Entretien 2 avec Fabienne Juhel (La verticale de la lune)

Suite des chemins…

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 Vous disiez être partie d’une phrase pour La Verticale – cela ressemble un peu au processus des associations d’idées… quelque chose est lancé puis à partir de là ça se greffe, ça rebondit…
Fabienne Juhel :
Oui… L’écriture s’apparente, pour moi, à du grappillage : parmi les idées qui me viennent, ma mémoire va s’arrêter sur tel ou tel détail. La façon dont j’écris est tout à fait comparable à une manie que j’ai lorsque je me promène : j’adore ramasser une foule le choses – des cailloux, des bois flottés, des morceaux de verre, des galets… Je pars en balade avec une idée assez précise – par exemple, en me disant « aujourd’hui, je vais ramener des bois flottés » et je ramasse, alors, d’énormes quantités de bois flottés. Chacun d’eux est différent, il n’y en aura pas un de pareil, mais ils ont tous un dénominateur commun. L’écriture, c’est pareil : l’histoire, ce sera tous les bois flottés que j’aurais choisis puis ramenés chez moi.

 

Vous êtes bretonne, et en lisant La Verticale, avec son fort ancrage dans la forêt, on songe tout de suite à ce motif récurrent de la littérature dite « matière de Bretagne ». Celle-ci a-t-elle laissé en vous une forte empreinte ?
Dans un premier temps, j’aurais voulu refuser cette influence ; je n’écrivais pas pour les Bretons et je ne voulais pas qu’on devine à travers mes écrits d’où je venais. Mais la Bretagne est très belle ; je me suis rendu compte qu’elle habitait mon écriture, bien que j’aie très peu lu de contes bretons. Et mon père ne m’en lisait jamais – il inventait les histoires qu’il me racontait ! Il n’empêche que j’ai des références celtes en moi, comme en marge, si l’on veut. Par exemple, le corbeau, présent dans certains récits que mon père imaginait, est un animal important chez les Celtes – mais il n’est pas noir ; son plumage est blanc, et il accompagne le dieu de la Lumière, Lug. Mon métier d’enseignante m’oblige, également, à étudier cette « matière de Bretagne » – j’ai travaillé sur Tristan et Iseut en faculté, et ce texte figurait au programme du bac de français. 
Mais c’est surtout quand j’ai entamé ma thèse sur Tristan Corbière que j’ai rencontré cette littérature. Corbière est un poète originaire de Morlaix mais ce n’est pas cela qui m’a amenée à travailler sur son œuvre – j’ai entamé ma thèse sans savoir qu’il était breton… Tout est venu d’un simple alexandrin, entendu par hasard pendant que j’étais guide bénévole à la cathédrale de Quimper : l’une des autres guides a récité un poème de Corbière et l’un des vers disait : Mon amour à moi n’aime pas qu’on l’aime. J’ai trouvé cette phrase tellement belle que je lui ai aussitôt demandé de qui c’était. Je me suis engagée dans la préparation d’un doctorat simplement parce que je suis tombée amoureuse de ce vers qui, lui-même, tourne autour du seul mot « aimer »…
Mon sujet était le bestiaire corbérien dans Les Amours jaunes ; il y a dans ce recueil beaucoup d’araignées, de crapauds, d’animaux nécrophiles et nécrophages… Je pense qu’une bonne part des lectures que j’ai dû faire pour ce travail est ressortie d’une certaine façon dans La Verticale

C’est donc encore une phrase qui vous a lancée sur la piste de Tristan Corbière… Est-ce lui qui vous a conduite chez Zulma ?
Pas du tout – ou alors à mon insu, comme une coïncidence qui aurait travaillé en sous-main… Quand j’ai commencé à envisager de proposer mon manuscrit aux éditeurs, une de mes amies m’avait dressé une petite liste de maisons susceptibles de s’intéresser à ce texte. Elle m’avait parlé de Zulma, mais ce n’est qu’une fois le texte envoyé chez eux que j’ai découvert que les noms de la plupart de leurs collections se référaient à l’œuvre de Tristan Corbière. Un peu plus tard j’ai appris que le nom même de leur maison était un hommage à Tristan Corbière. Nous partageons un grand amour pour ce poète – mais nous n’en parlons jamais.
Un homme du Sud s’est passionné pour Tristan Corbière et fonde Zulma – le nom d’un des rares personnages féminins de sa poésie – moi Bretonne, j’ai travaillé sur Corbière sans savoir qu’il était breton, et mon premier texte échoue chez Zulma… c’est une suite de coïncidences assez étonnante ! Mais je ne crois pas que ça relève du hasard ; tout se croise, c’est juste une histoire de cheminements et ça devait se faire comme ça.

Sur le plan pratique, comment organisez-vous vos séances d’écriture ? Sont-elles très planifiées ou bien écrivez-vous sous l’impulsion de ce qui arrive dans votre esprit ?
Je pratique un peu les deux. Étant enseignante, je dépends d’un emploi du temps qui change tous les ans, auquel je dois donc m’adapter à chaque rentrée scolaire. Pour écrire sereinement, j’ai besoin d’avoir au moins deux ou trois heures devant moi dont je puisse disposer entièrement. Avec le temps, je me suis rendu compte que j’étais beaucoup plus attentive, plus créative le matin – j’ai même remarqué que mon « heure idéale » se situait autour de 10 heures. Ce qui m’a surprise : étant insomniaque, je me croyais plutôt encline à écrire la nuit. En fait, je ne fais rien pendant mes insomnies – je préfère penser à mes histoires restées en gestation. Je refuse catégoriquement d’allumer ou de me lever pour noter la superbe idée qui vient de me passer par la tête – on a toujours des idées géniales pendant la nuit, et si l’on se met à écrire, tout coule, c’est trop facile ! j’ai un peu peur de cette exubérance nocturne, de cette inspiration luxuriante. Je m’oblige donc à écrire le matin, entre 10 heures et 13, 14 heures, au moment où je suis proche des autres, où je ressemble le plus à ceux qui m’accompagnent – la nuit, je crois qu’on ne ressemble pas à grand-chose ! Je reprends parfois l’écriture en fin d’après-midi, vers 17 heures, mais jamais plus tard.

Est-ce que vous avez des rituels d’écriture, des petites choses qui vous sont indispensables pour que vous vous sentiez bien disposée à écrire ?
J’ai besoin de thé ; je bois énormément de thé, et j’en ai toujours une pleine théière à côté de moi. Je travaille sans musique : j’ai remarqué, quand j’en mettais, que j’oubliais de l’entendre, qu’elle cessait très vite d’exister – donc autant ne pas en mettre ! De toute façon j’ai besoin de silence : le bruit me dérange, comme le bourdonnement des mouches, par exemple. Mais si mon chat vient se mettre sur mon bureau pendant que j’écris, ça ne me gêne pas. J’aime écrire les fenêtres ouvertes – ce qui amène les mouches ; mais l’automne arrive et bientôt il ne sera plus question d’ouvrir les fenêtres. Alors peut-être vais-je moins écrire ?… Non, je ne pense pas : en fait l’automne et le printemps sont les saisons que je sens les plus propices à mon écriture. J’avais tendance à croire que l’été était idéal, à cause, notamment, des deux mois de vacances dont je bénéficie mais il s’avère que la contrainte – celle de devoir aller travailler, entre autres – favorise mon activité d’écrivain, me stimule au lieu de me brider.
En ce qui concerne l’écriture proprement dite, j’écris mes textes directement sur mon Mac – je suis une adepte du Mac et je ne pourrais pas utiliser d’autre ordinateur qu’un Mac ! Je laisse le papier et le stylo pour mes cours. Je fais de temps en temps des sorties papier pour voir ce que ça donne une fois imprimé, mais en dehors de cela je ne travaille que sur la page virtuelle. Je peux effacer, rajouter, déplacer à ma guise sans raturer et c’est très important pour moi : j’ai besoin que le texte « coule » sous mon œil, et la rature gêne mon regard, elle le désorganise. Sur l’écran, je sais qu’il est très facile de modifier un passage quand je sens qu’il ne fonctionne pas…

Est-ce que vous retravaillez beaucoup vos textes ?
Cela dépend. La Verticale de la lune, qui a été écrit en trois mois – j’en ai presque honte (rires) – a été très peu remanié. Dans un premier temps, d’ailleurs, Serge Safran m’avait dit qu’il n’y avait presque rien à changer. Mais il est revenu là-dessus parce qu’au cours d’une de leurs lectures, plusieurs personnes ont compris la fin différemment. Nous avons alors beaucoup discuté et il a fini par me suggérer d’enlever certains passages qu’il trouvait trop explicatifs, jugeant préférable de laisser les gens se poser des questions.
En revanche, je suis en train d’écrire un autre roman qui, lui, me cause beaucoup de souffrances. Non parce que j’aurais « perdu l’inspiration », mais plutôt parce que je ressens la pression de ceux qui « m’attendent ». Je souffre, aussi, parce que je ne cesse de penser aux lecteurs qui n’ont pas compris la fin de La Verticale, ou que la petite nouvelle que je vous ai envoyée pour Lire en Fête a laissés perplexes… Cela me pousse à faire très attention à ce que j’écris et cette retenue, ce contrôle permanent va à l’encontre de mes habitudes d’écriture.
Il n’en reste pas moins que je peux très bien pinailler pour une virgule… je suis très attentive à la ponctuation, j’aime utiliser toutes ses ressources et j’ai besoin de tous ses signes. Je mets beaucoup de virgules, de points virgules – Tristan Corbière en mettait aussi beaucoup dans sa poésie. Je trouve que la virgule est très importante ; elle me permet de déplacer un mot – avant ou après le verbe, en début ou en fin de phrase… etc. Je peux passer une heure à chercher le meilleur emplacement pour un mot !

C’est très flaubertien, ça, de passer une heure sur un seul mot…
Oui, c’est vrai… Il avait tendance à déclamer ses textes dans son « gueuloir » et moi, j’aime lire les miens à haute voix pour voir si ça fonctionne ; je suis très sensible à la musique des mots. Je ne gueule pas mais je lis tout fort ! Le chat est mon seul public à ce moment-là – et ça ne pose aucun problème puisque, de toute façon, il est tout acquis à ma cause…
Il m’arrive souvent de téléphoner à des amis pour leur lire une page que je viens d’écrire et leur demander ce qu’ils en pensent – la question ne porte pas sur les personnages, mais sur les mots (est-ce que ça sonne bien… etc.). J’ai toujours besoin d’être rassurée par rapport à ce que j’écris. Mais il y a très peu de personnes autour de moi qui puissent me répondre dans le sens où je l’attends : la plupart des gens que je sollicite aiment ma façon de lire et me disent qu’elle ferait tout passer…
 
Vous n’êtes donc pas comme certains auteurs qui ne font lire leurs écrits qu’une fois leur roman ou leur nouvelle achevée à leurs yeux…
Non, j’ai besoin de faire lire l’œuvre pendant son cheminement. Il m’arrive parfois de lire à une même personne, à quelques jours d’intervalle, un chapitre après modification – par exemple, l’ajout de quelques lignes développant un détail – mais il est rare que cette personne perçoive la différence. Mais le cercle de mes lecteurs se limite à mes proches, à des gens que j’aime et en qui j’ai confiance.

La petite nouvelle que vous nous avez envoyée était-elle la toute première du genre ou bien vous arrive-t-il, entre deux romans, d’écrire des récits brefs ?
C’était vraiment un premier essai… D’ailleurs, j’ai une certaine prévention contre la nouvelle en tant que lectrice. Je me suis rendu compte que j’ai besoin de m’installer dans une histoire, et la nouvelle n’y suffit pas. Quand elles sont publiées en recueils, je suis prise d’une espèce de fringale, je lis une nouvelle, puis une autre et encore une… et à la fin, je ne me souviens même plus de la première ! c’est très frustrant. Maintenant, j’essaie de changer de démarche : je m’efforce de lire chaque nouvelle comme un roman. Mais j’ai beau faire, c’est comme avec les polars, elle ne reste pas dans ma mémoire.
Pourtant il y a des nouvellistes que j’aime beaucoup, Agota Kristof par exemple, qui a publié au début de l’année un recueil intitulé C’est égal. J’aime ses nouvelles et son écriture, mais je ne me souviens d’aucune de ces histoires… De ce fait, il me semble que les autres lecteurs sont comme moi et que, si je publiais un recueil de nouvelles, ils n’en garderaient qu’une vague impression d’ensemble. Cela m’effraie. Et puis je ne suis pas sûre de savoir écrire une nouvelle – bien que ma petite expérience pour Lire en Fête m’ait prouvé le contraire…

Avez-vous des auteurs fétiches, des auteurs qui vous ont particulièrement marquée – pas seulement que vous révérez mais dont vous avez l’impression de « ressortir » quelque chose dans votre écriture ?
Je cite souvent Colette, dont je n’ai jamais lu les Claudine, mais je me souviens en particulier des Vrilles de la vigne, et même d’un seul texte de cet ensemble, que j’ai dû étudier en classe, et j’ai l’impression que ce texte-là, solaire, charnel, peut me nourrir. C’est un texte qui doit faire vingt, trente lignes, mais à travers lui j’ai l’impression de connaître entièrement Colette. Camus est aussi un auteur qui m’a nourrie ; ce n’est pas à L’Étranger que je pense mais à son essai Noces. Quant à Tristan Corbière, je n’ai pas eu besoin de lire l’intégralité des Amours jaunes pour comprendre que tout tournait autour de cet alexandrin : Mon amour à moi n’aime pas qu’on l’aime.

Maintenant que vous avez publié un premier texte, j’imagine que vous allez poursuivre dans cette voie ?
C’est ce que tout le monde me dit, et j’avoue que ce fameux « second roman » qu’on attend au tournant m’effraie un peu… Il y a en effet des projets de publication future : j’avais envoyé à Serge Safran, qui souhaitait avoir un échantillon de ce que j’avais écrit avant La Verticale, quelques textes – dont les deux polars dont je vous parlais au début de cet entretien, et un texte hybride, qui est à la fois une sorte de journal et un herbier. Il se trouve que l’un des deux polars, Les Robes rouges ne sont pas les seuls fruits, l’intéresse beaucoup. Je l’ai remanié cet été, de façon à gommer un peu le côté polar et mettre en valeur un autre aspect du roman, qui est un travail sur la mémoire – d’ailleurs, le titre est devenu Les Robes rouges. Mais c’est un texte déjà ancien, que je viens de retravailler, et je ne voudrais pas que Serge Safran me demande des retouches trop conséquentes pour le publier. Je lui ai donc proposé un autre roman, Léonore Valdez. Mais il n’a pas accroché du tout ! Il est très embarrassé par ce texte : il sent que quelque chose ne va pas et il est incapable de cerner précisément ce qui le gêne… en fait, il ne le comprend pas et c’est, m’a-t-il dit, la première fois qu’il est confronté à ce genre de problème. Il est vrai que c’est un récit très étrange, que j’ai volontairement privé de références trop explicites à une époque donnée… et peut-être ne correspond-il pas à la « ligne littéraire » de la maison ? Toujours est-il que cet embarras de Serge Safran me désarçonne : je me sens incomprise – je suppose que c’est surtout mon ego qui souffre !
Il se pourrait alors que le prochain roman publié soit celui que je suis en train d’écrire – pour lequel j’ai interrompu un autre récit que j’avais presque terminé parce que j’ai craint que mon éditeur ne le comprenne pas davantage que Léonore Valdez. C’est un récit qui sera un peu dans la même veine que La Verticale de la lune – avec cette écriture assez métaphorique que j’adore pratiquer et que les lecteurs, me semble-t-il, attendent de retrouver dans mes autres livres. En tout cas, tous ceux qui ont aimé le style, les personnages de La Verticale seront en terrain connu… Quant à Léonore Valdez, auquel je tiens énormément, je ne désespère pas de gagner Serge Safran à sa cause… je pense simplement que ce n’est pas le bon moment. Ce sera pour plus tard – peut-être me faudra-t-il publier deux ou trois livres avant de le voir paraître ?

Bibliographie

La Verticale de la lune, Zulma, 2005 (roman)
… Comme une image, texte inédit publié sur lelitteraire.com à l’occasion de Lire en Fête 2005 (nouvelle) 

   
 

Propos recueillis par isabelle roche le 25 octobre au Quincampe, restaurant – salon de thé rue Quincampoix à Paris.

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