraiment. Bien sûr, ce n’est pas fait pour qu’on y croie. A preuve, les nombreux passages autoréférentiels, autant d’occasions de surjouer, de verser dans l’autodérision. Une trame extrêmement ténue, un propos à connotation vaguement sociale, des dénonciations de massacres, de simulacres…

Le propos est d’autant moins intéressant que l’argument en est sans cesse auto-explicité : le génie censé subir les affres de son succès, de ses propres délires. On voit bien qu’il doit s’agir de cultiver la dérision par l’auto-ironie. Mais l’autoréférence atteint vite ses limites, lorsqu’elle est à ce point répétitive et dénuée de toute intention constructive.
Heureusement, on vient avec ses préoccupations, ses passions. Car le théâtre n’a alors d’autre fonction que réunir des curieux soucieux de constater ensemble ce qui manque à se faire : ici, on n’a rien à dire et on le fait savoir, comme pour confirmer à l’envi que la création, c’était pour hier.

c. giolito

Kean ou Désordre et génie
comédie en cinq actes par Alexandre Dumas et Die Hamletmaschine par Heiner Müller

Mise en scène : Frank Castorf
Avec : Luise Berndt (la Louve Kitty), Steve Binetti (policier), Andreas Frakowiak (Pistol), Georg Friedrich (le prince de Galles), Michael Klobe (Salomon), Henry Krohmer (policier), Inka Löwendorf (la Louve Amanda), Silvia Rieger (lady Amy Mewill), Jorres Risse (lord Mewill), Mandy Rudski (Anna Demby), Alexander Scheer (Edmund Kean), Jeanette Spassova (la comtesse Koefeld), Axel Wandtke (le comte Koefeld), et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

Spectacle en allemand surtitré ; adaptation : Frank Castorf et Lothar Trolle ; scénographie : Hartmut Meyer ; costumes : Jana Findeklee et Joki Tewes ; lumière : Torsten König ; bande son, musique : Steve Binetti ; dramaturgie : Sebastian Kaiser ; traduction et surtitrage : Pascal Paul-Harang.

Production Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz. créé le 6 novembre 2008 à la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, Berlin du 9 au 15 avril, au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon (Päris).

 

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Philippe Sollers, Discours parfait

Un recueil bien imparfait

Ce recueil d’essais, de préfaces et d’entretiens fait suite à La Guerre du goût et à Éloge de l’infini. L’on n’y trouve que très peu de textes vraiment inédits, la plupart ayant déjà paru chez d’autres éditeurs ou en revue. Le volume s’ouvre sur un long essai très appréciable, Fleurs, où Sollers nous fait parcourir un corpus d’œuvres littéraires ou picturales qui ont en commun l’attention portée aux images florales – promenade parfumée et haute en couleur avec un guide érudit, qui sait montrer en quoi la représentation des fleurs révèle l’essence d’un créateur.
Hélas, après cette centaine de pages délectables, le lecteur commence à être déçu, puis ennuyé, puis gêné pour l’auteur qui a jugé bon de recycler une kyrielle de textes dont le niveau oscille sans jamais atteindre celui du morceau de choix placé en premier.

Les mêmes idées, et (trop souvent) les mêmes citations reviennent à travers des dizaines d’articulets et d’interviews, qui ont aussi en commun la posture qu’y prend Sollers, celle d’un « penseur » parfaitement satisfait de lui-même. Au bout de trois cents pages, l’on en arrive à se demander comment un écrivain expérimenté peut manquer de jugement (auto)critique au point de se jouer un tour pareil, étant donné que les redites continuelles sur les mêmes thèmes – la volonté de jouir, l’importance des grands auteurs d’autrefois, le nihilisme qui règne de nos jours -, produisent un effet pire que de lasser, rendant toujours plus frappant le manque d’originalité de la « pensée » de Sollers.
De fait, on cherche en vain, parmi les idées qui lui sont chères, quelque chose qui n’ait pas déjà été formulé (souvent mieux) et défendu par d’autres, notamment par Pascal Quignard dont les propos sur les littératures du passé et sur l’érotisme sont à la fois plus originaux et plus approfondis.

 

Par ailleurs, les entretiens de Sollers abondent en phrases propres à faire rire : « Bien entendu, il n’y a jamais eu de libération sexuelle démocratique. Je peux néanmoins vous parler de celle de Philippe Sollers. » (p. 792) ; « Avec Une vie divine, j’ai conscience d’avoir écrit moi aussi mon meilleur livre, dans la meilleure des formes. Il est daté du 30 septembre 118, d’après le calendrier édicté par Nietzsche en 1888, date définie comme l’an I du Salut. J’abandonne le calendrier chrétien. Il ne me convient pas. » (p. 800) ; « Il n’y a pas d’autre Révolution française que celle dont je parle. » (p. 821), ou : « Ces phénomènes : Haenel, Meyronnis, Littel, Houellebecq, vous me permettrez d’ajouter Sollers, sont exactement contemporains. Qui arriverait à se rendre compte d’une telle contemporanéité saisirait la littérature dans son point le plus vif, non pas la piteuse “littérature-monde″ francophone, mais une littérature-esprit. » (p. 823).
Si quelqu’un s’interroge au sujet d’Haenel et Meyronnis, il serait utile de lui faire noter que ces têtes de liste de la « littérature-esprit » sont précisément les intervieweurs auxquels Sollers a confié ce dernier propos (et nombre d’autres).
On ne peut guère être mieux desservi que par soi-même et ses propres fidèles.

agathe de lastyns

   
 

Philippe Sollers, Discours parfait, Gallimard, décembre 2009, 918 p. – 29,90 €

 

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Eva-Marie Liffner, Chambre noire

Un petit livre qui paraît bien long

 Dans l’océan des parutions actuelles, qu’est-ce qui incite le lecteur potentiel à se décider pour un livre en particulier ? Un auteur apprécié, un titre accrocheur, une quatrième de couverture alléchante, les échos d’une réception favorable par le public ou la critique…
Dans le cas qui nous intéresse ici, même si Eva-Marie Liffner a déjà publié un roman (Payot-Rivages) en français, on ne peut pas encore dire que son nom soit connu du public francophone. En revanche, elle est lauréate de deux prix (le Trophée du Meilleur roman policier suédois et le Prix du Book Festival, qui récompense un ouvrage de littérature générale), pour ce livre dont le sujet peut séduire par son originalité, mettant en parallèle le début du XXème siècle et l’époque actuelle, par le biais d’un rapprochement entre la photographe Johanna Hall et son oncle Jacob.
Au décès de Jacob, sa nièce hérite de son appartement et de ses photographies, parmi lesquelles une série d’étrange clichés. Johanna commence une recherche qui la plonge dans une histoire macabre, objet d’un scandale retentissant dans la bonne société londonienne des années 1905. À cette époque, Jacob œuvrait comme apprenti pour le célèbre photographe Herbert Burrows, lui-même lié à la société théosophique de Londres, où se pressaient des célébrités et des intellectuels tels que W. B. Yeats ou G. B. Shaw, mais aussi l’inquiétant révérend Leadbeater, un ecclésiastique taciturne qui entassait des enfants dans son grenier (des orphelins que personne ne réclamait), afin d’opérer d’étranges et morbides expériences.

La photographie est en plein essor et le spiritisme est une véritable mode à laquelle les milieux huppés adhèrent de la façon la plus décomplexée. Le jeune apprenti photographe se trouve embarqué dans une sorte de club du surnaturel piloté par une immigrée russe qui fait office de gourou et de maître de cérémonie lors de séances de communication avec l’au-delà.
Pour comprendre le sens des photographies et du journal codé qu’elle a découverts, Johanna se rend à l’agence londonienne Howell & Peters, dont les archives photographiques et les outils informatiques sophistiqués sont capables de faire parler les clichés les plus flous.

Voilà un texte qui, dès le départ, promet de sortir des sentiers battus… et qui se révèle effectivement assez original dans sa forme et son argument. Dans un style à la fois sombre et direct, Eva-Marie Liffner nous livre un polar étrange et décalé. Le récit alterne des bribes d’histoires et de témoignages qui vont de 1889 à nos jours.
Mais à notre déception, malgré d’incontestables qualités d’écriture, ce roman semble bien long, alourdi de descriptions répétitives et assommantes, et de passages manifestement recopiés d’encyclopédies (comme l’histoire des jardins depuis l’Egypte jusqu’à notre ère, sur deux pages !). L’ensemble est confus, les liens entre les diverses bribes de passé et l’avancée de l’enquête trop ténus. L’histoire qui est censée nous tenir en haleine n’avance donc pas, les informations ne sont même pas distillées au compte-goutte, l’auteur semble faire traîner les choses à dessein.
Cela pourrait s’apparenter à du suspense, mais à ce niveau-là, il s’agirait plutôt de sadisme. À moins qu’au bout du compte la découverte attendue ne soit en fait trop banale et sa révélation forcément décevante…

agathe de lastyns

   
 

Eva-Marie Liffner, Chambre noire (traduit du suédois par Marie Ollivier-Caudray et Esther Sermage), Editions Rivages (coll Rivages/Noir), janvier 2010, 279 p. – 8,50 €

 
     
 

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Ingrid Astier, Quai des enfers

Témoignage par l’absurde qu’un bon polar ne s’écrit pas aussi facilement qu’il y paraît

Ingrid Astier, que certains connaissent peut-être pour ses écrits gourmands, effectue avec Quai des enfers une première incursion dans le polar, et d’emblée dans la prestigieuse « Série noire » de Gallimard. Son intrigue présente a priori de quoi séduire ceux – dont nous sommes – qui sont sensibles à la mythologie criminelle de Paris. Un tueur particulièrement retors ensanglante la Seine, sur laquelle on retrouve des barques contenant les corps lacérés de très belles jeunes femmes. Une équipe du Quai des Orfèvres, dirigée par le commandant Jo Desprez et secondée par les policiers de la Brigade fluviale, se charge de l’enquête, dans un Paris sombre et aquatique, propice à une atmosphère glauque et « polarocompatible ».

Pourtant la mayonnaise ne prend jamais, le livre donnant l’impression que son auteur a voulu appliquer les règles du genre sans jamais parvenir à se les approprier véritablement.
Un bon roman policier suppose, par exemple, un rythme maîtrisé. Ingrid Astier a choisi la structure caractéristique des polars américains : la subdivision en courts chapitres. Mais alors que ce découpage implique une vivacité, créée par des révélations et autres coups de théâtre à la fin de chaque section, rien de tout cela dans Quai des enfers, où les hommes de Desprez passent notamment un chapitre entier (le XXXIV) à décider dans quel restaurant ils vont aller manger ! Un peu plus tard, le voyage de Jo Desprez à l’île d’Yeu nous vaudra la scène palpitante du héros remplissant une grille de mots croisés avec sa femme. Expert en anneaux ?, demande celle-ci. Boa, répond le mari. Maison d’arrêt ? – Gare, etc. En général, ce genre d’épisode amène au moins le protagoniste à prendre conscience d’un élément négligé de son enquête. Que nenni ! Au bout d’une heure ( !!), Jo finit par s’assoupir, au grand dam du lecteur, trop agacé pour pouvoir en faire autant.

Plus embêtant encore : le problème du meurtrier. Selon les règles en vigueur, c’est bien un personnage que l’on a croisé au fil du roman, sans se douter de sa culpabilité. Mais pour que la mécanique fonctionne, on doit aussi avoir vu vivre, mine de rien, le futur coupable dans l’entourage de ses futures victimes. Sans quoi la révélation de sa culpabilité ne semble relever d’aucune nécessité, si ce n’est du pur arbitraire auctorial. C’est malheureusement ce qui se produit dans Quai des enfers.

On pourrait nous objecter que la réalité ne se structure pas à la manière d’un roman policier. Certes. Mais on ne trouve guère pour autant de vérité dans les personnages stéréotypés qui peuplent ce livre. Prenons Rémi par exemple. C’est un jeune flic, censément viril, beau et vigoureux. Mais comme une vilaine fille lui a jadis fait des misères, voilà notre craintive créature renonçant à tout commerce suivi avec la gent féminine et préférant se préparer des petits plats avec la maniaquerie d’une vieille fille ! Aussi la romancière ne parvient-elle guère à faire parler ses personnages de façon convaincante. Certes, le style d’Ingrid Astier, très travaillé, donne parfois naissance à des passages inspirés, mais outre qu’il fait aussi obstacle à la fluidité du récit, il ne sait bâtir des dialogues véridiques.
La découverte d’un cadavre est comme un lien avec le meurtrier. Un rendez-vous manqué où plane encore son ombre, puisqu’on arrive toujours en retard. Nous avons le temps de notre côté. Notre travail, c’est de donner des contours à cette ombre. De figer un moment fugace qui va disparaître à jamais (…) 
Qui peut imaginer une seconde un commandant stimuler ses troupes en pérorant de la sorte sur une scène de crime ?

C’est que Quai des enfers ne fait l’économie d’aucun poncif. Outre les rituelles scènes d’autopsie pratiquées par un médecin caractériel, on a droit aux états d’âmes des flics qui se demandent si leur visage mémorise les horreurs vécues, à la façon d’une planche à découper dont le bois conserv[e] les mille entailles et qui finissent par conclure – ô surprise ! – que les entailles les plus profondes res[ent] dans les yeux… Le tout englué dans les lieux communs un peu snobs dont le polar a pris l’habitude de se truffer. En avant donc pour les sempiternelles élucubrations culinaires censées… Quoi d’ailleurs ? Quel effet la recette de la blanquette de veau, avec ou sans vanille, est-elle supposée produire sur le lecteur, mis à par celui d’une vieille scie ?

Dans le même ordre d’idées, quoiqu’il s’agisse d’une spécificité de Quai des enfers : la parfumerie. Il y a dans le roman un personnage de « nez », en crise d’inspiration, mais qui finit par la retrouver. Assez indifférent à ses états d’âme, le lecteur se prend à regretter ce retour d’inspiration, quand il se trouve, p. 343, devant le tableau exhaustif des 24 composants du nouveau parfum, suivis de leur abréviation technique et de la quantité utilisée dans le mélange. Il va de soi que l’information est totalement inutile au bon déroulement de l’intrigue, et si nous étions d’humeur chagrine, nous dirions qu’il s’agit d’un étalage gratuit de connaissances.

Bref, arrêtons ici. Il est des livres qui témoignent par l’absurde qu’un bon polar ne s’écrit pas aussi facilement qu’il y paraît. Celui-là en fait malheureusement partie.

agathe de lastyns

   
 

Ingrid Astier, Quai des enfers, Gallimard « Série noire », janvier 2010, 401 p. – 17,50 €.

 
     

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Les Joyeuses Commères de Windsor (Shakespeare/Andrés Lima)

Pas la peine d’y aller

Un chalet en bois en forme de taverne accueille le joyeux brouhaha d’une troupe de compères consciencieusement avinés. Jolie ambiance de fête : invectives, chants, théâtre de marionnettes, parodie de procès. Le choix est fait de séparer, dans un espace scénique d’abord clos, même si on l’ouvre peu à peu jusqu’à le faire disparaître (demeurent alors seulement la surface et la charpente de la taverne). Cela isole le champ de l’action enjouée du public.
Des arbres viennent se planter plus ou moins brutalement sur le sol, tombant du ciel, comme pour ouvrir le champ de la représentation : mais c’est aussi bien pour le plomber : ce n’est pas de la végétation qui apparaît, non plus qu’une structuration. Alors quoi ?

L’exagération des bouffonneries ne se révèle pas plus pertinente. Les acteurs investissent leur énergie dans la truculence et la pétulance des personnages, mais c’est à perte : on regarde, sans plus savoir ce que qu’ils fabriquent, animés d’une frénésie qui nous échappe.
Bien sûr, Les joyeuses commères de Windsor ne sont rien d’autre qu’une farce. Mais à donner trop d’ampleur, de geste aux facéties, on finit par en perdre le comique. A mobiliser des mimiques de troupier, des procédés de bande dessinée, voire de dessin animé, on en vient à éloigner définitivement le texte de la pièce au lieu de nous en faire percevoir l’humanité.

La pièce se termine comme elle a commencé : par un chœur festif et enjoué. A aucun moment l’attention n’aura été attirée ni sur l’intrigue certes bien légère, ni sur les personnages, chacun étant réduit à un caractère trop entier pour être intéressant.

c. giolito

Les Joyeuses Commères de Windsor
de William Shakespeare
Texte français de Jean-Michel Déprats et Jean-Pierre Richard
Mise en scène d’Andrés Lima.

Avec : 
Catherine Hiegel : Madame Pétule
Catherine Sauval : Madame Duflot
Thierry Hancisse : Messire Hughes
Evans Andrzej Seweryn : Docteur Caius
Cécile Brune : Madame Lepage
Bruno Raffaelli : Sir John Falstaff
Christian Blanc : Filou et Rugby
Alexandre Pavloff : Maigreux
Céline Samie : Simplette
Pierre Vial : Bardolph
Loïc Corbery : Fenton
Christian Cloarec : Falot
Bakary Sangaré : L’Aubergiste (en alternance)
Pierre Louis-Calixte : Pistolet
Serge Bagdassarian : M. Lepage
Benjamin Jungers : Robin
Stéphane Varupenne : L’Aubergiste (en alternance)
Christian Hecq : M. Duflot
Georgia Scalliet : Anne Lepage
Camille Blouet (élève comédienne de la Comédie-Française) : Johanna
Géraldine Roguez (élève comédienne de la Comédie-Française) : Roberta

En alternance du 5 décembre 2009 au 2 mai 2010. Matinées à 14h00, soirée à 20h30. Comédie-Française, Salle Richelieu.

 

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Karl Mengel, Pour et contre la bisexualité

Le titre de cet essai ne correspond pas à son contenu

 Le titre de cet essai ne correspond pas à son contenu : au lieu d’examiner, comme dans une dissertation, les bons et les mauvais côtés du phénomène qui l’intéresse, l’auteur se livre à une défense enflammée de la bisexualité, en démontant au passage les idées reçues selon lesquelles les bi seraient des homos honteux ou des obsédés sexuels monstrueusement voraces. On sent que le sujet lui tient à cœur, aussi bien dans les passages assimilables au pamphlet, qu’au fil de ses savantes explications sur les cultures où la bisexualité fut ou reste bien admise (ses exemples vont de la Grèce antique aux peuples subsistant encore de nos jours en Nouvelle-Guinée).

Mengel fait montre d’érudition aussi en critiquant les théories en vogue, ce qui nous permet de remarquer qu’il a lu nombre d’études en trois langues, relevant des gender studies ou de la psychologie « scientifique » – on en arrive à le plaindre à chaque nouveau titre cité, car manifestement, il ne s’est pas contenté de parcourir la conclusion de ces ouvrages indigestes, comme le font couramment les universitaires.
À la différence de leurs auteurs, l’essayiste est soucieux de s’écarter du style académique, il use donc fréquemment de termes censurables, de tournures ironiques, voire d’apostrophes moqueuses au lecteur, avec plus ou moins de bonheur – si la démarche nous réjouit, son écriture reste, dans l’ensemble, trop lourde au lieu d’être bien enlevée.
Et il s’avère, à notre déception, que sa thèse n’a rien d’inédit : à son sens, les bisexuels sont simplement portés à tomber amoureux sans accorder d’importance au sexe de l’individu qui les attire. C’est probablement vrai, mais qu’avait-on besoin d’une centaine de pages pour arriver à l’affirmer, quand tout le monde l’a déjà entendu nombre de fois, à travers les médias, de la bouche de tels artistes portés aux confessions publiques ?

A part cette thèse banale, l’auteur défend une idée qui lui semble, curieusement, très importante : mieux vaudrait parler de pansexuels au lieu de bisexuels.
On peine à comprendre ce qu’il pourrait se passer de décisif, qui changerait leur image sociale, voire la face du monde, si chacun adoptait ce néologisme. On craint que Mengel se soit laissé contaminer, au fil de ses lectures, par la tournure d’esprit académique selon laquelle un terme qu’on finit par imposer aux confrères vaut toutes les victoires d’Alexandre (grand homme dont les mœurs sont évoquées dans l’essai).

S’agissant d’un auteur encore jeune (né en 1975), qui ne cessera sans doute pas de sitôt d’écrire sur le sujet, on aimerait qu’il nous donne la prochaine fois ce qu’on peut attendre d’un traité valable : plus de substance que d’attaques contre les tristes sires dont l’avis n’intéresse que leur propre milieu. Si Karl Mengel nous offrait mieux qu’un vague aperçu du point de vue « pansexuel », en analysant des expériences concrètes, au lieu de perdre son temps à démonter des thèses oiseuses, il nous apprendrait vraiment quelque chose, ce dont on le féliciterait volontiers.
En attendant, on reste sur le regrettable constat de n’avoir aucun livre à recommander sur la bisexualité.

agathe de lastyns

   
 

Karl Mengel, Pour et contre la bisexualité, coll. « L’attrape-corps », La Musardine, août 2009, 118 p. – 12,00 €

 
   

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Frédéric Grolleau, Après, Tintin…

Ou la facticité éculée d’un postmodernisme de pacotille

Il est donc question d’une conspiration littéraire : forts de leur passion pour le célèbre héros de bande dessinée, trois amateurs éclairés entreprennent de rendre justice à leur idole, en instituant une société secrète, mi-club littéraire, mi-commando punitif, de façon à mettre en œuvre une police des commentaires.
La prolifération des études sur Tintin engage en effet nos justiciers à conduire des opérations d’évaluation et de purification du milieu des tintinophiles patentés par leur(s) publications(s).

La trame séduit, le lecteur s’attache vite à des personnages brossés de façon impressionniste ; il s’attend à une intrigue fantasque et bondissante. Hélas. L’intérêt du livre s’arrête là. Suivent des chapitres qui se ressemblent, composés de dialogues pesants, voire pontifiants, sentant le rance des fiches de lecture, auxquels fait suite un verdict expéditif, sans jugement ni justification : acquittement ou mise à mort.
Dans ce dernier cas, les modalités d’exécution de la sentence sont relatées froidement, sans solliciter notre attention. A défaut de donner consistance à la société secrète qu’il imagine, l’auteur mêle à la narration des éléments biographiques sans intérêt ; la lecture de l’ensemble donne l’impression d’un fourre-tout sans teneur ni unité. Au moins, dans Monnaie de verre (Editions Nicolas Philippe, 2002), la dimension historique et l’intrigue amoureuse puis dans Le cri du sanglier (Denoël, 2004) l’humanisation d’un porcin, sa lutte pour la survie animaient le propos d’un exotisme porteur. Dans Après, Tintin…, on n’a affaire qu’à un bric-à-brac d’élucubrations dans lequel les amateurs reconnaîtront les thèmes favoris de l’auteur : Matrix, le brouillage entre le réel et l’imaginaire, l’exigence intellectuelle mêlée à la truculence du bien-vivre.
Le tout transpire la facticité éculée d’un postmodernisme de pacotille.

christophe giolito

   
 

Frédéric Grolleau, Après, Tintin… , BoD, 2009, 176 p. – 11,00 euros.

 
     
 

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Jeanne Faivre d’Arcier, Les Passagers du Roi de Rome

Moins baveux, s’il vous plaît

La quatrième de couverture des Passagers du Roi de Rome le présente en termes de « roman noir et d’aventures » (sic), autrement dit, comme une lecture à suspense riche en action physique. Or, en l’ouvrant, on tombe sur l’histoire d’un bateau racontée par lui-même, en guise d’introduction, suivie par plusieurs dizaines de pages où nombre de personnages entrent en scène pour tarder à y faire grand-chose d’autre que de converser.
On sait que Dumas rendit un de ses héros muet pour convertir son silence en or, ou du moins en espèces, étant payé à la ligne. On ignore pourquoi l’auteur des Passagers du Roi de Rome multiplie les dialogues, mais en découvrant que Matthieu est « fatigué [du] verbiage » de Clara (p. 62), pourtant moins bavarde que lui-même, on compatit sincèrement, et l’on se prend à espérer que l’action digne de ce nom, qui se fait attendre depuis le début du livre, va commencer sous peu. Hélas, elle s’ébauche seulement, au bout de soixante-dix pages, et d’une manière aussi maladroite que peu crédible : des jumeaux masqués, dont l’un est postier, et l’autre, gigolo, enlèvent Yannick, un délinquant minable, pour l’intimider, afin qu’il renonce à acheter une épave – ce à quoi il tient plus qu’à sa vie, selon une logique que le lecteur cherche en vain à s’éclaircir.
De fait, Yannick ferait n’importe quoi pour acquérir précisément « le Roi de Rome », envers et contre tout bon sens, alors qu’il aurait pu réaliser les projets qui lui tiennent à cœur en achetant à meilleur prix et sans problème un autre bateau. Son inexplicable obstination constitue, finalement, la seule énigme propre à assurer un minimum de suspense au récit – on doute que cela relève d’un choix conscient de l’auteur, mais le reste des procédés censés nous intriguer étant cousus de fil blanc, on s’accroche, faute de mieux, au mystère impénétrable du choix de Yannick, pour tenir jusqu’au bout du roman.

Nous n’aurons pas de scrupule à révéler sans plus tarder que ce choix reste définitivement injustifié ; hélas, il n’est pas le seul. L’action criminelle qui s’intensifie vers le milieu du roman baigne dans un flou que le dénouement nous porte à attribuer au besoin de faire illusion en l’absence d’idées ingénieuses. Rien ne vient donner de l’intérêt au nombre de personnages mis en place pour si peu d’intrigue, à leurs échanges majoritairement superflus et qui ne servent même pas à les individualiser, déployant tous le même vocabulaire grossier et le même manque d’esprit, ni aux descriptions et autres saynètes qui privilégient tantôt le pénible, dans une surenchère offrant des formules comme il se mordit l’intérieur des gencives (sic, p. 204), tantôt le repoussant : le chien se pencha vers Matthieu, lui fourra une langue aussi large qu’une tranche de rumsteack dans les narines, en aspira le contenu comme s’il gobait une huître palpitante de fraîcheur, lui macula les cils et les paupières de bave, s’attaqua aux oreilles, les débarrassa de leurs bouchons de cérumen, le tout sur fond de grondements énamourés et de halètements pestilentiels (p. 58).
En fait, dans ce roman, on lèche tant que c’en devient un leitmotiv : outre le chien qu’on a vu à l’œuvre, il y a les dames, qui s’exercent notamment sur les messieurs, et ceux-ci, sur leurs propres plaies… Pourquoi tant de bave, outre le bavassage ? Certes, tous les goûts sont dans la nature, mais le nôtre nous porte à prier l’auteur et son éditeur : la prochaine fois, un peu moins, s’il vous plaît ! la coupe est pleine !

agathe de lastyns

   
 

Jeanne Faivre d’Arcier, Les Passagers du Roi de Rome, éditions du Rocher, 2009, 273 p. – 17,00 euros ISBN 978 2 268 06768

 
     
 

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Errol Flynn, L’Epreuve de vérité

Attendrissant mais démodé

A l’occasion du centenaire de la naissance d’Errol Flynn et du cinquantenaire de sa mort, les éditions du Serpent à Plumes publient L’Epreuve de vérité, un roman écrit par l’acteur, inédit en français jusqu’à aujourd’hui, bien que publié aux Etats-Unis en 1946.
L’intrigue se donne pour celle d’un roman d’aventures, dont l’action se situerait dans les années 30. Devenu orphelin assez jeune, Shamus O’Thames a fui l’Angleterre dès qu’il l’a pu, pour s’en aller bourlinguer dans les mers du Sud. Des déboires financiers le contraignent à embarquer une équipe de tournage hollywoodienne à bord de son bateau et à la conduire sur le dangereux fleuve Sepik pour des prises de vue incluant Papous et autres coupeurs de têtes. Des déboires amoureux l’ont amené par ailleurs à faire vœu de chasteté et à vouer un culte platonique à une jeune religieuse entrevue lors d’un accès de fièvre.

Bien entendu, les choses ne se passeront pas comme prévu. L’entreprise cinématographique échouera, mais de toute façon, le cinéma n’était qu’un prétexte masquant une mission d’espionnage aux nobles buts (dont Shamus reprendra ultérieurement le flambeau). Et puis l’équipe hollywoodienne comprenait, on l’aura deviné, une splendide créature, Cleo Charnel (notez la subtilité du symbole !), qui trouvera en Shamus l’homme qu’elle attendait depuis toujours, et vice-versa et réciproquement.

On n’en finirait pas d’énumérer les défauts du livre. A commencer par la dimension caricaturale de la plupart des personnages, ainsi que les incohérences et invraisemblances psychologiques qui les caractérisent. C’est avec les femmes que le problème est le plus patent : Il n’avait jamais aimé sa mère, nous dit-on, mais d’emblée, c’est à sa mère que Shamus compare la jeune nonne idéalisée qui le soigne pendant sa fièvre noire. Car même s’il prétend le contraire, le protagoniste est un adepte de Weininger (son auteur de chevet) – pour qui, très originalement, les femmes se répartissent entre la mère et la prostituée.
D’ailleurs, ouf !, Cleo Charnel – avec son nom et sa profession de catin – doit se racheter pour mériter définitivement l’affection du héros, qui juge subtilement que  les femmes – même les meilleures – étaient d’abord et surtout des femelles. Elle finira donc enceinte, en preuve de son passage du côté des femmes respectables !

Et puis c’est tout de même un livre d’aventures qui aurait tendance à s’apparenter à un récit de croisière, tant il est vrai que les péripéties s’y font attendre : un féroce combat contre… un mérou, aux alentours de la deux-centième page, une tempête en mer suivie de l’échouage du bateau, après quoi, c’est de nouveau l’accalmie. Le narrateur fait alors monter la pression : un affrontement va avoir lieu entre les naufragés et les Papous du terrible Anitok…
Mais en fait d’affrontement, nous n’aurons droit à rien : les Papous détalent comme des lapins parce que Jimmy, l’un des compagnons d’infortune de Shamus, a eu l’idée, très appropriée vu les circonstances, d’extirper son œil de verre de son orbite. Les féroces guerriers se sont crus face à un sorcier !

L’esquive est caractéristique du sort que Flynn réserve à toute scène supposant une narration un peu complexe : bagarres, combats, tempêtes, naufrages…, autrement dit les ingrédients attendus du roman d’aventures sont soit expédiés sous forme d’ellipse, soit éludés, signalant bien nettement les limites du talent de Flynn.
Pourtant, malgré cela, il serait faux de dire que le roman est totalement déplaisant. Il y a en effet quelques réussites ça et là : une description pittoresque et inédite de l’hôtel d’Ah Chee à Rabaul, par exemple, ou un trait psychologique qui sent le réel, comme la cuite de Shamus après des semaines à brimer sa nature. Le tout baignant dans une atmosphère générale empreinte du charme désuet des années 30, tel que le souvenir nous en reste par l’entremise des films hollywoodiens.

Mais il faut bien admettre que ce qui pousse le lecteur à continuer le livre, c’est que son auteur est Errol Flynn : dans l’espoir de toucher au mystère de sa personnalité. Car en tournant les pages, on s’interroge : que traduit cette bluette sentimentale chez un être au goût prononcé pour la débauche ? Une aspiration ? Un idéal ? Une vision caricaturale des attentes supposées au public ? Une incapacité à s’écarter des clichés de narration ?
On ne saurait bien évidemment trancher, mais l’impression se renforce, au fil de la lecture, qu’il ne s’agit pas là d’un travail délibérément bâclé : on y voit plutôt l’effort d’un amateur zélé (mais pas très doué), qui essaie de bien faire. Ce sentiment, qui pourrait irriter si le livre émanait d’un écrivain lambda – mais pourquoi diable a-t-on publié un ouvrage aussi imparfait ?- ne laisse pas de provoquer un certain attendrissement dès lors qu’il est signé Errol Flynn. Quel malaise profond, quelle insatisfaction, quelle vision de l’existence ont pu pousser un être ayant atteint les sommets de la gloire à se livrer au public sous une forme d’expression dont il ne maîtrisait ni les tenants ni les aboutissants ? Qu’est-ce qui a pu l’inciter à se montrer besogneux ici quand il avait brillamment réussi là, et qui plus est sans effort particulier ?

L’attendrissement, donc, n’est sans doute pas le sentiment qu’Errol Flynn aurait aimé provoquer avec son livre, mais c’est à notre sens ce qui peut le faire lire jusqu’au bout. Car, reconnaissons-le, L’Epreuve de vérité n’est pas un grand roman, ni même un grand roman d’aventures : c’est plutôt un petit objet démodé.

agathe de lastyns

   
 

Errol Flynn, L’Epreuve de vérité (trad. de l’anglais par Thierry Beauchamp, Le Serpent à Plumes, 288 p. – 21,00 euros.

 
     

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Pascal Forbes, À l’Américaine, ou comment s’est écrit : Le Cœur sur la Main

Un mauvais roman qui aurait pu être une bonne nouvelle

Après une formation avec le théâtre du mouvement, la ligue d’improvisation, la commedia dell’arte et un passage en Inde du sud pour s’initier aux mudras de Kathakali et au chant Karnatique, Marie-Odile Sahajdak a joué avec une dizaine de compagnies nordistes. Elle anime des ateliers théâtre, écrit des pièces pour enfants et des chansons.

Une couverture pétante aux couleurs du drapeau américain, forcément, et la promesse de nous offrir un roooman digne de ce nom. Bien, très bien je trouve ça couillu , et ça tombe plutot pas mal puisque notre auteur espère se faire des bollocks in gold avec son roman.
Sa stratégie : un roman commercial pour une société galvaudée qui baigne dans la carence intellectuelle nourrit aux reality show, au sexe et trash TV, le tout mâtiné de gore. C’est pas très gentil pour vos lecteurs potentiels monsieur Forbes mais je sais que vous êtes jeune, certainement fougueux, alors je vous pardonne. Je vais le lire votre roooman.

Monsieur Forbes, quel coquet vous êtes, dès la première ligne vous nous assurez que cette histoire va nous déplaire, un point c’est tout. Mais on ne peut pas le savoir …on ne l’a pas encore lue votre histoire, c’est de l’enfantillage, ce sont les filles qui font ça : – « Je suis trop grosse , je suis moche » – « N’importe quoi, t’es un peu ronde, et encore, ça te va super bien, t’es belle comme tout »
Mais je m’éloigne, pas trop loin, juste quelques lignes plus bas. Et voilà que vous recommencez à faire l’enfant : Et que je suis conscient d’être un écrivain à deux balles, pas cultivé, inconsistant, sans style, fade, tiède, naif, et que j’ai des sentiments chiants au possible, bref, la liste est longue, et là, franchement, j’emets des doutes quant à ma capacité à pouvoir vous rassurer sur tout.

Je ne suis pas certaine que c’est de cette manière que vous allez toucher du flouze et vous en mettre plein les fouilles, quoique… un appel de fond pour la sauvegarde des caliméro, ça peut marcher, mais c’est une autre histoire, entrons plutôt dans la vôtre.
Vous nous l’aviez promis et je ne suis pas décue, votre héros principal est un vrai personnage de série américaine, tout droit sorti d’Urgence ou de Grey’s Anatomy, un docteur House en puissance encore plus déjanté. Ca me plaît et votre premier chapitre est vraiment drôle. Ce chirurgien qui pour sauver sa peau fait des prélèvements d’organes sur les victimes encore vivantes du gang des Pistoleros floros est attachant. La description de son intervention est précise et efficace et contrairement à ce que l’on pourait penser sur ce genre d’opération.

Sous votre plume, elle en devient amusante, délectable, on en redemanderait presque. Donc déjà vous voyez bien que vous êtes cultivé, vous avez dû faire des recherches pour écrire cette première partie, c’est coton la chirurgie ! Mais c’est plus fort que vous et nous voilà repartis dans les méandres de la création littéraire, un peu d’autosuffisance justifiée par une citation de Shaw : Il est clair qu’un roman ne peut jamais être trop mauvais pour être édité… Il est certainement possible pour un roman d’être trop bon pour valoir la peine d’être publié.
Nous avançons, ce n’est pas votre cas. Et à la page 127 je vous donne entièrement raison, après la bonne surprise de ce premier chapitre qui aurait fait une jolie nouvelle, en continuant l’histoire celle-ci s’est graduellement encroûtée, amollie, elle a régréssé et on s’ennuie. Ce va-et-vient systématique entre les séquences soap et l’écrivain toujours à deux balles nous expliquant comment il fabrique un best-seller devient d’une lourdeur… Alors tout ce dont on avait fait abstraction au départ refait surface et devient agaçant.

Le même langage pour tous les personnages qui, de ce fait, se fondent en un seul qui se donne la réplique à lui-même. Les poncifs pour le coup, eux aussi à deux balles, et les clichés plaqués sur le comportement du toxicomane. On n’y croit plus, on décroche et on attend la fin qui malheureusement est l’apothéose du foirage d’une séquence dialoguée.
On a perdu le côté drôle mais cela nous aura appris une bonne chose : la méthode Coué, ça marche ! A force de nous avoir répété, et vous, de l’avoir écrit, que vous étiez un écrivain à deux balles… faut pas s’étonner. Pour l’oseille cette fois je vais vraiment vous rassurer, Florence Foster Jenkins était une soprano à deux balles et elle a vendu des milliers de disques dans le monde entier. Consciente des critiques, elle rétorquait : Les gens pourront toujours dire que je ne sais pas chanter, mais personne ne pourra jamais dire que je n’ai pas chanté
Positif, isn’t it… ?

Marie-Odile Sahajdak

   
 

Pascal Forbes, À l’Américaine, ou comment s’est écrit : Le Cœur sur la Main, Black-Out, 2009, 222 p. – 12,00 euros.

 
     
 

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Giulio Minghini, Fake

L’Italie du soleil nous a éjecté son raté

Comme tous les matins en partant j’ouvre la boite aux lettres et là, surprise, une lettre piégée, boum j’ouvre et découvre qu’on m’offre un livre : Fake, fuck ? Jeux de mots ? Mon anglais limité ignore ce mot. Bon… Dans la sacoche. rue, trottoir métro, long trajet… Ca tombe bien, j’ouvre donc et commence à lire.

Alors, c’est l’histoire d’un pseudo traducteur italien qui s’ennuyant ferme à Paris décide de se créer des vies sur Internet, version drague online.com. J’avais lu avec délice les exploits d’un meeticien « je nique c’est meetic », j’avais moi même été grand consommateur des rayons photos-femmes-bars-ptits dejeuners… alors c’est plein d’enthousiasme que j’entreprends la lecture : imaginez les frasques d’un italien plus ou moins artiste à Paris : miam….

Et là… comment ça 9 euros ? 9 euros ce livre mais il aurait dû me payer ce bougre. Parce que son livre revisite les rencontres primesautières et libertines faites grâce à internet avec une tristesse et une prétention intellectuelle que son ignorance pathétique de la vie dessert avec ennui. Un livre qui se lit vite, ou l’on apprend la déception amoureuse d’une internaute sodomisée par un psy, le scénario d’un court-métrage qui ne verra jamais les cinémas et ou évidemment le souffreteux souffre un peu trop bruyamment à mon gôut de la fuite d’une amante.
Le rhum y est de mauvaise qualité et abondant (sans blague), les cigarettes trop chères, le studio du 19ème crasseux, le bougre n’en finit pas de traduire un inconnu, bref, y’a des arbres qu’auraient pas dû être coupés pour un tel livre… L’Italie du soleil, de la joie et de l’Art nous a éjecté son raté apparemment. Et les éditions Allia joue l’hallali.

Lazare Garsain

   
 

Giulio Minghini, Fake, Allia, 2009, 138 p. – 9,00 euros.

 
     

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Œdipe (Philippe Adrien)

La mise en scène de Philippe Adiren pousse ici le syncrétisme aux limites de l’incohérence

Cela commence avec une savante disposition scénique, comme pour secouer les voiles d’une nativité mythique. Mais la belle alliance de la musique, des éclairages et des plaintes des acteurs ne dure pas : ce travail d’intention précieuse est vite trahi par le jeu intentionnellement décalé, surdémonstratif, grandguignolesque des acteurs. Le choix de mettre sur scène des acteurs handicapés se révèle improductif. Les déclamations ostensibles installent entre les dialogues et les spectateurs une distance délibérément infranchissable. Les dialogues semblent avoir tout oublié de Sophocle, pour se faire répliques attendues, dans une prétention explicite de vulgarisation aux relents de farce populiste. On pourrait s’occuper à autre chose pendant la représentation, si l’on n’avait auparavant pris soin de nous demander explicitement le respect du travail présenté…

Philippe Adrien, qui s’est pourtant illustré dans sa carrière dans de bonnes et sobres mises en scène de textes difficiles, semble désormais mûr pour réaliser des séries télévisées grand public. Il fait des choix sans cohérence, mêlant décor mystique, costumes heroïc fantasy, grimaces farcesques, cérémonies d’allure vaudou, bref une insulte à l’esthétique. Le syncrétisme est poussé devant nos yeux à ses dernières limites, celles de l’incohérence et des télescopages inopinés. Les confessions d’Œdipe apparaissent finalement dignes d’un intimisme psychologiste mêlé à des démonstrations de foire. Dès qu’un effet scénique paraîtrait efficace, comme quelque plainte du cœur ou quelque révélation faite par effraction, il est aussitôt désigné sur scène par un autre acteur, comme pour souligner la distance qui nous en sépare. Finalement, ce sont les vidéos projetées en fond de scène, ainsi que les fondus enchaînés qu’elles permettent, qui semblent dans ce spectacle les plus réussis, comme pour confirmer qu’on a bien atteint là la négation du théâtre.

Œdipe
d’après Œdipe roi et Œdipe à Colone de Sophocle
Texte français :
Bertrand Chauvet (adaptation Philippe Adrien, Vladimir Ant, Bertrand Chauvet).
Mise en scène :
Philippe Adrien
Scénographie :
Gérard Didier
Avec :
Vahid Abay, Vladimir Ant, Mylène Bonnet, Monica Campanys, Stéphane Dausse, Stéphane Guérin, Catherine Le Hénan, Bruno Netter, Jean-Luc Orofino, Bruno Ouzeau, Anne-Laure Poulain
Vidéo :
Lazlo Sébastien 
Musique :
Guédalia Tazartès
Costumes :
Elena Ant 
Lumière :
Pascal Sautelet

Visitez le site du Théâtre de la Tempête.

c. giolito

   
 

Du 13 janvier au 15 février 2009 au Théâtre de la Tempête – Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris.

 
     

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Eric Laurrent, Renaissance italienne

Est-ce bien justifié d’en référer à la Renaissance italienne pour intituler un roman de style rococo ?

Le livre chouchou des pages glacées des magazines élégants de ce printemps sent le renfermé. Même si comme d’autres de sa génération Éric Laurrent aime à nous relater par le menu détail ses joies et ses peines, de cul et de cœur, ses draps exhalent la naphtaline.
Pour ma démonstration, en trois temps, je m’appuierai sur Philip Roth qui, tout classique qu’il soit en train de devenir, est assurément un grand écrivain contemporain. Ce n’est peut-être pas très charitable (plutôt même injustement sévère ?), mais voilà : il ne faut pas jouer les snobs quand on n’est pas dans le coup.

Commençons par être méchant : il y a dans J’ai épousé un communiste un passage adorable où un jeune couple se moque d’un écrivain de littérature à l’eau de rose, dont un ouvrage décrit la passion entre Abélard et Héloïse ; il faut lire toute la scène mais m’avait marqué le fou rire des deux personnages devant il lui détailla patiemment son interprétation rationnelle du dogme trinitaire, après quoi il la prit comme une femme, pour la onzième fois.
Je dois avouer qu’à plusieurs reprises Renaissance italienne m’a rappelé ces pages, depuis la description des moments passés à écouter Dietrich Buxtehude, dans-la-voiture-arrêtée-face-à-la-campagne-toscane-au-coucher-du-soleil, au fatidique elle m’implora de la prendre de l’avant-dernier paragraphe (lire également le dernier qui commence par Nous nous unîmes pendant toute la nuit, demeurant serrés dans les bras l’un de l’autre entre chaque coït, comme si nos corps ne pouvaient se séparer (…)).

Permettez-moi maintenant d’être, un petit instant, un peu savant : une des pierres angulaires de l’œuvre de Roth réside dans la démonstration qu’il n’y a pas de réalité, mais que de la fiction. Pour faire simple, un événement n’existe pas tant qu’il n’est pas raconté. C’est si prodigieusement illustré dans la série des Zuckerman, dont les premiers opus datent maintenant d’il y a plus de vingt ans, qu’on est quand même un peu consterné par la fadeur des pages de Renaissance italienne sur ce thème des rapports entre fiction et réalité : le romancier que j’étais devenu avait métamorphosé, remodelé, voire fabriqué pour une bonne part l’être que j’avais été (…).

Soyons grave enfin. Dans Du côté de Portnoy et autres essais, Roth allume un certain Herbert Gold en comparant son style à celui de Saul Bellow, lui reprochant de ne pas utiliser la langue au service du récit mais d’opérer une régression au service de l’ego. Le décalage qu’offre Renaissance italienne entre la sophistication de la langue et la trivialité de certaines situations ne m’a pas séduit. En revendiquant de faire en sorte que la propre langue maternelle (des locuteurs du français) leur apparaisse soudain comme un langue étrangère, je crains plutôt que Laurrent ne justifie sa complaisance à cultiver une langue difficile, non pas tant pour la longueur des phrases qui plairont ou déplairont, mais qui, pour reprendre Roth, servent indéniablement le récit, que par l’exhibition de mots rares, et que ne légitime pas toujours une exigence de précision.

Deux exemples, un facile, un malicieux :
– le narrateur est lors d’une soirée saoul et drogué : son élocution est alors soumise à des phénomènes phonétiques aussi divers (et aussi problématiques pour la compréhension) que la synalèphe, l’apocope, l’aphérèse, l’haplologie, la contrecrase, la paragoge, le contrepet ou l’anagramme (…)
– le narrateur fantasme sur les petites culottes de son amie qui sèchent au soleil, petites pièces de dentelles blanches, noires ou roses que rendaient presque éblouissantes les rayons du soleil ascendant et qui, alignées les unes à côté des autres, se balançaient de conserve sous la brise dans une manière de french cancan d’inspiration mi-fantastique, mi-érotique, car semblant exécuté par une troupe de danseuses aériennes et invisibles qui eussent échangé le traditionnel suaire des fantômes pour un simple sous-vêtement, affriolant de surcroît.
Jusqu’ici, tout va bien. Hélas, l’effet de ce tableau sur le narrateur est de le porter à un éréthisme violent, (…) lequel éréthisme ne retomba plus de toute la journée. Je vous invite à vérifier dans le dictionnaire le sens exact d’éréthisme, en sourire, et constater avec moi qu’il y avait meilleure pioche, non ?
Si nous rappelons en outre que cette scène démarre par Un matin, tandis que, étendu sur une chaise longue, j’attendais en écoutant le motet Salve flos, Tusce gentis de Guillaume Dufay que Yalda eût achevé de s’apprêter, badabam ! nous voilà revenus au premier paragraphe de cette critique.

Aussi je demande : le (facile) double sens que constitue le titre justifiait-il de prendre la Renaissance italienne comme toile de fond d’un ouvrage au style rococo ?

g. menanteau

   
 

Eric Laurrent, Renaissance italienne, Editions de Minuit, 2008, 158 p. – 14,00 €.

 
   

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Kathy Reichs, Meurtres au scalpel

Et si on arrêtait de dissséquer en vain pour aller se coucher ?

Ennuis au scalpel

Comme l’éditeur se plaît à le souligner, Kathy Reichs sait de quoi elle parle quand elle se prononce sur les cadavres en décomposition plus ou moins avancée : ancienne anthropologue légale, cette experte en enquêtes criminelles est ensuite venue à l’écriture pour faire connaître son héroïne, Tempérance Brennan, alias Tempe, dont les exploits sont depuis peu narrés à la télévision dans la série Bones. Il n’est pas sûr que cela vaille comme référence absolue…

Jadis archéologue, Tempe qui est appelée pour diriger un stage de fouilles sur des sépultures d’Indiens Sewees à Charleston, en Caroline du Sud, doit rapidement revenir à à ses compétences de prédilection une fois découvert un cadavre assez récent dans les strates du sol. Qui a l’originalité de comporter une petite incision au scalpel sur une de ses vertèbres. Bientôt d’autres cadavres sont retrouvés avec cette même caractéristique…
Sur le papier, admettons. Mais que sur cette intrigue de départ tirant du côté du trafic d’organes, Kathy Reichs croie opportun d’exposer les états d’âme de Tempe contrainte de loger avec Peter, son ex-mari avocat qui la séduit toujours, tandis qu’elle est censée être amoureuse de l’agent du FBI Ryan, c’est la mauvaise idée éditoriale du moment. Et le lecteur sombre rapidement dans l’ennui ; d’autant que l’écriture, très conventionnelle n’a rien pour exalter les foules. Seules réveillent de la léthargie ambiante quelques séquences où l’on assiste au travail de l’anthropologue légal, qui doit patiemment reconstituer pièce par pièce le puzzle anatomique face à lui, jusqu’à ce qu’une image plus synthétique émerge de ces cadavres.

L
e reste de cette aventure intimiste à outrance qui revient sur le passé de Brennan donne l’impression d’être aux confins d’un Arlequin semi-noir. Devant tant d’originalité, on s’incline : allez, et si on arrêtait de dissséquer en vain pour aller se coucher ?

frederic grolleau

   
 

Kathy Reichs, Meurtres au scalpel (traduit par Viviane Mikhalkov), Robert Laffont Coll. « Best-sellers », mars 2008, 432 p. – 21,00 €.

 
     
 

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Yannick Haenel, Cercle

Ennui, exaspération… bref, un Cercle de 500 pages dont on a hâte de sortir

Cercle ou « L’infini » de l’ennui

C’est comme ça. Sans lalalala. C’est comme ça, c’est tout. Il y a des bouquins qu’on prend en grippe. Quelle que soit la saison. Ces livres-là vous tombent des mains. Ils vous font suer. Les larmes qu’ils vous soutirent sont d’épuisement, quand ce n’est pas d’exaspération.

Un homme décide, un matin, de ne plus aller à son travail. (…) Cette expérience de liberté lui donne accès à un étrange phénomène – l’événement -, dans lequel se concentrent à la fois le secret de la jouissance et la destruction qui régit le monde., annonce la quatrième de couverture. Résonance donc avec le dernier Reinhardt, dont nous avons dit, ici même il y a peu, tout le bien qu’on pensait. Et puis Gallimard, quand même, collection « L’infini » dirigée par Monsieur Sollers. Le prix Décembre 2007, enfin.
Eh bien, pourtant, c’est n’importe nawak.

Que l’histoire soit inexistante n’a pas grande importance (à mes yeux).
Que le schéma narratif soit aussi fin que :
Partie 1 – L’amour à Paris,
Partie 2 – La mort à Berlin,
Partie 3 – La paix dans les pays de l’Est,
est plus embêtant.
Que l’univers culturel qui baigne le livre soit aussi convenu m’irrite : ici on lit Dostoïevski, Melville ou Homère, les tableaux sont de Bacon ou de Leonard de Vinci, la musique de Dylan. La muse danse pour Pina Bausch ! Waouh, la prise de risque.

Mais tout ça n’est rien à côté du grotesque de certaines scènes. Je prie désormais pour que les pages où le narrateur, besognant la croupe de son amie face au derrière de Notre-Dame, étreint en réalité la Vierge, s’effacent un jour de ma mémoire, histoire que je puisse à nouveau profiter des quais de Seine sans rire. Ou pleurer. Et pourquoi cette idée ? Parce que seule une jouissance est à la hauteur de l’intensité qu’il y a dans un corps comme Notre-Dame. C’est le sens de cette aventure qui, depuis deux cents pages, conduit la parole à son propre acheminement.
Ah ouais. Dieu par l’extase. Et Dieu est le Verbe. Ah ouais, fortiche.

Enfin, pourquoi l’école buissonnière de notre narrateur l’oblige-t-elle à dénigrer le reste de l’humanité ? Pourquoi la liberté qu’il s’octroie doit-elle se transformer en mépris du monde ?
Les corps, dans la rue, je ne pouvais plus les supporter. (…) Je me disais : voilà, ils sont morts, ou plutôt la mort les anime ; ils sont portés par la mort qui les fait vivre. Embarqués mais vers où ? nulle part, vers la vie qu’ils mènent, en chloroforme, comme des bêtes galeuses envoûtées dans le poison. 
Et, comme ça, cycliquement dans le roman, le vulgum pecus est insulté. Parce qu’il va au travail. Qu’il y perçoit un salaire. Qu’il dépense pendant les soldes.

En même temps, tout le monde ne peut pas passer son temps au lit avec des danseuses, hein ? Dieu nous en préserve, cela dit :
Si l’on passait tout notre temps dans des étreintes, si l‘on parvenait vingt-quatre heures sur vingt-quatre à tirer de nos corps leur jouissance, « Cercle » s’écrirait tout seul, car cette jouissance coïncide avec l’écriture de ce livre.
Vous voyez le tableau ? Une épidémie de Cercle(s) !

Ampoulé, va.

g. menanteau

   
 

Yannick Haenel, Cercle, Gallimard coll. « L’Infini », aoùut 2007, 500 p. – 21,00 €.

 
     
 

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Maurice G. Dantec, Artefact : Machines à écrire 1.0

Il est des auteurs qui ne sont pas ce qu’ils écrivent. Tant pis pour ceux qui y croyaient

Et Dantec s’en est allé…

Il fut un temps où Maurice G. Dantec faisait vaciller les fondations du Grand Littéraire en osant produire des textes denses où une nouvelle science-fiction venait fricoter avec les arcanes du polar en faisant la nique à la geste philosophique des siècles précédents. Babylon babies moquait ainsi ouvertement les habituelles taxinomies hiératiques et the big Dantec, avec un Journal épatant, s’ouvrait sans coup férir, voie royale qui mène à l’inconscient narcissique, les portes pourtant réputées hermétiques sinon élitistes de la Blanche chez Gallimard.
Et puis il y eut l’abscons Villa vortex ; et puis il y eut le départ de l’auteur pour Albin Michel ou, après un Cosmos incorporated inégal, naissait ce troublant Artefact en l’été 2007. Prosaïques, nous rêvions à de nouvelles Racines du mal. Mais messire Dantec point ne se répète. Autant dire que ces trois récits enchâssés dans la matière première de la folie généralisée et d’une « société-monde » en pleine déliquescence ne sont pas d’un abord facile et que plus d’un lecteur sera dérouté.

Nous le fûmes pour notre part, notamment eu égard au parti pris assez dérangeant des deux derniers récits, la première fiction du texte (« Vers le Nord du ciel ») étant consacrée à une revisite plutôt réjouissante de l’attentat du World Trade Center de septembre 2001. Ainsi, après un premier texte transhistorique et métahumain tout feu tout flammes où Dantec excelle à brouiller les pistes angéliques façon K-pax et K. Dick mêlés, on est assez décontenancé lorsque l’auteur projette dans la confuse mise en abyme induite par le deuxième récit « Artefact », lequel plonge dans une perplexe confrontation entre un homme et une machine à écrire !
On est alors bien loin de la collusion précédente entre la Beauté et la Grâce, l’aride convocation d’une métaphysique à la Duns Scott ou à la saint Thomas d’Aquin entrant bientot en précipitation avec une théorie de termes empruntés à un sabir cyberpunk qui laisse de marbre. Cette structure réticulaire de la fiction interrogeant la fiction, l’écriture elle-même étant le protagoniste de l’histoire, rappelle quelques pages spécieuses de Villa vortex et on y perd le peu de latin exégétique que l’on pourrait posséder. Ce chassé-croisé assumé entre théologie (statut démiurgique du créateur faisant sens par les mots) et fiction assombrit davantage la pente ontologique de tout un chacun plus qu’il ne l’éclaire ; ce qui est certes une façon soutenue pour dire qu’on n’y comprend pas grand-chose en définitive.

Malgré la meilleure volonté, l’on capitule devant cette rencontre du 300 000e type entre code ADN, métacortex et Trinité divine ô combien hypostatique ! Le pire doit bien être passé susurre-t-on et lorsqu’on aborde, le cœur vaillant, la troisième fiction, « Le Monde de ce Prince » ; on se dit volontiers que ce ne sont pas les horreurs à la http://www.welcometohell.world ici disséminées qui vont faire trésaillir/vomir. Même si un meurtrier se défoule sans compter céans pour assurer l’intérim du Grand Méchant parti en vacance(s). De facto, on a déjà lu des romans aussi engoncés dans la terreur qu’ils entendaient dénoncer en l’exposant, quelque part entre American psycho, Funny games et Les prédateurs d’un Chattam par exemple. Bref, c’est bien le Diable qui œuvre ici sous la plume de notre diablotin de Dantec, sorte de psychopathe égaré dans la jungle urbaine québécoise et qui multiplie les trouvailles – le romancier aussi il faut le reconnaître – pour inventer les tortures infinies auxquels il soumet ces criminels que sont à ses yeux un politicien pro-islamiste, les membres d’une secte, la femme complice d’un pédophile, des néo-nazis, un acteur pervers, une juge sans âme… etc.
Et nous voici confrontés au Mal suprême ramené à une logique humaine trop humaine, soit cette mécanique/technique qui piège sans cesse le réel où nous nous dissolvons avec complaisance. Quoi qu’il en soit, le retour tardif de l’ange rédempteur in fine ne parvient guère à faire prendre la sauce. Encore la démonstration est-elle trop sadique à notre goût, qui voudrait proposer l’Homme au centre du dispositif narratif, écartelé entre un au-delà de son essence putative (la figure de l’ange) et son en-deça (le spectre du diable).

Sans doute ce faux centre n’est-il nulle part, et nous aurions donc bien aimé, comme cela était prévu, nous en ouvrir à l’auteur, qui devrait initialement répondre à nos (pertinentes, n’en doutons pas) questions devant les caméras du Litteraire TV le 19 septembre dans les locaux d’Albin Michel. Las, tandis que nous nous sommes acquittés de notre part du marché en nous enquillant allègrement les 566 pages en quatre jours de ce joyeux pavé luciférien, le romancier a annulé l’entretien deux heures avant le créneau horaire prévu. Qu’on ne nous en veuille donc pas d’en inférer que la crédibilité de la Littérature-Monde chère à l’auteur n’en ressort pas grandie – à moins of course qu’il faille voir là un des incontrôlables effets de miroir de ces « machines à écrire » textuelles qui s’affirment comme le sous-titre du livre. Lorsque l’Oracle Dantec s’en va seul sur de grands chemins quasi astraux, nul ne peut le rattrapper sur cette voie sanglante d’une Weltanschauung hype. Dont acte. 
À tout prendre nous aurions préféré une fin plus heureuse à ce travail écriture/lecture mais nous en retirons, pour notre humble gouverne, qu’il est des auteurs qui ne sont pas ce qu’ils écrivent. Tant pis pour ceux qui y croyaient. est l’artefact, qui est l’artefact ici ? Nous laisserons à chacun le soin de répondre…

frederic grolleau

   
 

Maurice G. Dantec, Artefact : Machines à écrire 1.0, Albin Michel, 2007, 566 p. – 23,00 €.

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Brian Aldiss, Jocaste

Il ne faut pas confondre littérature d’avant-garde et littérature d’arrière-train : souvenons-nous de ce précepte de Jarry

Mon imagination de vieux khâgneux barbant m’a encore joué des tours : pensez-vous, Jocaste !!! En voyant ce titre m’est de suite revenu en tête le personnage le plus énigmatique de l’ Œdipe roi de Sophocle : maîtresse perverse, mère amoureuse et suppliante, jouet du Destin et femme fatale… Le mystère capiteux de l’épouse incestueuse de Oedipe ne s’est pas éventé, deux millénaires après la mort de Sophocle.
Certes, j’ai bien conscience de ce que je ne suis pas le premier (loin de là !) ni le dernier (encore bien plus loin de là !!!) à formuler ce lieu commun aveuglant de vérité rebattue. En revanche, peut-être aurai-je droit à une petite part de postérité pour avoir eu le privilège de lire l’une des plus mauvaises adaptations du mythe oedipien…

Et s’il est vrai que notre époque se porterait mieux si l’on écrivait et lisait (vendait aussi, je n’oublie personne) de meilleurs livres, j’ai peine à descendre de mon nuage pour dire qu’au vu de l’énième avatar de cette histoire éternelle, notre début de 21e siècle malade se vautre dans une débilité artistique lancinante.
Pourtant, point de mauvaise foi, de snobisme, je ne suis pas bégueule lorsqu’un roman me propose d’explorer plus à fond la personnalité intime de celle qui fait et défait les rois à Thèbes. Avant de tourner la page de garde, j’ai pensé, sur les recommandations de la quatrième de couverture, aux brillantes adaptations antiques des Cocteau, Giraudoux et Anouilh : un comique abouti, orné des lourdes vérités qui taillent la condition humaine, hissé à l’absurdité de la situation moderne. C’est dire quelle déception j’expérimentai en commençant la lecture.

L’action se déroulait devant moi en cabrioles grossières, en comique de série télévisée, en vulgarités pitoyables, et une fois encore, se vérifiait l’idée que la valeur d’un livre ne se mesure guère à son épaisseur, en l’occurrence, quelques deux cents pages me firent traverser un désert interminable. Le seul bouillon qui me soit resté en bouche est ce mauvais goût post-moderne, qui tache à défaut de peindre, crie pour chanter, viole pour aimer. Pensez-vous, au milieu d’un intrigue qui se tient mal, où Sophocle fait des apparitions éclaires depuis un hypothétique espace-temps, la famille de Œdipe sombre vers une catastrophe qu’on n’entrevoit pas.
Le tout roule dans une frénésie sexuelle visqueuse, une petite vie de famille américaine typique (trait d’originalité : le rôle des animaux domestiques est tenu par la sphinge et le griffon qui font office de chien et de canari), entrecoupée des introspections plates d’une Jocaste amollie, qui lance des lieux communs qu’elle ne comprend pas, en cabotinant la sensation du Destin qui s’accomplit à travers elle et son époux…

Pardonnez si je ne prends pas la peine de citer quoi que ce soit de ce roman, attendez un peu Sémélé… Je ne puis m’empêcher de la mentionner avec un léger sourire : c’est le clou du spectacle. Fille de Cadmos, le fondateur de Thèbes, elle est la mère de Dionysos qu’elle conçut avec Zeus. Sémélé est décrite dans ce roman sous les traits d’une femme sans âge, censée incarner par ses délires logorrhéiques l’ancien monde déclinant, habité par la naïveté et la poésie des origines.
Pauvres païens que l’on place sous le joug de cette femme hideuse et hystérique, qui traîne dans sa bouche puante le vocabulaire ordurier d’une actrice porno à la retraite qui regrette le temps de son activité. Parmi les coups d’éclats signés par les enfants du couple royal qui s’en donnent à cœur joie avec les esclaves et entre eux (dommage que la sphinge et le griffon n’y aient pas pris part !), le lecteur se verra espérer avec impatience les incroyables envolées lyriques de la vieille folle, qu’il ne nous en tienne pas rigueur si nous ne lui transmettons que la première de ces sublimes digressions, qui vaut déjà son pesant de cacahuètes : Merde ! s’exclama Sémélé (…) Cette maudite Sphinge ! Quelle fourbe. Sa merde est invisible. (…) Je suis sûre qu’il n’existait rien de semblable quand j’étais jeune. Les gens mangent plus à présent, alors évidemment, ils chient davantage. Adonis avait imaginé qu’on pourrait faire remonter la merde dans le cul et qu’on n’aurait alors plus besoin de manger.

Une telle médiocrité conjuguée à une bassesse si grasse mènent à de regrettables sommets. Il ne s’agit pas de jouer les pudibonds : nous n’explorons qu’une seule des veines qui ont formé notre opinion sur ce livre. La vulgarité joue un rôle primordial en faisant office de ce palliatif essentiel et trop facile qui dissimule la pauvreté d’une intrigue lâche, sans articulation, et l’inconsistance de personnages qui se confondent dans la même tourbe.
Décidément, la tête dans le guidon, hantée par l’argent facile et les choses finies, notre époque applique vainement sa cécité à l’ampleur de vue grecque. Il ne faut pas confondre littérature d’avant-garde et littérature d’arrière-train : souvenons-nous de ce précepte de Jarry et restons-en là…

baptiste fillon

   
 

 Brian Aldiss, Jocaste , Métailié, mars 2006, 213 p.- 17,00 euros .

 
     

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Jean Tulard, Dictionnaire du roman policier

Travail bâclé ou travail nul ? J’hésite. À moins que ce soit le terme travail qui soit inapproprié

Jean Tulard (que, pour des raisons pratiques, on devrait appeler « J’entube l’art » ou « Je tue l’art », mais qu’on préfèrera nommer le « Mystificateur », tant ce surnom lui colle bien à la peau) est un fat arrogant, opportuniste, menteur et méprisant. Son inculture en matière de roman policier est assez effarante pour qui prétend faire un dictionnaire du genre. Quand, pour des raisons d’ego démesuré ou d’argent, il se décide à traiter d’un sujet en vogue – le Polar, en l’occurrence – le Mystificateur devrait assurer ses arrières et ne pas s’abriter uniquement derrière des critiques-paravents, parfaits grooms d’ascenseur du Ritz. Il n’est, dans le cadre d’une telle démarche, pas inutile de savoir s’entourer de bons spécialistes du genre, ni, surtout, de lire des romans policiers.

Ce n’est pas parce que dans « dictionnaire » il y a « erre » que l’on peut s’aventurer, la fleur au fusil, sur des sentiers inconnus. La quatrième de couverture nous en dit long sur le personnage. Je ne fais que citer la dernière phrase :
Cette mine sans équivalent est appelée à devenir la bible des milliers d’aficionados et de lecteurs occasionnels de romans policiers.
Cette phrase sans détour reflète un parfait négationnisme, si l’on me permet l’usage de ce terme, tant c’est faire offense au Dictionnaire des littératures policières, sorti en 2003 que de le mettre ainsi aux oubliettes. Qu’à cela ne tienne, le Mystificateur pourrait me répliquer qu’il y va de son hommage dans une introduction haute en couleur et qui, sans contestation possible, est la meilleure partie du truc que ce monsieur a sorti d’on ne sait où.

Cependant, la quatrième de couverture n’a pas entièrement tort. Cette chose est un véritable champ de mines. Les erreurs pullulent (si l’on devait les recenser, cela ferait un second, voire un troisième volume à rajouter à ce… dictionnaire), les omissions sont nombreuses et irraisonnées et, ce qui par-dessus tout est insupportable, le Mystificateur donne son avis sur des livres qu’il n’a pas lus. Tout au plus a-t-il survolé d’autres quatrièmes de couverture.

Pourquoi ce dictionnaire n’est pas sérieux ? Parce que :
Les bibliographies des auteurs sont incomplètes et fantaisistes.
Certaines ne sont pas mises à jour (Dominique Sylvain, Jean-Bernard Pouy) ; d’autres prennent en compte des nouvelles (le Mystificateur a ainsi recopié la table des matières, de façon là aussi incomplète, des Histoires de détectives de Dashiell Hammet ; je l’engage par ailleurs à découvrir La Mort, c’est pour les poires, sa correspondance éditée chez Allia) ; d’autres enfin sont assez douteuses en matière de dates.
Des collections ou maisons sont présentes, d’autres étrangement absentes tant elles ont marqué le paysage éditorial (NéO avec « Le Miroir obscur », tout Clancier Guénaud, « Sombre Crapule ! »… autrefois, Liana Levi, Ginko, « Noir urbain »… aujourd’hui) alors que Fayard (l’éditeur du Mystificateur) a une entrée plutôt fournie. Quand le Mystificateur s’éloigne en des horizons délicats, les erreurs se multiplient (Baleine, « Le Poulpe » ; il voit en « Pierre de Gondol » – dix titres – une collection phare et il omet « Macno », « Velours », « Canaille », « Tourisme & Polar »…)
Toujours au sujet du « Poulpe » la liste des romans est incomplète et certains des titres et noms d’auteurs sont barbarisés : Pigalle et les fourmis de Thierry Crifto en lieu et place de Pigalle et la fourmi, de Thierry Crifo).

La suite ne serait que ridicule si le Mystificateur ne se complaisait pas à donner son avis (au demeurant très mauvais, mais bon…). À l’entrée « FAST, Howard », le Mystificateur croit bon de nous asséner :
L’apport de Fast au roman policier (malgré une œuvre abondante et en dépit de quelques références politiques tirées de sa propre expérience) a été mince. Il s’est contenté d’imiter.
De toute évidence, le Mystificateur, qui ne connaît même pas la collection « Le Miroir obscur », n’a pas eu le plaisir d’y découvrir l’Ange déchu, Cour martiale ou la série aux prénoms féminins. Howard Fast est aujourd’hui réédité chez Rivages. Preuve que son talent médiocre a convaincu François Guérif !

Voilà, quand on veut savoir si on peut faire confiance ou non à ce qui veut être un dictionnaire, on regarde les entrées que l’on connaît. J’invite tout lecteur qui aurait ce bouquin entre les mains (surtout, allez en bibliothèque, ou regardez en librairie mais alors n’oubliez pas de le reposer, ne l’achetez pas !) de choisir son auteur fétiche. Il aura de la chance s’il le découvre. Après, je suis sûr qu’il sera, comme moi, effaré. Je n’ai pas peur de le dire, ce livre est tellement mauvais qu’on ne saurait même pas l’utiliser en PQ recyclé. Si l’encre est à la hauteur du contenu, on se retrouvera avec le postérieur taché indélébilement – ou débilement, au choix.

Les gens avides d’informations sérieuses sur le genre et ses parutions attendront mars 2006, pour voir sortir une réédition – revue et complétée – du Dictionnaire des littératures policières, ou se plongeront dans Les Crimes de l’année ou L’Année de la fiction, autant d’ouvrages de référence réalisés par des personnes sérieuses et compétentes à qui il ne viendrait pas l’idée saugrenue d’écrire un Mon dictionnaire sans image de mon roman policier à moi.

j. vedrenne

   
 

Jean Tulard, Dictionnaire du roman policier, Fayard, septembre 2005, 768 p. – 35,00 €.

 
     
 

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Bédu et Cauvin, Les Psy – Tome 13

C’est grave docteur ?… Plus grave qu’on pourrait le croire ! Vraiment pas de quoi rire !

Ce métier va finir par me rendre fou !!!!
C’est ce que se dit constamment le Psy, héros de cette série, qui voit défiler toutes sortes d’originaux, prêts à lui raconter leurs rêves, leurs phobies. Et il n’est pas toujours facile pour notre psy de garder son sérieux surtout quand il a décidé de préconiser une thérapie du rire à ses patients, thérapie qu’il a lui-même testée. Comment venir à bout de tous les blocages, quand parfois on craque soi-même ? Pourquoi ne pas se dédoubler comme le suggère un des patients ? Ou alors essayer de passer à la télé comme un autre ? Il faudra peut-être finir par prendre un coach ou bien suivre soi-même une thérapie….

Treizième tome de la série Les psy, « vous disiez ? » traite par la dérision les dessous d’un métier auquel nos contemporains ont de plus en plus recours : les psychothérapeutes.
L’idée d’aborder avec ironie les travers de notre société par le biais de ces patients en quête de bien-être pourrait être bonne, mais la recette ne prend pas. L’humour est léger, les personnages n’accrochent pas le lecteur, le psy n’est pas crédible, les gags sont lourds… bref, si on a envie de s’allonger sur un divan pour se détendre, ce ne sera pas pour lire cette série. On se tournera de préférence vers une autre bande dessinée pour suivre la thérapie du rire proposée par Cauvin et Bédu, qui nous ont habitués à mieux .

f. boussard

   
 

Bédu et Cauvin, Les Psy – Tome 13 : « vous disiez ? », Dupuis, novembre 2005, 48 p. – 8,50 €.

 
     
 

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Thomas Gunzig, Kuru

Le message antimondialiste et anticomplots marque des points au compteur, mais ce n’est pas du tout un bon livre, loin s’en faut !

Avant de parler du livre parlons un peu de l’auteur et plus précisément du type d’auteur auquel Thomas Gunzig se rattache naturellement. D’abord, il appartient à la nouvelle génération, ce qui signifie : écrire n’importe quoi en pouvant appeler ça littérature. Puis, il est de ceux qui écrivent comme ils pensent ou l’inverse, ça n’a pas d’importance – enfin, cette catégorie de scribouilleurs qui s’inspirent directement du rien, du rien littéraire entendons.

On peut avoir une petite idée de ce qui suit avec les sempiternelles citations en début d’ouvrage – le sport favori de ce type d’auteur étant d’en barbouiller le plus possible, Thomas Gunzig ne déroge pas à la règle. Un extrait d’une quinzaine de lignes environ du Dr Strangelove de Stanley Kubrick, en anglais, ouvre la lecture sur une manière de néant, qu’illustre à sa façon cette sélection entre ceux qui lisent et ceux qui ne lisent pas l’anglais. Peut-être un simple détail, mais qui se révèle fort significatif du contenu des pages suivantes. Cette volonté d’être différent, original, sans apporter ne serait-ce qu’une once d’imagination, marque irrémédiablement l’entrée dans ce livre du sceau de la médiocrité – une médiocrité qui malheureusement se confirmera davantage par la suite. Mais enfin, avant de jeter Kuru dans la grande machine à incinérer les déchets, on va le lire.

Comme souvent après ce genre d’expérience, la recomposition des fragments dispersés du « moi » est nécessaire. On en revient mais le choc est rude. On n’est jamais tout à fait le même après avoir vu le néant. Alors voilà, le néant se compose de personnages, de contemporanéité stylistique et d’un récit qu’on brinqueballe comme une vieille paire de baskets accrochée à un sac de sport.
En gros, deux récits s’imbriquent et finissent, dans un miracle de grossièreté et de suffisance, par ne faire plus qu’un comme on forcerait un carré à pénétrer un rond.
Fred, le premier personnage, est un pauvre type migraineux (il a des mouches dans la tête), plus ou moins étudiant en thèse, entretenu par son père qu’il déteste. Il se laisse porter par le cours des événements. Le but de sa vie, c’est le sexe et plus particulièrement le cul de Katerine, point focal de sa vie, horizon de ses événements, alpha, oméga, présence divine, révélation (p. 40). Cette Katerine en question, nous y reviendrons, est en fait sa cousine. Le sexe donc : On ne lui avait jamais fait de pipe et il avait toujours envie de savoir comment ça faisait. Une vraie pipe (p. 38) ! Ça pourrait être intéressant mais ça ne l’est pas. Il se retrouve embarqué dans une manifestation altermondialiste à Berlin avec Paul, Kristine et Pierre, le mec de mademoiselle, tous entassés dans un deux-pièces minable. Paul fut le meilleur ami de Fred mais le redevient à la faveur de la lutte. Il souffre d’une infection urinaire : Je me suis baigné dans une rivière, un poisson minuscule est rentré dans mon urètre et a pondu des œufs. Les larves se nourrissent de ce qu’elles trouvent. (p. 72). Humour. Mais dans ce livre, l’humour, ce n’est pas seulement une pure jouissance c’est aussi un vecteur communicatif de message à caractère politique : Du parasitisme, comme le système libéral : la survie d’une minuscule minorité assurée par la destruction du corps qui l’abrite (p. 73). Cet ouvrage est très important ! Tellement, que l’on va passer sur Kristine et Pierre et s’intéresser directement au second récit : Fabio et Katerine.

Mademoiselle est très belle, elle a un très beau cul, ce doit être important puisque c’est répété une centaine de fois dans le bouquin. Elle n’est pas très intelligente, elle lit beaucoup de magazines féminins – ce qui, chacun le sait, est lié. Comme, chez les hommes, il n’y a que les cons qui aiment le foot tandis que les intellos, eux, écrivent des poèmes. Elle se découvre aussi le don de pouvoir déplacer les objets, un peu comme Yoda en somme. Elle est mariée avec Fabio, un jeune homme très beau avec suffisamment d’argent pour que sa femme ne travaille pas et dépense des fortunes à se payer des fringues. Fabio a un problème immense : il est sujet à des éjaculations précoces. C’est très grave et ça gêne considérablement sa vie de couple notamment lorsqu’il aimerait s’occuper de Yoda. Aussi, il pense avoir trouvé une solution à ses soucis lorsqu’il découvre la clinique d’un certain professeur Heinz, chantre de la « dissociation ». En fait, il se trouve que le professeur Trucmuche règle les problèmes de ses patients à coup de sodomie sur une table d’opération. Bien évidemment, la clinique se trouve à Berlin et la chambre de notre couple dans l’hôtel où se déroule la réunion du G8. Il n’est ni intéressant de raconter la suite, ni pertinent de raconter la fin pour celles et ceux qui souhaiteraient lire ce très mauvais livre. Néanmoins, et ce afin de montrer tout l’intérêt de cette publication, il est recommandé de comprendre à quel sommet de vulgarité mal placée nous avons affaire. En effet, le raffinement n’est pas le fond de commerce de cette petite entreprise en démolition littéraire. De toute façon, elle ne se revendique pas comme raffinée – une des scènes les plus marquantes du livre figurant Yoda en train de branler un esprit des Enfers incarné dans un bouc au cours d’une cérémonie satanique. Ceci fait, le bouc chie sur le tapis de la chambre d’hôtel libérant de ses entrailles une adresse permettant par la suite la jonction des deux récits préalablement évoqués. Voilà où on en est.

Concernant le style, il est un assemblage de périphrases, de quelques mots de vocabulaire et d’une longue file ininterrompue d’adjectifs visant sans doute à donner du relief à ce paysage stylistique désespérément plat. La difficulté de Thomas Gunzig à relever le défi de la différence, de l’originalité, qu’il s’est lui-même lancé, trouve une forme de paroxysme dans cette tentative pathétique de rendre la matérialité du signifiant (à la façon d’un Guillaume Dustan). Que ce soit un cri, une émotion, une onomatopée ou autre chose qui puisse émettre un son, tout est bon à prendre pour remplir d’un peu plus de vide encore les pages désespérément blanches de Kuru : pif ! pif ! pif ! pif ! le bruit d’excitation de la femme ; pschhhh la radio bien sûr ou encore plotch ! plotch ! la boue. Nous ne saurons trop conseiller à Thomas Gunzig ces quelques bruits qu’il pourra à sa guise disperser dans ses futures productions : pan pan le pistolet, waf waf le chien, zzionm la voiture qui roule vite ou encore clac le couvercle de la poubelle jaune, tri séléctif pour emballages, cartons et plastiques. On vomit aussi beaucoup dans ce livre (boueurhh, le vomi : à mettre sur la liste), et l’on y entrecoupe ses phrases de « putain », de « con », de « bordel », de « merde » comme on dit « bonjour » ou « merci ». À ce propos, si on s’arrête par exemple sur la page 35, on relèvera cinq occurrences du mot « bordel ». Un calcul rapide du nombre de « bordel » sur la base minimale et tout à fait raisonnable d’un bordel et demi par page, nous donne tchic (bruit de calculette : à mettre sur la liste), tchic 1.5, tchic, x par 277 tchic, tchic, tchic = 415.5, ce qui, convenons-en, fait bien de trop de « bordel » pour un livre de merde.

Thomas Gunzig n’est pas notre auteur préféré, vous l’aurez compris. Son mélange humour + jeunesse + désespoir + côté obscur de la force et misère sexuelle n’est pas du meilleur effet. L’ineffable inanité de ce livre oblige par ailleurs à négliger un nombre considérable d’autres âneries, en particulier l’utilisation lamentable du comique de situation. Passons. C’est le livre dans son ensemble qui est à proscrire. Pourtant, par un certain côté – un certain côté « torché » – l’on songe à Amélie Nothomb, et il est très regrettable de constater que notre auteur n’exploite pas convenablement son talent. Son message très critique contre la manipulation des esprits par des gourous diplômés en antimondialisme, contre la théorie des complots dans tous les coins et contre l’idée qu’il existe une élite regroupée en société secrète marque des points au compteur mais si peu… On comprend bien que la présence de la magie dans ce livre est un contrepoint au mysticisme antimondialiste, que finalement tous les complots des élites sont aussi réels qu’une serviette de bain qui vole. La fusion des deux récits qui intervient aux deux tiers du livre marque l’arrivée de Yoda dans le groupe de Pieds nickelés du départ et avec elle un retour à la réalité de principe pour ce groupe qui déplorera la mort d’un des leurs parce qu’il a cru à toutes les conneries qu’on lui avait fait avaler précédemment. Bon alors, c’est vrai, y’a un peu de souffrance, y’a de la peine, de la compréhension, des sentiments humains… etc. Mais ce n’est pas du tout un bon livre.

m. clément

   
 

Thomas Gunzig, Kuru, Au diable Vauvert, août 2005, 19,00 €.

 
     
 

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Helen Dunmore, Les petits avions de Mandelstam

Mais pourquoi diable avoir mêlé Mandelstam à ce mélo à l’eau de rose ?

Mais pourquoi diable avoir mêlé Mandelstam à cette histoire ? Allez savoir ! Peut-être est-il question de lui dans le bouquin, peut-être l’auteur va-t-elle parler de ses souffrances en URSS ou de son poème sur les avions ? Mais non, c’est juste une histoire à l’eau de rose, bien que quelque part il soit effectivement question d’avion, et d’URSS. D’ailleurs, elle a ça d’intéressant, cette histoire, c’est qu’elle est « évoluée » qu’elle est « écrite » comme on dit dans le jargon : en gros, de longues phrases entre d’autres plus courtes, un peu de monologue intérieur, du dialogue maîtrisé depuis des années qu’on écrit les mêmes bouquins, suffisent à imprégner un rythme. Ce n’est pas de Marc Lévy dont on parle, mais bien d’Helen Dunmore. Déjà, en regardant la couverture (une photo floue), on éprouve une légère appréhension : une petite fille de 4, 5 ans, habillée d’une petite robe rouge, court sur un tapis de feuilles mortes. C’est beau les gamins ! Ils courent comme ça, insouciants, étrangers au monde sans compassion, sans amour, sans gentillesse des grandes personnes. Alors, cours gamin, cours tant qu’il est encore temps ! Cours loin de ce livre ! Mais attention en traversant la route, hein,…

Il est faux de dire que lire un mauvais roman « c’est long ». Par exemple, on peut lire Le Chasseur zéro de Pascal Roze (Prix Goncourt 1996) en deux jours, et pourtant c’est vraiment très mauvais. On pourrait trouver mille raisons à cela : c’est parce que l’histoire, parce que le style, c’est parce que ceci ou cela, un personnage encore… Souvent, convenons-en, c’est une question de sensations, de feeling diraient certains, quantifiables en termes de plaisir de lecture. Comment établir un rapport logique entre l’histoire du bouquin et le plaisir qu’éprouve notre esprit à la lire ? Précisément une réponse s’ébauche dans cet espace, situé entre notre vécu et ceux des personnages ; dans les romans à l’eau de rose c’est comme ça, il faut créer l’identification. Alors, il faut bien avouer qu’on se sent parfois seul au milieu des pages de ce bouquin, comme une évidence d’ailleurs. On lit lentement sans trop prêter attention à ce dont il est question : un allaitement, une mort de petite fille, un abandon à la naissance ou un dialogue amoureux, passons, ce serait trop long.

Grosso modo, une femme, Rebecca, est abandonnée à sa naissance dans une boîte à chaussures par une mère avec un pull-over, je crois, mais c’est sans importance de toute façon. On pourrait se moquer, dire pourquoi on précise qu’il s’agit d’une femme. On ne le fera pas mais encore une fois ici, la femme combat l’adversité, elle fait face aux soucis, seule contre la terre entière, choses dont les hommes sont incapables, leurs préoccupations se limitant à lire un torchon journalistique, aller aux putes, regarder du foot à la télé quand ils sont ouvriers ou porter des lunettes, écrire des poèmes que personne ne lit ou encore se faire casser la gueule par des types plus costauds et bêtes quand ils sont intellos. Rebecca va être retrouvée dans une cour d’immeuble devant l’entrée de service d’un restaurant. Elle sera récupérée, évidemment, et élevée par une grosse dame et un monsieur bienveillants, couple auquel le restaurant appartient. Plus tard, à l’âge adulte, Rebecca décide de fonder un foyer avec Adam, la quarantaine, beau gosse (bien qu’avant elle ait eu un choix cornélien à faire), pour se doter d’un passé, d’un présent, d’un futur, bref, le truc habituel dans ce genre de chose littéraire. Voilà…

Mais, patatras ! Le destin frappe durement. Transmigré dans une voiture, il fauche la petite Ruby, âgée d’à peine 5 ans et fruit d’une union pourtant pleine de promesses. Une épreuve insurmontable pour Rebecca. Elle quitte Adam avec qui elle a conçu l’enfant et se lance dans d’autres aventures, dans d’autres rencontres : ainsi débute le calvaire. Est-il nécessaire de vous en révéler plus ? Vous pourriez avoir envie de le lire… Néanmoins, soyez assuré qu’à partir de là vous trouverez pêle-mêle : de l’handicapé, du liquide lacrymal, du suicidé, du vieux près de la grande sortie, du malheur, mais aussi de belles histoires d’amour, de belles histoires comme on les aime, mais encore des trapézistes, la seconde femme de Staline et tout un tas de choses passionnantes, notamment un roman. Oui, tout à fait, un roman, le seul de ce bouquin si l’on peut dire. En fait, si vous avez suivi, avec la mort de la petite Ruby, c’est l’histoire de Rebecca qui a disparu. Alors, son prétendant, plus ou moins écrivain, un ami de son mari (cf « choix cornélien »), lui écrit une histoire qui saura trouver son chemin jusqu’au plus profond de son coeur d’héroïne, et qui saura reconstruire dans le lien indéfectible de l’écrit une famille jusque-là détruite.

Mandelstam a composé un poème dans lequel il décrit comment le travail était pensé en URSS, ça figure rapidement dans le bouquin. Un avion, en plein ciel, engendrait un autre avion… etc. Alors, une histoire en engendre une autre, puis une autre… etc. Vous comprenez, maintenant, pourquoi la mère, pourquoi la fille, les trapézistes, l’avion, tout ça…

m. clément

   
 

Helen Dunmore, Les petits avions de Mandelstam (traduit de l’anglais par Françoise du Sorbier), Belfond coll. « Les étrangères », avril 2005, 329 p. – 19,00 €.

 
     
 

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Katherine Neville, Un risque calculé

La morale de l’histoire est alors assez claire : entre la banque ou l’écriture, il faut choisir

Pourquoi ne pas s’attarder un instant sur la curieuse mode des cercles éditoriaux qui consiste à accorder talent et génie aux oeuvres de jeunesse d’auteurs n’ayant été consacrés rois de la plume que postérieurement à celles-ci ? Si Katherine Neville est en effet la romanciere efficace qui a produit Le Huit vanté dans les colonnes du Littéraire, fallait-il donc à tout prix que Le Cherche-Midi allât jusqu’à exhiber, comme l’on retire de vieux os d’un linceul décati à fin d’expertises, le premier roman qu’elle eut, pour notre plus grand désarroi, l’impudence de commettre en son jeune temps ?

L’ironie du sort – qui est aussi souvent celle de l’Histoire – veut que ledit ouvrage porte, tel le critique littéraire sa croix face à un tel tissu d’inepties, un titre des plus maladroits : « Un risque calculé ». Hic Rhodus hic saltus, autant signifier de suite que le risque est surtout éditorial pour Le Cherche-Midi qu’on a connu plus avisé tant ce roman est mauvais, bancal et ni fait ni à faire. Mais prenons les choses depuis leur funeste début, et gagnons ici le coeur haut le maigre salaire qu’on nous verse afin d’ici nous répandre.
L’héroïne de ce pensum pseudo-romanesque, Verity Banks, est vice-présidente en charge des transferts informatiques de fonds à la Banque mondiale. Souhaitant contrecarrer les mâles obstacles jetés sur son emblématique chemin par ses immondes collègues de bureaux (pléonasme ?), elle se met en tête de prouver à sa direction que la sécurité informatique de l’établissement est faillible et s’apprête pour cela – Ô fétide crachat au colombéen visage de cette prestigieuse et respectée institution financière – à détourner un million de dollars au nez et à la barbe des ces méchants machos. Pour ce faire, elle doit en appeler de nouveau à son ex-mentor, le docteur Zoltan Tor, un séduisant génie de l’informatique qui, vingt ans plus tôt, lui a tout enseigné. Celui-ci lui propose alors un défi : détourner un milliard de dollars, l’investir durant trois mois, et le remettre à sa place sans que personne ne découvre la substitution.

Jusque-là tout va bien, et le dossier de presse est tout à fait fidéle au contenu du roman. Évidemment les choses ne sont pas aussi simples et ce petit jeu vire bientôt au drame lorsque les deux complices découvrent l’existence d’un « complot machiavélique ». C’est là que le bât blesse parce que la mise en parallèle de l’histoire de Verity Banks – qui arrive tout de même à boire du jus d’orange sous la douche (sic) – et celle de Nathan Rothschild – lequel eut la bonne idée de jeter les fondations de la banque moderne entre 1777 et 1836, dans une Europe ravagée par les guerres – ne tient pas la route. Le découpage des séquences est des plus artificiels, l’ensemble sent le pétard mouillé. La galerie des personnages autour de Verity ? ennuyeuse à mourir ; la rocambolesque relation cousue de fil blanc cupidonnien entre Tor et Banks : franchement débile. Les pages se suivent et las ! se ressemblent, tout cela est téléphoné : brisons-là, on n’en peut mais.

Preuve en est qu’on peut être l’auteure de romans tout à fait satisfaisants dans leur genre (Le Huit et Le Cercle Magique), et de bouses abysslaes tant la maîtrise stylistique et le sens du rythme y sont absents. Ce premier roman fut écrit, nous dit-on, lorsque Neville occupait, à San Francisco, le poste de vice-présidente de la Bank of America.
La morale de l’histoire est alors assez claire : entre la banque ou l’écriture, il faut choisir.

pablo de jarossay

   
 

Katherine Neville, Un risque calculé (traduit par Gilles Morris-Dumoulin), Le Cherche-Midi, 2005, 370 p. – 19,00 €.

 
     

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Maxime Chattam, Le Sang du temps

Pas de rythme haletant ici, pas de frisson qui vous empêche de refermer le livre le soir venu

Dans la goule du mou

Appelons un chat un chat et une goule une goule, le dernier roman de Maxime Chattam, qui nous avait enchantés et transportés avec In Tenebris est une grosse déception. Sorti de la trilogie – du mal – à l’américaine (L’Âme du mal, In Tenebris et Maléfices, écoulée à 400 000 exemplaires !) qui l’a révélé, pour de justes raisons, au grand public, il semble que le jeune romancier français éprouve quelque diffficulté à trouver de nouvelles marques de même qu’à asseoir un style qui lui soit propre, en dehors de la chasse aux serial killers tous plus barges et glauques les uns que les autres où il excellait dans ses précédents livres.

Pas de rythme haletant ici, pas de frisson qui vous empêche de refermer le livre le soir venu. Chattam juxtapose dans Le Sang du temps une double histoire évoluant en parallèle. La première aujourd’hui sur le Mont Saint-Michel et la seconde dans l’Egypte de 1928. D’un côté, Marion une jeune femme qui fuit Paris en 2005 avec l’aide de la DST et part se cacher au Mont Saint-Michel, au sein d’une communauté religieuse. De l’autre, une enquête menée par un détective privé britannique au Caire en 1928, sur une série d’infanticides abominables commis par une monstrueuse Goule… et dont Marion prend connaissance par hasard grâce au journal dudit détective retrouvé dans les archives de la ville d’Avranches et que la fraternité du Mont Saint-Michel qui l’héberge remet en ordre.

L’histoire démarre de manière assez poussive à la page 70 et les deux récits se rejoignent plus tard, comme l’on s’en doute, mais entre temps le lecteur fait les frais de l’opération et n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent, excepté un inventaire touristique en règle de l’ « île » normande. Ainsi, mis à part quelques pages dédiées aux investigations égyptiennes où l’on perçoit le souffle du Chattam d’In Tenebris, l’ambiance dans ces pages n’est pas au thriller oppressant loin s’en faut. Les descriptions littéraires l’emportent ici sur l’efficacité de l’intrigue et on a l’impression que l’auteur lui-même ne croit guère au scénario qu’il nous expose. Le fantastique y est téléphoné et le paranormal fort mou.

Bref, a déjà mieux fait…

frederic grolleau

   
 

Maxime Chattam, Le Sang du temps, Michel Lafon, Collection « Thriller », 2005, 372 p. – 20,00 €.

 
     
 

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Hubert Michel, Poulpe fiction

Ne lisez pas cet épisode du Poulpe. Vous économiserez 5,95 €

Si 1996 faisait date avec le premier opus de la désormais célèbre série du Poulpe entamée aux éditions Baleine, 2005 signe l’enterrement et la destruction du héros créé par JBP (entendez par là Jean-Bernard Pouy). Du Poulpe, il ne reste rien. Plus rien. Le Seuil et Hubert Michel se sont alliés pour détruire celui qui avait été une icône pour toute une génération dont je suis fier de faire partie.

Au début, il y eu un premier jet avec, donc, La Petite écuyère a cafté de JBP. C’était le début d’une (trop ?) longue aventure. Beaucoup parmi les plus grands auteurs de polars – Didier Daeninckx, Pascal Dessaint, Hervé Prudhon… – les auteurs tout court – Hervé Le Tellier, Martin Winckler… – ou de parfaits inconnus allaient s’attaquer à un épisode de la série. Pour ce faire, et leur éviter la lecture de l’intégralité de cette œuvre atypique, JBP avait constitué une « bible ».

Une bible recense les différents éléments fondateurs d’un feuilleton ou d’une série. Ici en l’occurence les personnages que Le Poulpe côtoie (son amie Chéryl, son fournisseur d’armes officiel, Pedro…) et un « décor » immuable : un fait divers, un journal qui traîne à la Sainte-Scolasse relatant ce fait divers. Un Poulpe qui s’énerve et qui part en campagne. Et plein d’autres éléments. Le tout a donné plus de cent volets. Certains passionnants. D’autres moins mais, jamais, le charme n’a été rompu. Les repères étaient là et le lecteur ne se perdait dans aucun des titres, tous aussi atypiques les uns que les autres.

Un jour, Baleine a mis la clé sous la porte. JBP s’en est allé. Le Seuil est resté maître d’un bateau sans capitaine. Las, au lieu de couler, ledit bateau continue sa route. Depuis la fin de Baleine, quatre « Poulpe » sont parus de façon chaotique. De la bible, il ne reste plus rien depuis ce temps-là. Des personnages sont morts. D’autres sont partis. Pire, avec Hubert Michel, les limites du respect ont été franchies. Non content de tuer, au sens figuré, Le Poulpe en lui assénant une vérité nulle et ridicule – Tu es fictif, Gabriel, considère-le. Tu es un mirage, une illusion, une chimère. – et en s’octroyant une (ir)responsabilité qui ne peut aucunement lui échoir (Je t’aime bien, je t’assure, mais il faut passer à autre chose. C’est ainsi. C’est moi qui décide.), non content, donc, de tous ces méfaits, Hubert Michel en commet un, ultime, avec une psychologie d’opérette à la mord-moi-le-nœud que sûrement lui seul pouvait oser étaler publiquement. Il tue le père. Oui, vous avez bien lu. Il tue Jean-Bernard Pouy himself de deux balles dans le coffre après lui avoir fait tenir un discours que JBP lui-même serait le dernier à tenir.

Alors voilà, on peut quand même remercier Hubert Michel pour une chose. Le texte est court. 152 pages. Il aurait pu faire bien pire avec son talent – reconnaissons-le – destructeur. M. Michel, avec un petit effort, vous auriez pu tuer tout le monde d’une petite bombe à la Sainte-Scolasse. Au Paradis, les Cheryl et autres Gérard. Meuh non. Vous n’avez pas osé. Un oubli ? Je gage que oui.

Mais intéressons-nous au fond de votre roman, puisque romancier vous êtes. Ce n’est pas un grand roman mais il y a des choses intéressantes (un semblant de trame sur une enquête suivie plus ou moins mais inaboutie sur un réseau de snuff movies du côté d’Albuquerque avec un tueur aux basques du Poulpe). Soyons franc, ça aurait même pu faire un petit roman sympathique mais sûrement pas un Poulpe. D’ailleurs, pendant plus de cent pages, il ne s’agit nullement, il faut bien le reconnaître, d’un Poulpe. Certains éléments de cette bible, que vous avez quand même bien dû avoir entre vos mains, sont rajoutés grossièrement. Puis vingt pages où l’on retrouve vraiment le Poulpe. Ont-elles été écrites a posteriori pour ce qui devait être, à l’origine, un petit roman sans prétention mais auquel vous croyiez ? Ce serait vraisemblable. Enfin, trente pages nullissimes au possible où vous achevez votre destruction.

Vous n’êtes évidemment pas le seul responsable, M. Hubert Michel. Le Seuil est le premier coupable. Vous auriez, néanmoins, pu avoir la décence de respecter quelques personnes. Oh, pas beaucoup. 130 auteurs et des brouettes. Une équipe éditoriale, la première et sûrement la seule au vu de la qualité du livre (des coquilles, des coquilles, des répétitions, des répétitions, des incohérences, des incohérences). Des milliers de lecteurs. Un homme, un modeste écrivain comme vous l’écrivez, Jean-Bernard Pouy.

Un petit mot sur l’objet-livre. Hormis son format et l’illustration de Myles Hyman rien n’est, là non plus, respecté. Le Poulpe a disparu de la première de couverture. La police n’est plus tout à fait la même, dans un corps différent. Tout ça pour quoi ? On devine que si Le Poulpe n’a plus droit de présence en couverture c’est pour ne pas faire redondance avec le titre Poulpe fiction. Diable, la belle affaire. Il aurait été intéressant de mettre « Michel » ou « Hubert » dans le titre. Vous auriez été obligé, Monsieur Le Seuil, de retirer de cette couverture le nom même de l’auteur. Ç’aurait été d’une gageure… Faites-nous plaisir, Monsieur Le Seuil. Arrêtez le massacre !

j. vedrenne

   
 

Hubert Michel, Poulpe fiction, Baleine coll. « Le Poulpe », vol. n° 250, juin 2005, 152 p. – 5,95 €.

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Eric Bénier-Bürckel, Pogrom

Pogrom : un livre couplé à une bordée de polémiques. JC Poizat, philosophe, propose une réflexion brillante sur le sujet

Le troisième roman d’Éric Bénier-Bürckel ne cesse de susciter une tempête de violentes polémiques. À l’heure de la commémoration du soixantième anniversaire de la libération des camps nazis, ce livre donnant volontiers dans l’injure et l’excrémentiel provoque déjà, par son seul titre, certaine suspicion. Jean-Claude Poizat, professeur de philosophie et doctorant en sciences politiques, réagit à cet ouvrage et à tout ce qu’il suscite dans ce long article brillamment argumenté, tout aussi brillamment écrit, et composé avec une rigueur sans faille. Rédacteur en chef adjoint de la revue Le Philosophoire, collaborant à plusieurs revues de sciences humaines, il a néanmoins choisi de proposer ce travail remarquable au Littéraire. Nous lui en sommes profondément reconnaissants et espérons vivement qu’il deviendra un chroniqueur régulier – fût-ce en des occasions moins houleuses…

De l’holocauste considéré comme l’un des Beaux-Arts…

L’amour, écrivait Céline, c’est l’infini mis à la portée des caniches. De l’auteur du Voyage…, l’auteur de Pogrom n’a retenu semble-t-il que la leçon de haine, plus quelques « recettes » d’écriture qui, bien qu’elles n’aient en rien perdu de leur fraîcheur et de leur mordant sous la plume du maître, paraissent pourtant aussi surannées et assommantes qu’un vieux tournedisque lorsqu’elles sont érigées en système par un épigone.
En fait de caniche, le personnage principal du dernier roman d’Eric Bénier-Bürckel (dont c’est le troisième opus, après le très remarqué Un prof bien sous tous rapports, Pétrelle, 2000) est un misérable chien, un con cynique et vulgaire, qui n’en finit pas de renifler des culs à longueur de pages pleines de pisse et d’excréments, et d’aboyer sa haine à la gueule de la société. Du reste, ce personnage surnommé « l’inqualifiable », au sommet de son art de la déchéance et de l’abjection, ne boira-t-il pas le sperme d’un vrai molosse, dégoulinant du rectum d’une jeune femme prénommée Rachel – laquelle vient de se faire violer par le canidé, sur ordre de son maître Mourad – avant de la violer à son tour en songeant que c’est le pouvoir du chien qui coule le long de son œsophage en transmettant son énergie carnassière à la sienne ? Voilà donc pour la psychologie du personnage.

En ce qui concerne la romance, l’intrigue repose sur une improbable histoire d’amour-haine entre deux archétypes sociaux, psychologiques et sexuels que rien ne rapproche, si ce n’est leur commune passion pour l’éructation de bordées d’injures qu’ils se balancent perpétuellement à la figure – et dont le narrateur ne nous épargne aucun détail. D’un côté, il y a la bourgeoise vulgaire, matérialiste et imbécile du 7e arrondissement de Paris qui ne pense que par ses ovaires : c’est « l’hôtesse », hébergeant dans son duplex suréquipé un chibre ambulant. Et en face, il y a donc « l’inqualifiable » : un jeune prolo issu de la banlieue parisienne et plein d’un ressentiment nihiliste envers la société bourgeoise, devenu enseignant de philosophie dans cette même banlieue dont il aimerait qu’elle l’excrète enfin, pour qu’il puisse rejoindre la faune du boulevard Saint-Germain qui semble tant le fasciner, celle des écrivains pseudo-avant-gardistes et des révolutionnaires en chambre. L’Inqualifiable s’efforce en effet, tout au long du récit, d’accoucher d’un livre dont on ne saura jamais rien, si ce n’est qu’il s’apparente à une expérience de catastrophe générale – et plus précisément à un holocauste. Voilà pour le rêve et l’évasion.

Concernant enfin le sens général de l’ouvrage, sa « thèse » ou son « message », il semble tenir tout entier dans le titre du livre, ainsi que dans la dédicace qui l’accompagne. Pogrom : Émeute, soulèvement violent, souvent meurtrier, organisé contre une communauté juive. (Le Robert). Quel étrange titre… Aux Noirs et aux Arabes : que voici une bien curieuse dédicace ! Or c’est seulement rétrospectivement, une fois le livre refermé, que l’intention de l’auteur se laisse entrevoir. L’invitation à massacrer des Juifs s’adresserait-elle donc aux Noirs et aux Arabes, à ces victimes deux fois oubliées de la barbarie humaine, une fois par l’histoire, et une seconde fois par la « concurrence victimaire » qui se jouerait, aujourd’hui en France, sur le terrain de la mémoire ? Ah, pour ça ! Ils en ont de la chance, les Noirs et les Arabes, d’avoir un porte-parole comme Bénier-Bürckel, un qui fait pas dans la dentelle, un qui vous branle la pudeur et qui vous fait déflaquer tous vos scrupules ! Et allons-y, pourquoi pas ? Qu’ils se fassent justice eux-mêmes ces oubliés de la République, victimes du « libéral-totalitarisme » défendu en sous-main par une clique internationale sioniste, nazie et génocidaire ! Morceau choisi de philosophie bénier-bürckelienne :
Avec la Shoah, les tenants de la race supérieure ont gagné dix mille ans d’immunité politique. Les Nègres et les Arabes, pourtant brimés tout au long de l’Histoire, ont juste le droit de fermer leur gueule. (…) Et ils s’étonnent qu’on veuille leur baisser le froc les Juifs, les enculer de Paris à Vladivostok en passant par Berlin, Rome, Moscou, et même Cuba.
Et voilà pour la cogitation et le progrès du genre humain.

 

En cette année qui marque le soixantième anniversaire de la libération d’Auschwitz, voilà donc un livre qui paraît à point nommé ! Nous confessons bien volontiers, quant à nous, que c’est plus par le début de polémique qu’il a paru susciter que par ses « qualités » intrinsèques, somme toute assez contestables, que ce livre a d’abord attiré notre attention. Bénier-Bürckel serait-il antisémite ? Rappelons brièvement les faits. Le 12 février, les écrivains Bernard Comment et Olivier Rolin s’indignaient, dans une tribune du Monde, de la publication du livre d’Éric Bénier-Bürckel, vomissement sans fin où ne nous est épargné aucun cliché de l’esprit fasciste. Le soir même, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin dénonçait également l’ouvrage devant le CRIF, faisant notamment référence à la tribune du Monde. De là, un début de polémique s’est enflammé, lequel semblait devoir assurer au livre un certain succès de scandale – ce qui était sans doute le but escompté. Pogrom trouve alors grâce aux yeux de l’hebdomadaire Politis qui demande que l’on distingue le narrateur de ses personnages, dans son édition du 24 février (sous la plume de Christophe Kantcheff) – et aussi aux yeux de l’animateur de télévision Michel Field, qui avait reçu l’auteur dans son émission « Ça balance à Paris », sur le plateau de Paris Première, le 19 janvier. Pourtant, le 17 février, le livre est jugé choquant par le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, Laurent Joffrin, qui inflige un carton jaune à son propre hebdomadaire, où a été publiée, trois semaines plus tôt, une critique littéraire classique – trop classique : « Il manquait à notre article une précision essentielle : celle qui consiste à appeler un chat un chat, et Pogrom un livre antisémite. Le 23 février, le directeur adjoint de la rédaction des Inrockuptibles, Sylvain Bourmeau, estimera enfin que cette affaire révèle surtout l’affaiblissement de la vigilance des institutions éditoriales et critiques« . Éric Bénier-Bürckel, quant à lui, choisit de répondre à ses détracteurs, le 20 février, par une tribune dans Le Monde où il souligne le fait que les phrases citées par les chroniqueurs sont sorties de leur contexte et où, dénonçant un malentendu, il se défend d’être antisémite. Mais relevons également ce passage d’une interview à la revue Chronic’art (février-mars 2005) où Bénier-Bürckel déclarait : Je n’ai pas honte de mes propres fascismes. Ils sont là, en moi, ils expriment quelque chose de ma nature.

 

Distinguer le réel de la fiction, l’auteur de ses personnages, certes. C’est là le b-a ba de l’analyse littéraire. Laisser libre cours à l’expression des opinions et des idées, et plus encore à l’expression de l’imagination dans la littérature, qui serait tenté de s’y opposer ? Néanmoins, même à ce niveau qui est celui de la fiction narrative, il est permis de s’interroger et de réfléchir sur le droit conféré aux écrivains de tout écrire et de tout décrire. On ne saurait ignorer complètement le climat social délétère qui est celui de la France de 2005 ni, par conséquent, les effets inattendus que peuvent opérer de telles œuvres de fiction sur cette même réalité. À tout le moins, il y a là un point aveugle de la réflexion sociale et politique sur lequel on ne saurait avoir d’avis tranché et unilatéral.
Mais, d’autre part, au-delà de l’argument de la fiction avancé par l’auteur de Pogrom pour se défendre de ses accusateurs, un certain nombre de signes convergents indiquent que la frontière entre le réel et l’imaginaire n’est pas si nette que cela, y compris pour Éric Bénier-Bürckel. Nous avons déjà parlé de la dédicace qui oriente et éclaire le sens du titre donné au livre : elle confère à celui-ci un caractère « engagé », dans le pur style sartrien. A ceci près que chez Sartre l’engagement est au service de la justice tandis que chez Bénier-Bürckel il donne franchement dans « l’incitation à la haine raciale » – et plus précisément dans l’antisémitisme. D’autre part, même s’il s’en défend dans son livre, les allusions nombreuses de Bénier-Bürckel à sa biographie (l’enfance en banlieue, la vie de prof à Beauvais…), dans le cours du récit, de même que la structure de la mise en abyme (l’écrivain met en scène un personnage qui écrit), donnent à penser que l’on se trouve ici en présence d’une autofiction. Enfin, le style même du livre vise à susciter des « effets de réel » : il en va ainsi par exemple du procédé qui consiste à s’adresser au personnage du récit à la deuxième personne du pluriel, comme dans le roman de Michel Butor, La Modification. S’il s’agit alors d’un effet maîtrisé et voulu, celui-ci ne vise pas moins à suggérer une identification du lecteur avec le personnage. De même, le recours systématique au style indirect libre a pour effet de rendre les dialogues et la parole des personnages totalement impersonnels, de sorte que l’on ne sait jamais très bien d’où émanent les thèses qui circulent dans le livre, ni si elles sont assumées, ne serait-ce qu’en partie, par l’auteur lui-même.

En définitive, il paraît d’autant plus difficile de savoir où l’auteur a vraiment voulu en venir que le livre s’achève par une logorrhée finale où la confusion du propos le dispute à l’obscurité du style : le maëlström des dernières pages mêle en effet une esthétique du chaos, une réflexion sociale et politique soi-disant révolutionnaire et une apologie du meurtre de masse, dans un discours fleuve dont on ne sait pas très bien s’il traduit un délire du personnage principal ou bien la pensée profonde de l’auteur. S’agirait-il, avec ce livre, de réaliser une expérience d’ »art total », au sens où l’auteur chercherait à vérifier expérimentalement cette équation : création littéraire et artistique = crimes de masse = libération de l’humanité ? Morceau de bravoure issu de cet art poétique dodécacophonique :
Auschwitz en symphonie concrète, une déflagration tout en rafales, une joie stridente d’agonies, le chaos interprété par un orchestre philharmonique sous la conduite d’un bourreau SS, voilà le lyrisme auquel vous rêvez, un immense fléau meurtrier, un pogrom magistral fignolé en accords de feu implacables, un hymne à la mort.
Gide affirmait, avec raison, que l’on n’écrit pas de la bonne littérature avec des bons sentiments. Or il semble qu’Éric Bénier-Bürckel en ait conclu, un peu hâtivement, qu’il suffit d’afficher ses plus mauvais sentiments pour devenir un grand romancier. Loin d’avoir réussi à nous faire « danser dans les holocaustes », cette symphonie en vomi bémol mineur n’a suscité en nous que du dégoût, mêlé d’un certain sentiment de lassitude envers les prétendues avant-gardes qui sentent le moisi.

Jean-Claude Poizat

   
 

Eric Bénier-Bürckel, Pogrom, Flammarion, 2005, 247 p. – 18,00 €.

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Vernor Vinge, Au tréfonds du ciel

Avez-vous peur des araignées ? Si oui, le dernier roman en date de Vernor Vinge n’est pas pour vous. L’auteur avait déjà témoigné d’un sens inné de la geste d’anticipation. Il pousse cette fois-ci l’extrapolation fantastique à son comble. Un peu trop loin, diront peut-être les puristes du genre. Au tréfonds du ciel, qui a reçu le prix Hugo 2000 (Vernor Vinge l’avait déjà décroché en 1993 pour Un feu sur l’abîme), est en effet une somme tellement imposante qu’elle frise l’indigestion à répétition.

Le point de départ est pourtant plutôt stimulant : réputés pour leur sens du commerce, les Qeng Ho entreprennent une mission extrême afin de visiter l’étoile Marche-Arrêt d’où émanent des émissions radio, indices d’une vie minimale. Mais sont déjà présents autour de l’étoile, obéissant à un cycle de renaissance et d’extinction spécifique, les Émergents, civilisation humaine inconnue qui leur propose une alliance afin d’exploiter les ressources de la planète – qui n’est peuplée que d’araignées sous-évoluées ! Mais les Émergents déclenchent une guerre-éclair et terrassent les Qeng Ho, en s’appuyant sur leur arme de prédilection : la Focalisation, « sida mental » qui annihile la volonté d’autrui et en fait un légume corvéable à merci. Toutefois, à côté de ces zombies que vampirisent les Émergents, la résistance Qeng Ho s’organise lorsque refait surface un homme au destin incroyable, Pham Nuwen, fondateur millénaire de l’empire Qeng Ho. Les relations se tendent au maximum lorsque chaque protagoniste apprend qu’il faut attendre l’essor de la technologie des araignées afin d’en profiter pour quitter Marche-Arrêt…

Formulé dans une langue remplies de néologismes, le propos de Vinge est d’autant plus ambitieux que les araignées, allégorisées au possible, sont elles-mêmes en guerre entre elles ! Alors, qui gagnera contre qui ?, telle est la question. Les plus philosophes en concluront que les pulsions thanatiques n’ont ni frontières ni genres, pouvant culminer jusqu’Au tréfonds du ciel. Les plus pressés – s’il y en a – se diront que 800 pages pour délivrer ce constat, c’est un peu beaucoup…

frederic grolleau

Vernor Vinge, Au tréfonds du ciel, Le Livre de poche, 2004, 982 p. – 12,20 €

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Alex Barclay, Darkhouse

Mais que nous vend-on ici ?

Ceci est une opération marketing

Comme beaucoup de gens, je suppose, mon attention a été attirée sur ce livre grâce à la communication de masse qui permet difficilement d’y échapper. Certains auront craqué à cause de placards publicitaires au milieu ou au coin des rues, d’autres à cause de ceux qui essaiment les grands halls de gares… De ce point de vue, si j’ose dire, l’auteur de ce thriller est partout : tant et plus que c’en est presque inquiétant même si on nous dit qu’elle est belle.
C’est sans doute cela d’ailleurs qui m’a interpelé lorsque je l’ai aperçue en train de présenter son livre dans une émission tardive destinée au grand public : le fait que, à aucun moment, le contenu du roman, la trame narrative, n’ont été mis en avant pour « faire l’article » comme l’on dit… La seule explication à la venue dans l’émission de cette jeune auteur (premier roman) reposait sur l’énorme à-valoir qu’elle aurait perçu grâce à un agent anglais renommé du milieu, soit la bagatelle de 513 000 euros. Tout cela pour un thriller mettant en scène un serial killer traquant un flic qui a descendu son ami d’enfance et poursuivant le policier new-yorkais Joe Lucchesi, au repos pour quelque temps, en Irlande ? On croit rêver : trop colossal pour être vrai ; si colossal que ce pourrait être vrai….

Et Alex Barclay d’être interrogée, non pas sur ce qu’elle a à dire, sur le sens qu’elle confère à son roman à suspense, ou encore sur le rôle dévolu à la buse de Harris et autres faucons en ces pages (c’est le motif sanguinolent de la couverture), mais sur les conditions de son travail et la raison de cette avance éditoriale obtenue soi-disant sur la foi de quelques pages envoyées en toute naïveté au dit agent. Cela n’enlève rien d’ailleurs à la qualité intrinsèque de Darkhouse, qui s’inscrit sans faillir dans la lignée des thrillers haletant, quasi-cinématographiques (à l’instar des scenarii d’un Maxime Chattam par exemple , révélé au lectorat par les éditions Michel Lafon qui vont rafler la mise une fois de plus), où un taré de première persécute une famille rangée de voitures, en l’occurrence les Lucchesi en train de retaper un vieux phare dans le village irlandais de Mountcannon. Mais enfin.

Indépendamment d’une histoire certes aboutie et maîtrisée, il est difficile de ne pas voir dans la communication tous azimuts entourant ce titre une opération purement marketing où n’importe quelle histoire à peu près bien ficelée pourrait être porté aux nues en vertu d’une telle rafale d’encarts publicitaires. Que l’on parle urbi et orbi d’un livre parce qu’il rencontre son public et détonne par son ampleur stylistique et son propos, tant mieux. Que l’on en vienne, dans une tout autre perspective, bassement mercantile, à faire mousser un pur « produit » de l’industrie éditoriale est un peu plus gênant car le livre ne devient désormais guère différent d’un paquet de cigarettes ou d’une marque de sous-vêtements, et c’est un peu de la magie de la boîte histoire qui s’étiole…. Ou de l’art de vendre du rien à la télé et sur les murs en réduisant un texte honnête et efficace (sans être transcendant) aux seuls charmes de son auteure – qui restent à débattre. Ce qui fait furieusement penser à l’aphorisme de Pierre Dac en son temps selon lequel « parler pour ne rien dire ou ne rien dire pour parler sont les deux principes majeurs de ceux qui feraient mieux de la fermer avant de l’ouvrir. »

 Ces remarques ne sont nouvelles en rien, pas plus que l’ouvrage d’Alex Barclay, résumé en une elliptique baseline* sans grand rapport au demeurant avec son contenu (les mensonges pointés n’ont rien à voir avec la menace de meurtre : pourquoi les mettre sur le même niveau d’énonciation ?), ne saurait apparaître comme novateur. Match nul entre le livre et la critique donc, qui explique que je ne m’attarderai pas sur les méandres et rebondissements – il y en a – de l’histoire en question puisque, justement, ce n’est pas ce qu’on nous « vend » ici.

*« Son fils lui ment ; sa femme lui ment. Et un tueur l’attend au tournant. »

frederic grolleau

   
 

Alex Barclay, Darkhouse, trad. Edith Ochs, Michel Lafon, 2006, 369 p. – 20,00 euros.

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