Karen Blixen – un conflit personnel irrésolu

Le livre de J.-N. Liaut se contentait de placer les choses ; O. Wivel les ancre dans cette profondeur qui est la marque de fabrique de La Blixen

En une étrange loi de perte

Où l’on reparle de la lionne… Là où le livre de J.-N. Liaut, informatif mais limité à la seule saga africaine, se contente de placer les choses, l’auteur danois les ancre dans cette profondeur qui est la marque de fabrique de La Blixen. L’auteur d’abord : Wivel est l’un de ces jeunes auteurs que la baronessen retrouve à son retour « en Danemarck », comme on écrivait jadis. Membre du groupe littéraire, il est l’un de ceux que Karen, retour d’Afrique, voudrait influencer alors qu’elle apparaîtra à ses cadets comme une étrange et singulière pièce rapportée. Même si un « pacte » est tissé avec Thorkild Bjørnvik, la déception est réciproque et l’impossible rendez-vous avorté. L’Africaine jugera vite ce groupe – pourtant nommé Heretica – trop mou, trop chrétien. Pour tout dire, trop européen.
 
Selon Wivel, Blixen fait de ses conflits un art. Comme elle le pointe dans le conte Seconde rencontre et par des mots à double-fond : Certes, c’est un grand bonheur de transformer tout ce qui vous arrive en histoire. C’est peut-être le seul bonheur entier qu’un homme puisse trouver dans la vie. Mais, en même temps, de façon inexplicable pour les non-initiés, c’est une perte, oui, même une malédiction. En scrutant de près le devenir littéraire de l’auteur, le Danois pointe des directions fécondes, à commencer par le rapport au père. Comme Sigrid Undset, Blixen est d’abord une fille : l’ombre du mythique Boganis est omniprésente. Là où Ingeborg Westenholz, la mère, est un agneau blanc, lui est le mouton noir. L’ombre du père est écrasante et l’amour noir qui lie à lui définitif. On peut même penser que les Lettres de chasse de Boganis, classique mineur de la littérature danoise, sont une clé pour La ferme africaine. Ce que le père a vécu en Amérique avec les Indiens, la fille le vit sur le continent noir avec les Africains. Ce que dit l’exergue en français des lettres paternelles (je ne chante que pour toi), une fille le répète à son père.

Autre clé, l’importance des cours de dessin, notamment avec Viggo Johansen, l’un des peintres de l’école de Skagen, à la toute pointe du Danemark, où le roman sera d’ailleurs écrit pour partie. Ou encore l’équilibre qui s’instaure si lentement, la transition heurtée du retour en Europe qui est une entrée, cette fois-ci définitive, dans la littérature. En d’autres termes, Sa vie s’arrêtait là où l’écriture commençait pour de bon. Ayant perdu ses deux raisons d’être (Bogdani House – où l’on croit aussi entendre le nom du père – est vendue ; Finch Hatton se crache), elle est une étrangère en Europe. L’anomie est son lot. Comme dans Les Rêveurs, où la cantatrice Pellegrina perd sa voix, elle a tout perdu. Tanne, devenue Tania puis Pellegrina, est une loi de perte à elle seule. Mais, comme pour ces racines de caféiers que l’on tord pour en faire sourdre de nouvelles pousses, la souffrance est matrice d’œuvre.

Les dernières années, l’amitié avec la secrétaire Clara Svensen : ce sont les instantanés de la vie à Rungstedlund qui sont déclinés ; maison et rossignols de mai. Des images aussi, une iconographie très aboutie. Charme et fraîcheur de la jeune Karen dès lors qu’elle se prépare à ce voyage de noces en Afrique. Baroque accompli de la vieille femme à qui le Nobel semble promis et que Cecil Beaton fixe de son objectif (mais on préférera le portrait par un autre admirateur fervent, le jeune Peter Beard). Ou encore le voyage pré-posthume vers ce pays auquel elle doit tant, les États-Unis, où son rêve le plus cher est de rencontrer celle qui mourra la même année qu’elle : Marilyn. Étrangement, les deux femmes se croisent chez Carson Mc Cullers dont le titre spécial résume la vie de l’une et de l’autre : Le cœur est un chasseur solitaire. Et par là tout est dit.

pierre grouix

   
 

Ole Wivel, Karen Blixen – un conflit personnel irrésolu, (traduit du danois par Inès Jorgensen), Actes Sud, 2004, 180 p. – 26,00 €.

 
     
 

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