Entretien avec Alain Kewes (éditions Rhubarbe)

A l’occasion d’un de ses passages à Paris, Alain Kewes a pris le temps d’une halte au Quincampe, histoire de présenter sa maison d’édition…

Il y eut tout d’abord, dans ma boîte à lettres, bien protégé par les parois moelleuses d’une enveloppe à bulles, un petit livre signé d’un nom familier, Georges-Olivier Châteaureynaud : Mécomptes cruels. Je retrouvai dans ces nouvelles le ton si singulier, et délectable, de cet auteur. Puis, amateur de photographie noir et blanc – que je pratique occasionnellement – je m’attardai longtemps sur l’illustration de couverture qui d’emblée me toucha. Le nom de l’éditeur, à son tour, attira mon attention : Rhubarbe… Une plante dont les tiges se muent en confiture, en compote, en garniture de tarte… mais j’ignorais jusqu’alors qu’elle eût de quelconques affinités avec la littérature non gastronomique. Cette Rhubarbe-là étant bien de son temps, elle possède son site internet, ce qui me permit d’avoir, à son sujet, ma lanterne quelque peu éclairée – pas assez cependant à mon goût : je demandai donc au fondateur des éditions Rhubarbe, Alain Kewes, s’il pouvait m’accorder un entretien lors d’un de ses passages à Paris. Rendez-vous fut pris devant Beaubourg – un lieu particulièrement de circonstance : ce Centre à l’architecture si décriée est, en son genre, une sacrée platée de rhubabre, dont l’âpreté, pour certains de ses détracteurs, n’a toujours pas cédé le pas à la suavité d’une saveur agréable… – puis nons allâmes prendre place au Quincampe, un restaurant-salon de thé qui avait déjà servi de « base » au Littéraire lors de l’interview de Fabienne Juhel. La salle, au décor mi-Nord d’Afrique mi-France campagnarde, est vide. Silencieuse. Le feu de cheminée est au repos de ses flambées, des jeux d’Échecs attendent leurs guerriers. Entre café frappé pour l’un et thé rouge pour l’autre, Alain Kewes commence de raconter l’odyssée Rhubarbe- et je suis tout ouïe…

J’ouvrirai cet entretien par deux questions élémentaires : qui êtes-vous ? Comment êtes-vous devenu éditeur ?
Alain Kewes :
Questions élémentaires certes, mais auxquelles il n’est pas facile de répondre… Mon nom est donc Alain Kewes ; et je baigne dans le monde du livre depuis toujours. J’ai commencé par être un lecteur acharné – je crois d’ailleurs que je resterai toujours et avant tout lecteur. Puis je suis devenu documentaliste – je travaille dans un lycée ; c’est cette activité qui me nourrit et, par là, nourrit les éditions Rhubarbe. J’ai également écrit quelques livres, participé à plusieurs anthologies, publié pas mal en revues. Enfin, j’ai créé « La soie des vers », une association qui organise régulièrement des lectures publiques. Ces lectures sont axées sur la littérature contemporaine – la poésie en particulier. Et depuis deux ans, l’essentiel de mon activité est consacré aux éditions Rhubarbe, nées en décembre 2004. C’est cela qui me porte aujourd’hui – et pour quelque temps sans doute, eu égard aux engagements que j’ai pris vis-à-vis des auteurs, bien que je ne puisse pas savoir quelle sera la pérennité de mon entreprise…

Si j’en crois le superbe édito que vous avez écrit et publié sur le site des éditions Rhubarbe, c’est en grande partie la jubilation que vous éprouvez à découvrir un texte puis à le travailler jusqu’à sa parution en livre qui vous a amené à devenir éditeur ?
Oui. Je me trompe peut-être, mais je suis convaincu que l’édition est une forme de création littéraire. Tous ceux qui ont vécu la situation de voir leur nom imprimé sur une couverture, de lire leurs propres mots mis en page, ont éprouvé ce sentiment étrange que jusque-là, leur écrit n’était pas terminé, n’existait pas vraiment. Éditer un livre, c’est permettre à son auteur de mettre un point final à sa création, d’accoucher l’œuvre. Jusqu’à récemment, je me situais dans une démarche d’écriture. Puis j’ai découvert les lectures publiques – activité dans laquelle je me suis beaucoup investi. Avec ce travail d’éditeur, je me confronte à ce que j’appellerai l’ »avant-texte », et j’ai le sentiment, ainsi, d’avoir parcouru l’essentiel des champs de la création littéraire. S’intéresser à « l’avant texte », c’est être un découvreur, un défricheur ; être le premier à lire ces mots, ces phrases… est très exaltant – ce l’est d’autant plus lorsqu’on se heurte à certaines stalactites, et que l’on devra dire aux lecteurs suivants « attention à la marche ! ». Or les « stalactites » ne manquent pas, puisque le projet des éditions Rhubarbe a été, dès le départ, d’explorer des textes aux marges des formes littéraires traditionnelles : je recherche des textes qui vont me surprendre, et que je pressens capables de surprendre les lecteurs.
Il y a une forme de magie dans le fait d’éditer un texte ; une magie comparable à celle qui gouverne l’élaboration d’un plat gastronomique : la fabrication d’un livre résulte, comme la grande cuisine, d’une alchimie entre imagination, sensibilité esthétique, et maîtrise de différents aspects techniques. Tout ce qu’implique cette fabrication – choix des papiers, des polices, de la mise en page… etc. – me comble. Pour le moment…

Aviez-vous une expérience préalable de ces aspects techniques de l’édition quand vous avez décidé de devenir éditeur, ou bien êtes-vous parti bille en tête, en apprenant « sur le tas » ?
J’ai essentiellement appris « sur le tas ». J’avais une certaine expérience comme collaborateur de plusieurs revues littéraires où j’avais, de temps à autre, mis la main à la pâte – jamais de façon continue cependant : il m’arrivait simplement de mettre en page quelques articles, de donner mon avis sur la présentation. Mais tout ce qui concerne l’impression proprement dite – les possibilités et contraintes des différents papiers, par exemple – m’était étranger, et je découvre cela au fur et à mesure d’où, très probablement, des tâtonnements plus ou moins heureux dans les premiers livres publiés. Je me souviens de l’un d’eux en particulier que j’avais fait imprimer en Garamond, un caractère très fin, très élégant… trop, justement, car l’imprimeur, pour rendre le texte lisible, a dû graisser les machines et, à l’arrivée, le livre avait l’air d’avoir au moins 75 ans d’âge ! Avec des caractères comme l’Arial ou le Times… ou un autre imprimeur, le livre n’aurait pas eu cet aspect fâcheux. J’ignorais tout de ces subtilités techniques, mais l’expérience, fût-elle malheureuse, se charge de me les enseigner petit à petit. À côté de cela, il y a des choses que vous faites par hasard et qui s’avèrent du meilleur effet…

Connaissiez-vous les arcanes de la diffusion-distribution avant de créer les éditions Rhubarbe, ou bien vous êtes-vous heurté à ce problème une fois engagé dans votre projet ?
Je connaissais un peu ces arcanes d’un point de vue d’auteur, de documentaliste et de « revuiste ». Mais les techniques de diffusion et de distribution soulèvent des questions extrêmement complexes, auxquelles je ne me frotte pas vraiment pour l’instant : j’ai un diffuseur au Canada et en Belgique, mais pas en France. Je suis en train de prendre des contacts, or cette démarche me conforte dans l’idée que la diffusion directe n’est peut-être pas une mauvaise solution et m’encourage plutôt à attendre. Beaucoup de diffuseurs manquent de moyens humains – je discutais récemment avec l’un d’eux qui prétendait couvrir toute la France avec deux personnes, et ce pour le compte d’une vingtaine de maisons d’édition ! Je doute que ces deux personnes puissent connaître suffisamment les catalogues et les parutions de ces maisons pour les promouvoir auprès des libraires… Il existe aussi des groupements d’éditeurs qui procèdent eux-mêmes à leur diffusion-distribution tels que Lekti-ériture, ou Athélès, mais ce sont des éditeurs qui, en général, ont déjà un diffuseur-distributeur et qui se regroupent pour faire connaître leur production au moyen d’un site web, lequel est au pire une simple vitrine de leurs publications, au mieux une sorte de revue avec des interventions de leurs auteurs. On entre, ici, dans la sphère de la sur-diffusion…
La diffusion-distribution n’est certes pas l’aspect le plus exaltant du métier d’éditeur, mais c’est elle qui donne sens à l’entreprise. Avec l’auteur, je suis lié non seulement par un contrat écrit mais aussi par un contrat moral. À quoi sert d’éditer un livre si l’on est inapte à prendre son bâton de pèlerin pour aller le présenter aux libraires et le faire connaître par tous les moyens ? Pour moi, l’effort de commercialisation est un juste retour à l’auteur : celui-ci m’a fait confiance en me remettant son texte, et je dois honorer cette confiance en défendant son livre avec toute l’énergie dont je suis capable. Cela peut me faire perdre de l’argent – comme, tout récemment, quand j’ai vendu un de mes livres à une librairie canadienne – mais c’est une perte à laquelle je consens avec joie parce que je sais qu’en contrepartie, le livre va toucher un plus vaste public. Or donner des lecteurs à un livre, amener à se rencontrer par son intermédiaire des auteurs et des lecteurs est le but de toute entreprise éditoriale, laquelle pourrait se définir comme la recherche de la meilleure connexion possible entre une écriture que l’on a appréciée et ses lecteurs potentiels. Provoquer cette rencontre entre deux mondes qui se côtoient sans se connaître est aussi ce que je poursuis à travers les lectures publiques, ou mon métier de documentaliste. Ainsi, au lycée où je travaille, j’ai affaire à des adolescents qui, j’en suis persuadé, pourraient trouver dans certains livres disponibles au CDI de quoi combler des manques dont ils ne sont, la plupart du temps, même pas conscients. Or ils n’iront pas spontanément vers ces livres, et je pense que mon rôle consiste à les amener à les lire.

Vous écrivez dans votre édito évoqué tout à l’heure que la particularité gustative de la rhubarbe est analogue à la saveur littéraire des textes que vous publiez. Cette comparaison signifie-t-elle que la gastronomie a pour vous une grande importance ?
Non, pas spécialement. En revanche, rapprocher l’émotion intellectuelle qui naît de la lecture d’une sensation physique me paraît aller de soi car je pense que l’une et l’autre sont de même nature. Les livres que je publie – cela m’est apparu a posteriori – sont en général d’un abord déconcertant ; le plaisir de lecture qu’ils offrent n’est pas immédiat. Exactement comme la rhubarbe : quand on croque dans une tige de rhubarbe crue, c’est l’astringence qui domine, on est saisi par l’âpreté avant d’éprouver un vrai plaisir gustatif. D’où ce nom qui me semble bien adapté à ma production – que j’ai, du reste, beaucoup de mal à caractériser : je ne peux ni la définir par un « genre » précis, puisque j’ai publié de la poésie, des nouvelles, de la correspondance, des fragments de romans… etc. ni lui attribuer un « style » ou un « ton » puisque chaque livre est une vraie singularité. Je puis tout de même préciser que j’attache davantage d’importance à l’écriture qu’à l’histoire, et que je donnerai toujours la préférence à une intrigue dont les ressorts tiennent en trois lignes servie par une belle écriture plutôt qu’à une histoire captivante écrite de façon plate et transparente. C’est un choix difficile pour un éditeur : comme les lecteurs – pour la plupart d’entre eux du moins – s’intéressent d’abord aux histoires, ils risquent fort de se tenir à distance de mes livres… Mais accorder la priorité à l’écriture par rapport à l’histoire demeure ma ligne de conduite. Je dois toutefois convenir que j’ai un peu infléchi la politique éditoriale de la maison depuis sa création… Le projet initial était de ne publier que des textes hors norme, hybrides, au goût incertain. Après la sortie des quatre ou cinq premiers livres, ce côté déroutant était devenu la « marque de fabrique » de Rhubarbe, et j’ai commencé à recevoir de nombreux manuscrits dont beaucoup étaient en effet déroutants – mais pas forcément excellents. J’ai alors réalisé qu’il ne suffit pas à un texte de dérouter pour avoir de la valeur et qu’il ne suffit pas d’écrire hors norme pour engendrer une véritable œuvre littéraire. Je me suis aussi rendu compte que chercher à publier du hors norme à tout prix revenait à courir après une nouveauté illusoire et à s’enfermer dans une spirale dangereuse, qui conduit entre autres à choisir un texte pour le seul « scandale » littéraire qu’il est susceptible de provoquer. Cela dit, je continue à rechercher des textes portés par une écriture originale et, jusqu’à présent, les auteurs que je déniche – ou qui me trouvent – ont justement cette voix particulière à laquelle je suis extrêmement sensible.

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Comment les auteurs que vous publiez sont-ils venus à vous ? La plupart, me semble-t-il, ont déjà un éditeur, non ? 
Alain Kewes : 
En effet… Georges-Olivier Châteaureynaud publie chez Grasset, Michel Host chez Flammarion… etc. Mais il y a toujours dans l’œuvre d’un écrivain un espace un peu secret, en marge de sa manière habituelle et qui ne trouve pas place au côté des ouvrages publiés par ces grands éditeurs alors même qu’il souhaiterait l’offrir au public. Une maison comme Rhubarbe peut représenter un bon débouché pour ces productions marginales. En dehors de cela, je pense que les écrivains qui m’ont confié leurs textes l’ont fait en grande partie par amitié. Il faut dire qu’ils ont répondu à une sollicitation de ma part : je leur avais demandé si, par hasard, ils n’avaient pas sous la main un texte difficile à publier auquel ils tenaient viscéralement…
Mais revenons, si vous le voulez, à la « préhistoire » de Rhubarbe… Le premier-né, le n° zéro – d’une maison qui n’existait pas encore en tant que structure éditoriale – est un texte que j’avais écrit et donné à lire à des proches. Ils l’ont trouvé original mais impubliable – ce dont j’avais déjà l’intuition : je ne connaissais pas d’éditeur français qui fût susceptible de le publier. J’ai donc décidé, après avoir demandé à un ami de réaliser quelques illustrations, de faire fabriquer le livre moi-même : je disposais ainsi d’un bel objet à offrir – plus agréable en tout cas qu’un paquet de feuilles photocopiées. Pour moi, l’aventure « Rhubarbe » s’arrêtait là. Mais Michel Host en a décidé autrement… Peu après la sortie de mon livre, il m’a parlé d’un texte auquel il tient beaucoup, le premier pour ainsi dire qu’il ait écrit – il a, depuis, publié une quarantaine d’ouvrages dont un qui lui a valu le Goncourt – et que lui a inspiré sa découverte de ce qu’avait été l’horreur d’Hiroshima. « Ce Poème d’Hiroshima, m’a-t-il dit, a été écrit d’un seul jet, en quelques jours, et je ne l’ai jamais publié ». Mais ce n’est pas un texte oublié – il a été illustré, exposé à Mexico sur de grands kakemonos – ni renié – il est au contraire fondamental pour lui, autant sur le plan humain que littéraire – ce Poème d’une quarantaine de pages est peut-être à l’origine de sa vocation d’écrivain. Quand il m’a proposé d’en être l’éditeur, j’ai pensé qu’avec un tel parrain je ne pouvais pas refuser de donner vie aux éditions Rhubarbe.
L’aventure a pu se poursuivre grâce à Georges-Olivier Châteaureynaud qui m’a remis ses Mécomptes cruels, à Ghislain Ripault, Michel Baglin… qui m’ont eux aussi apporté des textes. Il est évident qu’il ne s’agit pas de récupérer des « fonds de tiroirs » de ces grands auteurs – j’entends par « fonds de tiroirs » ces textes estimés impubliables à juste titre qui, fort heureusement, demeurent impubliés, et qu’il arrive à tout écrivain de commettre. Le but n’est pas de satisfaire l’ego d’un auteur ou de l’éditeur mais de faire plaisir à un lecteur. Or pour cela, il faut que le texte qu’on lui propose fonctionne, qu’il y trouve son compte… et je dois dire que jusqu’à présent, aucun des textes que m’ont proposés les écrivains sollicités ne m’a déçu.

Vous disiez tout à l’heure que vous aviez quelque difficulté à caractériser Rhubarbe ; pensez-vous qu’au fil des années – et de l’accroissement de sa production – l’identité de votre maison va s’affirmer par rapport à d’autres éditeurs indépendants qui aspirent aussi à occuper ce créneau du texte atypique et inclassable ?
Je n’en sais rien… Je puis juste dire que « publier du hors norme », même aujourd’hui, ne suffit pas à caractériser Rhubarbe pour la bonne raison que, d’une façon ou d’une autre, « publier du hors norme » sous-tend la démarche de tout éditeur, du plus petit au plus grand : quand on décide d’éditer un livre, c’est parce qu’on a la conviction qu’il apporte quelque chose de neuf ; on n’édite pas un texte qui répète une énième fois ce qui se dit depuis dix ans… Surprendre, sortir de la norme est à la base de toute création – et n’est donc pas un trait distinctif assez pertinent. Comment, alors, définir la production Rhubarbe ? Déjà par l’absence de spécialisation : je n’aspire ni à viser un « lectorat ciblé », ni à me cantonner à certains genres littéraires ; je veux pouvoir continuer à publier des recueils de poésie, des nouvelles, des correspondances, des aphorismes… aussi souvent que j’en aurai envie et que les manuscrits se présenteront. Je suis ouvert à toute proposition. Il m’arrive de recevoir des choses assez étranges qui, manifestement, ne relèvent même pas des catégories reconnues – « roman », « nouvelle », « poésie »… etc. et je ne veux pas m’interdire de les publier sous prétexte qu’elles ne rentreraient pas dans ma « ligne éditoriale ». Du moment que l’écriture est intéressante, et qu’il y a un vrai souci du lecteur – d’un lecteur non spécialiste – je suis preneur.
J’essaie aussi de privilégier des textes qui ne soient pas de simples jeux gratuits, fussent-ils habiles, mais qui portent un vrai regard sur le monde, qui engagent leur auteur, pas forcément au sens politique du terme mais au sens où je veux sentir qu’il y a derrière les mots un peu plus que la seule main de l’auteur : des tripes, un rapport au réel, une vie. Je reconnais volontiers n’avoir pas donné le bon exemple avec mon propre livre qui n’est qu’un jeu de langage mais je ne savais pas encore à l’époque que Rhubarbe existerait. L’autre caractéristique de Rhubarbe est la modicité du prix des livres – de 5 à 10 euros pour les plus épais. Cela implique bien sûr un certain mode de fabrication dont je ne peux guère m’écarter. Car je tiens à ce que mes livres soient accessibles à tous les lecteurs – et je suis convaincu que le prix est un facteur déterminant dans la décision d’acheter ou non un livre. En proposant des ouvrages peu chers, j’espère qu’un public plus volatil, moins acquis d’avance à la littérature pourra se frotter à des textes de qualité qui, malgré leur côté parfois déroutant, sont destinés à tous. Quant à dire si le maintien d’un prix bas distingue vraiment Rhubarbe d’autres éditeurs, je n’en suis pas certain mais, au-delà de l’aspect purement technique et commercial, c’est devenu pour moi une revendication de contenu : mes livres doivent être lisibles par tous.

En termes de fabrication, les livres de Rhubarbe ont-ils une maquette commune ou bien chacun a-t-il ses caractéristiques propres ?
Les maquettes, dans l’ensemble, sont restées à peu près similaires – tout simplement parce qu’aux premiers jours de Rhubarbe, je découvrais le métier et qu’une fois trouvée une formule qui fonctionnait, je m’y suis tenu. Mais cette « formule » n’est pas érigée en principe : les maquettes pourront très bien évoluer. Je n’ai cependant pas encore suffisamment de pratique pour me lancer, de façon intéressante, dans l’expérimentation en matière de mise en page et de typographie, aussi n’est-ce pas mon souci principal pour le moment…
Les constantes des maquettes Rhubarbe sont d’une part le format, qui est resté stable pour les premiers livres et a maintenant légèrement augmenté – il reste proche, néanmoins, du format dit « de poche », qui correspond très bien à cette représentation que j’ai du livre, un objet qu’on porte partout avec soi, qu’on peut éventuellement brutaliser un peu mais pas trop… en tout cas qui n’est pas sacralisé et qui n’intimide pas. Il y a ensuite l’illustration qui a souvent recours à la photographie noir et blanc au moins en couverture. Cela relève d’un attrait personnel pour ce type de photographie, et il me semble, aussi, que le noir et blanc est mieux adapté que la couleur à ma démarche éditoriale : de même qu’un livre publié chez Rhubarbe propose une réécriture du monde – pas seulement une belle histoire – la photo noir et blanc réinterprète la réalité tandis que la photo couleur – du moins la banale « photo souvenir » – se borne à reproduire un instant donné de la réalité. 

Puisque vous êtes un amateur de photographie, envisagez-vous de publier des livres où textes et images fonctionneraient ensemble ?
C’est en effet sur la liste des projets Rhubarbe… Bien que je me sois, dès le début, beaucoup soucié de l’image – certains de mes livres comportent des illustrations intérieures – c’est toujours le texte qui a eu la primauté. Et accorder celle-ci à l’image, donc à la photographie, est un rêve que je caresse depuis longtemps. Mais je me heurte à de gros problèmes techniques et financiers : publier des photos sans les trahir – je tâche de respecter les textes, je n’imagine donc pas avoir une attitude différente vis-à-vis des photos… – suppose un papier de qualité supérieure et des procédés d’impression plus coûteux. Cela dit, il y a déjà des projets plus ou moins engagés, notamment une sorte de « nouvelle photographique » réalisée par Serge Sautereau – le photographe dont certaines œuvres ont illustré Lettre de Canfranc, de Michel Baglin : il s’agit d’une suite d’une soixantaine de photos qui racontent une histoire par elles-mêmes, sans qu’il soit besoin d’adjoindre le moindre texte.

Combien avez-vous de livres au catalogue ? Avez-vous un nombre de publications annuelles fixé au préalable ou bien fonctionnez-vous au coup par coup, selon les opportunités qui se présentent ?
Le catalogue actuel compte dix livres, sept sont prévus pour 2007 et trois sont déjà programmés pour 2008. L’on arrive, grosso modo, à un étiage de six, sept livres par an, ce qui représente environ un livre tous les deux mois. Cela me paraît être un rythme vivable, qui laisse le temps aux journalistes, aux libraires… et aux lecteurs de lire les livres, d’apprendre à les connaître et d’en parler. Il ne faut pas qu’un livre fasse oublier le précédent – auquel cas je me ferais à moi-même une concurrence déloyale ! La promotion est ce qui est le plus exigeant ; si je veux que ce travail soit fait correctement, je dois m’en tenir à cette fréquence de publication. Si je me laissais aller à publier tous les textes que j’aime parmi ceux que je reçois, ma production serait de plusieurs livres par mois – et je dois me limiter ! Moyennant quoi, j’ai une « liste d’attente » qui entame déjà 2008…

Quels sont les projets de Rhubarbe pour l’avenir ? Par exemple, avez-vous, dans cette « liste d’attente », de gros romans de 300 pages ?
Je viens justement d’en recevoir un ! C’est un texte absolument étonnant, qui témoigne d’une très grande maîtrise de la langue, signé d’un auteur inédit, et j’ai très envie de le publier. Il est vrai que, jusqu’à présent, je n’avais guère songé à aller au-delà de la petite centaine de pages, moins par choix éditorial pur – encore que venant du monde de la nouvelle, les formes brèves me soient chères – que pour des raisons économiques et même matérielles : je dois en effet stocker les livres chez moi ; les cartons me servent de guéridons, mais l’invasion menace si je n’y prends pas garde… Voilà essentiellement pourquoi je me suis interdit de publier des ouvrages trop volumineux. Mais ce roman-là pourrait bien rompre cet interdit. Parmi les manuscrits que j’ai reçus récemment figurent un magnifique récit qui m’évoque La Demande, de Michèle Desbordes – un portrait de femme d’une très grande finesse, infiniment pudique, où il ne se passe pas grand-chose puisqu’il retrace l’attente d’une fiancée qui, en 1914, voit son promis partir à la guerre – et un recueil de courts poèmes en prose très réalistes – je dirais même « naturalistes » – qui décrivent les diverses positions qu’adoptent les vaches dans les près… Ces textes sont absolument jubilatoires (rires) !
À plus courte échéance je prévois aussi de publier la traduction de deux proverbes de Gautier Le Leu – un trouvère belge du XIIIe siècle – qui m’ont été proposés par Jean Claude Bologne. Je n’ai aucune connaissance particulière en littérature médiévale, j’ai découvert ces textes au même titre qu’un lecteur lambda… Je ne prétends nullement « remettre au goût du jour » Gautier Le Leu – un certain nombre d’universitaires travaillent sur son œuvre, et les spécialistes connaissent déjà cet auteur – mais simplement l’extraire du domaine hyperspécialisé des études universitaires et permettre au grand public d’approcher une littérature irrévérencieuse, pleine d’inventivité et dont la liberté de ton peut, aujourd’hui encore, faire grincer quelques dents…
Quant au prochain livre à paraître – il doit sortir cet automne – il s’agit d’un carnet de voyage signé Werner Lambersy. Un voyage en Irlande, poétique bien sûr, mais aussi acide, ironique, désenchanté, plein d’humour mélancolique.
Pour conclure, je voudrais souligner qu’il n’est pas dans mon intention de faire de Rhubarbe la « chasse gardée » de telle ou telle « école » littéraire ou communauté d’auteurs ; je lis tout ce que je reçois, que les manuscrits me soient ou non recommandés, et je reste ouvert à toutes les surprises, à tous les inattendus, pourvus qu’ils aient le goût de la rhubarbe….

 

Rhubarbe sur Le Littéraire :

Georges-Olivier Châteaureynaud, Mécompes cruels

 

   
 

Propos recueillis le 13 juillet 2006 par isabelle roche au Quincampe, restaurant-salon de thé sis 78 rue Quincampoix – 75004 PARIS

 
   

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