Iain Pears, Le Portrait

Henry Mc Alpine a connu son heure de gloire en tant que portraitiste mondain. Le voilà face au critique W. Nasmyth. Pour peindre son portrait

De l’âme à la toile…

il y a un fossé que le portraitiste s’efforce de combler, d’effacer par son art.
Peindre le portrait de quelqu’un demande beaucoup de temps ; cela exige de la part du modèle de longues heures de pose et, pour l’artiste, un travail plus long encore puisqu’il se prolonge dans l’atelier bien après que le modèle aura quitté son poste. Limité au visage, l’art du portrait est peut-être plus délicat encore que lorsqu’il s’agit de représenter la personne entière : tout ce que peuvent induire la mise vestimentaire, les attitudes, les postures et les gestes d’un individu doit remonter le long de son corps et se condenser en jeux de physionomie dans les traits de son visage. Une incidence particulière de la lumière – en fonction de l’heure, de la position de la personne, de l’endroit où elle se trouve – et le sens de ces frémissements infinitésimaux des muscles faciaux, jouant sous la texture changeante de la peau, se modifie. Peindre un portrait qui soit juste implique de savoir prendre en compte tout cela et d’être capable d’en transcrire une synthèse évocatrice grâce à ses pinceaux et à ses couleurs. 

Voilà la tâche à laquelle va s’astreindre le fameux portraitiste Henry McAlpine : peindre le portrait de son ami le critique d’art William Nasmyth. En fait l’exécution de cette toile n’est qu’un prétexte narratif avancé pour justifier le déploiement du long monologue auquel se résume le récit. Par le truchement de ce monologue, et sous couvert de rappeler les faits à son ami, le narrateur, Henry McAlpine, donc, raconte par le menu son histoire et celle de William…
Henry est un portraitiste mondain renommé ; dans l’Angleterre de ces premières années du XXe siècle, il emploie son talent à portraiturer les personnalités les plus en vue de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie britanniques. Il doit cette position enviable à l’appui de William Nasmyth, l’un des critiques londoniens les plus influents, dont les articles suffisent à modeler le goût du public et les dilections des collectionneurs. Une étroite relation s’installe entre les deux hommes – Henry, issu d’une famille modeste et peu cultivée, admire béatement l’érudition et l’éclat avec lequel William en fait étalage, et William, lui, se complaît à éblouir son admirateur.
Un jour, sans crier gare, Henry quitte Londres, renonce à honorer ses commandes et rompt tout lien avec William. Quatre ans plus tard, les deux hommes se retrouvent sur l’île de Houat, au large de la Bretagne, où Henry a élu domicile. Il doit faire le portrait de William…
 
Pendant les poses, Henry parle. Il parle seul : « je » s’adresse à « tu » sans qu’il y ait jamais réplique de la part de cette seconde personne. S’instaure, ainsi, une circularité constrictive au point de créer un vide autour de l’énonciation, qui réduit au silence la tempête gestante au-dehors et à l’absence ce « tu » que le narrateur scrute pourtant intensément, et dont il fouille l’âme avec minutie, se frayant un chemin vers elle en guettant une infime crispation des traits, là un éclat fugitif dans le regard, à un autre moment une nuance particulière de la peau née d’une conjonction entre une émotion ressentie et la lumière ambiante.
Voilà sans doute la raison essentielle pour laquelle ce « tu » ne parvient jamais, dans ce texte, à cet état de concrétion humaine – corps et âme – qu’est un personnage de roman bien campé : il tire son épaisseur des seuls éléments du réel dont le portraitiste pourra user sur sa toile, il n’existe qu’à travers la palette de couleurs dans laquelle le narrateur puise pour transcrire tel ou tel trait de caractère, il n’existe qu’à travers les comportements évoqués susceptibles de devenir matière picturale – pâte et couleur.
Le portrait peint prend chair, âme – vie – dans le récit en même temps que le portrait littéraire.

Un portrait littéraire qui se nourrit de l’analyse patiente que le narrateur dresse de la relation complexe qui les lie tous les deux – d’une extrême ambiguïté, elle offre bien des points communs avec ce qui se joue de haine et d’admiration, de rejet et de dépendance entre le maître et l’esclave… Cette relation aura des conséquences funestes, lesquelles constituent le noyau réel du récit – mais un noyau si bien enveloppé par les réflexions longement développées, fort pertinentes au demeurant, d’ordre esthétique, pictural ou psychologique qu’on en vient, en cours de lecture, à douter de son existence…

La force de ce roman est de s’enrouler inexorablement autour de l’esprit du lecteur. Sous le flot apparemment futile de souvenirs, d’anecdotes anodines sont lovés des éléments qui donnent à entrevoir le dénouement. On a l’impression d’être gagné par une sorte de torpeur, à simplement goûter un humour particulièrement grinçant, un cynisme du meilleur goût – ainsi peut-on lire, à propos de Gauguin : Il a traversé le monde et, malgré tout, il n’a toujours vu que lui-même. Les colonialistes apportent au moins le tout-à-l’égout et le chemin de fer à ceux qu’ils exploitent. Lui a pris sans rien donner en retour. – sertissant des réflexions d’une extrême profondeur sur l’art, l’activité de critique, l’esthétique… C’est pourtant une constriction psychologique implacable qui se resserre avec une infinie lenteur. Tout se précipite dans les dernières pages sans que le malaise se soit vraiment dissipé. Le lecteur est à la fois le spectateur impuissant, l’invité et l’intrus ; il occupe la posture suggérée par l’image de couverture – une paire d’yeux noyés d’ombre, circonscrite dans l’étroit rectangle d’un cadre (autre version du trou de serrure ?) : en train de couler un regard espion sur une scène à laquelle rien ne le convie. 

Tandis que paraît se déployer un aimable badinage effleurant tour à tour moult sujets, anecdotiques ou profonds, artistiques ou psychologiques, se noue insidieusement une tension à peine perceptible, se relâchant parfois au point de faire douter du malaise qu’elle instaure. Pour atteindre son point de rupture à la toute fin du roman… Non, pas tout à fait : une ouverture demeure au cœur du dénouement qui permet, encore, quelque doute. Peut-être n’y a-t-il, en définitive, jamais eu d’atelier piteux sur l’île de Houat, ni de William Nasmyth calé dans son fauteuil prenant la pose pour que soit fait son portrait… Après tout, nous n’avons qu’un long monologue pour en attester. Et celui qui l’énonce pourrait tout aussi bien remâcher son ressentiment mâtiné de haine et de culpabilité entre les quatre murs d’une cellule de prison – ou d’une chambre d’hôpital psychiatrique : une allusion à un souvenir d’enfance, énurétique et lié à la mère, développé juste après l’évocation des nouvelles pratiques thérapeutiques de Freud, pourrait bien suffire à classer notre narrateur dans le camp des psychopathes.
Récit de vengeance ou déploiement vertigineux tant il s’opère avec lenteur d’une folie obsessionnelle : les deux lectures sont possibles ; opter pour l’une ou l’autre dépend, en définitive, de la sensiblité qu’aura le lecteur à la circularité constrictive liant le « je » au « tu » et qui transforme peu à peu le texte en un saisissant étau littéraire.

isabelle roche

   
 

Iain Pears, Le Portrait (traduit de l’anglais par Georges-Michel Sarotte), Belfond coll. « Littérature étrangère », mars 2006, 204 p. – 18,50 €.

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