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Philippe Laffitte, Un monde parfait

En décrivant les velléités révolutionnaires d’un employé de bureau, P. Lafitte déploie un univers proche de celui de Beckett

Un employé de bureau fomente en secret la construction d’un monde nouveau. Philippe Lafitte a l’air de s’y connaître, en employés. Pas n’importe lesquels : ceux qui hantent les bureaux d’une entreprise actuelle, dont l’objet n’est pas précisé, puisqu’on s’en moque, tant il est vrai qu’elles se ressemblent toutes. L’employé lui-même ressemblerait à s’y méprendre à ses collègues, clones à cravate auxquels on inculque le sens du devoir, du sacrifice, à la gloire d’une croissance économique qui passe à coup sûr par l’obéissance et l’abnégation, la compétitivité et l’alléluia. Sauf que celui-ci, il complote. Son ordinateur se gave de fichiers à crypter, qui contiennent le texte fondateur d’une pensée révolutionnaire, laquelle fera exploser bientôt les rouages broyeurs du système. Pour mieux tromper son monde, l’employé se dédouble. Gras, avachi, gris, dans les couloirs de la maison, en taupe bien fondue dans la terre. Puis, le rebelle : un type au menton redevenu volontaire, aux yeux ardents, à l’esprit agité de projets monumentaux. Cette schizophrénie est un miracle au travers des mots : l’auteur excelle à l’exercice périlleux de jonglerie, et les figures stylistiques qu’il emploie (ce « nous » et ce « je » qu’utilise le narrateur dans sa folie) se succèdent avec subtilité, perdant légèrement le lecteur, mais avec habileté, juste ce qu’il faut pour qu’on la sente, la duplicité fiévreuse du héros.

L’employé séquestre bientôt une jeune femme de ménage indienne, dont les pensées viennent se juxtaposer au récit. Celle-ci est enfermée dans un placard. Le héros la nourrit et nourrit pour elle d’autres ambitions. Elle sera la reine du monde parfait. Pourquoi ? On ne sait pas, et on s’en moque. Délicat illogisme du récit qui cadre superbement à la psychologie de l’employé. Celui-ci, naturellement, est un brin paranoïaque, comme tous ceux qui oeuvrent dans l’ombre à une quelconque manière de sabordage.

Sauf que, c’est affreux, l’entreprise identifie le scélérat. Ses agissements suspects découverts, que lui reste-t-il à tenter ? Et la femme de ménage, qui plus est, disparue, échappée… Coup dur. L’employé doit se grouiller, le monde parfait n’attendra pas.

Explorant le thème de l’endoctriné qui, pour se rebeller, invente en mégalomane désespéré les moyens absurdes d’une fuite vouée à l’échec, l’auteur met un doigt courageux dans le mécanisme de l’absurde et de la révolte. Son personnage a tous les symptômes du médiocre que seul l’immense rêve peut exalter, démesure propre aux microbes, aux écrasés, aux trop sucés, trop exploités. Philippe Lafitte trouve le rythme du langage pour scander les velléités sauvages du microbe. Le texte est écrit, ce dont on ne se plaindra pas ; l’idée tient la route – valeur rare ; les deux protagonistes déploient leurs caractères en un équilibre donnant une respiration au récit ; le tout est agrémenté d’un grincement, depuis le début, qui rappelle les grands stratèges du genre. Sans citer Beckett de peur d’exagérer, je ne résisterai pas à saluer, tout de même, un cousinage certain.

sandrine lyonnard

   
 

Philippe Laffitte, Un monde parfait, Buchet-Chastel, janvier 2005, 151 p. – 14,00 €.

 
     

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